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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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Des Sens et des goûts

Il nous faut étudier les nombreuses interactions entre les goûts et les sens qui sont développées dans le texte de Mirabeau. En premier lieu, nous repartons dans une étude du premier chapitre « Anagogie », car elle détient certaines clefs permettant la compréhension de l'ouvrage, et dans laquelle nous réinvestissons tous les points développés depuis le début de notre travail. Pour ce faire, nous allons de nouveau avoir besoin de l'hypothèse de lecture de Jean-Pierre Dubost qui inscrit la fiction Saturnienne comme l'axiome que « tout est en un flux perpétuel de jouissance » et qui soutiendrait l'hypothèse d'un transformisme général. Il s'ensuit que Mirabeau aurait pensé son projet anthropologique dans le but de retrouver cet Eden érotique qui figure l'immédiateté de la jouissance afin de perfectionner les sens et qui constitue ainsi la « perfectibilité de l'homme [qui] se mesure en toutes choses à son degré de proximité ou d'éloignement par rapport à la Loi du plaisir. »1 Comme Jean-Pierre Dubost le dit bien, la perfectibilité entrerait dans une équation qui reposerait essentiellement sur un équilibre quantitatif : « plus la nature fait de frais quant à l'investissement sensoriel, plus le gain de jouissance augmente en fin de compte. »2

En premier lieu, nous interrogeons la perfectibilité telle que nous venons de la définir pour la replacer à l'égard des nécessités d'un projet anthropologique où tout est conditionné par la jouissance. En second lieu, nous étudions les goûts et les sens qui articulent la réflexion philosophique de Mirabeau, tout en reconstruisant les rapports de conséquences entre les hommes, la Nature et Dieu.

Si l'argument saturnien s'inscrit dans un transformisme, la perfectibilité conçue par Mirabeau repose sur un rapport quantitatif. Dès lors, la jouissance, qui serait à la fois le moyen et la fin de l'activité humaine, évacue la nécessité d'un système politique et anthropologique. Car si nous regardons de près la société saturnienne, on voit bien que leur modèle politique est l'anarchie. Ils n'ont ni gouvernement, ni monnaie, ni distinction ou rôle social particulier. On pourrait avancer qu'il s'agirait de la négation même du projet politique et anthropologique de l'ouvrage. Vu le naturel de l'homme à rechercher la jouissance, la perfectibilité de Mirabeau pourrait se réduire à une recherche d'une jouissance immédiate, ce qui reviendrait à dire qu'il vouerait les institutions destinées à développer les sens afin d'accomplir un métamorphisme semblable aux saturniens, à l'inutilité. Or,

1 Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 15.

2 Idem, page 13.

Le texte de Mirabeau ne jette aucune lumière sur l'énigme saturnienne, sur le mystère de leur

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nos études précédentes ont décelé dans ce chapitre une réflexion sur la relativité des moeurs et de ses rapports avec le langage, et plus précisément sur la fonction du langage qui se doit d'utiliser des termes et des définitions compréhensibles par tous. Or, le sens mystique de Shackerley qui lui permet de voyager sur Saturne n'est pas partagé par tout le monde, et le récit du voyage constitue donc pour ces semblables un langage obscur et incompréhensible tout comme peut leur apparaître L'Apocalypse de St Jean. Le texte de Mirabeau met l'accent sur les sens puisqu'ils sont relatifs à la perception du monde physique, et qu'ils constituent le seul moyen de connaissance : il faut rappeler que les Saturniens usent de leurs sens pour partager une mémoire sans défaut qui leur permet de savoir que leur gloire est la science, et que leur paix est le bonheur. De plus, l'hypothèse que la perfectibilité serait ramenée à la jouissance immédiate regarde le monde saturnien comme un Eden érotique. Cette hypothèse témoigne peu d'égard au titre du chapitre, « Anagogie », qui se définit comme une lecture de la Bible illustrant la consistance de la vie éternelle et qui assimile les plaisirs célestes à ceux procurés par le respect et l'observance des règles d'une vie pieuse et religieuse. La lecture anagogique, pour assimiler les plaisirs du paradis à ceux d'ici-bas et ainsi donner une réalité à l'éternité, doit décrire les délices du juste et du fidèle. Or, les efforts de Shackerley pour rendre les effets des plaisirs saturniens s'avèrent vains, en raison de son impossibilité sensorielle à saisir les moeurs, le langage et les pensées de l'être saturnien. Pour ce faire, le texte de Mirabeau compare le lecteur et Shackerley même, à un aveugle de naissance qui chercherait à saisir la vue.

Je ne connais point d'exemple plus propre à montrer l'impossibilité d'expliquer des sens dont on est dépourvu ; et cependant toutes les affections et les qualités morales dérivent des sens ; c'est par conséquent sur les observations qui leur sont relatives, que l'on pourrait uniquement fonder ce qu'il y aurait à dire sur le moral de ces êtres d'une espèce si différente de la nôtre. [« Anagogie » ; page 17]

Nous avons souligné en gras le terme qui exclue toute possibilité de connaissance sur une espèce dont les sens sont inconnus de l'espèce humaine. Par ailleurs, il faut noter que Mirabeau emploie le terme moral soit au masculin, soit en tant qu'épithète d'une affection ou d'une qualité ; comme il semble lui donner une valeur appréciative selon une norme, il ne s'agit pas de la dichotomie absolue du bien et du mal appartenant aux conceptions morales d'une espèce, mais à un ensemble de goûts dépendant de leur constitution et de leur environnement, et qui participent ou non à leurs moeurs. Les qualités d'une espèce ne peuvent être comprises que par ses semblables qui possèdent les mêmes attributs sensoriels. Les sens et les goûts du Saturnien étant impossibles à comprendre, la révélation de Shackerley est une aberration incompréhensible. La société saturnienne ne peut constituer un Eden perdu ; leur perfectibilité idéale est vouée à l'inaccomplissement pour l'homme puisqu'elle est inconcevable pour l'espèce humaine.

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perception, sur leur politique, sur leurs goûts et sur leurs sens. De plus, il encadre la description de Saturne et des Saturniens par l'intérêt et les menaces de l'inquisition religieuse. Ce n'est pas vraiment Shackerley qui est exposé à ces risques, - il est mort depuis longtemps - mais ceux qui doivent interpréter le texte sacré et lui donner du sens, c'est-à-dire les stupides magistères italiens. Leur interprétation du manuscrit doit lever le voile sur la révélation ; démarche stupide, vu l'impossibilité de comprendre l'expérience de Shackerley. Et il n'est pas anodin que les institutions religieuses interviennent dans ce premier chapitre. La façon dont le texte de Mirabeau les fait interagir avec le manuscrit implique qu'elles ont un certain intérêt pour les Saturnien. Et si les Saturniens représentent l'espèce dont la perfectibilité enviable pour l'homme s'est générée au contact d'une jouissance immédiate et permanente, alors les institutions religieuses participeraient d'une façon ou d'une autre au projet anthropologique de Mirabeau. Or, à part Moïse, ses lois, et les communautés religieuses pratiquant certains rites sexuels, il n'existe aucun passage dans la suite de l'Erotika Biblion qui aborde à nouveau de près ou de loin, les institutions religieuses.

C'est en cherchant dans l'article « SENS EXTERNES » de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert que l'on peut comprendre leur rôle et leur présence dans ce premier chapitre. On peut penser que Mirabeau s'est appuyé sur quelques pages de l'Encyclopédie lors de l'écriture de ce chapitre. On y retrouve notamment un lien entre Dieu et les sens qu'il a donné à l'homme, ainsi qu'une présentation des sens mystiques dans l'article « SENS DE L'ÉCRITURE ». Ces deux articles se situent sur deux feuilles l'une à côté de l'autre, on peut donc envisager qu'il avait ce feuillet avec lui1. La présence des institutions religieuses dans le texte de Mirabeau peut s'expliquer par le lien entre les sens humains, les sens mystiques, et l'oeuvre de Dieu. Nous présentons donc en premier lieu, un extrait de l'article « SENS EXTERNES ».

Le créateur n'a pas voulu donner un plus grand nombre de sens ou des sens plus parfaits, pour nous faire connaître ces autres peuples de matière, ni d'autres modifications dans ceux mêmes que nous connaissons. Il nous a refusé des ailles, il a fixé la médiocrité de la vue qui n'aperçoit que les seules surfaces surface des corps. Accuserons-nous le ciel d'être cruel envers nous et envers nous seuls ?2

La possible perfectibilité des sens reposant sur le flux perpétuel de jouissance est en contradiction avec la limitation des sens humains selon l'oeuvre de Dieu qui est indépassable. De plus, la voix narrative, c'est-à-dire le traducteur du manuscrit, rapporte et commente les propos de Shackerley au discours indirect ; le texte de Mirabeau évite soigneusement tout rapport direct entre Shackerley et l'autre peuple de matière. Par ailleurs, il n'y existe aucune trace de moquerie envers le créateur.

1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Chez Briasson, David, Le Breton et Durand, 1751-1765, tome 15, pages 29 et 31.

2 Article « SENS EXTERNES », ibid.

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Finalement, la révélation de Shackerley pointe les limites que l'imagination peut atteindre pour montrer que l'esprit humain ne peut dépasser l'oeuvre de Dieu. C'est en ce sens que la nature saturnienne ne peut pas constituer un modèle de perfection pour l'homme. Si Mirabeau relève les thèses métamorphistes dans un récit qui ne livre aucune clef de compréhension, c'est peut-être parce qu'il ramène ces thèses à des rêveries livrées par des sens mystiques. Ce passage de l'Encyclopédie est situé sur le même feuillet qui contient l'article « SENS DE L'ECRITURE ». En imaginant la situation carcérale de Mirabeau, on peut aisément concevoir qu'il pouvait le posséder, qu'il l'avait sous les yeux, et qu'il sait ce qu'une lecture anagogique implique. Et comme toutes ses sources, il ne pouvait pas être en possession des ouvrages en entier, seulement de quelques pages envoyées par correspondance. On trouve à la fin de l'article « SENS DE L'ECRITURE », après les explications concernant les cinq façons de lire la Bible, une réflexion concernant le crédit que l'on peut donner à une interprétation mystique de l'Écriture. Cet extrait nous intéresse parce qu'il évoque les positions de l'institution religieuse lorsqu'une révélation mystique veut se constituer en doctrine ; il évoque aussi les meilleurs moyens d'avoir des certitudes sur la matière religieuse qui consiste à s'en tenir à la lecture littérale de la Bible. Or, notre étude a montré que, dans son ouvrage, Mirabeau s'est attaché à repousser toutes les lectures de la Bible autres que littérales. Ramener le métamorphisme à une révélation anagogique dont les fondements sont discutables peut remettre en question le fait que Mirabeau a développé son ouvrage autour de l'axiome « tout est en flux perpétuel de jouissance ».

D'ailleurs, comme chacun peut imaginer des sens mystiques, selon sa pénétration ou sa piété, chacun par la même raison a le droit de les rejeter ou d'en imaginer de contraires. Il faut cependant observer que dès qu'un sens mystique est autorisé par l'église ou par le concert unanime des pères, ou qu'il suit naturellement du texte, & que l'Écriture même le favorise, on en peut tirer des preuves & des raisonnements solides. Mais le plus sûr en matière de controverse est de s'attacher au sens littéral, parce qu'il est fort aisé d'abuser du sens allégorique.1

Cet extrait peut expliquer le qualificatif « vrai croyant, dit le manuscrit » [« Anagogie » ; page 8], conférant ainsi à Shackerley le droit d'écrire une révélation incompréhensible tant que des éléments irréfutables ne viennent pas la contredire. L'article de l'Encyclopédie ajoute qu'une interprétation mystique ne doit être reçue comme vraie que lorsqu'elle « est autorisé[e] par l'église ou par le concert unanime des pères, » ; ce qui expliquerait aussi le choix du détournement référentiel de l'édition princeps « Par l'imprimerie du Vatican, à Rome ». Ce n'est pas tellement de l'autorité du Magistère dont Mirabeau se moque, mais de la crédulité attachée aux institutions prétendant détenir des vérités incompréhensibles et obscures. Car sa proposition finale de présenter « à l'Europe savante, une édition [du manuscrit de Shackerley] non moins authentique que celle des livres sacrés de Brames, »

1 Article « SENS DE L'ÉCRITURE », ibid.

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[« Anagogie » ; page 22] à l'instar d'Anquetil-Duperron qui « sait le zend et le zendhi » [idem] implique une déconsidération propre de toute vérité sortie d'un texte ou d'une pensée par un sens mystique. Non pas qu'il ne peut détenir aucune vérité, mais que la réflexion est proprement inaudible et inutile de par leur impuissance à conduire l'humanité vers un stade de perfection plus avancée ; le stade d'une perfection sensorielle étant dès lors déjà atteint et donc parfait en ce qui regarde l'homme. La controverse repose alors par l'analogie entre les écrits de Shackerley et ceux de Saint Jean : quiconque ne croirait pas au mythe saturnien remettrait en question le cheminement d'une foi aveugle en des dires prophétiques, ce qui mérite l'auto da fé même si l'on ne comprend rien aux dires des deux auteurs.

En outre, il serait légitime de se demander si Mirabeau ne ramènerait pas plutôt les thèses métamorphistes à des révélations mystiques ; s'il a bien compris Diderot, et s'il ne cherche pas plutôt à se moquer de sa philosophie en ramenant son matérialisme à des croyances fondant un système religieux à son tour. Quoiqu'il en soit, la perfectibilité des Saturniens, qu'elle ait des liens avec l'environnement ou non, est incompatible avec la limitation des sens humains. En somme, ce n'est pas en stimulant les sens que l'on parviendra à l'avènement de l'Homme en Saturnien ; mais ça serait plutôt en altérant ses goûts, donc ses moeurs qui eux, fondent la base du lien social dans l'anthropologie de Mirabeau. Il s'agit maintenant de voir les articulations entre les goûts, la physique et la loi de la Nature pour continuer l'étude de son projet anthropologique.

Pour mener la suite de notre étude, nous avons relevé plusieurs problématiques qui articulent les sens et les goûts dans l'anthropologie de Mirabeau. Nous avons précisé que les sens dépendent de la physique et que les goûts sont naturels. Or, la physique, que l'on définit ici comme des modifications de la matière produisant des phénomènes, et la Nature définie comme la force d'attraction qui encourage la procréation et qui est déterminé par le beau, sont deux choses interdépendantes dans la pensée de Mirabeau.

Les sens peuvent altérer les goûts et inversement ; cette articulation fonde le projet anthropologique de Mirabeau destiné à procurer de l'ordre dans une société faite pour le bonheur. Nous verrons plus tard la question de la moralité. Nous nous en tenons sur ce point et pour cette étude, aux propos de Charles Hirsch qui remarque que « les articulations ne grincent, chez Mirabeau comme chez tous ses contemporains, qu'en raison d'une conception faussée de la nature. »1 Mais cela n'empêche pas moins que sa conception de la Nature rentre dans un schéma politique cohérent : il cherche à établir une législation qui, prenant en compte les moeurs initiales d'un peuple, adapterait

1 OEuvres érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque Nationale, Fayard, 1984, page 18.

1 C'est la raison pour laquelle Mirabeau présente dans « La Tropoïde », toutes les perversions que Le Lévitique cherchait à redresser.

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ses lois en conséquence dans le but de travailler les goûts naturels déterminants les moeurs, qui sont impossibles à révoquer par la force répressive des lois1.

Quiconque est conformé de manière à procréer son semblable, a évidemment droit de la faire ; c'est le cri de la nature qui est la souveraine universelle, et dont les lois méritent sans doute plus de respect que toutes ces idées factices d'ordre, de régularité, de principes, dont nous décorons nos tyranniques chimères, et auxquelles il est impossible de se soumettre servilement ; qui ne font que d'infortunées victimes ou d'odieux hypocrites, et qui ne règlent rien, pas plus au physique qu'au moral que les contrariétés faites à la nature ne peuvent jamais ordonner. [« Linguanmanie » ; page 180]

Dans la perspective de Mirabeau, les lois ne doivent pas contrarier les injonctions naturelles à la propagation de l'espèce, mais elles peuvent procurer de l'ordre en établissant une législation régulatrice des goûts naturels ; il observe cette possibilité dans la perspective que les opérations de la Nature sont « opérées à tout instant, exposées en tout tems & pour tous les tems à sa contemplation [de l'homme] » [« L'Anélytroïde » ; page 28]. Mirabeau avance clairement, non sans génie, que la Nature se recrée sans cesse, mais en plus, que l'homme peut observer ces changements et s'y adapter. Cet axiome induit des conséquences sur les sens et les goûts. Ils peuvent évoluer selon les opérations de la Nature. Mirabeau distingue dans l'entité Nature, la loi naturelle qui ne change pas, à savoir celle qui vise la procréation en déterminant ce qui est bien par ce qui est beau, et l'environnement qui est relatif à l'activité humaine, et qui peut être modifié pour favoriser l'adaptation des espèces. La Nature, tel que l'entend Mirabeau, est bien plus qu'une loi d'attraction entre les hommes, elle relève de l'environnement, de la physique, et offre par ses réactions et ses modifications par l'activité humaine, des possibilités pour modifier les goûts et les moeurs. Elle constitue la base sur laquelle peut agir une législation. Du moment où elle prend en compte que la loi de la Nature, cette « loi générale, à laquelle ne dérogent les modifications particulières, qu'autant que les passions, les goûts, les moeurs, soumis à un rapport direct avec les législations et les gouvernements, mais toujours subordonnés à la constitution physique dominante dans tel ou tel climat, s'écartent plus ou moins de la nature contrariée par l'homme » [« L'Akropodie » ; page 104], on en conclurait vite que la physique déterminerait les moeurs et les goûts. Ce qui l'amène à la maxime que « la physique éclairée doit être le guide éternel de la morale » [« L'Akropodie » ; page 107].

Par ailleurs, Mirabeau pense que la base du lien social ne relève pas de la loi naturelle qui n'a d'ailleurs aucune moralité, mais plutôt des moeurs et des goûts qui, quand ils sont partagés, sont démultipliés et peuvent s'exercer avec plus de facilité et de sécurité. Dans ses traités politiques antérieurs à l'Erotika Biblion, il réfléchit à la façon d'établir de l'ordre dans une société sans devoir

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sacrifier les droits et les goûts naturels ; il estime que ces derniers ne constituent pas d'obstacle à la nécessité d'ordre dans une société dès lors, justement, que son but est de conserver et de démultiplier les facultés à user des droits naturels.

Les hommes n'ont rien voulu ni dû sacrifier en se réunissant en société ; ils ont voulu et dû étendre leurs jouissances et l'usage de la liberté par les secours et la garantie réciproque. Voilà le motif de la subordination qu'ils rendent à l'autorité souveraine, à qui le peuple a confié sa défense et sa police. Les citoyens conservent dans la société bien ordonnée tout l'étendue de leurs droits naturels, et acquièrent une beaucoup plus grande faculté d'user de ses droits.1

Cet optimisme contraste fortement avec les idées de Hobbes, l'homme est un loup pour l'homme, qui définit la liberté comme l'absence d'obstacle pour exercer sa volonté propre, et la loi de la nature comme l'injonction de sa propre conservation2. Mirabeau replace le jugement de l'individu, qu'il soit instinctif ou non, sur les mesures à entreprendre pour sa propre conservation à une prise de conscience collective du fait que le plaisir est démultiplié lorsqu'il est partagé. Son axiome est différent : la loi naturelle n'est plus soumise à une logique de conservation, mais de propagation. Il conçoit donc la liberté comme l'absence d'obstacle aux plaisirs liés à la propagation. On voit bien que la jouissance est au centre du lien social, mais elle ne constitue que l'axiome de son anthropologie, et non pas son développement. Si la jouissance est la motivation pour s'établir en société, elle n'est pas suffisante ; il faut encore que les individus partagent les mêmes goûts pour les mêmes choses. Ce n'est que lorsque les goûts sont partagés que la société est stable et sécurisée, car les comportements pouvant nuire à l'ordre général ne peuvent pas y naître. Le projet anthropologique de Mirabeau est donc de faire en sorte que tout le monde partage les mêmes goûts, et si possible les meilleurs goûts que la nature humaine est capable de développer. Sa réflexion sur les sens et le sensualisme n'est finalement là que pour montrer que tous les hommes sont semblables, en ceci que leur connaissance et leur compréhension mutuelle dépendent des mêmes contingences ; à savoir, que « la volupté est & doit être le mobile tout-puissant de notre espèce » [« L'Akropodie » ; page 107]. Le projet anthropologique de Mirabeau est de définir les moyens mis à disposition d'une législation pour façonner les meilleurs goûts possibles grâce à la modification de l'environnement.

La Nature, en se récréant sans cesse, peut être modifiée par l'activité humaine ; et le changement de l'environnement altère les goûts et par conséquent l'ordre d'une société. Pour que la physique éclairée constitue une morale, c'est-à-dire l'ensemble des conventions qui forment un obstacle aux attitudes contrariant l'ordre général, il faut que la législation favorise l'éclosion des meilleurs goûts

1 Essai sur le despotisme, Londres, 1775, pages 44 et 45.

2 Cf. Chapitre XIV, « Des deux premières lois naturelles, et des Contrats », Leviathan or The Matter Forme, London, 1651.

110 - Le Léviathan

possibles par des modifications de l'environnement dont les effets ont été étudiés et expérimentés, et non pas par des lois. Et justement, dans le chapitre « L'Akropodie », Mirabeau expose les effets que peuvent avoir les changements des moeurs liés à l'activité humaine concentrée en un seul endroit. Il prend pour exemple Paris pour étudier ces relations. Dans cette partie de la démonstration, il s'agit de montrer qu'une morale peut très bien garantir l'ordre sans porter atteinte au désir de procréer, à la loi naturelle de la propagation. En partant des théories de l'Esprit des lois de Montesquieu dont il prend les développements des effets des climats sur le corps et sur les esprits, il élabore les effets des aménagements urbains et la prolifération des institutions au même endroit sur la morale. Il cherche moins à déterminer si les modifications de l'environnement de Paris ont été entraînées par les goûts déjà présents et inversement, qu'à présenter les relations entre les moeurs et les institutions humaines.

Par exemple, la loi respective de l'amour physique des pays septentrionaux & des méridionaux est très atténuée par les institutions humaines. Nous nous sommes entassés en dépit de la nature dans des villes immenses ; et nous avons ainsi changé les climats par des foyers de notre invention dont les effets continuels sont infiniment puissants. À Paris, dont la température est bien froide en comparaison même de nos provinces méridionales, les filles sont plutôt nubiles que dans les campagnes mêmes voisines de Paris. Cette prérogative, plus nuisible qu'utile peut-être, tient à des causes morales, lesquelles commandent très souvent aux causes physiques ; la précocité corporelle est due à l'exercice précoce des facultés intellectuelles, qui ne s'aiguisent guère avant le tems qu'au détriment des moeurs. [« L'Akropodie » ; page 104]

Pour Mirabeau, la morale parisienne présente deux causes : le climat chaud, qui fait que les jeunes filles sont nubiles plus tôt, et les goûts déjà présents du peuple parisien, qui ont quelques rapports avec le développement des facultés intellectuelles. Comme les attraits naturels sont développés plus tôt, et que l'éducation consiste à les préserver avant le mariage, ces jeunes filles peuvent contrarier des hommes dans leur droit à la propagation ; ce faisant, cette éducation dégrade les moeurs et trouble la société. La morale et les lois parisiennes seraient donc mauvaises car les goûts parisiens ne sont pas adaptés au climat et inversement. Par ailleurs, notons que Mirabeau ne juge pas si le développement précoce du corps est bon ou mauvais, il ne fait qu'observer la nocivité des articulations morales qui en découlent lorsque le développement de l'esprit ne suit pas la loi de la propagation. Pour y remédier, Mirabeau développe plus loin dans son chapitre, les nouveaux moyens dont dispose une bonne législation. Pour modifier les goûts, elle peut aussi former des institutions éducatives capables de redresser les effets moraux nuisibles en respectant les goûts et l'environnement déjà formés. L'éducation apparaît aux yeux de Mirabeau comme une transmission des goûts qui, quand elle n'est plus adéquate au climat provoque des problèmes moraux, mais qui peut aussi les résoudre.

L'enfance est plus courte ; l'adolescence hâtive devient héréditaire ; les fonctions animales & l'aptitude à les exercer s'exaltent (car se perfectionnent ne seroit pas le mot) de génération en génération. Or les dispositions corporelles et les facultés de l'âme sont entre

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elles dans un rapport qui peut être transmis par la génération. Grande vérité qui suffit pour faire sentir de quelle importance serait pour les sociétés une éducation nationale bien conçue ! [« L'Akropodie » ; page 105]

La recréation de la Nature lui permet d'aborder les effets de l'éducation sur le long terme. On voit bien comment l'éducation peut réformer les goûts, mais il faut qu'elle soit nationale afin que tout le monde les partage, ce qui préserverait la société d'un déchirement. Notre reconstruction montre la manière dont Mirabeau conçoit les moeurs comme le résultat des goûts et des climats, ainsi que sa conception de la morale qui est définie dans les articulations entre les moeurs et la loi de la propagation. Son projet anthropologique se situe dans une perspective évolutive de la société, à la fois dans son environnement, et dans sa régénération. En somme, il s'articule pleinement avec sa conception de la Nature qui est à la fois la modification environnementale, et l'attraction de la procréation.

Lors de cette étude, nous avons vu plusieurs notions qui définissent l'anthropologie de Mirabeau. Nous nous sommes surtout concentrés sur les rapports entre la Nature et les hommes qui sont fondés du point de vue du législateur. En ce sens, l'Erotika Biblion est un ouvrage fait pour une élite intellectuelle assumant les hautes fonctions. Seulement, le projet anthropologique de Mirabeau développe aussi un rapport aux commandements de Dieu. Toutes nos études ont du moins révélé un rapport profond et constant avec la Bible. Il s'agit maintenant de voir comment sa conception de Dieu, ou plutôt de l'ouvrage de Dieu, s'insère dans son projet anthropologique.

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