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Le patrimoine ouvrier: entre affirmation et oubli, enjeux d'une reconnaissance


par Agnès GHONIM
Université Sorbonne-Nouvelle - Paris III - Master Musées et Nouveaux Médias 2020
  

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Chapitre 2 - Cas Concrets

a- Les réhabilitations des lieux ouvriers

Préambule

Le patrimoine ouvrier se diffuse dans d'autres sphères patrimoniales où est même très présent. Comme nous l'avons vu auparavant, le patrimoine industriel porte le plus communément cette considération. S'attachant principalement à un type d'architecture, il est très intéressant de constater les différentes réhabilitations du bâti industriel. Quand il est protégé et sauvegardé, une dénaturalisation se fait presque automatiquement. Cela montre finalement que le bâtit est protégé mais que son contenu et presque son identité et son histoire ont disparu tant on en change sa fonction et sa destination. Le patrimoine ouvrier si l'on s'en tient à la pierre est sauvegardé mais ce qui fait sa spécificité et quelque part ce qui fait sa patrimonialisation a disparu. Un bâtiment de type industriel n'est finalement apprécié que pour ses qualités esthétiques, ce qui le coupe d'une part importante de ce qui fait sa portée. On relève plusieurs manières de les réhabiliter,

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Jean-Claude Daumas dans son ouvrage « La mémoire de l'industrie » en dénombre trois. Il distingue premièrement le bâtiment réhabilité dans le but d'y reconstruire une activité industrielle ( la question de la patrimonialisation devient alors plus compliquée à appréhender, car en activité), deuxièmement l a création de logement et troisièmement une réhabilitation dans le but d'un aménagement

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d'espaces de services et de loisirs . Les deuxième et troisième cas nous intéressent plus particulièrement car pouvant soulever le principe de patrimonialisation. Ces manières de réhabiliter peuvent aussi être appréciées sous un autre angle, du point de vue lucratif ou non. La question économique est d'autant plus importante qu'elle intervient avant même la manière dont va être réhabilité tels ou tels bâtiments. Nous constatons également les destructions

62 Jean-Claude Daumas, op.cit.

63 Ibid.

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comme faisant partie intégrante d'une certaine négation du patrimoine ouvrier, nous le développerons plus tard.

i- Réhabilitation lucrative (non touristique) : Station F, magasin

Uniqlo

Le principe de réhabilitation pourrait se constituer en fonction d'un avenir que l'on décidera lucratif ou non. Cela est primordiale car il conditionnera l'aspect et le contenu final du bâtiment. Pour s'en rendre compte on peut analyser l'utilisation faite de la mémoire attachée au lieu. Elle peut être complètement disparue et inexistante comme à la Station F à Paris, situé dans les anciennes Halles Freyssinet. Cette halle, attaché à la gare d'Austerlitz était un bâtiment ferroviaire, utilisé jusqu'à son rachat d'abord par la ville de Paris, puis par Xavier Niel, qui le renomme Station F. Ce lieu abrite aujourd'hui des start-ups et ne porte plus de trace de son activité passée. La mémoire qui lui est associée qui passe des conditions de travail des ouvriers du fret au service tardif de messageries y est complètement absent. La seule mise en valeur que l'on constate rentre dans une logique économique en étant nommé le plus grand incubateur de start up du monde. Cette réhabilitation, qui a suivi des logiques économiques, enlève l'origine et la fonction initiale du lieu. Menacé de destruction par la SNCF et la ville de Paris elle-même, cette réhabilitation est apparue comme la seule possibilité de sauvegarde pérenne.

Un autre exemple de réhabilitation d'un point de vue lucratif se trouve dans l'affirmation de la mémoire du lieu pouvant servir un intérêt marchand. Le magasin Uniqlo, situé au 39 rue des Franc-Bourgeois à Paris, est un exemple frappant de ce type de réhabilitation. Ce magasin a élu domicile dans ce qui fut la dernière usine de vêtement du Marais. On assiste là à une vision intéressante car les choix de l'architecte et de la marque ont voulu laisser ce qui faisait cette usine, à savoir une grande cheminé au centre, et à en garder les attributs : les machines y sont encore présentes. On assiste là à la mise en valeur architecturale de la

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spécificité d'une usine dans le but de promotion esthétique de l'enseigne. Une plaque est disposée à l'entrée du magasin qui rappelle le caractère singulier du bâtiment, elle n'est cependant pas du tout visible. Un problème se pose, les personnes entrant dans ce magasin ne cherche pas l'histoire du lieu : ils entrent dans un magasin, pas dans une ancienne usine. Cette méthode de présentation et de mise en valeur du lieu appelle l'idée d'une réhabilitation dans un but de consommation. Aussi, lors de ma première visite, sur la plaque était inscrite la présence des anciennes machines. Pour les trouver, il fallait encore faire preuve de patience. Elles étaient en fait reléguées en bas du bâtiment à l'écart du reste et visibles au travers de vitre. La conception de cet espace est telle que les machines ne sont pas visibles à moins d'être à deux mètres des vitres. Un jeu de lumière autours de cet endroit rend impossible leur visualisation que l'on pourrait dire « spontanée ». Un fois trouvé, les machines sont là, toutes au même endroit, presque parqué dans deux rectangles de quelques mètres carrés. Ce magasin Uniqlo nous apprend beaucoup quant à la mise en valeur d'une usine dans un but lucratif : ce qui peut être considéré comme esthétique, les pierres, la grande cheminée, les verrières sont mises en avant car valorisante, en revanche le sort réservé aux éléments relayant la fonction du travailleur sont cachés et surtout écartés spatialement du reste, au sous-sol du magasin Uniqlo. Nous pouvons tout de même nous demander pourquoi ne pas les avoir complètement enlevés ? Il est probable que la mise en valeur sert des intérêts de communication, puisque dans

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un article du Monde en date du 3 décembre 2013, le journaliste explique même : « Ouverture prévue en avril 2014. Sur place, le géant japonais de l'habillement prend soin de garder bien visibles les traces du passé. « On ne touche surtout pas à l'atmosphère de ce lieu, confirme-t-on chez Uniqlo. C'est ce

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qui nous a attirés ici ! » »

L'enveloppe de l'usine est encore visible, on peut tout de même douter d'une protection de ce bâtiment dû seulement à ce qui s'en dégage. Le fait est que son

64 Denis Cosnard, Uniqlo transforme la dernière usine du Marais en temple du vêtement, Le Monde, 3 décembre 2013

65 Ibid.

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implantation en plein centre du Marais génère une manne foncière importante, aussi, le marais est un secteur sauvegardé ce qui rend difficile les démolitions et reconstruction.

ii- Réhabilitation lucrative dans un but touristique : Le Lieu Unique

Un autre type de réhabilitation est constitué dans la mise en valeur du lieu, l'affirmation de son identité, dans un but de promotion touristique. Le Lieu Unique à Nantes se situe dans les anciennes usines Lu du nom de son fondateur Lefèvre-Utile. Usine importante par sa taille elle favorisera les emplois de Nantes et sa région en employant jusqu'à 2 000 ouvriers. Dans les années 70 sont décidés de grands travaux qui l'ampute d'une partie de ses deux tours caractéristiques de l'architecture d'Auguste Bluysen. L'entreprise LU est particulière car elle partage, jusqu'à son premier rachat en 1968, ses bénéfices avec ses ouvriers, met en place des caisses en cas de maladie, et imagine au début du XXème siècle l'élaboration de caisses de retraite. Cette usine en centre-ville de Nantes est dans un premier temps le lieu de projet d'un nouveau centre d'affaires. Finalement abandonné, la ville rachète l'espace dans le but d'y abriter des actions associatives. Aujourd'hui réhabilité, le site est devenu scène nationale et accueille de nombreux artistes en résidences, ou des manifestations à portée internationale. Haut lieu de Nantes et de ses environs, un accent particulier est mis sur la présentation du passé industriel. On retrouve une mise en valeur esthétique, où est fait la promotion d'une certaine authenticité. En revanche,, rien n'est présenté concernant l'ancienne vie de l'entreprise, les congés maladies, le système social particulier de cette ancienne usine n'est pas du tout mis en avant. Le Lieu Unique est un lieu touristique par excellence en promotion dans la plupart des guides touristiques et jouissant d'une réputation artistique considérable. En revanche, l'histoire sociale y est absente, au profit de valorisation esthétique dans le but de promotion d'authenticité. Cette réhabilitation met en avant la sauvegarde d'un lieu menacé de destruction dans un but culturel et artistique. Cette sauvegarde ayant été initiée par

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la ville, cela permet de mettre en exergue le bénéfice qu'elle en retire d'un point de vue économique, communicationnelle, touristique.

iii- Réhabilitation non lucrative, affirmation du patrimoine ouvrier

Très peu de réhabilitations ont conduit à une affirmation claire de patrimoine ouvrier. A chaque fois mené dans un but non lucratif, le musée de la Métallurgie Ardennaise qui s'est installé dans l'ancienne usine du même nom en est un des exemples. Ce musée met en avant l'histoire du travail du fer avec un accent particulier sur les ouvriers, leur histoire et les luttes sociales qui ont accompagnées la vie de ce lieu. Sauvé grâce au président de la Communauté de Communes Meuse et Semoy, elle fut un temps menacé de destruction. Ce sont les anciens métallurgistes, accompagnés de l'ethnologue Marc André, qui ont favorisé sa pérennité. On assiste à une réhabilitation prenant la forme d'un musée, on remarque que la volonté des décideurs politiques des communes concernées a joué un rôle essentiel. Sans leur aval et soutien financier, cette ancienne usine aurait -on peut le supposer- été détruite ou au mieux laissée à l'abandon. Situé dans un territoire où la manne foncière n'est pas la plus importante, on remarque que les réhabilitations à l'oeuvre comme au Lieu Unique de Nantes sont beaucoup plus compliquées à mettre en place dans des territoires reculés. La seule possibilité pour ces territoires de faire perdurer leur patrimoine ouvrier se résume aux instances dirigeantes. Cela dit, le fait qu'un bénéfice économique paraisse difficile à dégager, permet aussi de pouvoir affirmer un patrimoine ouvrier. La difficulté qui résulte de l'affirmation politique de ce qui fait ce patrimoine, est beaucoup plus simple à mettre en avant car non régi à une nécessité de consensus dans le but d'affirmation d'une neutralité. Pour autant, en même temps que l'on affirme un patrimoine ouvrier, l'importance des villes dans ces sauvegardes posent de nombreux problèmes. La pérennité de protection de ces lieux n'est pas acquise car leurs financements dépendent aussi de la couleur politique dominante dans ces territoires. D'une année sur l'autre, ces municipalités peuvent affirmer

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leurs soutiens mais aussi le renier, ce qui fait demeurer ces endroits dans une certaine précarité d'avenir.

Ces réhabilitations montrent que la mémoire des lieux est très souvent absente, nous retiendrons ce que Jean-Claude Daumas dit à ce sujet :

« L'action patrimoniale n'est pas davantage uniforme qu'elle n'est générale. (...) Surtout, elle évolue avec la situation socio-économique et politique locale, si bien que le moment où on mobilise le geste héroïque de la classe ouvrière et les qualités exemplaires des travailleurs (savoir-faire, courage solidarité...) n'est pas celui de la requalification qui valorise les lieux et le bâti. 66

»

De ce constat, nous proposons un plan qui instaure le lieu ouvrier en lien avec les réaffectations en fonction d'un but lucratif ou non, en précisant qu'une seule flèche part du bas vers le haut, cela pour représenter l'utilisation de la mémoire du lieu dans un but lucratif :

Source : Agnès Ghonim, 2019

66 Jean-Claude Daumas, op. cit. p.13

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b- Les destructions

i- Le cas de l'usine de Javel

Ces différentes réhabilitations ne sauraient faire oublier les destructions massives auxquelles nous assistons depuis le début de la désindustrialisation. De nombreux lieux comme les anciennes usines de Javel, André Citroën, dans le XVème arrondissement ont été rayé de la carte. Haut lieu de l'automobile française, cette usine était alors une véritable ruche ouvrière. Racheté par la Ville de Paris elle fût détruite pour laisser place à un parc, et un important programme immobilier. Les traces de ce passé sont dans la station qui porte le nom de son fondateur Javel-André Citroën, mis en avant par la ville comme un hommage au passé industriel de ce quartier. Pour autant, cette destruction et la mémoire qui est entretenue aujourd'hui peut-être sujette à controverse. Sur le site de la mairie de Paris, on prône la seule station au nom d'un industriel. Et sur le site officiel de l'office du tourisme de la Mairie de Paris, le seul descriptif s'appuie sur le parc André Citroën, en lieu et place de l'ancienne usine :

« Le parc André Citroën est situé à l'emplacement de l'ancienne usine parisienne de Citroën. Inauguré en 1992, d'une superficie de 14 hectares, il est l'un des parcs les plus récents de la capitale. Cette oeuvre futuriste, réalisée par des paysagistes et des architectes de renom (Alain Provost, Gilles Clément, Patrick Berger, Jean-Paul Viguier et François Jodry), offre une très belle perspective sur la Seine et, est le seul espace vert parisien directement ouvert sur le fleuve. Le parc se divise en trois parties thématiques : le jardin Blanc, le jardin Noir et un grand parc central. Le visiteur découvre de nombreux arbres exotiques et des plantes rares, deux serres monumentales et bien d'autres surprises. Les divers équipements du parc sont propices à la détente ou à la distraction. Les enfants profitent d'une aire de jeux de ballon, de tables de ping-pong, de jeux à ressorts et de toboggans. Sans oublier le ballon captif à gaz proposant une ascension de 150 mètres de hauteur pour petits et grands (selon les conditions climatiques). »

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La station de métro est particulièrement intéressante. Elle a été rénovée en 2018 et inaugurée en grande pompe par les représentants de la RATP et de Citroën (Annexe 13). La création d'un musée virtuel et un accent sur le passé de l'usine est mis en avant. Les supports apparaissent comme un visuel publicitaire. La chronologie de l'évolution des voitures fait place à quelque interrogation d'autant plus que l'usine qui y était présente n'a fabriqué que jusqu'en 1975 ce qui n'empêche pas d'y trouver des photographies de modèles récents. Aussi, trois écrans tactiles parsèment les murs de la station, la RATP faisant ainsi la promotion

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d'un musée virtuel qui retrace l'histoire de la marque, les modèles phares, et, avant toute chose l'histoire de son fondateur. Ceci est l'exemple commun touchant au patrimoine ouvrier. Aucune mention n'est faite des 30 000 ouvriers y ayant travaillé, aucune mention non plus des grèves de 1936, par lesquelles les ouvriers de Citroën ont promu un changement social partout en France. C'était une des premières entreprises de cette taille à céder aux grèves ouvrières en accordant notamment des augmentations de salaires, une revalorisation du salaire minimum et des congés payés. Rien, pas un mot sur ces hommes et ces femmes ayant profondément fait changer l'aspect social français, dont nous pouvons encore en partie jouir aujourd'hui. La Une de l'Humanité en date du 31 mai 1936 résume les avantages arrachés des grèves de 1936 notamment par les ouvriers de l'Usine de Javel (Annexe 14). Au regard de ces événements, ne pas présenter cette histoire sur les quais de la station Javel-André Citroën montre comment le patrimoine ouvrier est réapproprié sous deux aspects. Le premier du point de vue des sciences et techniques, à travers l'évolution des automobiles par exemple. Le deuxième consiste en une sorte d'adoration du concepteur. Pour aller plus loin on peut aisément imaginer que l'affirmation d'un patrimoine ouvrier devrait en symétrie

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appuyer l'affirmation d'un patrimoine dit patronal . Cet exemple de valorisation de la figure d'André Citroën au détriment des ouvriers ayant eux largement contribué à la réussite de cette entreprise prouve cet état de fait : le patrimoine

67 Musée virtuel André Citroën, Citroën Origins, http://www.citroenorigins.fr/fr

68 Voir à ce sujet l'article d'Anne-Françoise Garçon « L'ouvrier ne fait pas patrimoine... De la difficulté en France de faire se rejoindre mémoire du travail et archéologie industrielle » , L'archéologie industrielle en France, Revue du CILAC n°36, p.48-59, 2000

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s'apparentant au patronal existe bel et bien, cela justifie d'autant plus l'existence d'un patrimoine ouvrier.

ii- Les raisons historiques des destructions

Du point de vue historique, cette absence de reconnaissance peut amener à la destruction des lieux en rapport avec l'industrie et donc des ouvriers. Cela s'explique notamment par l'échec qu'a constitué la fermeture des usines. Dans les années 80 la désindustrialisation massive (même si la constitution d'un patrimoine industriel a débuté dès les années 50) qu'a connue la France a fait perdre leurs emplois à des milliers d'ouvriers et a constitué un traumatisme important dans la société française. L'industrie est depuis associée à des souvenirs douloureux car, en même temps qu'elle fut un levier d'évolution sur le plan technologique, et sociale par les luttes qu'elle a fait surgir, elle a fini par sceller au travers de son décroissement la mise à l'écart des ouvriers. A ce sujet, Jean-Claude Daumas explique :

« Il existe en matière de patrimoine industriel une forte demande de

mémoire car, après une période où on a beaucoup détruit avec le désir plus ou moins conscient d'effacer jusqu'au souvenir d'une aventure qui s'est achevée sur

un échec douloureux, on fait aujourd'hui le rêve impossible de tout conserver, sans souci de tri et de hiérarchie, parce que les vestiges matériels laissés derrière

elle par l'industrie sont de plus en plus perçus comme des éléments constitutifs d'identités professionnelles ou locales qui méritent d'être respectées, confortées, valorisées, et que la commémoration pieuse du passé est vécue comme une sorte de compensation au déclin de l'industrie et à l'effacement des groupes ouvriers

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qui lui étaient liés. »

Il s'agit donc de comprendre que les mémoires ouvrières que décrit Jean-Claude Daumas sont depuis quelques temps un moteur de patrimonialisation en dépit de critérisations qui sont nécessaires à l'élaboration d'un patrimoine. Choix qui

69 Jean-Claude Daumas, op.cit., p.23

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amène à ne pas patrimonialiser ce qui n'aura su répondre à différents critères. Bien souvent, la non patrimonialisation, qui englobe dans notre propos aussi bien les réhabilitations que les rénovations, mènent bien souvent à la destruction. Nous pouvons, en ce sens, avancer une interrogation quant à ces destructions. En effet, si la seule manière de considérer ces endroits est constituée par du patrimoine industriel il n'est pas tellement surprenant que les municipalités, qui ont bien souvent in fine la responsabilité du devenir de ces lieux, les détruisent. En effet, bien que de nombreuses réhabilitations aient lieu, les matériaux utilisés à l'époque et les nouvelles réglementations aujourd'hui en vigueur exigent un vaste investissement financier des municipalités si elles se donnent pour mission de les protéger. Or, les municipalités sont elles-mêmes soumise à une perte grandissante de leur moyen. Aussi, le fétichisme que peut entraîner l'idée de patrimoine soulève aussi le principe d'espace unique. En effet, pour qu'un bâtiment puisse obtenir la stature patrimoniale qui le protégerait il convient qu'il ne soit pas commun. Si un type d'architecture ou de bâtiment est présent de manière très importante sur le territoire cela lui enlève sa rareté. L'industrie s'étant répandue sur tout le territoire, de nombreuses usines y ont fleuri. Si elles sont aujourd'hui menacées de destruction, certaines seront, paradoxalement, grâce à ces menaces protégées. Cette réflexion est à considérer si l'on parle de patrimoine industriel, en revanche si la manière de les mettre en valeur était vue sous l'aspect du patrimoine ouvrier, il serait beaucoup plus difficile de les détruire car chacune abriterait une histoire ouvrière différente, ce qui entrerait dans des critères de lieu unique, principale source de protection donc de patrimonialisation. Pour cela, une affirmation d'histoire ouvrière propre à chacune de ces usines serait nécessaire, on protégerait alors l'histoire ouvrière passé de ces endroits, véritable mémoire de ces lieux. Cela montre que la rareté est une condition incontournable de la patrimonialisation.

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iii- Détruire pour ne pas affirmer de propriété

Finalement, le patrimoine ouvrier serait-il non affirmé car impliquant une propriété ? Ce qui distingue le chef d'entreprise, le patron, est la possession du

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capital économique . Affirmer un patrimoine ouvrier viendrait à reconnaître un capital économique, culturel et historique à la classe sociale qui en est habituellement dépossédée. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le seul qualificatif d'ouvrier reconnu du point de vue patrimonial sont les mémoires ouvrières. Comme si, le patrimoine ouvrier ne concernait que de l'immatérialité. On dépossède de la pierre par le patrimoine industriel, des outils de travails par un patrimoine de sciences et techniques, des lieux et places par le patrimoine urbain, tout ce dont ils pourraient affirmer une origine de création. Etablir une propriété à l'ouvrier remettrait en question les fondements de notre société, de répartition des richesses et du système de classes sociales. Cela est peut-être une des raisons de la non existence du patrimoine ouvrier. Le lien entre patrimoine et propriété doit donc être défini. La définition littéraire du patrimoine est assez parlante à ce sujet. Comme nous l'avons vu auparavant il désigne un héritage, or un héritage suppose de facto une propriété. On ne peut pas en effet hériter de quelque chose qui ne nous appartient pas. Cela semble logique, mais peut paraître plus compliqué à aborder en ce qui concerne le patrimoine sous le prisme du culturel, pourtant, là aussi, une affirmation de la propriété pourrait être posée. Comme André Chastel le

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rappelle « le patrimoine est moins une possession qu'une propriété » . Je précise que nous abordons ce que soulève le patrimoine d'un point de vue purement économique, nous n'abordons pas dans cette partie les qualités esthétiques ou le besoin historique de protection. Prenons en exemple plusieurs types de patrimoines : Le patrimoine mondiale par exemple pourrait désigner la propriété symbolique d'un bien culturel par toute l'humanité. Le patrimoine de type

70 Insee, catégorie socio professionnelle, PCS 2003, nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles, Artisans, commerçants et chefs d'entreprise

71 Chastel André, « Patrimoine », Encyclopédia Universalis, Supplément, Paris, 1980.

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artisanal, pourrait affirmer une propriété symbolique dans la possession de savoir-faire à un groupe d'individus particulier.

Or, la propriété générée dans la qualification de patrimoine bâtit induit un caractère pécunier. Le fait est que le patrimoine, sous sa forme matérielle, génère une fonction économique, au profit de son bâtit et de son environnement. L'article d'Alfonso Álvarez Mora, « Le concept de patrimoine bâti, alibi des modèles

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urbains soumis à la rente foncière en Europe » , va même plus loin en expliquant que la manne foncière qu'opère une patrimonialisation est en fait le moteur principal à toute reconnaissance. Il évoque même l' alibi que constitue le culturel dans toute patrimonialisation du bâti. La rente foncière opère alors une »

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dépossession de classe » , où la valeur portée au bâtiment change de contenu émotionnel. Une réappropriation est en cours qui porte tant sur la possession de l'espace que sur la « valeur d'estime » (Halbwachs, 1928) . C'est au travers de ce processus qu'est réapproprier le patrimoine ouvrier dans d'autres patrimoines : urbain, industriel, technologique.

72 Alfonso Álvarez Mora, Le concept de patrimoine bâti, alibi des modèles urbains soumis à la rente foncière en Europe, Espaces et sociétés (n° 152-153), pages 19 à 33, 2013

73 Ibid .

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote