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Etude des parcours de vie polyamoureux


par Clémence Gay
Université d'Evry - Maîtrise de sociologie parcours Image et Société: documentaire et sciences sociales 0000
  

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C. L'apprentissage des codes et des valeurs

Comprendre ses limites

Les normes polyamoureuses sont plurielles. Elles regroupent la non-exclusivité (alliée avec la notion de «compersion») (Barker, 2005), la liberté (Pieper and Bauer, 2005), l'engagement sur le long terme (Klesse, 2006), la transparence et l'honnêteté (Klesse, 2006). L'apprentissage de ces normes dépend des besoins du couple ainsi que de l'évolution des valeurs polyamoureuses. Néanmoins, elles requièrent toutes un travail introspectif constant, ainsi qu'une réelle remise en question de ses codes et de ses agissements. De cette manière, «les partisans du polyamour parviennent à représenter une éthique supérieure qui remplace l'hédonisme banal de la simple recherche du plaisir» (Klesse, 2006).

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Soan : «On a toujours eu la volonté de communiquer, mais on ne se comprend pas toujours. Donc y'a un travail sur ça. Moi depuis que je suis sur mon projet je m'affirme vraiment en tant que personne. Je prends plus conscience de mes responsabilités en tant que personne sur plein de plans. Et elle, dans ses introspections, elle part à la rencontre d'elle-même.»

Cette introspection est d'autant plus nécessaire qu'un des obstacles internes majeurs à la réalisation du polyamour réside dans le sentiment de jalousie. Car loin d'étouffer ce sentiment, l'expérience de la non-exclusivité met les individus face à leurs failles, leurs peurs de l'abandon, leurs possessivités, etc.

Benjamin : «Oui, et ça m'arrive encore d'être jaloux. En fait j'ai déjà entendu le truc du «c'est quoi un polyamoureux ? C'est quelqu'un qui est pas jaloux.» Déjà j'aime pas parce qu'on revient à l'aspect biologique de la chose, et en plus c'est faux.»

Dans une étude parue en 1993, le psychologue Paul Stenner remet par ailleurs en question la notion d'une jalousie qui proviendrait d'une «pré-programmation génétique». Pour les constructivistes sociaux (Ritchie & Barker, 2006) les émotions comme la jalousie sont générées dans un «espace interactif» et fonctionnent comme une «monnaie culturelle» permettant une compréhension sociale partagée.

Les émotions ont de ce fait une fonction sociale, elles peuvent opérer une forme de contrôle sociale sur les individus (Harré, Parrott 1996). Ainsi, représenter la jalousie comme étant une émotion négative tout en la décrivant comme une réponse «naturelle» à l'infidélité servirait à «maintenir la domination de la monogamie, qui à son tour a été argumentée pour maintenir des systèmes de patriarcat» (Ritchie & Barker, 2006). Et comme notre capacité à décrire et ressentir une émotion peut être accrue ou limitée par notre vocabulaire culturel (Gergen, 1999), déconstruire la jalousie revient à en déconstruire le sens et à déconstruire la monogamie.

Antoine : «Au niveau de la gestion de la jalousie, c'est un mot-valise un peu j'ai l'impression de découvrir que le dedans y'a plusieurs trucs. Je suis en train de le décomposer là. Qu'est-ce qui compose cette petite boule qu'il y a un an j'aurais appelé «jalousie» sans réfléchir. Déjà un peu d'anxiété, et peut-être de la peur. J'essaie un peu d'apprivoiser ça.»

La gestion de la jalousie est un des points primordiaux abordés dans l'apprentissage du «mode de vie polyamoureux». Sa déconstruction est une des pierres angulaires sur lesquelles se fonde la stabilité relationnelle. Pour Camille, se décrivant comme étant «hyper jaloux» lorsqu'il était dans «des relations monogames», le mot jalousie «recoupe plein de choses différentes» : «je pense que c'est pas mal de découper qu'est-ce que c'est vraiment le machin en dessous». Ainsi, selon son analyse, plusieurs formes de jalousie peuvent être décortiquées. Parfois cela peut-être «l'envie, c'est-à-dire qu'on voit quelqu'un avoir quelque chose et on voudrait avoir pareil, ou bien on voudrait quelque chose d'aussi bien. On veut pas particulièrement que cette personne n'ai pas ça, on est juste triste de pas l'avoir». Cela peut-être aussi lié à une forme «d'insécurité» :

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Camille : «Je pense que c'était ça la jalousie que j'avais mais hyper forte dans les relations monogames. C'est-à-dire que n'importe qui qui plaisait à mon partenaire ça voulait dire

potentiellement une menace pour notre couple. Et donc forcément c'était inquiétant puisque c'était structurel que si jamais il s'intéressait à quelqu'un c'était mauvais pour moi.»

Cependant, même si cette forme de jalousie a été ressentie «vraiment très fort» dans ses précédentes relations, cela «s'est complètement évaporé juste avec la structure de la relation [polyamoureuse]». L'insécurité peut également être ressentie lorsqu'il «y a de la nouveauté». Ainsi le commencement ou la transformation d'une relation entre des partenaires peut «être inquiétant» pour lui, du fait que les relations fonctionnent «en réseau» et que «n'importe quel changement dans ce réseau [...] a des effets secondaires». Le fait de n'avoir en plus «aucun contrôle» lorsque cette relation n'est pas directement liée à la personne peut alors susciter un sentiment d'insécurité. Enfin la dernière forme de jalousie énoncée consiste à «vouloir voler quelque chose à quelqu'un» :

Camille : «c'est vraiment un sentiment assez laid, et je pense pas avoir eu vraiment ce sentiment là dans des relations amoureuses. C'est quasiment vouloir du mal à quelqu'un.»

De façon assez similaire, Agathe exposa aussi lors de l'entretien les différents ressorts et les différentes formes de jalousies exprimables. Elle liste plus ou moins de la même manière la jalousie liée à «un sentiment d'insécurité [...] due à la peur que l'autre nous remplace»16, ainsi que la jalousie due à «l'envie», qu'elle juge être une forme de «jalousie toxique beaucoup liée à l'aspect qu'on a des relations, où une personne est un objet». Dans son ouvrage «Polysecure», Fern décrit ainsi 4 «styles d'attachements» envers ses partenaires (générant différentes formes de jalousie), dont les origines prennent racine jusque dans l'enfance: «the avoidant/dismissive attachment style» (évitant et dédaigneux), «the anxious/preoccupied attachment style» (anxieux et préoccupé), «the disorganised/fearful-avoidant attachment style» (désorganisé et peureux-évitant), «the secure attachment» (sécurisé).

Derrière le mot jalousie se cachent donc de multiples facettes et diverses origines. Pour Léna par exemple, sa jalousie s'exprimait dans ce que son partenaire «pouvait vivre émotionnellement avec d'autres personnes», alors qu'au contraire «lui est très heurté par la sexualité [qu'elle peut] avoir avec d'autres personnes». Lilou, elle, dissocie la jalousie à une «peur de l'exclusion» : «On est trois et dès qu'il y en a deux qui sont ensemble faut avoir une grosse confiance sur le fait que c'est juste qu'on n'a pas tous les mêmes activités et qu'on ne veut pas tous les faire au même moment».

Pour Antoine, le mode de vie polyamoureux fonctionne comme un catalyseur. Citant le livre «Polysecure», il explique que «tous les problèmes que l'on peut avoir dans une relation monogame» ne vont pas être «forcément ressentis» du fait d'être «dans un contexte de

16 La peur de l'abandon semble être partagée par de nombreux enquêtés, Roxane décrivant ce sentiment comme étant «intrinsèque à toutes les personnes, que ce soit des hommes ou des femmes ou quel que soit le genre».

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sécurité». Tandis que le polyamour, lui, au contraire, n'aura pas cette «sécurité imposée par le fait de dire «on est en couple», ce qui fait que les peurs vont venir».

Cette mise à nue des peurs et anxiétés refoulées va cependant s'appréhender différemment au sein des relations. La jalousie, prenant un nouveau sens, perd le statut de honte et de tabou qui lui était associé et ne se condamne plus. Océane a choisi de se détacher du sens culturel très fort lié au mot «jalousie» pour lui préférer le terme de «détresse». «Faire ce pas de côté» vis-à-vis de son ressenti lui permet de ne plus être "heurtée" que son ou sa partenaire «ressente de la jalousie».

Océane : «Ce qui me gêne le plus c'est quand mes partenaires n'arrivent pas à comprendre qu'il puisse y avoir de la jalousie, et que ça les inquiète. Parce que pour moi c'est pas en soi un problème. Ce qui est un problème c'est qu'on ne prenne pas en compte les choses qui nourrissent le sentiment de jalousie.»

Lutter contre la jalousie se fait donc via la discussion. Même si cela peut parfois rendre la communication difficile lorsque les ressentis ne sont pas similaires.

Antoine : «Roxane n'en a pas [de jalousie] tu vois, et je pense que c'est un peu pour ça qu'elle comprend pas tout ce que je traverse et qu'elle est un peu perdue. C'est pour ça qu'il y a un peu ce discours dissonant entre nous et qu'il n'y avait pas avant. Parce que je pense qu'elle n'a pas compris ce que j'ai ressenti et j'ai pas su lui exprimer correctement.»

La communication devient également un véritable «jeu d'équilibriste» pour Agathe, tentant de jongler entre l'envie d'avoir des informations sur les relations de ses partenaires pour ne pas être «trop angoissée», et la dévalorisation de soi en craignant que «les autres soient meilleurs». Cela «commence à s'améliorer justement avec la communication» et le fait d'être entourée de «gens très bienveillants». En outre, de nouveaux systèmes de communication et d'organisation sont pensés via ces discussions, afin de limiter les «angoisses» :

Agathe: «On a un peu changé notre système pour se voir, pour pouvoir mieux prévoir. Et là par exemple le système qu'on a trouvé c'est juste que quand on se voit on définit à la fin la prochaine fois où on va se voir. Et ça permet d'éviter les angoisses de «nan, mais il faut que je te demande, mais d'un côté j'ai peur de demander parce que j'ai peur d'être trop relou...»

Au-delà de la communication, trois différents facteurs permettent, selon les enquêtés, de mieux gérer ces angoisses. Pour Océane, il est primordial de ne pas gérer ses problèmes de jalousie en s'isolant. Elle dénonce les méthodes de gestion de jalousie visant à «isoler une personne jusqu'à ce qu'elle ait résolu son problème», les jugeant «hyper carcérales» en plus «d'aggraver» le problème. Cette vision très individualiste de la gestion de la jalousie n'est pas en accord avec «sa politique», car «dans les milieux anarchistes de solidarité mutuelle c'est pas ça qu'on fait». La gestion du sentiment de jalousie se fait alors via la création d'un «réseau communautaire». Ceci est un aspect important de ce que Fern (2021) nomme «secure attachment» (que l'on traduira ici «attachement sécurisé»). Ainsi, dans un système

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d'attachement sécurisé, une personne peut, lorsqu'elle est en détresse, à la fois s'autoréguler émotionnellement, et se co-réguler en recevant le soutien de ses partenaires. Pour Agathe, un des moteurs lui permettant de gérer sa jalousie vient aussi des réactions positives de son partenaire. En constatant qu'il «avait beaucoup de compersion envers [elle]», elle commença petit à petit à «exprimer la même chose, par mimétisme» ce qu'elle juge beaucoup plus «sain». Alex partage la même idée en expliquant que «la jalousie, ça s'accompagne et ça se formule pour se désenclencher» : «Si ça vient envenimer quelque chose dans la relation, pour moi il y a un besoin qui est d'avoir de la communication là-dessus pour qu'on puisse travailler ensemble et se soutenir».

Alex : Méditer pour ne plus jalouser.

Avec mon coloc et cette meuf, j'ai fait ce travail sur moi sur la compersion et sur la jalousie très très récemment. Sur les deux semaines qu'on est là je l'ai travaillé sur les deux semaines. Je me suis mis en méditation pendant 2h30 pour justement aller travailler le mécanisme de réaction de les voir les deux ensemble. Parce qu'au début ça me faisait du mal et franchement j'ai pas envie que ça me fasse du mal parce que je les kiffe tous les deux et du coup si ils se kiffent et ils sont contents, j'ai envie d'être content pour eux. Et du coup je suis allé travailler ça en mode « alors, c'est quoi qui fait que ça me fait mal ? On va aller explorer tout ça, mettre tout à plat, débrancher les trucs qui ont besoin d'être débranchés ». Et vraiment j'ai vu ça comme les prises Ethernet avec un petit clips ce qui se plug/unplug. Et je suis allé unplug plein de trucs et me dire "j'ai plein de câbles maintenant qu'est-ce que je vais faire de tous ces câbles ? Ça pourrait être pratique pour plus tard ? Non. Je suis dans ma tête, je peux en créer d'autres. Je vais juste les brûler pour signifier à mon inconscient que ces liens ne sont plus là et que je suis OK avec la situation telle qu'elle est». Et ça m'a libéré mais d'une force.»

Enfin, pour Alex, la déconstruction des «réflexes de jalousie enseignés par une représentation normative d'hétéro-patriarcat exclusif» est un processus qui prend du temps. Même si cela est «encore en travail» pour lui, il se sent malgré tout «bien dans sa peau et dans sa façon d'aimer».

Construire ses relations

Nous l'avons vu, le polyamour demande certaines exigences dans sa réalisation, et implique de se confronter à diverses limites. L'engagement polyamoureux réside avant tout dans la mise en place «d'accords» entre les partenaires (accords qu'ils choisiront librement en

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fonction de leur besoin) (Wosik-Correa, 2010). Cependant, les accords et les règles imposent de fait des lignes de conduite, voire des «restrictions» (Klesse, 2011). L'accent est mis sur la négociation entre les partenaires, ainsi que sur le «travail» fait autour de cette négociation. Cette notion revient d'ailleurs dans pratiquement tous les guides de polyamour (Petrella, 2007). Cette «éthique du travail» peut être interprétée comme une stratégie «d'auto-responsabilisation» (Petrella, 2007) : une relation polyamoureuse ne peut fonctionner que s'il y a un travail entre les partenaires, ainsi qu'un travail sur soi. Très souvent le terme de «travail» et «d'effort» est revenu dans les entretiens, se mêlant à celui de «liberté :

Soan : «Prôner «ouais la liberté la liberté !» c'est bien, mais elle a quand même un prix. Dans ta liberté, qu'est-ce que tu es prêt à sacrifier pour l'avoir, parce que ça se fait pas sans sacrifice.»

Pour Léna le fait d'être «dans la même équipe» permet de souligner à l'autre que la volonté de construire une relation est commune et qu'elle implique dans un même temps les partenaires concernés :

Léna : «Petit à petit on a appris à poser le truc, à se dire «qu'est-ce qui est difficile pour toi ?», «comment je peux faire pour que ça aille bien ?», «tu as du mal avec un truc, donc OKje vais pas le faire, mais j'aimerais bien que tu travailles dessus parce que pour moi c'est important». [...] C'est pas évident, mais on est tous les deux dans la même équipe et on veut prendre le temps de faire.»

De plus, selon Kesse (2011) en démontrant qu'ils entreprennent tout ce travail dans le but de maintenir des relations complexes et émotionnellement exigeantes, les personnes polyamoureuses sont en mesure de prouver leur dévouement, que ce soit envers leurs partenaires ou leur «mode de vie». Cette équation «amour = travail» se retrouve aussi dans le pragmatisme affiché par les enquêtés pour justifier leurs décisions et leurs choix de vie polyamoureux. Pour Roxane, le fait que son partenaire (avec lequel elle était dans une relation monogame) ait choisi le polyamour est à la fois un choix rationnel et une preuve d'amour :

Roxane: «C'est quelqu'un de très rationnel et très factuel donc d'un point de vue conceptuel il a vu tout de suite tous les avantages du polyamour. Et c'est aussi parce qu'il m'aime beaucoup et c'est vraiment une très belle preuve d'amour qu'il m'a fait, il m'a dit «je sais pas si ça me correspond, mais je vais tenter cette aventure avec toi.»

Cette vision pragmatique et utilitariste du polyamour se retrouve aussi chez Océane, dans son choix de «fabriquer des relations polyamoureuses» résultant de sa volonté de travailler sur «la jalousie», afin de ne plus construire de codépendance vis-à-vis de ses partenaires. Antoine y voit aussi «un moyen» dual «d'être avec une personne [qu'il] aime beaucoup» et de se «pousser hors de [sa] zone de confort» et de travailler sur «ses problèmes d'attachement». Le polyamour «l'oblige» à «faire attention» à lui pour ne pas faire «qu'attention à l'autre». Choisir rationnellement de devenir polyamoureux est d'autant plus important que ce choix de

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vie peut sembler «gratifiant» (Agathe), avec une «belle théorie» (Lilou). Pour Agathe, il ne faut pas oublier que «derrière ce côté gratifiant on est juste des humains avec des sentiments qui ne veulent pas se faire briser en deux par un manque d'implication» : «Mine de rien c'est sérieux !» :

Lilou : «J'ai attendu que Jérémy revienne, parce que je le connaissais pas et donc je trouve ça vachement facile d'être d'accord «en théorie», mais c'était bien de voir si j'étais d'accord en pratique. Pour voir si le soir si Camille rentrait avec Jérémy est ce que ça me mettait mal à l'aise ou pas. Parce que je trouvais que la théorie elle était belle, y'a plein de gens qui aiment cette théorie, mais après est-ce que les gens sont confortables avec en pratique, je pense que ça vaut le coup de vérifier.»

Ainsi, le polyamour n'engage pas qu'une simple recherche du plaisir personnel, c'est un choix relationnel murement réfléchi impliquant diverses réflexions, un apprentissage sur le long terme, voire quelquefois, des échecs.

Apprendre par l'erreur est un point commun que partagent de nombreux enquêtés. Mais derrière ce mot «erreurs» se cachent de nombreuses interprétations. Que ce soit par les maladresses, les difficultés à communiquer, les incompréhensions, l'ignorance de certaines normes, l'exploration de ses propres limites ou les mauvaises expériences, le polyamour n'est pas toujours facile à mettre en place et de nombreuses situations polyamoureuses ont des débuts plus ou moins chaotiques.

L'échec n'est cependant pas péjoratif pour Antoine, car pour lui, l'apprentissage se fait aussi et surtout sur le tard : «de mes expériences le meilleur apprentissage que j'ai pu avoir c'est malheureusement quand je me suis cassé la gueule». Les premiers pas sont également difficiles pour Nicolas : «Ça se politise, ça se conscientise, mais c'était les premiers pas et du coup j'ai fait des conneries. C'était une relation qui n'a pas été très correcte et du coup qui s'est arrêtée». Pour Roxane, l'exploration empirique du polyamour se fait sous la forme d'une courbe d'apprentissage. Son ouverture au polyamour étant assez récente, elle voit dans ces difficultés une «phase» à surmonter :

Roxane: «Parfois tu te dis que c'est compliqué. Parfois tu te dis «je me suis lancée dans le polyamour pour me simplifier la vie et en fait ça fait que la compliquer la compliquer la compliquer !». Enfin après c'est peut-être mon ressenti actuel parce que je dois gérer les insécurités de mes trois partenaires, et trois partenaires ça fait beaucoup.»

Pour Alex, ces insécurités font «partie de l'exploration» et «de la confiance qu'on peut accorder dans une relation non exclusive, surtout avec un partenaire principal et d'autres partenaires occasionnels autour». Quelquefois cependant, ces difficultés deviennent trop importantes et coupent court à la relation, notamment lorsque la personne se rend compte que le polyamour «ne lui convient pas» ou «qu'elle n'a pas tous les codes» (Nicolas). Pour lui, ces échecs se «font à deux», car il juge de son côté n'avoir «pas été assez clair, donné suffisamment de billes et protégé [ses] autres relations»: «Du coup il y a un peu ce truc du «ah ouais tu as rencontré quelqu'un. Alors niveau polyamour sa ceinture c'est quel niveau ?»

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(rire)». Ces échecs ne sont pour autant pas l'apanage du polyamour, Alex ayant vécu ce genre d'exploration au cours de relations monogames :

Alex : «C'était de l'exploration, il fallait bien que j'apprenne ce dans quoi je ne veux pas retomber. C'est bien de commencer pas trop haut, trop bas. C'était pas non plus le pire des beaufs, il n'était pas violent, juste un peu con. Ça m'a fait apprendre que finalement l'exclusivité... bof, et surtout l'exclusivité avec un gros beauf comme ça, non.»

Ainsi, les notions «d'erreur» ou «d'échec» ne sont pas à considérer dans une dimension purement négative, car cette démarche d'exploration empirique permet de reconsidérer ses propres limites et de trouver son équilibre. C'est à travers ces différentes rencontres qu'Agathe s'est «formée et forgée un avis» sur les «types» de relations dans lesquelles elle se sentait à l'aise. Ces différentes explorations sont également le terreau des futurs «accords» qui organiseront les relations. En ce sens, le polyamour est en construction permanente et évolue au fil des réflexions et des déconstructions des normes. Apprendre de ses «erreurs» est possible précisément parce que les normes sont flexibles et sans cesse redéfinies.

Des règles strictes aux «accords»

Dans le cas où un couple choisit de devenir «ouvert» ou «libertin» (comme pour Soan, Benjamin ou Aurélie), la mise en place d'un certain nombre de règles explicites est souvent réalisée, ceci afin de consolider le retrait de l'ancienne règle implicite structurant la vie de couple : l'exclusivité. L'acceptation de partager son partenaire est un processus long et demande au préalable de répondre à différentes normes, afin de s'assurer de la fidélité de son ou sa partenaire, au-delà de l'exclusivité :

Agathe : «C'est arrivé à des potes à moi, c'est arrivé à plein de gens. Surtout en fait des

couples qui commencent à s'ouvrir aux relations multiples et qui commencent toujours avec des règles très strictes qui sont pas forcément très très juste des fois aussi pour la troisième personne.»

Ces «règles», peuvent aller de l'interdiction d'avoir certains agissements avec ses partenaires17, à ce que Cook (2005) nomme le «don't ask don't tell». Souvent, les partenaires qui ont ces types d'ententes adoptent le principe du « ce qu'on ne sait pas ne fait pas de mal », en vertu duquel les partenaires ne se divulguent pas tous les détails de leurs aventures (Cook, 2005). Sur ce point Soan semble avoir adopté ce mode de communication, même si cela n'engage pas pour autant une fermeture hermétique à la discussion :

Soan : «On est pas supposé mentir, si par exemple un soir [...] je vais au cinéma avec un pote, c'est que je vais vraiment au cinéma avec un pote. Ça c'est une règle. Mais par contre on est dans une situation où la personne est pas supposée être au courant on en parle pas.»

17 Antoine : «On avait pas encore eu l'accord de Mattéo pour dormir ensemble.»

Soan : «dans les règles qu'on a on ne ramène personne à la maison. Parce qu'on a quand même une fille tu vois ce que je veux dire.»

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Ici pourtant, on voit à travers ce discours la dimension paradoxale et encore en construction du polyamour vécu par Soan : on ne doit pas mentir, mais on peut ne pas dire. Cela est peut-être dû au fait que Soan et sa partenaire se sont mis en relation libre il y a peu de temps («à peu près 4 ans») et que leur relation polyamoureuse est toujours en construction, étant avant tout un couple libre avec des tendances polyamoureuses :

Soan : «oui c'est toujours en train d'être processé, en plus il se passe beaucoup de choses dans nos vies qui sont difficiles à gérer dans le cadre de ce mode polyamoureux. Parce qu'elle aussi elle se pose la question si elle est polyamoureuse ou pas.»

Pour autant, en écoutant le point de vue de Benjamin, on s'aperçoit que ces normes visant à renforcer ou conserver la stabilité du couple libre deviennent petit à petit obsolètes et supprimées par les partenaires :

Benjamin : Alors ça ce sont des choses que j'ai créé à l'époque où j'étais libertin, où j'étais en couple et que dans notre couple on s'autorisait à aller voir ailleurs. [...] Toutes ces règles ont été déconstruites petit à petit. Au début on a toutes ces règles, et puis finalement on se dit «ben pourquoi en fait», et on les fait sauter une part une. C'est des règles qui sont plus rassurantes qu'autre chose, pour être sûr que la personne va pas se barrer avec quelqu'un d'autre, bah voilà il faut que ça reste «protocolaire».

Pour Antoine, ce processus de déconstruction des règles est encore à venir, du fait de la «nouveauté» de leur relation. L'existence de ces règles «ajoute une petite sécurité au début», même s'il ne doute pas «qu'un jour [il] n'aura plus besoin de règles ou que les règles deviendront autre chose». C'est d'ailleurs pour cette raison aussi que Roxane préfère utiliser le terme «accord» que «règle», car «ce sont des choses qui sont amenées à évoluer» alors que «les règles c'est vraiment quelque chose de très dur».

S'adapter à chaque partenaire

En plus d'être évolutifs, les accords édictés sont également adaptables entre les différents partenaires. Dans le cas de Roxane par exemple l'accord concernant la transparence dans la communication n'est pas le même pour deux de ses partenaires, l'un voulant tout savoir, tandis que l'autre non. La manière dont va s'exprimer la relation dans la vie publique n'est également pas la même, notamment du fait qu'un de ses partenaires préfère ne pas annoncer sa situation polyamoureuse à sa famille: «Pour l'instant il est pas prêt en fait, il y va petit à petit, il dit qu'il met à jour son logiciel en fait et que pour l'instant il tâtonne». Pour Nicolas, cet ajustement des accords se règle comme une forme de «curseur», entre ceux voulant une communication «supra exhaustive" pour «être rassurés» et ceux que l'abondance de données «met mal à l'aise». Au-delà de la communication, certaines règles peuvent être liées à la vie sexuelle des partenaires :

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Agathe: «Des fois c'est pas forcément moi qui mets des règles. J'ai une de mes relations, de mes amireux, qui fait en sexualité aucune pénétration, pour des raisons personnelles. C'est une limite qu'il a mis, c'est pas un truc qui me dérange, c'est une communication de ses besoins.»

La sexualité positive

Une des règles les plus importantes et les plus «formelles» énoncées dans les relations polyamoureuses concerne la sexualité de ses membres. Très fortement inspirée du mouvement sexpositif18, la sexualité des partenaires semble répondre à plusieurs exigences liées à la sécurité, à la communication et à la prophylaxie, bref à ce que l'on appelle «safe sex». Pour Léna par exemple, la gestion de la sexualité au sein du polycule19 est une véritable organisation au quotidien : «dans un polycule ça devient vite monstrueux [...] tous ces gens-là il suffit qu'il y ait une MST dans l'histoire et tout le monde la chope quoi». Multiplication des partenaires sous-entend multiplication des risques. Camille explique que l'ouverture à une sexualité sans protection se fait par étape et à travers des discussions :

Camille : «Donc l'idée c'est que quand t'as un amant ça va être protection pour tous. Si jamais ça dure depuis longtemps et que c'est un truc dont vous avez envie bon bah... vous avez la discussion sur ce sujet puisque le fait de se protéger surtout ça permet de ne pas demander à des personnes avec qui tu es peut-être moins en lien de respecter tes propres règles. Et donc si la personne dit «ok moi ça me va de faire ça aussi avec mes partenaires» et bah vous vous faites tester tous les deux et puis ensuite ça permet de pouvoir poser ça.»

La gestion de la prophylaxie n'est cependant pas forcément facile à gérer, voir «un peu pénible» pour Léna, très sensibilisé à ce sujet, car «tous les partenaires n'ont pas forcément la même rigueur» sur le sujet : «La prophylaxie ça me saoule, faut toujours une énergie folle en fait pour poser les bails, c'est quelque chose sur lequel j'aimerais être inflexible, et j'ai pas toujours l'énergie de pouvoir le faire.»

Avec qui relationner

Une autre règle formulée entre les différents membres du polycule s'enquiert des relations pouvant être tissées (ou non) avec de nouveaux partenaires. Ici, une règle est notamment présente chez le trouple interrogé : celle de ne pas relationner avec des personnes monogames ou dans une relation de type «don't ask, don't tell».

Lilou : «La seule règle explicite dont Camille m'avait parlé c'était le fait qu'on ne crée pas de relations avec des gens qui sont pas ouvertement polyamoureux, ou qui n'en parlent pas à leurs partenaires. Pas de relations adultères. Enfin on n'a pas envie c'est bizarre, tu es caché tu sais pas... Ça se répercuterait et puis même y'a une importance morale quand même.»

18 Le mouvement sexpositif est un mouvement social et philosophique promouvant la sexualité et l'expression sexuelle, en portant une attention toute particulière sur les rapports protégés et le consentement.

19 Toutes les personnes liées par une relation, habituellement romantique et/ou sexuelle, avec un ou plusieurs membres d'un groupe polyamoureux. ( wiktionary.org)

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Quoi qu'il en soit, la règle est généralement de prévenir la ou les relations lorsqu'une rencontre se profile. Cela peut être fait avant qu'elle se concrétise comme pour Antoine: «si on a un date ça sera rien le premier date». Mais cela peut également être plus flexible comme pour Léna : «s'il y a quelqu'un d'autre qui débarque dans le polycule [...] l'idée c'est de se tenir au courant quand même. C'est pas grave si ça ne se fait pas «au moment», ça peut se faire après, mais juste prendre le temps de se checker dans notre vie».

La place de l'enfant

Dans le cas où un enfant entre dans l'équation, sa place au sein des dynamiques polyamoureuses est primordiale. Pour Léna, mère d'une enfant de 4 ans, le message est clair: «si tu veux m'aimer il faut que tu aimes ma fille». La dimension familiale liant ses différentes relations polyamoureuses lui «plaît énormément» car elle permet à sa fille d'être «toujours prise en compte» dans tous les choix de vie des membres du polycule.

Léna : J'ai des personnes qui ne peuvent pas saquer les enfants et c'est hyper compliqué pour moi d'être en relation avec ces personnes-là. Moi je vis avec une enfant et... ben elle est

là en fait.

Nos répondants semblent ainsi suivre les observations rapportées par Sheff (2012) concernant les parents polyamoureux : «multiple adults provide children with more attention and meet more of their needs than in two or fewer parents families» (Lévesque, 2019), bien qu'il ne faille pas pour autant édifier ce contexte en un fait absolu. Taormino (2008) indique pour sa part que dans le contexte familial, la chose la plus importante pour l'enfant est d'avoir accès à une certaine stabilité de vie, et pour les parents, d'être honnête avec eux à propos de leurs relations.

La segmentation du temps

La segmentation du temps est également une dimension essentielle du vécu polyamoureux. Savoir trouver sa limite souligne la difficulté qu'ont les personnes à partager et organiser leur temps en fonction de chaque partenaire. Pour Antoine, si dans le polyamour «l'amour est inépuisable, le temps, lui, l'est». Cette difficulté à gérer le temps passé entre chaque partenaire peut d'ailleurs être source d'insécurité et de «gêne» pour Antoine : «Je me suis senti un petit peu lésé et je n'ai pas trop su lui expliquer cette boule de jalousie».

Cette segmentation va cependant différer en fonction des besoins des partenaires et de leurs «bails relationnels». Pour Alex, le fait d'avoir des «amants et amours qui sont loin» rend ses «amours très ponctuels dans l'espace-temps» et annule toute problématique de «codépendance».

Cette problématique ne semble pour autant pas si éloignée des «problématiques d'amitié» selon Léna : «Si tu veux moi je me sens pas plus différent parce que j'aime plusieurs personnes en fait. Parce que finalement c'est les mêmes problématiques avec tes potes

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qu'avec tes proches». Cette problématique prit d'autant plus d'importance avec l'arrivée du Covid-19. Car en plus d'imposer des relations à distance entre les partenaires, la crise sanitaire força les individus à «couper» leur cercle de relation (Léna), les amenant à «privilégier» certaines personnes plutôt que d'autres, afin de limiter les risques de transmission du virus.

Polysaturé

Les difficultés liées à partager son temps entre chaque partenaire nous amènent à la limite extrème du polyamour : la polysaturation. Multiplier les partenaires peut rapidement déborder la personne. Pour Roxane par exemple, son plus gros «challenge» consiste aujourd'hui à donner «100% de son attention et de son énergie à chacun de [ses] partenaires». Cette «charge mentale» peut être difficile à gérer et lui demande parfois «d'avoir du temps pour [elle]». La limite à partir de laquelle une personne est polysaturée dépend de différents facteurs liés à l'individu ainsi qu'au contexte dans lequel il relationne. Ainsi, pour Océane, les conditions spécifiques de temps liées à ses études lui ont permis de fréquenter jusqu'à 5 ou 6 personnes sans que cela ne lui «mette la pression»; à elle, mais aussi à ses partenaires. Aujourd'hui cependant cette configuration serait totalement impossible à tenir avec son activité professionnelle :

Océane : «Je me dis que 3 relations vraiment importantes pour moi ça fonctionne relativement bien. Ca permet de faire de la place, ça permet de me sentir reliée, de savoir qu'il ya des choses supers belles que je peux cultiver, que j'ai pas besoin de me mettre la pression, de mettre la pression aux partenaires, où je mets la pression quand j'ai vraiment envie de ça à certains moments.»

Le pilier du polyamour : l'hypercommunication

D'une façon générale, la communication est l'élément majeur permettant une connaissance et une proximité intime mutuelle (Klesse, 2011). C'est également cet engagement à l'honnêteté et à la transparence qui permet au polyamour de sortir des cadres mononormatifs (Mint, 2004). L'éloge de l'hypercommunication est à la base de tous les entretiens de ce mémoire. Il se retrouve dans le discours de Benjamin, expliquant que pour «pouvoir vivre une relation polyamoureuse ou libertine sainement», la norme «la plus importante» est celle de la «sincérité», voire de la transparence. Cette norme, qu'il décrit comme étant primordial dans les autres types de relation, est tout simplement nécessaire pour toutes personnes se disant polyamoureuses :

Benjamin : «Déjà je pense que c'est ultra malsain d'avoir une relation monoamoureuse si

t'es pas sincère avec la personne, mais alors dans une relation polyamoureuse je pense que c'est même pas possible. A partir du moment où tu brises cette norme et que tu as plusieurs

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relations avec plusieurs personnes, faut que tu sois sincère dans tes sentiments et dans ce que tu transmets aux gens, sinon ça va pas bien finir.»

Le fait que la communication soit plus «nécessaire» (Benjamin) pour les relations polyamoureuses que monoamoureuses est justifié de la manière suivante par Léna :

Léna : «Quand on est dans un schéma monogame souvent tu communiques pas donc en fait tu poses pas les limites, et là si il y a bien un truc dont on n'a pas le choix en tant que polyamoureux c'est de poser des limites.»

Cette emphase sur la communication se retrouve aussi dans tous les ouvrages et «guides» sur le polyamour. Des chapitres entiers livrent des conseils sur la façon de parvenir à des accords et à communiquer en cas de conflit entre partenaires (par exemple Easton, Liszt, 1997). Ainsi, la mise en pratique d'une communication claire et efficace permet d'arriver à différents objectifs pour les enquêtés. Pour Lilou, elle permet de faire évoluer la relation et de pouvoir avancer au même rythme :

Lilou : «Maintenant on est sur une relation à 3 et on a équilibré un peu la relation. Et ça je pense que si on n'avait pas fait ce travail j'aurais pu me sentir longtemps en décalage en me disant jusqu'où je peux aller, qu'est ce que je peux construire et à quel moment.»

Ce qui a permis à cette relation de «vraiment bien marcher» pour elle, c'est aussi cette volonté commune «d'appuyer là où ça fait mal», et de «ne pas laisser de zones sombres dans la relation». Cette communication relève parfois de «l'effort» car elle doit s'imposer «même quand c'est pas agréable» : «parce que des fois t'as pas envie parce que ça te met mal à l'aise et ça te met dans l'angoisse». Ensuite, à ces phases de communications intensives où «on essaye vraiment de comprendre les points de vue et de comprendre ce qui fait le malaise», se succèdent toujours des «moments de bienveillance» afin de signifier aux autres et à soi «qu'on est heureux d'être ensemble».

Pour Océane, la communication est un élément essentiel de la construction de ses relations, notamment du fait de sa neuroatypie :

Océane : «Je suis neuroatypique et ce n'est pas facile pour moi d'interpréter exactement ce que les gens ressentent. Je le fais beaucoup par inférence et j'arrive à m'en sortir avec des verbalisations très riches et complexes de ce qu'il se passe et de ce que je peux vivre.»

La création d'un «espace d'intimité où il est possible de communiquer» permet de «savoir quels sont les ressentis de l'autre» et de ne pas ressentir de la «détresse». La règle «implicite» de l'hypercommunication est aussi pour Agathe ce qui lui permet «d'éviter d'avoir des moments d'insécurité ou de jalousie». Selon l'adage «l'inconnu fait plus peur que ce qu'on connaît», la possibilité pour elle de pouvoir «analyser» et «comprendre ses émotions» et de n'avoir «aucun tabou» est «plus simple» que de «projeter ses angoisses sur quelque chose

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qu'on ne connaît pas». Pour Antoine, la transparence et le fait de «tout dire» lui permet d'être «rassuré» car cela permet d'être «inclus dans l'expérience de l'autre».

La communication est aussi un apprentissage. Pour Léna, il est essentiel d'apprendre à bien communiquer plutôt que beaucoup :

Léna : «Ça, on a appris à le poser: on a toujours été très transparents donc on se dit tout, mais on a appris à se dire les choses au bon moment. À pas arriver avec ses gros sabots, à cracher son bonheur à l'autre, mais aussi de sonder quand l'autre est en capacité de recevoir les choses.»

La sincérité et la communication peuvent aussi se retrouver vis-à-vis de son enfant :

Léna : «On a souvent ces questions-là, comment se gère le polyamour avec des enfants. Nous on en fait on le fait le plus naturellement possible, c'est-à-dire que Elie elle sait qu'on a des amoureux et des amoureuses. Elle a pas vraiment besoin de poser la question parce qu'en fait c'est clair et net que moi je me cache pas pour embrasser son père devant elle, donc bah je me cache pas non plus pour embrasser Nicolas ou autre devant elle, ou donner la main quand on se balade dans la rue.»

Avec certaines limites cependant :

Nicolas: «C'est un peu délicat dans le sens ou si tu donnes les termes il y a un peu de peur

que l'enfant se balade avec des termes d'adulte et qu'il les balance comme ça et du coup que ça soit compliqué pour lui. C'est plutôt que la réflexion sur le couple et la famille a déjà été bien poussée.»

Selon les termes de Nicolas, il est essentiel de pouvoir «donner les mêmes outils» de communication à un enfant, «pour qu'il puisse mener lui-même ses désirs et qu'il puisse dire s'il y a un problème» : «C'est incroyable là, la petite elle s'appelle Elie et elle fait des trucs de connexion, de communication, d'exprimer ses sentiments de façon vraiment très claire quoi.»

La volonté de travailler à la résolution des conflits et l'accent mis sur la communication sont autant de démonstrations d'un profond engagement dans les relations en question (Klesse, 2011). Pour Agathe, ne pas communiquer revient donc à tromper et à «une espèce d'immense manque de respect» :

Agathe: «La communication c'est simplement la chose que je demande le plus, et ça n'a pas

été fait [...]. On dit que quand on est poly on ne peut pas tromper, mais moi je pense que si parce que pour moi il m'a trompé en fait, c'est vraiment le même feeling que s'il m'avait trompé.»

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Polycule et métamour : construire son nouveau cercle de relation

L'application d'une communication claire et transparente s'étend au-delà de la relation intime, en se mettant en place entre tous les membres d'une relation polyamoureuse, ou «polycule». Cette communication se fait tout d'abord par la volonté de faire se rencontrer les différents partenaires (appelés aussi métamours) d'une relation. Cette décision peut même être à l'initiative des métamours eux-mêmes :

Roxane: «En fait c'est pas moi qui l'ai demandé du tout, mais c'est eux qui l'ont décidé pour essayer de désamorcer un peu la gêne qui pourrait s'installer sinon. Donc comment mieux connaître l'autre, comment apprendre à connaître l'autre en ayant en commun une personne.»

La construction d'un polycule peut également se passer en ligne via les applications de messagerie instannée comme Signal (pour Camille) ou Discord (pour Agathe) :

Agathe: «On a un espèce de serveur Discorde où on a un peu ce groupe-là. Ce qui fait que maintenant mon mec les connaît tous et il s'entend très bien avec eux. C'est vraiment un espèce de groupe d'amis soudés avec lequel on a des relations, quoi tout simplement. Les affinités sont plus ou moins fortes, des fois c'est juste on se connaît, et des fois c'est genre pur potes, ça dépend vraiment des gens et des affinités.»

La volonté que tous les partenaires «se connaissent et aient un certain degré de lien» et de construire un polycule fonctionnant «de manière très très intense» est un idéal relationnel» pour Océane. Même si cette cohésion peut être difficile à mettre en place lorsque les «dynamiques sont très différentes» entre les partenaires. Cette volonté d'avoir «sa» communauté polyamoureuse est d'ailleurs un sentiment partagé par beaucoup de personnes selon Agathe :

Agathe : «Je devais mettre un euro à chaque fois qu'il y a un nouveau poly qui me dit «j'aimerais trop ouvrir un village poly en France en mode éco quartier, éco village où tout le monde a ses maisons»... Ils ont tous la même idée (rire) !»

Le polycule ne s'arrête d'ailleurs pas aux relations intimes et proches entre partenaires, mais peut s'élargir à différents membres éloignés du polycule, faisant partie de la «famille étendue»

:

Léna : «Elie considère Nicolas comme un membre de sa famille qu'elle chérit plus que tout, et Caroline, la maman de Nicolas qui désespère de ne jamais avoir de petits-enfants, voit Elie comme une petite fille de substitution.»

Le polycule souligne donc l'aspect communautaire que peuvent avoir certaines relations polyamoureuses. Pour Océane, «l'amour intracommunautaire a une force remarquable» car il génère des dynamiques de solidarité, de «soins mutuels, d'attention, de réflexion», permettant de «faire croître les personnes dans leur relation». La forte proximité de chacun des

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partenaires investis dans le polycule peut générer des bienfaits, mais aussi de l'insécurité lors de la survenue de conflits :

Camille : «Finalement tu vois la rupture entre Ethan et Ria, qui sont deux personnes avec qui j'étais pas du tout, a eu un impact sur ma relation à moi. Quand tu dis à quelqu'un que tu es poly les gens te demandent «ah bon mais vous êtes pas jaloux ?», ils te demandent pas «ah bon mais comment vous gérez quand il y a quelqu'un qui se sépare ?»

Ce qui nous fait revenir à la notion suivante: dans le polyamour, il vaut mieux savoir «bien» communiquer que «beaucoup». Il est tout aussi primordial d'être transparent et honnête vis-à-vis de ses partenaires que de connaître le potentiel impact de ses paroles ainsi que la situation et le ressenti de la personne en face : «il m'a dit ça comme tu en parles à un pote tu vois [...] je pense qu'à ce moment-là il était dans un truc où il se confiait tu vois, il a pas du tout pensé à ce qu'il était en train de me dire.» (Camille).

Garder ses amours, quitter ses amis

La renégociation permanente au sein des relations polyamoureuses puise ses racines dans la volonté de ses membres de conserver durablement leurs relations. Léna par exemple, nous explique que le polyamour lui a appris à poser ses «bails émotionnels» afin de «ne plus rompre». Il lui semble par exemple «aberrant de rompre» du fait de la distance. Poser ses besoins est donc un moyen de garder une certaine stabilité relationnelle, que ce soit pour iel ou pour ses proches :

Léna : «Avant j'avais peur pour Elie, que ce soit difficile pour elle si jamais on rompait avec nos relations amoureuses. Et en fait c'est quelque chose pour laquelle j'ai plus peur. Parce qu'en fait maintenant on sait qu'on est capable de communiquer et que finalement rompre une amitié c'est pareil que pour rompre en amour si jamais ça arrive.»

Cette volonté d'inscrire une relation amoureuse dans le temps long «s'éloigne beaucoup de l'idée de ce que c'est que de relationner» pour Océane: «un jour ça s'arrête, et après je suis censée me sentir moins confortable et maladroite à chaque fois que je reparle ou que je recroise la personne». Elle utilise souvent d'ailleurs la métaphore de l'arbre et du jardin pour penser dans le temps :

Océane : «J'emploie pas mal, quand j'essaie de penser à mes relations, l'idée de faire

«croître» ou de «nourrir», comme si je parlais d'un jardin, et je le vois beaucoup comme ça. Un jardin avec ces différents arbres, ces différents végétaux, ces différentes plantes. L'arbre c'est une bonne image parce que tu peux voir des arbres croître l'un à côté de l'autre et durer pendant très très longtemps et mêler leurs branchages et il y a plein d'espèces d'animaux qui vont habiter entre les deux. Ça permet de penser dans le temps.»

Pour Nicolas, ce n'est «pas la peine de vouloir dynamiter une relation parce que untel aura décidé de changer de vie». Ces relations ne sont donc pas «un grand adieu à jamais». L'éloignement géographique ou le changement de situation d'une personne n'empêche pas de

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tenir «toujours beaucoup l'un à l'autre» pour Camille, sans pour autant considérer ces relations comme des «ex». Cette «potentielle évolution» des relations permet à Agathe de «ne pas revenir à zéro» si «ça casse», brisant ainsi ce qu'elle nomme «l'escalator relationnel» lui indiquant «vers où elle doit aller»: «c'est pas parce que tu ne veux plus d'un type de relation avec une personne que tu peux pas te dire que cette personne elle va devenir une amie ou un proche».

A l'inverse, questionner le lien que l'on peut garder avec ses partenaires amène aussi à remettre en question la durabilité des relations amicales. Léna par exemple, a appris à «rompre avec des amis» car le polyamour lui a aussi appris à «poser des amitiés».

Léna : «Avec les amis on ne rompt pas parce que voilà c'est des amis depuis toujours. Mais en fait on a vraiment appris nous à rompre avec des amis et à dire «On va se faire du mal parce que je suis pas dans tes valeurs et t'es plus dans les miennes, et du coup bah viens on arrête de se voir en fait». Donc on a appris à rompre nos relations d'amitié, et à changer l'intensité de nos relations amoureuses.»

Les questionnements sur l'amour déteignent ainsi sur l'amitié, et questionnent sur la priorité de fait d'un type de relation sur un autre. Certains polyamoureux, selon Ferne (2020), cherchent à démanteler les hiérarchies sociales dictant comment les relations sexuelles et romantiques sont prioritaires sur les autres formes d'amour. «En exprimant la possibilité d'aimer plus d'un individu simultanément, le polyamour peut atténuer cette dichotomie apparente entre amour et amitié, effriter cette distinction conceptuelle conventionnelle, la rendre, pour le dire avec Barker (2005), plus floue» (Lévesque, 2019).

Océane: «il y a eu une période très heureuse dans ma vie où ma relation la plus importante c'était une amie. Et souvent je considère que dans ma constellation polyamoureuse la personne principale c'était ma meilleure amie. Ça a été un aspect important parce que souvent ces amitiés là elles montraient des aspects de qui j'étais, bien plus que mes relations amoureuses en fait. C'était les relations les plus fusionnelles ou les plus nues, qui faisaient le plus grandir.»

D. Polyamour et stigmates

Une déconstruction parfois conflictuelle et fragilisante

Encore aujourd'hui, le fait de prendre de la distance vis-à-vis de la normativité relative au mode de vie relationnel peut-être source de préoccupations (Lévesque, 2019). Les répercussions potentiellement stigmatisantes occasionnées par cette remise en question de la norme peuvent être source de préoccupations et fragiliser les individus stigmatisés.

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Le stigmate tel qu'il est défini par Goffman (2007), revient à subir le «discrédit profond» des «normaux» lorsque l'on diverge de ces normes et attentes particulières, ce qui semble bien cerner le «sentiment de déviance expérimenté par plusieurs polys» (Lévesque, 2019). Le type de stigmate associé aux polyamoureux «constituerait plus précisément une «tare de caractère», pouvant apparaître comme une forme de malhonnêteté ou encore de passions irrépressibles ou antinaturelles» (Lévesque, 2019). La neuroatypie ainsi que l'homosexualité ou la bisexualité sont également inscrites dans cette catégorie. Pour Agathe, parler de ses soucis à des «gens monos et hétéros» n'est pas forcément possible car «ils ne sont pas forcément capables de l'entendre. Les jugements liés au polyamour - «ce sont des gros pervers !» (Agathe) - ne sont pas dénués de performativité. Lorsqu'en plus y sont amalgamés des comportements d'infidélités et/ou de tromperie, ces stéréotypes permettent de dénaturer ou d'altérer la signification propre du polyamour. Il devient donc de fait plus ardu de s'identifier et de se revendiquer comme polyamoureux.

Se découvrir et surtout se revendiquer polyamoureux prend donc généralement du temps. En plus de cela, s'additionnent au polyamour d'autres questionnements liés aux genres et à la sexualité qui fragilisent d'autant plus le vécu des individus. Ces premiers écarts à la norme (ici, la bisexualité) engendrent des «dynamiques un peu compliquées» pour Océane.

Océane: «C'est pas évident de clarifier ce qui se passe pour toi, ce qui fait ton expérience. D'une part dans l'adolescence je pensais même pas que ça existait vraiment. C'était simple et évident d'être amoureuse d'un garçon et d'une fille quand j'étais petite et dans l'adolescence ça n'avait plus aucun sens. C'était tellement pas avouable que j'aurais pas pu le dire.»

Parfois ces prises de conscience engendrent des conflits très violents vis-à-vis des proches et de la famille, même si le polyamour n'est pas encore consciemment dans l'équation. Pour Léna, qui se décrit comme ayant été élevé «par une famille bourgeoise catholique puritaine», la prise de conscience de ne pas partager les mêmes normes a été très brutale :

Léna : «Alors en fait j'ai eu un déclic assez tard, car quand on a une éducation comme ça on ne se rend pas forcément compte de ces valeurs-là, car on baigne dedans. Le moment où je me suis rendu compte que c'était pas normal j'avais 17-18 ans; quand j'ai eu mon premier partenaire j'ai capté que c'était pas normal ce qu'il se passait. Quand j'ai commencé à partir de la maison on a rompu les liens quasi direct et j'ai repris contact quand j'ai eu ma fille.»

Un des autres obstacles pouvant entraver l'évolution du couple polyamoureux est qu'en contrepartie de ce rejet, les individus polyamoureux se construisent souvent sans avoir de figure de référence à laquelle ils pourraient se rattacher. Le fait que le polyamour soit peu connu encore aujourd'hui rend son exploration laborieuse et chaotique.

Benjamin: «Des exemples de couple monoamoureux tout ce que tu veux j'en ai plein, mais à côté de ça, des exemples de couple polyamoureux j'en ai zéro. Donc je sais pas comment ça fonctionne.»

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Cette pauvreté dans les représentations de mode de vie polyamoureux se retrouve aussi dans les médias. Il est «vraiment très rare» pour Jérémy de tomber sur des représentations «plus ou moins poly» dans les «séries ou les films». Et lorsqu'elles sont montrées, ces représentations sont assez «frustrantes» parce qu'elles ne sont «pas forcément bien amenées". Il est difficile pour Agathe de diffuser «l'image du polyamour» car cela reviendrait à parler de «sexualité» pour les gens conservateurs. En outre, ces représentations sont souvent stéréotypées à travers l'image type du «triangle amoureux» où «ça se passe toujours mal pour les couples poly». Le fait de ne pas avoir d'exemple de «relations poly sur le long terme» engendre même la «peur de ne pas avoir de repères» :

Agathe : «Là en fait j'ai l'impression de naviguer sans radar. [...] L'avantage des relations mono c'est qu'on a un espèce de phare qui fait qu'on sait où on va. Et on sait ce qui est une

réussite et ce qui est un échec. Dans une relation poly on sait pas trop ce qui est réussi ou un échec. C'est un peu le côté effrayant de la liberté.»

La découverte du polyamour est également très déstabilisante lorsqu'un couple est déjà dans l'équation. Pour Agathe, certains voit dans le polyamour une «espèce de rustine, d'alternative sur un couple qui fonctionne mal» alors qu'à l'inverse le polyamour «exacerbe tout» et «met une énorme loupe sur tous tes problèmes de couple», d'où l'idée d'avoir un couple «solide». Le fait de se retrouver confronté à ses «insécurités» - « je ne pensais pas être jaloux à ce point là en fait», «est-ce que c'est pour me remplacer ?» - demande d'avoir une «sacré stabilité de vie pour se lancer». Sa construction est d'ailleurs souvent étalée sur plusieurs relations, avec une remise en question progressive au fur et à mesure des relations et des échecs notamment.

Nicolas : première relation et première désillusion

Ma première relation c'est à 22 ans et du coup avant ça il y avait vraiment pas grand-chose, peut-être des enfantillages à l'école quoi mais pas plus que ça. Du coup j'ai eu première relation où très rapidement on s'est installé en couple pendant deux ans et à cette période-là j'étais encore un petit peu dans l'idée de... genre c'est super tu es technicien du spectacle, tu rencontres quelqu'un à 22 ans c'est bon tu as l'intermittence, la maison, les gamins tout ! Donc j'y ai cru, et puis j'ai rencontré sur mon temps de travail quelqu'un d'autre et du coup je voyais bien que j'étais coincé parce que cette personne avait plus le style de vie qui me plaisait et que j'avais plus envie de vivre un peu comme cette personne vivait, quitte à vivre un peu avec cette personne. Et du coup c'était dur et ça ne m'empêchait d'avoir autant de sentiments pour la personne avec qui j'étais à ce moment-là. C'était la première fois que j'étais confronté à ce truc genre «mais en fait il y a les deux qui me plaisent et je peux pas vraiment faire un choix» du coup je me suis barré de la relation avec qui j'étais et ça a pas plus accroché avec la relation qui me donnait envie. Mais au moins ça cassait tout le truc du «22 ans je faisais des gamins et clac».

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Le témoignage de Nicolas pourrait faire référence à ce fameux «escalator relationnel» décrit par Agathe. À l'inverse des cadres solides et strictes de l'exclusivité amoureuse donnant une trajectoire prédéfinie par la forme même du couple, le polyamour se délimite par des contours «flexibles et poreux» (Lévesque, 2019), qui imposent inévitablement une reconfiguration des frontières de la relation qui étaient auparavant mises en place «par défaut». Cette reprogrammation, bien que déstabilisante et fragilisante pour les relations établies, se fait idéalement par le biais d'une «dynamique communicationnelle réciproque sans cesse renouvelée par les partenaires et favorisant l'agencement de leurs désirs respectifs» (Lévesque, 2019). Pour Nicolas, l'apprentissage concret du polyamour a d'abord été le fruit d'un «travail» à deux avec la rencontre d'une relation «d'accord pour partir là-dessus» : «si en face de toi tu as une personne qui est pas tout à fait chaude c'est vraiment casse-gueule». Dans le cas de Jérémy, le fait de ne pas avoir de normes mises d'emblée à déconstruire a rendu plus facile la mise ne place du mode de vie polyamoureux :

Jérémy : «Je pense qu'avant d'avoir rencontré Camille je savais pas si je voulais dans ma vie un couple exclusif standard. Le prototype du couple. C'était quelque chose qui était vraiment très agréable dans la rencontre avec Camille, c'est que y'avait pas les schémas classiques d'emblée et du coup c'était vraiment très facile de construire autre chose.»

La déconstruction des normes associées à l'exclusivité et au couple change également la compréhension du «normal». La prise de conscience qu'il existe «plusieurs normatifs, parfois contradictoires» permet de comprendre et d'accepter que son vécu (et même celui des autres) «peut-être différent» (Océane).

Nicolas : «Ça m'a aussi permis de pardonner à mon père d'avoir quitté ma mère. En me disant que «ah oui la vie c'est un peu plus compliqué que ce que tu penses» parce que jusqu'à présent je pense que je m'étais un peu mis sur ce rail en me disant que je ne ferai pas vivre une séparation à mes gamins ou un truc dans le genre.»

Le vocabulaire polyamoureux

À nouvelles normes, nouveaux mots. Le vocabulaire polyamoureux ne cesse de s'enrichir et beaucoup de termes furent inventés pour désigner son «vécu poly» depuis les années 90 et l'utilisation massive d'internet (Ritchie, Barker, 2006). Comme nous l'avons vu précédemment, la culture dans laquelle nous vivons façonne les relations, les émotions, les désirs et l'identité des individus (Ritchie, Barker, 2006). La compréhension que nous avons de notre identité sexuelle dépend de la richesse du langage de la sexualité à laquelle nous avons accès (Week, 2014). Cela est visible par exemple chez les personnes non hétérosexuelles qui développèrent leurs propres langages pour exprimer leurs identités, revendiquer leurs communautés et légitimer leurs droits et leurs reconnaissances (Ritchie, Barker, 2006). Cette construction d'un nouveau langage pour se désigner est également visible chez les polyamoureux et notamment dans les discours des enquêtés.

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En outre, le fait d'avoir eu accès aux vocabulaires polyamoureux permit la théorisation et surtout la réalisation de ce mode de vie. Pour Lilou, le mot «polyamour» lui a permis de «se poser les bonnes questions», de voir «ce qu'il existait» en ayant accès à «d'autres expériences d'autres personnes». De plus, il y a pour Océane «une forme de sécurité dans le fait de se sentir la possibilité de nommer les choses complexes». Ce que Nicolas appelle aussi «l'empowerment du langage». Reconnaître et repositionner une relation dans son terme à elle, permet aussi de ne pas la voir comme une menace (Ritchie, Barker, 2006).

Pourtant, ce nouveau langage contient encore de nombreuses failles, et il est parfois difficile de savoir comment nommer les choses :

Léna : «Alors c'est hyper compliqué parce qu'en fait j'ai tendance à dire «amoureux», mais je le dis parce que c'est plus le truc le plus facile. Mais maintenant j'ai arrêté de nommer en fait je dis plutôt «je suis en relation avec». Sauf qu'en fait ça veut rien dire, tu m'as déjà entendu dire «oui Nicolas a une super relation avec Elie !» du coup bah ça veut rien dire en fait. Du coup ce que je dis maintenant c'est «relation engageante et impactante.»

Pour Agathe, certains mots utilisés sonnent encore faux lorsqu'ils sont prononcés, ce qui empêche d'inscrire une relation dans un cadre explicite et nommable :

Agathe: «Yannis ça fait déjà presque six mois qu'on est ensemble et j'ai pas de mots (rire)! Et c'est terrible parce que niveau relation y'a tout pour dire que c'est mon mec, mais ça fait ultra bizarre dans la bouche de dire ça.»

Même si, selon ses mots «on a fait du chemin depuis ces dernières années», le vocabulaire polyamoureux reste «pauvre pour désigner les choses». Ce qui lui impose de prendre «des tournures de communication extrêmement compliquées» : «Par exemple si je dois parler de ma façon de vivre le polyamour j'ai l'impression que je dois en parler pendant une demi-heure avant que les gens comprennent.» Lilou, elle, n'utilise «jamais» le mot métamour car «de toute façon personne sait ce que ça veut dire».

Ainsi, la «mise en mot» du vécu polyamoureux semble être aujourd'hui davantage au bénéfice de ceux qui le vivent. Pour autant, cette incompréhension pourra finir par s'estomper graduellement à mesure que sa diffusion se fera auprès des individus. Selon les mots de Lévesque (2019), «l'élaboration d'un cadre commun d'appartenance et de référence permettra ainsi de favoriser leur reconnaissance sur le plan sociétal, minimisant ainsi les risques de stigmatisation relatifs à la revendication d'une identité relationnelle minoritaire». Il est d'ailleurs, pour Océane, assez frappant de constater que les générations les plus jeunes utilisent et ont accès beaucoup plus facilement à ce nouveau langage, construisant et revendiquant un vécu de façon bien plus précoce qu'elle :

Océane: «C'est intéressant parce que j'ai deux petites soeurs et j'en est une qui a quinze ans d'écart avec moi -et qui maintenant du coup à 15 ans- et qui lesbienne agenre, qui utilise des prénoms féminins et des pronoms neutres et a un rapport d'intelligence à la complexité de ses

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ressentis que j'aurais vraiment aimé voir comme une possibilité quoi. Quinze ans ça fait une énorme différence culturellement sur ce qu'il s'est passé et sur ce qui est devenu acceptable et possible.»

Polyamour et intersectionnalité

L'intimité au sein des relations amoureuses sous-tend encore aujourd'hui la coexistence d'inégalités et de rapports de domination structurellement déterminés (classe, race, identité de genre, orientation sexuelle, etc.) (Jamieson, 1999). La volonté de s'orienter vers une «relation pure»20, telle que conceptualisée par Giddens, se fait toutefois en négligeant les rapports de domination qui transcendent l'individu et le contraignent dans sa liberté de décision (Belleau, 2012). La non prise en compte de ces discriminations se retrouve également dans la construction des relations polyamoureuses, ce qui amènent à reconsidérer ces relations en termes de privilège et d'intersectionnalité :

Léna : «T'as beau penser qu'entre polyamoureux ça va le faire parce qu'on est poly, y'a toujours ces problématiques de privilège en fait. Typiquement dans mes cafés poly j'ai des personnes qui sont des hommes cis et des femmes cis, et quand au milieu y'a des personnes queer qui arrivent, ou des personnes neuroatypiques, il faut faire attention quoi. Les personnes sont pas forcément déconstruites là-dessus en fait. C'est pas parce que t'es déconstruit sur un sujet que t'es déconstruit sur tous les sujets.»

Ainsi, nous observerons au sein de cette partie les différentes manières dont peut se vivre le polyamour en fonction de ces identités. Bien que l'étude de l'intersectionnalité au sein du polyamour ne soit pas le sujet de ce mémoire (et qu'il pourrait faire à lui tout seul l'objet d'une étude approfondie), l'existence de ces différents rapports de domination s'ancre profondément dans les parcours de vie des personnes polyamoureuses et structure le discours des différents enquêtés.

Ainsi, à la question «pensez-vous que le polyamour se vit différemment selon le genre ?» Camille répondit :

Camille : «D'une façon triviale oui, parce que toutes les relations romantiques forcément se vivent différemment selon le genre, parce qu'on n'est pas dans une société où le genre n'existe pas, donc on est tous élevés avec plein de choses liées au genre. Donc ce serait assez illusoire d'imaginer que être une femme, être un homme ou même être une personne agenrée ou non binaire c'est la même chose.»

20 Une «relation pure» est une relation dans laquelle les critères externes se sont dissous : la relation n'existe que pour les récompenses qu'elle peut apporter. Dans le cadre de la relation pure, la confiance ne peut être mobilisée que par un processus de divulgation mutuelle. (Giddens, 1991)

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Certains aspects des relations amoureuses se vivent différemment en fonction du genre. Pour Léna, la charge mentale semble se partager inéquitablement dans ses relations en fonction de ses partenaires féminins ou masculins : «typiquement si je te dis là que j'en ai ras le cul de relationner avec des hommes, c'est qu'en fait j'en ai ras le cul de faire le boulot émotionnel de la relation en fait». Iel dénonce également les relations qu'iel a pu avoir avec des hommes hétérosexuels lors de ses premières expériences polyamoureuses :

Léna : «J'ai commencé à coucher avec mes potes, et comme j'ai eu une éducation hétéronormée c'est beaucoup plus facile de sortir avec mes copains hommes. Donc ça c'est cassé la gueule comme pas possible parce c'était franchement nul et que j'étais vu en général comme la super pote avec qui tu baises et du coup ben c'était pas OK parce que j'avais des sentiments avec ces personnes là donc ça m'a fait du mal.»

Des «patterns» de jalousie semblent aussi, pour Roxane, se retrouver chez ses trois partenaires masculins: «le fait que je couche avec des femmes ça les dérange absolument pas, le fait que je couche avec des hommes ça les titille...». Agathe dénonce également le «slutshaming» qui peut être présent lorsqu'une femme polyamoureuse «revendique» le fait d'avoir des relations : «Là où les gars vont plus pouvoir passer pour des champions s'ils pêchos, ben les nanas c'est des salopes évidemment». Pour Alex, il est certain que «les mecs ont pas les mêmes trucs à déconstruire que les meufs». Les façons «d'aimer» et «d'exprimer de l'amour» diffèrent en fonction des «genres assignés» et de «l'éducation stéréotypée et genrée féminine et masculine».

Alex : «Du coup le complexe de dominant/dominé il n'est pas le même, le contexte d'expression/non-expression il n'est pas le même, et il y a vraiment un truc pour moi très marqué car les mecs ont pas les mêmes trucs à déconstruire que les meufs. Ça se voit dans la vie de tous les jours et du coup pour le polyamour c'est pas forcément les mêmes référentiels de trucs à explorer et à travailler.»

Invisibilisation et privilège

L'étude de la non-monogamie consensuelle est un domaine relativement récent. Aujourd'hui encore, selon Noël (2006) une grande majorité des écrits basent leurs analyses sur l'étude d'un «certain type» de polyamoureux (blancs, issus de la classe moyenne, ayant fait des études supérieures, cisgenres, neurotypiques). Toujours selon l'auteure, «cette tendance à ne pas prendre en compte ces privilèges culturels fait probablement du polyamour un choix plus réalisable pour certains que pour d'autres». Cela conduit à fractionner le parcours de vie polyamoureux en invisibilisant certains types de vécu, mais aussi à empêcher une connexion et une collaboration significative avec d'autres personnes ayant un intérêt commun :

Océane: «Les ressources sur le polyamour sont souvent très hétérocentrées et cisgenres. Ces ressources ne sont pas mauvaises, mais leur utilité est limitée. [...] Parce qu'en termes de

ressources, en termes de dépendance économique mutuelle, en termes de dépendance interpersonnelle, le registre est complètement différent en fait.»

Pour Océane, femme trans, bisexuelle et neuroatypique, il est très difficile de s'y «retrouver» lorsqu'elle «essaye de lire des bouquins sur le polyamour» : «ça parle beaucoup de couples monogames qui s'ouvrent, et j'ai pas du tout cette expérience là». Les façons et les raisons de relationner vont être totalement différentes également, une des raisons pour lesquelles Océane a choisi le polyamour étant liée à la volonté de «se sentir beaucoup plus en sécurité dans [ses] relations avec des hommes», ou de construire des relations sécurisantes, détachées des mécanismes de codépendance et d'exclusivité.

Les communautés asexuelles ou aromantiques sont aussi en dehors de l'équation, alors que pour Océane ce sont des communautés dans lesquelles le polyamour est un thème très important, «entre autres parce que tu peux avoir un ou une partenaire qui n'est pas sexuel et qui a envie d'avoir des partenaires pour vivre sa sexualité». D'un point de vue inverse, les représentations médiatiques du polyamour dépeignent généralement son concept en termes d'intimité sexuelle et/ou romantique, ce qui exclue les personnes s'identifiant comme aromantiques ou asexuelles cherchant des «attachements interpersonnels ou sécurisés à travers des formes d'intimité émotionnelle plutôt que romantiques ou érotiques» (Ansara, 2020).

Pour Agathe aussi, le polyamour se pense et s'expérimente différemment selon la «transidentité et la cisidentité», et selon la «neuroatypie» et la «neurotypie». Pour elle, le fait d'avoir toujours «pensé différemment des gens autour de toi» rend peut-être «plus facile» le fait de «pouvoir remettre en question les questions de société» :

Agathe: «Dans mon cercle de poly y'a énormément de gens neuroatypiques. [...] je connais plusieurs personnes sur le spectre autistique qui se disent non binaires ou agenrées et aussi qui sont poly parce que justement ils gèrent leur relation de façon beaucoup plus en phase avec leurs troubles.»

Ainsi, il sera intéressant dans les futures études de s'intéresser davantage à l'intersectionnalité au sein du polyamour; en posant les bases d'une réflexion sur les rapports de domination et d'oppression systémique présents au sein des relations polyamoureuses. La visibilisation de ces vécus permettra d'inscrire le polyamour dans une perspective globale de mutation relationnelle, et non plus comme un privilège de classe, réservé à une frange très réduite de la population (Noël, 2006).

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Le coming out

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C'est un fait, les communautés polyamoureuses sont stigmatisées (Sheff, 2005) et évoluer en temps que polyamoureux entraîne des réactions plus ou moins virulentes de la part des proches. C'est d'ailleurs une des difficultés à laquelle a pu pallier l'usage des sites de rencontre et les réunions types «cafés poly» : rencontrer et discuter avec des personnes polyamoureuses dans un cadre anonymisé et distancié permet de rassurer et de mettre en confiance. Mais lorsque la divulgation de son identité, le «coming out», se fait auprès de ses proches, les réactions peuvent-être très diverses, pour le meilleur et pour le pire.

Pour plusieurs enquêtés par exemple, parler de son polyamour à ses proches a été plutôt bien accepté. Benjamin n'a «jamais eu de rejet» en en parlant autour de lui, Antoine aussi «n'a pas eu trop de problèmes à leur expliquer» - « Je pense que ma mère elle est un brin hippie sur les bords !» - malgré le fait qu'ils ne soient «pas si proches» : «Quand je découvre un truc j'ai besoin d'en parler à tout le monde !». Pour Lilou aussi, l'annonce d'être en trouple polyamoureux a été «vraiment super simple» pour ses «potes». Cela engendra même des «discussions sur le polyamour» très «bienveillantes» avec «plein de gens», même si parfois «un peu malhabiles» avec «un peu d'incompréhension». Pour Nicolas, l'annonce de son polyamour fut très bien acceptée par sa mère, mais un peu plus «délicat» avec son père: «ça a été pris à moitié sur la blague du genre «ah elle te dit ça mais c'est pour te quitter dans pas longtemps !». En ce qui concerne Camille, le coming out a aussi été très facile «dans le sens où pour [son] père ce n'était pas le premier». Ayant déjà fait son coming out bi, trans et même végan auparavant, «il a déterminé que bon je serai pas dans la norme et que finalement j'étais heureux comme ça». Faire plusieurs coming out est quelque chose d'assez fréquent, la plupart des enquêtés étant également bisexuels et/ou pansexuels et/ou trans et/ou non binaire. C'est d'ailleurs le vécu de Alex, qui fit trois coming out -non binaire, pansexuel et polyamoureux-en même temps :

Alex : «Je pense que le premier truc que je leur ai dit c'est que j'étais non binaire, et que je préfère qu'on me genre au masculin. Ensuite je me dis que j'étais pansexuel et que c'était un peu lié à la nonbinarité car si je ne me ressens pas d'un genre en particulier, les attirances ne sont pas d'un genre particulier non plus. Ensuite je suis polyamoureux, parce qu'en plus que mes attirances ne soient pas spécifiques à un genre, elles ne sont pas spécifiques à une seule personne (rires). C'était un peu les trois trucs qui allaient ensemble pour moi, c'est une triade dans la perception du monde très présent très important pour moi.»

Faire son coming out peut avoir différents impacts sur la dynamique des relations vis-à-vis de ses proches. Pour Lilou par exemple, le coming out polyamoureux a changé sa position de «petite dernière» au sein de sa fratrie - «Je me suis retrouvée dans une position où c'était moi qui avais un peu des choses à leur partager que eux n'avaient pas vécu.» - mais a généré aussi des discussions «au sein de couples de [son] entourage» sur «ce dont ils avaient envie» :

Lilou : «Ils ont pris le temps de réfléchir à pourquoi ils avaient envie d'être monogame, ce que ça leur apportait. Donc ça a permis de discuter de choses qui étaient un peu implicites et dont personne ne se rendait compte parce que c'était pas discuté tout simplement.»

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Faire son coming out trans, bi et polyamoureux a permis pour Océane de créer de nouveaux liens avec sa famille :

Océane : les nouveaux liens

J'étais celle qui a introduit ça dans ma famille sous différents angles. Dans ma relation avec ma plus jeune petite soeur parce que toutes les deux on parle de diversité de genres et d'expériences non hétérosexuelles comme étant notre normalité. Mais par exemple de plus en plus comprendre des choses sur mon expérience des troubles psy, je finis par comprendre des choses que ma mère n'avait jamais comprise sur elle-même. Et j'ai fini par réaliser qu'en fait je peux avoir une relation d'intimité et de compréhension mutuelle avec ma mère sur ça. Réparer des choses pour moi et réparer des choses pour elles, ou au moins être là à côté d'elle quand elle apprend des choses pour elle. Et c'est vachement intéressant en fait. Et ça pour moi ça intervient après dix ans de thérapie et pour ma mère quelque chose comme 25 ans de thérapie. J'ai vu des vulnérabilités émerger quand j'ai commencé à faire mon coming out dans ma famille. En particulier mon père, j'ai vu des trucs de vulnérabilité super intenses et je me suis dit «OK. Là il y a un rapport au genre qui est super fragile et compliqué». Je suis très triste qu'il soit pas capable de le travailler, qu'il ait pas les ressources, qu'il ait vécu telle et telle chose dans son milieu familial qui faisaient que c'était tellement pas une option de commencer à envisager certaines choses. Ça me rend très triste, mais en même temps je sais qu'il y a un type de lien qui ne peut pas être proprement parlé, nommé, partagé, mais il existe.

Parler de son orientation relationnelle à ses proches n'a pas pour autant été facile pour tous les enquêtés, pouvant être très bien accepté chez les uns, mais source de confrontation chez les autres :

Lilou : «Par contre c'était compliqué pour ma maman. Y'a eu vraiment beaucoup de trucs très durs, on se parle un petit peu maintenant, mais pas beaucoup. [...] Mais c'est hyper dur pour elle, ça a été super dur pour moi, on n'a pas parlé pendant deux mois. Elle m'a vraiment dit des choses très dures, c'était beaucoup sur la bisexualité parce que pour elle la bisexualité c'est pas possible.»

La confrontation de son mode de vie à ses proches a été également difficile pour Soan, qui «n'ose plus en parler» avec un de ses «amis les plus proches» suite à sa réaction: «il m'a fait «ah ouais ok... bon bah chacun sa vie hein...». Les réactions à l'annonce de l'ouverture du couple ont été difficiles pour sa conjointe aussi :

Soan : «Elle avait commencé à en parler à sa meilleure amie, et là ouais c'était chaud quoi. Elle s'est sentie ultra jugée et sa pote lui disait «ouais Soan le pauvre quand même !» [...]. Et franchement ça m'a fait de la peine, ça m'a fait chier pour elle.»

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Selon la psychologue Meg Barker (2005), plusieurs phénomènes peuvent expliquer ce rejet, notamment la remise en question des catégories «ami» et «amant» qui, si elles sont bien définies en situation monoamoureuse, sont brouillées par l'arrivée du polyamour. Les normes pesant sur l'infidélité et les normes définissant la binarité «mâle/femelle» et «homo/hétéro» sont aux racines de l'obligation de la monogamie exclusive hétérosexuelle. Selon une enquête de Table (2017), le polyamour serait davantage stigmatisé que l'infidélité, du fait que la notion d'infidélité sous-entend une volonté d'adhérer à la monogamie. Le seul langage possible à utiliser serait donc binaire : monogame ou infidèle. Et alors que la vision de l'infidélité comme forme de non-monogamie (non consensuelle) est possible au sein de l'Occident, le polyamour, lui, ne l'est pas (Ritchie, Barker, 2006).

Cette difficulté à s'exposer fut également présente lors des entretiens, le fait que les entretiens soient anonymisés et non filmés a pu singulièrement rassurer (pour Soan notamment) : il y a une peur de l'exposition et des conséquences de cette exposition (auprès de ses proches, ses amis, ses collègues de travail). Les personnes polyamoureuses doivent donc jongler entre l'envie de parler et le besoin de se protéger des éventuelles conséquences de leur parole. Pour Roxane par exemple, l'idée de faire son coming out «a longuement mûri» dans le sens où elle a attendu d'être «sûr [d'elle]» et d'être «vraiment certaine et stable» : «en sondant le terrain avec ma mère je me suis dis qu'il y a pas de raisons que ça se passe mal quoi». Alex n'avait lui «aucune envie de faire ça» mais le «besoin de [s'exprimer] et de rendre ça visible» a pris le dessus. D'où l'utilisation de l'écriture et de la lettre comme média, afin d'éviter une «confrontation physique et orale» :

Alex : «Je leur ai écrit une lettre [...] qu'ils ont reçu très rapidement juste avant Noël. C'était

le premier Noël ou je ne voyais ni mes frères, ni mes parents, je suis loin de chez moi, j'ai plus de maison, et je viens de faire mon coming out à mes parents... wouhou ! C'était une période compliquée émotionnellement pour moi, mais j'avais vraiment besoin de leur exprimer et de mettre ça au clair.»

Ce jeu d'équilibriste trouve parfois sa finalité dans le fait de préférer cacher son mode de vie polyamoureux plutôt que de prendre le risque d'être rejeté.

Le besoin de se cacher

Selon Anapol (2010), la situation de vie des personnes polyamoureuses est caractérisée par l'invisibilité, le risque de discrimination et l'exclusion de toute protection juridique de leurs relations et de leurs familles (Carlström, 2019). La crainte de poursuites judiciaires, le harcèlement et la stigmatisation sociale de la part de la famille, des amis et des proches, font qu'une majorité des familles polyamoureuses préfèrent dissimuler leur structure familiale (Pallotta-Chiarolli, 2010). En outre, l'ignorance de l'existence des relations non exclusives

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dans le monde professionnel (écoles, soins de santé, services sociaux) précarise d'autant plus ces communautés (Carlström, 2019).

Cette crainte de la discrimination et de l'exclusion se retrouve aussi dans le discours des enquêtés à travers leurs difficultés à parler de leur situation polyamoureuse, voir, de leur ferme résolution à la dissimuler :

Agathe : «Ma famille ils le savent pas du tout parce que je viens aussi d'une famille assez assez tradi. Enfin mes parents ça va, mais par exemple du côté de mon père ce sont des catholiques traditionalistes. Disons que j'ai toujours dit que si je voulais me faire déshériter je parle de ma vie actuelle. [...] Peut-être qu'à terme j'en parlerai, mais pour l'instant disons que c'est vraiment pas le but. Parce que c'est très compliqué de devoir expliquer à mes parents.»

Le fait qu'Agathe ne se sente «pas du tout capable» de faire son coming out est très fortement lié aussi à cette «peur du jugement» et cette «anticipation» qui rend difficile le fait de parler de son mode de vie polyamoureux «en dehors du cercle poly [qu'elle s'est] créée". Jérémy lui n'a pas eu encore l'occasion d'en parler avec ses parents du fait d'une difficulté à communiquer :

Jérémy : «Mes parents ne sont pas au courant, mais c'est juste que l'on n'a pas une relation où on parle avec mes parents. Ils ont du mal à communiquer et du coup moi aussi, et du coup c'est assez rare qu'on se dise des choses personnelles. J'aimerais bien qu'ils soient au courant mais pour l'instant c'est jamais venu.»

Soan, lui, décida de ne pas parler de son mode de vie polyamoureux à sa fille, même s'il pense qu'elle «doit le sentir quand même quelque part». La prudence est également de mise dans le monde professionnel pour Nicolas : «Pendant longtemps j'ai eu tendance à faire un peu trop confiance aux gens et maintenant je le fais moins même si c'est cordial». Camille prit aussi la décision d'y aller «petit à petit» dans son travail, notamment du fait qu'il n'ait «toujours pas de poste permanent», ce qui le rend «assez précaire».

Plus que sa propre protection, la discrétion sur son identité polyamoureuse se fait aussi pour protéger l'autre. Léna par exemple, ne parle pas de son polyamour chez iel :

Léna : «En fait on est dans un village de 200 habitants, et autant je m'en foutrais de ce que

peuvent dire les gens, autant il y a quand même Elie qui est scolarisée ici et du coup j'ai pas envie que ça lui retombe dessus. Du coup je le cache pas non plus, mais je le divulgue pas quand même.»

Lilou se garde également d'en parler au travail par crainte des répercussions que pourrait avoir cette nouvelle sur ces deux partenaires étant donné qu'ils ne sont «pas si loin dans [leur] domaine de travail». D'autres fois encore, c'est à la demande de l'autre que la personne va cacher son mode de vie. Léna par exemple, ne parle pas de sa situation aux parents de son

mari, ce qu'iel trouve «un peu problématique» car «ça ne [lui] plaît pas trop d'être obligé de mentir», mais d'un autre côté iel juge qu'il ne serait pas acceptable de «lui imposer de faire un coming out».

Une des raisons avancées pour choisir de ne pas parler de son polyamour à son entourage relève du conflit générationnel :

Agathe : «C'est un peu l'expression du «on n'apprend pas au vieux singe à faire des grimaces». Je ne me verrai pas changer politiquement et socialement mes parents alors qu'ils ont passé plus de 50 ans à croire aux valeurs du mariage et de la famille.»

L'apparition et la revendication du polyamour étant relativement récente dans nos sociétés occidentales, certains enquêtés, comme Antoine, préférèrent ne pas «faire s'effondrer [le] petit château de cartes» des personnes plus âgées. Lilou, elle, profite du «flou» engendré par sa situation pour ne pas faire de coming out :

Lilou : «Dans ma famille, je me suis arrêtée à un certain cercle de proches. Et donc notamment mes grands-parents, je ne leur en parle pas. Là elle commence tout juste à accepter que je suis végétarienne, et ça m'a pris un an ! C'est vraiment une autre génération.»

Décider de ne pas faire son coming out n'est pas un choix facile car il revient à mentir (par omission ou non) à une partie de ses proches pour sa propre sécurité. Agathe trouve «ridicule» le fait que l'utilisation de certains termes, volontairement flou comme «c'est mon pote» épargne «tellement de problèmes de vie». Pour Antoine, cela revient aussi à devoir travestir ses comportements en fonction de la présence de certaines personnes : «on s'est baladé tous les trois pendant peut-être une ou deux heures et moi je pouvais pas trop la prendre dans mes bras. C'est un peu frustrant». Camille lui, ressent de la frustration de ne pas pouvoir assumer ouvertement son polyamour :

Camille : «Des fois c'est un peu tendu. [...] Donc ça je le fais mais je ne suis pas à un stade dans ma vie où je suis capable d'assumer plus que ça. Ça me fait chier, des fois je me dis que j'aimerais bien être la personne qui dit «ben voilà c'est comme ça j'en ai rien à foutre», qui est tellement sûr de lui, tellement en confiance dans le fait que c'est ok d'assumer ça socialement, que tout le monde est obligé d'aller avec. J'aimerais bien, mais j'y suis pas. Donc j'espère qu'un jour j'y serai.»

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E. L'intentionnalité du parcours de vie polyamoureux

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La cohésion avec soi-même

Si le polyamour soutient un ensemble de normes et de règles (principalement tournées justement vers une absence de «règles strictes»), il répond à des valeurs primordiales hautement valorisées au cours des entretiens : la cohésion avec soi-même et la quête de la liberté.

Benjamin : «J'ai vécu en essayant d'être en adéquation avec mes principes. [...] moi j'ai vécu comme je pensais que c'était bien de vivre, c'est-à-dire en étant sincère en ne se réfrénant pas sur ses pulsions en me disant «ah mais là je sens que je ressens quelque chose pour cette personne mais ça peut pas exister je suis déjà en couple c'est pas possible». Donc j'ai vécu ça en étant sincère, et les gens appellent ça polyamour.»

Le type d'amour traditionnel «romantique» tel qu'il peut-être théorisé dans nos sociétés actuelles (monogame, exclusif, hétéro) ne suffit plus aujourd'hui à représenter la pluralité des formes d'intimité relationnelle et amoureuse vécues concrètement par les individus (Lévesque, 2019). Selon Luhmann (1990) la vision d'un amour romantique et ascétique ne saurait être combinée avec une «tolérance croissante envers les relations sexuelles prémaritales et le nivellement considérable des différences de rôles entre les sexes». Les nouvelles attentes des partenaires sont hautement individualisées et moins propices au consensus (Giddens, 2004), faisant de «l'amour» non plus un sentiment, mais un médium ayant pour «tâche spécifique» de «permettre de cultiver et de favoriser le traitement communicationnel de l'individualité (Luhman, 1990).

La libération et l'émancipation des moeurs face aux contraintes de la tradition donnent la possibilité aux individus de négocier leurs différents désirs, de poser leurs besoins et d'exprimer leurs intérêts propres, tout en ayant cette volonté d'agir en permanence en accord avec sa morale et ses principes (Lévesque, 2019). Loin d'être un frein à leur liberté, Soan considère ces réflexions comme étant un moyen de parvenir à cette dernière. Le polyamour n'est donc pas une fin, mais un moyen de parvenir à cette cohésion, et serait alors à considérer avant tout comme étant l'application de cette quête de liberté à la sphère intime et amoureuse :

Soan : «Et donc ce dont je te parlais, c'est la quête de la liberté, et de qui tu es. Et donc au

milieu de tout ça il y a une réflexion c'est « qui tu es » et « qui se permet de décider à ta place », et c'est valable pour toi: tu n'appartiens à personne et personne ne t'appartient. Et donc c'est là où ça rejoint l'idée du polyamour, c'est que si c'est valable dans tes choix de vie, c'est valable aussi dans ta vie amoureuse dans ta vie amicale, dans les personnes avec qui t'es en partenariat pour travailler. Et donc y'a cette quête de soi.»

Cette volonté d'affirmer ses besoins et ses désirs caractérisant les relations polyamoureuses se retrouve également dans les valeurs et combats féministes. Pour Léna, «tout a été joué au moment où on a vraiment voulu me remettre à une place». Sa non-exclusivité et son féminisme sont nés alors qu'iel cherchait à se libérer de sa condition de «mère» :

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Léna : «Mon féminisme il est né -même s'il était sous-jacent depuis très longtemps- quand je suis devenue mère et quand en fait on a voulu mettre très fort ma fille dans une case, et moi on a voulu très fort me mettre dans une case de «femme de» et de «mère de»[...]. J'ai vraiment revendiqué mon féminisme, et c'est pas un hasard si c'est là où j'ai ouvert mon couple ! Y'a tout qui a joué au moment où on a vraiment voulu me remettre à une place ouais.»

Pour Roxane, le choix du polyamour s'est précisément fait pour qu'on ne lui «impose pas un choix qui ne serait pas sain pour [elle]». La déconstruction progressive des «repères» qu'elle avait construit «sur les relations amoureuses et en général» lui ont appris à «savoir dire non» et à se «placer toujours en priorité, tant que c'est dans le respect des autres». Ce jonglage entre «ce besoin de liberté» et «l'amour éprouvé pour [son] copain» ressemble pour Agathe à un «jeu d'équilibriste». En plaçant constamment une «distinction entre «[eux]» en temps qu'individus et [leur] relation», elle critique «ce que beaucoup de gens font quand ils se mettent en couple», à savoir devenir «un espèce de symbiote de deux personnes» : «C'est vraiment pas du tout une vision que j'aime parce que j'ai trop d'affects pour mon individualité et ma liberté.»

Cet impératif de ne pas «chosifier» autrui se combine ainsi avec «la subordination du relationnel par l'individuel» (Lévesque, 2019). Les liens affectifs et amoureux se construisent en congruence avec ce besoin d'autonomie, jugé nécessaire à la conduite d'une relation épanouissante et sécurisante. Un des points important pouvant souligner ce fait est la volonté pour la plupart des enquêtés de disposer de leur propre espace et de leur territoire propre, à travers la garde de leur appartement :

Roxane : «Ouais pour l'instant j'ai mon appartement, c'est vraiment quelque chose qui est important pour moi d'avoir mon espace et ma liberté. [...] Ça, c'est quelque chose dont on discute avec plusieurs de mes partenaires; de l'éventualité d'emménager ensemble. Mais pour le moment c'est pas quelque chose que je souhaite, je suis trop bien toute seule chez moi et c'est un peu mon cocon pour recharger mes batteries donc c'est vraiment super important que j'aie cet espace.»

Pour Roxane, le fait d'avoir son propre espace est quelque chose qu'elle «voulait depuis toujours», mais qu'elle s'était toujours refusée avec ses précédentes relations, ce qui ne la rendait ni «heureuse» ni «épanouie». Pour Lilou aussi, le fait «d'habiter en couple» a été «un truc plutôt compliqué» dans sa dernière relation. C'est pourquoi sa volonté première aujourd'hui est d'emménager avec ses partenaires, tout en faisant en sorte «que chacun garde sa chambre» : «Après moi je me ferme pas la porte, si jamais je me rends compte qu'en fait j'ai pas envie d'habiter ensemble». Pour Nicolas, le fait de vouloir «garder deux domiciles» est aussi antérieur à son polyamour. Cette séparation physique était pour lui «une étape» pour éviter que «ça se fusionne trop» et qu'il y ait «trop de tensions pour des petites choses» ce qui donnerait «moins de liberté».

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Selon les mots de Lévesque (2019) «l'insécurité dont est porteuse la relation - particulièrement lorsqu'elle débute - qui dépend maintenant uniquement de ressources purement individuelles est toutefois largement compensée par la promesse d'intimité et de démocratisation de la vie personnelle qu'elle laisse anticiper». Cette libération sexuelle, relationnelle et émotionnelle s'observe à travers le sentiment de complétude décrit par les enquêtés dans ce que le polyamour permet de réaliser :

Océane : «Le fait que tout ça existe dans un système de non-exclusivité et bien moi ça me donne l'impression d'arriver à faire sens de mon expérience en fait. Un exemple, ce serait qu'il y a des relations d'amitié et des relations amoureuses dans lesquelles je ne peux parler que de certains aspects de mes passions en littératures, et d'autres avec lesquelles je ne peux parler que de certains autres aspects de ma passion en littérature. Et j'ai l'impression que si j'avais pas ces différentes relations-là je serais coupée avec quelque chose qui existe en moi. J'ai même l'impression que j'oublierais que ça fait partie de moi en fait.»

Pour Alex, le polyamour lui permet de ressentir «encore plus de liberté pour aimer mes amis de la manière la plus complète et amoureuse possible» :

Alex: «Il y a des amis que j'aime comme des frères et soeurs et pour qui j'ai un amour qui est vraiment très codifié comme «familiale». Il y a des amis que j'aime avec une pointe d'érotisme. Il y a des amours romantiques que j'ai qui sont absolument platoniques et où il n'y a absolument aucune tension sexuelle. Et pour moi le polyamour il permet aussi ça, il permet aussi de chercher à ressentir différents plein de formes et plein de manières d'aimer.»

Cette quête de la liberté et de la cohésion avec soi-même demande un double effort, car cette réflexion doit nécessairement se faire entre tous les membres du couple. Remettre en question ses normes et ses valeurs est un processus nécessaire pour s'affirmer en temps que personne, mais aussi pour affirmer la légitimité et l'intégrité de son couple :

Soan : «Avec l'histoire d'ex là c'est pas passé loin. Parce que cette espèce de déni par rapport aux responsabilités qu'elle avait assumé ben je me disais qu'elle avait pas maturé le truc. Prôner «ouais la liberté la liberté !» c'est bien, mais la liberté elle a quand même un prix.»

La souveraineté nouvelle ne rend donc pas l'individu libre de faire ce qu'il veut. La notion de destin collectif pourrait avoir à priori un caractère paradoxal à la réalisation de soi, à la mise en scène de soi (Beck, 1998). Ainsi, le couple polyamoureux ne s'est pas «défait» des institutions : il le serait juste autrement. (Cavalli, 2007).

Pas d'étiquette ! Le polyamour en soi et pour soi

Être polyamoureux ne signifie pas nécessairement s'en revendiquer. Si les entretiens effectués se sont fait auprès de personnes ayant une certaine connaissance du concept, il ressort

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néanmoins une certaine distance prise par rapport à «l'étiquette polyamoureuse» pour certains enquêtés. Derrière cette distance, il y a aussi le désir de ne pas s'enfermer derrière une définition. Le fait de s'être construit sans avoir de référence polyamoureuse peut également rendre peu enclins à se donner cette étiquette :

Benjamin : «Non y'a pas eu... enfin, y'a des origines à tout, mais j'ai commencé des relations multiples sans vraiment poser des mots dessus en fait. Sans vraiment me dire «ah bah c'est du polyamour» ou quoi que ce soit. [...] D'ailleurs je me définis pas spécialement comme poly personnellement, je dis pas aux gens que je suis polyamoureux je suis... rien de spécial en fait, «normal» finalement. Et du coup c'est venu naturellement on va dire.»

Pour Jérémy, le fait que le polyamour soit «défini différemment par beaucoup de personnes» fait qu'il ne tient «pas spécialement» à cette étiquette, même s'il reconnaît l'existence «de facto» de ce «statut», étant donné qu'il est «dans une relation où il y a plus de deux personnes». Pour ces enquêtés, il n'y aurait donc pas réellement de polyamour «en soi». Cette orientation relationnelle étant issue d'une conception très individualiste de son parcours de vie fait que la volonté de s'affranchir des normes qu'ils jugent obsolètes ou inutiles symbolise à elle seule ce désir d'individualité. Ainsi, le polyamour s'inscrirait dans nos sociétés occidentales modernes de part les réponses qu'il apporte à une population en quête d'identité. Bien plus que n'être «que» l'idée d'avoir plusieurs partenaires simultanément, le polyamour semble embrasser des horizons et des définitions bien plus larges :

Soan : «Et c'est là que pour moi le terme polyamour est plus large que ça parce que poly c'est plusieurs si je me trompe pas, et c'est plusieurs amours au sens large. L'amour pour la vie, l'amour pour tes amis, l'amour pour ce que tu fais et ce que tu as envie de faire, c'est l'amour libéré en fait. C'est un terme plus puissant que couple libre.»

En ce sens, encadrer son discours derrière une étiquette polyamoureuse trop stricte reviendrait à se défaire de normes pour en suivre d'autres aveuglément. Ce qui nous amène à la deuxième critique prépondérante dans ces entretiens : la critique des étiquettes liées aux différentes formes de polyamour.

Dans les façons de vivre de polyamour, certaines personnes se définissent comme étant en situation de «hiérarchie relationnelle», soit comme son nom l'indique, de hiérarchiser les relations entre les partenaires, les classant soit en «relations principales», soit en «relations secondaires». À l'inverse, les polyamoureux en situation «d'anarchie relationnelle» se refusent à hiérarchiser leurs relations, préférant examiner ces dernières individuellement, au cas par cas. Dans ces entretiens, Agathe se ressent ouvertement «anarchiste relationnelle», car pour elle «ce n'est pas parce que j'ai une relation depuis dix ans avec quelqu'un que une personne va pas être importante dans ma vie non plus». Pour elle par exemple, «ses meilleurs potes» sont «aussi importants» que son «mec» :

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Agathe: «Mais même au-delà de ça je crée des relations et je vais pas dire «bon bah toi tu es secondaire, toi peut-être troisième, toi le quatrième». Genre vous poireautez au fond du tiroir parce que faut prendre un ticket comme chez le boucher.»

Léna, pour sa part, ne veut pas avoir à se mettre dans une case et préfère donc prioriser sans avoir à hiérarchiser ses relations, parlant plutôt de «contraintes» liées au fait qu'iel vit avec un de ses partenaires :

Léna : «Moi j'ai toujours dit «je veux pas qu'on soit prioritaire parce qu'on vie ensemble depuis 14 ans», je veux aussi pouvoir faire équipe avec des personnes qui rentrent dans ma vie aussi, qu'elles soient aussi importantes qu'elles soient prises en compte et qu'il n'y ait pas de hiérarchie, même si de fait je vis avec Raphaël donc on va avoir des priorités. [...] Tu seras pas secondaire, mais par contre je vis avec lui et ça veut dire que j'ai des contraintes.»

Cela suggère, comme l'ont affirmé Ritchie et Barker (2006) qu'il est difficile d'échapper complètement à la notion conventionnelle qu'une personne avec qui on est impliqué amoureusement et intimement sera, en fin de compte, plus importante que les autres. Ainsi, certaines expériences de l'anarchie relationnelle sont même critiquées pour leur «manque d'engagement». Lilou par exemple, ne s'est pas «reconnue» dans les expériences des anarchistes relationnelles :

Lilou : «C'est bien de faire ce qui te correspond, mais une relation, ça se construit quand même avec une autre personne. Donc je trouve que souvent ces réflexions qui sont pas trop présentes dans l'anarchie relationnelle.»

Pour autant, elle ne s'identifie pas non plus à la hiérarchie relationnelle du fait que son trouple laissa «chaque relation faire ce qu'elle voulait faire», en «équilibrant» les choses «au fur et à mesure». Pour elle, la hiérarchie était plus «de fait» étant donné que ses deux partenaires étaient déjà en couple auparavant, mais elle ne considère pas cela comme étant une réelle «hiérarchie relationnelle» dans le sens ou «il n'y a pas eu de problème» pour faire évoluer leur relation. Or, pour que la hiérarchie puisse se réaliser, il faut rigidifier certains aspects de la relation en rendant inamovibles certaines dynamiques.

L'existence même de ces étiquettes ne semble pas être du goût de tout le monde cependant. La plupart des enquêtés critiquent le fait que ces statuts polyamoureux reviennent à négliger la complexité des relations, en plaçant les individus dans des cases qui ne sont, au final, qu'une caricature de leur vécu. Pour Léna, qui se dit tendre vers l'anarchie relationnelle, cette étiquette est «un espèce d'idéal». Le fait de se «prôner» anarchiste relationnelle relève donc plus de l'utopie que de la réalité. Si pour iel il est important de pouvoir «en parler» et «savoir poser des mots», le fait de se «foutre des trucs là-dessus» ne sert à rien. Nicolas avance plus ou moins le même discours, car si le polyamour lui a fait «péter des dogmes», il est donc «complètement pété» de «fabriquer une alternative et de rajouter des dogmes par dessus».

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Plutôt que d'utiliser les étiquettes duales «polyamour anarchique» et «polyamour hiérarchique», Veaux et Rickert (2014) proposèrent de synthétiser les dynamiques polyamoureuses en les décomposant en quatre grands modèles partagés sur deux axes (voir annexe). Le premier axe aligne le modèle de «l'orientation communautaire» et celui de «l'agent libre» à ces extrémités. Le deuxième axe relie le polyamour «solo» au polyamour «entrelacé». Le premier axe se réfère au processus décisionnel sur le plan relationnel: «Alors que le poly communautaire oriente principalement sa conduite en regard de son impact sur le groupe compris dans son entièreté, l'agent libre valorise grandement l'autonomie personnelle, cette capacité à faire ses propres choix indépendamment de l'accord d'un tiers, mais aussi la responsabilisation relative aux conséquences de ses décisions qui sont individuellement assumées» (cf Lévesque, 2019). Le deuxième axe, lui, se réfère à la «forme relationnelle» : un polyamoureux «solo» s'identifiera par exemple comme étant seul, même en ayant plusieurs partenaires, et sera souvent enclin à habiter seul dans son propre lieu de résidence. (Lévesque, 2019).

Au-delà de cette illustration, force est de constater que pour beaucoup d'enquêtés, le polyamour gagne malgré tout à ne pas être résumé à ces simples étiquettes. Roxane préfère d'ailleurs définir «sa» vision du polyamour sans forcément la catégoriser, jugeant que le définition «varie beaucoup selon les personnes avec qui tu es». Pour Camille, cela reviendrait finalement à «calquer des choses de la monogamie sur des relations où c'est un peu à géométrie variable dans le polyamour». Il ajoute cependant qu'il existe bel et bien «des effets hiérarchiques qui se construisent» et souligne qu'il est «super important d'en parler» :

Camille : «Il y a eu une conversation explicite sur le fait que jusque là il y avait implicitement une hiérarchie dans notre relation qui n'était plus d'actualité et qui n'avait plus

de sens. Une hiérarchie qu'il fallait revoir et dont il fallait même faire spécifiquement attention pour qu'elle perdure pas parce qu'elle allait faire du mal sinon.»

Ainsi, il est important de reconnaître que ce n'est pas le statut qui détermine la qualité d'une relation au sein d'un polycule, mais plutôt la manière dont vont être traités et hiérarchisés les différents besoins d'attachement de tous ces membres. Selon Fern (2020), l'état de «polysécurité» ne peut être atteint que si les membres du polycule se situent dans un système de relations multipartenariales sécurisé et prenant en compte les différentes relations d'attachement.

Entre pratique et identité : regard rétrospectif sur son vécu

Le polyamour recouvre une multitude de significations et de sens variant selon les individus (Klesse, 2011). S'il semble être un comportement pour certains (Barker, 2005), il peut aussi être un style de vie et une identité, une orientation relationnelle, une position politique ou une

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philosophie relationnelle (Ansara, 2020). Pour Barker (2004), le terme «polyamour» confère aux individus une étiquette identitaire : il s'agit de quelque chose qu'on «est» plutôt que quelque chose qu'on «fait». Ce ressenti a été exprimé à de nombreuses reprises au cours des entretiens; pour Léna par exemple, le polyamour est quelque chose qu'iel a «toujours vécu» :

Léna : «Je suis pas devenu polyamoureux. Typiquement c'est quelque chose que j'ai toujours vécu, mais j'en avais pas conscience, car je savais pas que ça existait. J'ai toujours aimé plusieurs personnes en même temps.»

Faire l'expérience du polyamour sans avoir les moyens de le théoriser le mettait d'ailleurs dans une «espèce de trahison constante envers Raphaël», ce qui a été «très compliqué à gérer». Pour Roxane, la révélation du terme et du concept de polyamour - à travers la lecture de «La Salope Ethique» - a d'ailleurs été un choc:

Roxane : «C'était un peu un choc parce que les deux premières parties que j'ai lues résonnaient avec tout ce que je sentais, tout ce que je vivais depuis que j'ai commencé à avoir des relations amoureuses. Vraiment quelque chose qui était inhérent à moi. Et ça m'a fait un bien fou en fait, c'était vraiment comme un déclic de me dire que le polyamour c'est quelque chose qui existe alors que j'en avais jamais vraiment entendu parler. Et en fait c'est pas moi qui suis bizarre, il y a des gens qui sont comme moi.»

De la même manière que pour Léna, Roxane a elle aussi «ressenti plusieurs fois», au cours de ses relations amoureuses, le fait d'éprouver «des sentiments très forts pour quelqu'un» qu'elle devait «refouler parce que ça se fait pas». Pour Alex, la découverte du polyamour a aussi été une évidence. Il était «très contre-intuitif» pour lui de se dire «je vais aimer qu'une seule personne et me focaliser que sur elle» :

Alex : «Quand j'étais en troisième section de maternelle j'avais deux amoureux, deux ou trois même. Et y'avait vraiment cette liberté de « bah, je les aime tous ! Du coup pourquoi je dirais toi je t'aime et toi je n'ai pas droit de t'aimer ? ». C'était absolument naturel que j'en aime plusieurs et c'était absolument naturel pour eux car on n'avait pas encore intégré les codes de l'exclusivité dans nos façons d'aimer.»

À l'inverse, certains considèrent que le polyamour relève plus du choix et ne se définissent pas spécifiquement comme étant d'identité polyamoureuse. Pour Lilou, le polyamour n'a pas «remis en question» son identité, elle considère cela plus comme étant une «situation», «un truc auquel [elle a] réfléchi qui [lui] convient bien». Même si elle considère qu'aujourd'hui il serait plus simple pour elle d'avoir une «relation poly» qu'une «relation monogame», il s'agit avant tout d'une pratique choisie.

Pour Camille aussi, le polyamour relève d'une préférence de relation, même si elle peut être «forte et pour des raisons très élaborées». Il se sent de fait «un peu gêné» car si il considère sa bisexualité et sa transidentité comme «des faits de son identité clair». Pour lui le polyamour «n'est pas plus mon identité que si je vivais dans une ville et que c'était la ville dans laquelle

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je veux absolument vivre parce que c'est là que je me sens bien». Le fait que les gens vivent «la découverte du polyamour comme une révélation» et le fait d'en «parler à des gens comme un coming out LGBT»21 ne fait pas pour autant du polyamour une identité à part entière.

Il est aussi intéressant de noter que certains événements sont apparus comme révélateurs plusieurs années après en avoir fait l'expérience. Aborder le thème de l'enfance pour remettre en question des normes et valeurs aujourd'hui montre la dimension structurelle du couple monogame exclusif. Lorsque Soan parle de son expérience du désir retrouvé pour sa partenaire, cela lui a fait repenser à un témoignage avait entendu enfant, mais qu'il personnellement n'a expérimenté que bien plus tard :

Soan : «Et donc... des années après je me suis dis... quand même... y'a tellement de couples qui divorcent, y'a tellement de séparation, y'a un tel mal être entre l'idéalisation du couple et

le fait qu'il y ait des gens qui se trompent... y'a forcément un problème quelque part. Y'a un truc qui va pas.»

Identiquement, les premières réflexions sur la construction de la non-exclusivité se retrouvent aussi lorsque Camille revient sur la première relation amoureuse qu'il eut au lycée :

Camille : regard sur sa première relation lycéenne

Il ya un autre truc qu'il faut que je te dise sur ma relation au lycée, c'est que je suis bisexuel et en fait je pense que c'était déjà le cas dans ma première relation amoureuse; j'ai toujours durant cette période eu des relations amoureuses avec des hommes, et puis j'étais aussi amoureux de femmes. Mais en fait ça me posait pas trop de problèmes parce que j'avais pas trop réalisé que j'étais bi ou pas aussi clairement que ça, donc je me rendais pas trop compte quoi ou je pouvais me le cacher suffisamment. Et comme j'étais dans une relation hétéro bien cadrée en même temps ça me permettait de ne pas trop m'en rendre compte. Mais je pense que déjà à l'époque j'étais complètement capable d'être amoureux de plusieurs personnes en même temps et je le faisais systématiquement. Et je pense que ça s'organisait comme ça principalement parce qu'il y avait un gros tabou sur le fait de développer des sentiments amoureux pour un autre mec, mais pour une autre meuf c'était pas encore régulé.

21 Halpern (1999) nota d'ailleurs que les craintes concernant le polyamour peuvent être intériorisées d'une manière similaire à l'homophobie.

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La vision de l'avenir

La vision de l'avenir des polyamoureux est marquée par la déconstruction des deux piliers du couple traditionnel que sont le mariage et la parentalité. Cependant, déconstruction ne veut pas dire destruction, car ce qui marque le vécu polyamoureux est la volonté de se réapproprier et de faire évoluer les codes régissant les relations. D'un point de vue purement factuel, le parcours de vie de Léna s'ancre dans la plus pure tradition du couple : marié à 24 ans avec un enfant. Pour autant, l'intentionnalité et la forme de ces deux événements ont été totalement remodelées pour correspondre aux besoins et envies du couple :

Léna : «Je veux qu'on se marie et je change de nom pour vraiment arrêter d'être avec cette famille là, pour ne plus avoir le nom de mes parents. Et comme ça si jamais il m'arrive quoi que ce soit c'est toi qui prends en charge ça et pas mes parents. Du coup on a quand même ce schéma assez normatif de «on s'est marié à 24 ans», même si les raisons sont moins conventionnelles et que c'était pas du tout un mariage classique.»

Le polyamour serait pour Lévesque (2019) un concept plus «inclusif, séculier et égalitaire» dans le fait qu'il n'insinue pas nécessairement le mariage et qu'il reconnaît l'accès à de multiples partenaires. Pour ces partisans, l'existence du mariage traditionnel est à réinventer en faveur de construction et d'élaboration de communautés plus ouvertes. Le refus des rôles et de l'enfermement étant intrinsèquement liés aux aspirations individuelles contemporaines22 (de Singly, 2014). Ainsi, au mariage s'est succédé la volonté de bâtir sa propre communauté :

Océane: «Ouais ouais évidemment l'esprit communautaire et la vie collective c'est des trucs qui font parti de comment je pense mes relations c'est sûr. Mais j'ai l'impression que en fait dans le polyamour la majorité des gens avec qui j'ai relationné voulaient inventer une communauté. Mais ce sont pas les seuls, les queer parlent de la même chose, évidemment les sorcières elles sont toutes dans ce truc là aussi.»

En ce qui concerne les aspirations du trouple, Lilou, Jérémy et Camille ne désirent pas avoir d'enfant. Le mariage n'est également pas envisagé car il «instaurerait de facto une structure de plus dans une relation à trois, ce qui serait assez bizarre» (Jérémy). Camille et Jérémy étant pacsés (le pacs datant d'avant leur rencontre avec Lilou), ce dernier ne se ferme pas de porte quant à une potentielle reconnaissance juridique de leur situation polyamoureuse, ce qui pour l'instant n'est pas le cas en France :

Jérémy : «Si d'ici 30 ans il y a des pro activistes poly qui vont faire en sorte que le mariage à 3 soit autorisé. Mais s'il y avait n'importe quel statut juridique qui serait protecteur pour trois personnes au lieu de deux, ce serait très chouette. S'il y avait un mariage à 3 peut-être que se poserait la question d'ici 30 ans. S'il y avait un pacs à 3... pourquoi pas.»

22 Ce fait peut être aussi relié aux revendications du mouvement féministes : « les femmes ne veulent plus être définies d'abord en tant qu'épouses et mères» (De Singly, 2014).

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Pour Nicolas, à l'idéal du couple et de la paternité se succèdent le concubinage et la parentalité plurielle :

Nicolas: «Je crois que je suis ok avec le truc d'avoir son propre foyer et du coup de ne pas être en couple dedans. Après si le foyer est grand ben c'est un peu comme avoir des chambres séparées quoi. Ça pourrait être ok, avec plaisir même ! Même pour la paternité, même si bon là j'ai pas trop fait mes devoirs, mais la parentalité plurielle, être à plusieurs pour élever un gamin, ça c'est un truc où j'aimerais bien aller.»

Pour Neyrand (2002), les liens qui soutenaient le modèle de famille traditionnel tel que la formalise la «fiction juridique»23 sont défaits. Il s'observe aujourd'hui la «désimbrication conceptuelle entre la famille d'une part et l'organisation généalogique de la parenté d'autre part, deux sphères dotées d'une autonomie relative dont les relations réciproques ont changé.» (Ouellette, 2000, cf Neyrand, 2002). L'horizon polyamoureux semble s'ancrer dans cette évolution. L'augmentation du nombre de relations polyamoureuses exigera des changements importants qui demanderont à repenser aussi bien nos institutions sociales que nos coutumes. Cette évolution exigera de revoir la conception traditionnelle de la parentalité et de remodeler les frontières des relations entre adultes afin de déterminer les obligations et les privilèges qui devront s'appliquer (ou non) en vertu d'un cadre législatif, et de «définir leurs modalités d'application au sein d'une relation comptant plus de deux personnes» (Boyd, 2017).

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille