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Le patrimoine ouvrier: entre affirmation et oubli, enjeux d'une reconnaissance


par Agnès GHONIM
Université Sorbonne-Nouvelle - Paris III - Master Musées et Nouveaux Médias 2020
  

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Chapitre 1 - Les fondations d'un patrimoine ouvrier

a- Ouvrier, un groupe particulier

i- Etude de la catégorie socioprofessionnelle

Le « patrimoine ouvrier » revêt dans son appellation une dimension

sociale et économique. Le patrimoine dit « ouvrier » désigne une condition et signifie que nous sommes au point de rencontre entre le travail et sa patrimonialisation. Loin d'être évident, ce patrimoine suppose des points de crispation car il relève d'une appréciation officielle de ce qu'est un « ouvrier ». Pour pouvoir l'étudier nous pouvons nous référer à la catégorie socioprofessionnelle à laquelle il renvoie. La définition de l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE) précise :

« Le groupe ouvrier est structuré par une série d'oppositions. La qualification instituée dans les conventions collectives, est en étroite corrélation avec de nombreuses variables, comme le sexe, l'origine sociale, la formation ou le salaire. Toutes ces variables permettent d'établir une gradation des métiers ouvriers, des professionnels d'entretien aux ouvriers non qualifiés des industries légères et aux ouvriers agricoles.

Deuxième clivage, l'opposition entre travail industriel et travail de type artisanal, qui a été introduite dans la nouvelle nomenclature. La gestion réglée du travail industriel se traduit par une plus grande stabilité de l'emploi et un alignement des horaires sur la durée légale.

Si la différence entre ouvriers et employés parait évidente parce qu'on a en tête les positions extrêmes, la frontière entre les deux groupes n'est pas facile à tracer. Ainsi les chauffeurs et les cuisiniers sont aux limites du groupe ouvrier, et s'opposent aux ouvriers de production de la grande industrie ou aux ouvriers du bâtiment qui en constituent le noyau.

15

»

15 Institut National de la Statistiques et des Etudes Economiques, Professions et Catégories Socioprofessionnelles,n°6

, https://www.insee.fr/fr/metadonnees/pcs2003/categorieSocioprofessionnelleAgregee/6?c hampRecherche=false , consulté le 23 janvier 2019

18

Cette définition interroge à la fois la manière dont est pratiqué le travail et les rapprochements entre différents critères sociaux qui permettent l'établissement de groupes précis d'ouvriers, mais aussi le type de structure dans lequel le travail prend place. Aussi, l'appartenance au groupe « ouvrier » est en réalité régi et signifié par la position hiérarchique la plus basse au sein de l'entreprise. Un ouvrier ne représente donc pas seulement une manière de travailler, mais une place dans la gradation des métiers d'une entreprise. C'est d'ailleurs de cette position que découle la manière d'exercer le travail. Dans cette définition, l'INSEE propose une répartition plus nette qui se décompose en trois sous-parties. On y trouve les ouvriers qualifiés , les ouvriers non qualifiés et les ouvriers

16

agricoles . Nous qualifions l'ouvrier plus communément comme celui exerçant une tâche physique répétitive moyennant salaire. L'ouvrier vend donc sa force de travail, l'entreprise possède les moyens de production et l'ouvrier les exploite physiquement.

17

Les ouvriers représentent aujourd'hui 20,4% de la population active (Annexe 1). A priori, ils seraient actuellement moins nombreux que dans les années 70. Durant

18

ces années ils totalisaient 40% de la population active . Néanmoins, les groupes des « ouvriers » et des « employés » sont très poreux et leurs définitions respectives ne sont pas assez claires. L'Insee précise même : « Si la différence entre ouvriers et employés parait évidente parce qu'on a en tête les positions

19

extrêmes, la frontière entre les deux groupes n'est pas facile à tracer. » L'exemple le plus commun consiste à souligner le fait qu'une caissière opère des gestes physiques répétés, en dépit de cela, elle est considérée par l'Insee comme une employée.

16 Ces catégories d'ouvriers sont elles même décomposés en plusieurs sous-parties. INSEE, catégories socio professionnelles https://www.insee.fr/fr/metadonnees/pcs2003/categorieSocioprofessionnelleAgregee/6?ch ampRecherche=false , consulté le 27 février 2019

17 Insee, Catégorie socio-professionnel selon le sexe et l'âge, 2018, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2489546#tableau-Donnes , consulté le 11 mars 2019

18 Perrine Mouterde, Qui sont les ouvriers d'aujourd'hui ? , Le Monde, 23 mai 2016

19 Insee, op. cit.

19

ii- La disparition des ouvriers

Cette dualité qui s'opère en catégorisant différemment un travail, qui peut être considéré comme similaire à un autre, participe à une diminution des chiffres d'ouvriers par l'Insee. Cette diminution des chiffres n'est pas anodine car elle justifie la disparition du paysage médiatique de cette classe sociale. A ce sujet, une récente étude du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA), montre que le temps de passage des ouvriers à la télévision ne représente que 4% du temps global de l'antenne, comparativement aux cadres qui eux totalisent 60% du temps

20

de passage à cette même antenne (Annexe 2).

Cet effacement du paysage audiovisuel montre l'absence plus générale des ouvriers de la société. Cette disparition pose un problème car elle ne reflète pas la réalité sociétale : rappelons que les ouvriers représentent encore 20,4% de la

21

population active . Cette absence fait planer l'oubli de cette classe par ceux-là

20 CSA, baromètre de la diversité de la société française, vague 2018, consulté le 11 mars 2019

21 A ce sujet, Stéphane Beaud et Michel Pialoux dans leur ouvrage Retour sur la condition ouvrière (2012, première édition : 1999) , raconte p.27 : « Une belle illustration de ce phénomène est la sous-estimation de leur nombre [des ouvriers] notamment par les « jeunes ». L'Histoire suivante, qui se passe dans une faculté parisienne de sociologie, est, à nos yeux, très significative. Lors d'un cours de licence, au mois de janvier 1997, après trois mois de cours où l'on a beaucoup parlé du travail ouvrier, on éprouve le besoin de faire une petite mise au point statistique. On pose la question : « Combien y'a-t-il d'ouvriers en France, au sens statistique, à votre avis ? » Après un long silence, une étudiante, courageuse, se lance : « 200 000. » Plusieurs étudiants protestent : « Non, ce n'est pas assez. » Un autre renchérit à 2 millions. Discussion générale. On rappelle qu'on inclut les chômeurs dans les chiffres de la population active. Après quelques moments de brouhaha, on transige à 1,5 million. Trois jours plus tard, dans un enseignement de magistère de sciences sociales (un niveau plus élevé, plusieurs étudiants ont fait deux ou trois ans de khâgne ou Science Po), on indique les chiffres recueillis en licence. On ne cache pas notre étonnement. Lorsqu'on leur demande : « Mais vous, que diriez-vous ? » Plus assurés, ils répondent plus vite et aisément. Une étudiante avance le chiffre de 300 000. La discussion s'ouvre, un autre étudiant monte à 3 millions. La discussion est confuse mais le chiffre final tourne autours de 2,5 millions. Ils ont une idée relativement précise de la population totale de la France et du nombre d'actifs qu'ils situent entre 20 et 25 millions. C'est lorsqu'on leur fait prendre conscience de ces chiffres qu'ils sont tentés de remonter le nombre d'ouvriers. Ils minimisent donc systématiquement. Ils se sentent confus lorsqu'on leur donne les « vrais » chiffres, ceux du recensement de 1990 (environ 6,5 millions) en les invitant à réfléchir sur la

20

même qui la composent. Aussi, cela peut en partie expliquer qu'aujourd'hui un ouvrier ne se reconnaît pas comme tel. Un article de Perrine Mouterde paru dans Le Monde du 23 mai 2016 et intitulé « Qui sont les ouvriers d'aujourd'hui ? » explique :

« Lorsque Martin Thibault, sociologue du travail à l'université de Limoges, a entamé son enquête, Ouvriers malgré tout (Raison d'agir éditions, 2013), auprès des agents de maintenance de la RATP, l'entreprise lui a répondu qu'il n'y avait pas d'ouvrier chez elle. Souvent, les agents eux-mêmes ne se disaient pas ouvriers, jusqu'à ce qu'ils soient rattrapés par la réalité de leur métier - physique, répétitif, très encadré et exercé dans des hangars où il fait trop chaud ou trop froid. Dans les entrepôts de la grande distribution, même constat : ni les préparateurs de commandes ni les caristes ne se disent ouvriers. Et chez Amazon, les salariés sont des « associates » » 22

Cette non représentation a pour résultat que les ouvriers eux-mêmes oublient la classe sociale dont ils sont issus. De ce fait, la mémoire associée à cette classe tend à disparaître. C'est au travers de cette mémoire que l'on se considère comme appartenant à un groupe social. Cela apparaît d'autant plus problématique que, comme l'a montré Maurice Halbwachs :

« Il n'est pas de grande administration où, à côté de la technique, il n'y ait aussi des traditions, et tout homme qui entre dans une profession doit, en même temps qu'il apprend à appliquer certaines règles pratiques, se pénétrer de cet esprit qu'on peut appeler corporatif, et qui est comme la mémoire collective du groupe professionnel. Qu'un tel esprit se forme, et se fortifie d'âge en âge, cela résulte de ce que la fonction qui en est le support dure elle-même depuis longtemps, et que les hommes qui l'exercent sont en rapports fréquents, de ce qu'ils accomplissent les mêmes opérations, ou en tout cas des opérations de

signification sociologique de cette sous-estimations et notamment sur les discours qui ont été tenus, depuis quinze ou vingt ans, sur la disqualification du groupe ouvrier et sa relégation à l'état de survivance, sur la dévalorisation symbolique dont le groupe a été l'objet et sur la façon dont cette dévalorisation a été vécue, ressentie. »

22 Perrine Mouterde, op.cit.

21

même nature, et de ce qu'ils ont le sentiment continu que leurs activités se

23

combinent en vue d'une oeuvre commune. ».

En se reconnaissant comme partie d'un groupe et en entretenant la mémoire de ce dernier, on dépasse sa stature individuelle, ce qui permet de s'affirmer en tant que membre d'une société. Cet oubli de classe pose donc la question de l'inscription sociale : en ne sachant plus que l'on est ouvrier, il est difficile de revendiquer un héritage qui pourrait constituer un patrimoine.

iii- Un objet politique

En effet, ce n'est pas seulement l'oubli de la fonction mais bien toutes les associations faites avec le terme d' « ouvrier » qui sont niées. Comme montré par

24

Perrine Mouterde dans son article , lorsque les salariés d'Amazon sont nommés « associates » on leur retire toute une culture qu'ils pourraient revendiquer. Le terme d' ouvrier porte avec lui une série de représentation qui sont aussi ce pourquoi on ne le destine plus aux métiers actuels. A ce sujet, une simple recherche d'image sur le sujet permet de se rendre compte du changement de perception (Annexe 3). Nous y voyons des hommes empreints d'une forte érotisation, laissant voir une masculinité exacerbée. Ce qui frappe sont les sourires exagérés, les pouces levés qui font mine d'une certaine joie, comme si les représentations devaient convaincre d'un bonheur au travail, bien loin de l'image que l'on a en tête. Pour s'en assurer, en tapant le mot clé « ouvrier » et en y ajoutant une année, en l'occurrence 1950 (Annexe 4), on découvre des images d'ouvriers à l'opposé de celles vues juste auparavant. Il est intéressant de constater qu'une unique photo est commune à ces deux recherches, une

25

photographie de Lewis Hine prise en 1920 où l'on voit un ouvrier resserrer les

23 Halbwachs, op.cit., p. 242- 243

24 Ibid.

25 Lewis Hine (1874-1940) est un sociologue et photographe américain s'étant illustré dans la photographie dite « sociale »

22

boulons d'une machine à vapeur. Comme si, malgré tous les efforts faits pour changer la représentation de l'ouvrier, il restait l'image de travail laborieux.

Dans la première recherche, on remarque une solitude dans la manière de voir l'ouvrier. A part une seule image où nous voyons 3 personnes, toutes les photos montrent des individus seuls. Cela est en total opposition avec la deuxième recherche où les images sont majoritairement composées de plusieurs personnes, ce qui laisse voir une vie sociale. Cette vie sociale est inexistante quand on tape « ouvrier ». Dans le panel « ouvrier 1950 » on distingue également des images de manifestations, cela prouve l'objet politique qui se cache derrière les représentations. Les associations que l'on fait quand on pense à l'ouvrier sont absolument opposées à celles que l'ont fait en pensant à un« associate ». Le terme « ouvrier » renferme donc un objet politique considérable, difficile à contenir et qui pousse aujourd'hui à ce qu'on ne le nomme plus ainsi. En ce sens, un récent manifeste (Annexe 5) rédigé à l'occasion de l'exposition L'Usine Extraordinaire 26 , permet de mieux comprendre toutes les tensions que sous-tend le terme « ouvrier », mais aussi celui d'usine, auquel nous l'associons. Le terme de « manifeste » pourrait d'ailleurs, aussi être commenté. Sous l'égide de la Fondation Agir Contre l'Exclusion (FACE), ce manifeste publié dans Le Monde déclare :

« L'enjeu primordial est de redonner du sens au travail. L'industrie d'aujourd'hui et de demain, ce sont des usines, des ateliers, des centres de

recherche et de design, peuplés de machines et maillés par de multiples réseaux. Mais avant tout, ce sont des communautés de femmes et d'hommes qui coopèrent en vue d'oeuvres utiles et communes. Partout, les modèles de discipline à

l'ancienne et de division du travail entre ceux qui pensent et ceux qui font deviennent contre-productifs, insupportables. La recherche d'autonomie,

l'exigence de sens et la volonté de « faire », d'agir dans le concret, sont les valeurs montantes, notamment pour les jeunes générations. L'usine, c'est

27

d'abord un monde social en réinvention, inclusif et porteur de sens. »

26 L'Usine Extraordinaire, Grand-Palais, Paris, du 22 au 25 novembre 2018

27 Manifeste, Cinq défis pour les usines de demain , Fage, 2018

23

Pour mieux comprendre la volonté politique de ce manifeste et la teneur militante de son propos il convient de comprendre les missions de la FACE qui se présente ainsi :

« La Fondation reconnue d'utilité publique a été créée afin de rassembler le plus grand nombre de parties prenantes (industriel.le.s, partenaires sociaux, enseignant.e.s, formateur-ice-s...) et faire changer le regard des

28

Français et surtout celui des jeunes générations sur l'industrie. »

Le but de cette fondation est clairement énoncé « [...] faire changer le regard des

29

français et surtout celui des jeunes générations sur l'industrie » et soulève un grand nombre d'interrogations. Car changer le regard sur l'industrie constitue aussi une manière de changer l'Histoire. Non pas que l'Histoire soit manipulée pour servir le but de cette fondation, mais que ce changement de vision qui est prôné est dans la droite ligne d'un oubli des ouvriers pour eux-mêmes. Pour cela, les mots utilisés revêtent un sens particulier et nous assistons à des changements de vocables de plus en plus prégnants. Outre les « associates » d'Amazon, on

30 31

retrouve en bonne et due place les « opérateurs », « les techniciens », les «

32

salariés de la production ». On pourrait aisément nous indiquer qu'il ne s'agit pas des mêmes emplois, les changements de dénomination prendraient alors tout leur sens. Pourtant, un document disponible lors de cette manifestation « Mutations

33

industrielles et évolution des compétences » associe le terme « opérateur » au « travail à la chaîne » ce qui laisse peu de doute quant à la nature du travail exercé, absolument synonyme de celui d'ouvrier :

« Franck Naro, directeur de l'usine Renault-Douai, renchérit en indiquant qu'« au-delà de la polyvalence, les opérateurs devront être capables

28 Fondation Agir Contre l'Exclusion, https://www.usineextraordinaire.com/la-fondation/ , consulté le 27 mars 2019

29 Ibid.

30Mutations industrielles et évolution des compétences , Les synthèses de la Fabrique, Avril 2016

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Ibid.

24

d'alterner des phases de travail manuel, à la chaîne, et des phases plus en amont

34

de la fabrication des véhicules (développement et industrialisation). »

Cette politisation qui naît de l'idée d'ouvrier est, de fait, affirmée et reconnue si on lui donne le nom d'un patrimoine. Cela constitue un des premiers obstacles à la reconnaissance générale du patrimoine ouvrier. Néanmoins, cela ne saurait être la seule frontière à sa reconnaissance.

b- Le patrimoine et l'ouvrier

Le patrimoine est depuis de nombreuses années un champ d'action majeur des politiques culturelles. Il s'établit dans la définition que propose l'Icom sur les

musées :

« Un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l'humanité et

35

de son environnement à des fins d'études, d'éducation et de délectation. »

Le patrimoine se définit aussi juridiquement au travers de la loi relative à la

36

protection du patrimoine . Du point de vue légal, il est constitué de biens culturels qui comprend : les biens culturels immobiliers ; les biens culturels

37

mobiliers ; et, les biens culturels immatériels . Se définissant à l'origine comme représentant des « Biens de familles, biens que l'on a hérités de ses ascendants . 38 », il se veut un héritage de ses aïeuls. En ce sens il renvoie étymologiquement au pater , le père qui à l'origine transmet. Cette notion d'héritage est d'autant plus importante qu'elle suppose une définition de temps, c'est une chose du passé que l'on donne au présent. Il est une sorte de donation matériel de mémoire. Au fil des

34 Ibid. , p.5, 2016

35« Définition du musée- ICOM ». Consulté le 6 mars 2018. http://icom.museum/la-vision/definition-du-musee/L/2/

36 Unesco, loi 98-04 relative à la protection du patrimoine du 15 juin 1998, consulté le 13 mars 2019.

37 Ibid.

38 Petit Robert, 2016, « patrimoine »

25

siècles, le terme « patrimoine » est devenu de plus en plus élastique et peut aujourd'hui qualifier de nombreuses choses. Les possibilités de sens qui en résultent sont aussi source de controverses. C'est ainsi que Françoise Choay explique dans les premières pages de son livre « L'allégorie du patrimoine » :

« Ce très beau et très ancien mot était, à l'origine, lié aux structures

familiales, économiques et juridiques d'une société stable, enracinée dans l'espace et le temps. Requalifié par divers adjectifs (génétique, naturel, historique...) qui en ont fait un concept « nomade », il poursuit aujourd'hui une carrière autre et retentissante. » 39

i- Le patrimoine industriel, relation à l'ouvrier

Cet élargissement des désignations que prend le patrimoine a vu se développer, au cours du XXème siècle, la notion de patrimoine industriel. Le patrimoine ouvrier peut, à raison, être confondu avec celui-ci, tant leurs objets sont liés. L'industrie étant le domaine dans lequel les ouvriers ont pris place, il apparaît logique de les associer. Cependant, les dualités sont dans leurs appellations même. Sans parler pour l'instant de l'objet architectural qu'il désigne, le patrimoine industriel s'attache à une période ou en tout cas à un mode de production. Le patrimoine ouvrier, lui, s'attache à l'être et à une condition. On pourrait presque associer le patrimoine industriel à un patrimoine de pierre et le patrimoine ouvrier à un patrimoine de vivant ce qui change considérablement leur objet. Le patrimoine industriel étant aujourd'hui un sujet reconnu et un domaine de recherche établi, nous pouvons y trouver des descriptions précises. Le TICCIH

40

- Comité international pour la conservation du patrimoine industriel , définit le patrimoine industriel comme suit, s'appuyant sur la Charte Nizhny Tagil :

39 Françoise Choay, L'allégorie du patrimoine , Seuil, 1996, p.9

40 The International Committee For The Conservation Of The Industrial Heritage, est l'organisation mondiale pour la protection du patrimoine industriel. Cette organisation est reconnue par l'ICOMOS qu'elle conseille pour ses recherches autour du patrimoine industriel. « Its goals are to promote international cooperation in preserving, conserving, investigating, documenting, researching, interpreting, and advancing education of the industrial heritage . » , site TICCIH, http://ticcih.org/about/ ,consulté le 25 mars 2019

26

« Le patrimoine industriel comprend les vestiges de la culture industrielle qui sont de valeur historique, sociale, architecturale ou scientifique. Ces vestiges englobent : des bâtiments et des machines, des ateliers, des moulins et des usines, des mines et des sites de traitement et de raffinage, des entrepôts et des magasins, des centres de production, de transmission et d'utilisation de l'énergie, des structures et infrastructures de transport aussi bien que des lieux utilisés pour des activités sociales en rapport avec l'industrie (habitations, lieux

41

de culte ou d'éducation). »

Cette définition établit en premier lieu l'idée de « vestige », soit ce qui demeure (d'une chose détruite, disparue) , ou, ce qui reste (d'une chose abstraite : idée,

42

sentiment..., d'un caractère) , donc l'idée de trace. Or, le « vestige » suppose quelque chose de terminé. Voilà une différence majeure avec l'idée de « patrimoine ouvrier ». Comme nous l'avons vu précédemment, les ouvriers représentent encore 20,4% de la population active française. Loin d'être du « fini », l'idée de « patrimoine ouvrier » est toujours du « présent ». Aussi, une description très précise de ce qui compose le patrimoine industriel est énoncé :« [...] des bâtiments et des machines, des ateliers, des moulins et des usines, des mines et des sites de traitement et de raffinage, des entrepôts et des magasins, des centres de production, de transmission et d'utilisation de l'énergie, des structures et infrastructures de transport aussi bien que des lieux utilisés pour des activités sociales en rapport avec l'industrie (habitations, lieux de culte ou d'éducation) 43 » , ce qui y est référencé s'attache aux objets, structure et lieux composant l'industrie. Il ne s'agit donc pas de personnes en soit, les ouvriers ne sont pas compris dans cette définition de patrimoine industriel. La mention concernant les habitations, les lieux de cultes ou d'éducation, est précédée par l'inscription du lieu. On s'attache donc à un caractère géographique précis, à une matérialité,

41 Le patrimoine industriel, Charte Nizhny Tagil pour le Patrimoine industriel, Juillet 2003, TICCIH, http://ticcih.org/wp-content/uploads/2013/04/NTagilFrench.pdf , consulté le 25 mars 2019

42 Petit Robert, « vestige », 2016

43 Charte Nizhny Tagil, op.cit.

27

quand il s'agit de définir le patrimoine industriel. Aussi, le patrimoine industriel en France est étudié par le CILAC - Comité d'information et de liaison pour l'archéologie, l'étude et la mise en valeur du patrimoine industriel. Cette association est l'organe de publication scientifique reconnu portant sur les recherches en ce qui concerne le patrimoine industriel et son appellation scientifique dite « de l'archéologie industrielle ».

Aussi le CILAC propose en plus de la Charte Nizhny Tagil pour le Patrimoine une autre définition qui complète sa qualification et son objet d'étude en ce qui concerne les territoires. Adopté en 2011, le document final des Principes conjoints ICOMOS-TICCIH pour la conservation des sites, constructions, aires et paysages du patrimoine industrie ( dits « Principes de Dublin ») par l'ICOMOS et le TICCIH expose :

« Le patrimoine industriel comprend les sites, les constructions, les complexes, les territoires et les paysages ainsi que les équipements, les objets ou

les documents qui témoignent des procédés industriels anciens ou courants de production par l'extraction et la transformation des matières premières ainsi que

des infrastructures énergétiques ou de transport qui y sont associées. Il exprime une relation étroite entre l'environnement culturel et naturel puisque les procédés industriels - anciens ou modernes - dépendent de ressources naturelles, d'énergie et de voies de communication pour produire et distribuer des biens sur

les marchés. Ce patrimoine comporte des dimensions immatérielles comme les savoir- faire techniques, l'organisation du travail et des travailleurs ou un

héritage complexe de pratiques sociales et culturelles résultant de l'influence de l'industrie sur la vie des communautés et sur la mutation des sociétés et du

44

monde en général. »

Nous précisons avant toute chose que cette charte repose sur la conservation des sites, constructions, aires et paysages du patrimoine industriel. On comprend

44 Principes conjoints ICOMOS-TICCIH pour la conservation des sites, constructions, aires et paysages du patrimoine industriel, 2011, disponible en ligne : https://www.icomos.org/newsicomos/news1991/july_2011_Vol18-No1/Icomos_18_FR_N OIR_OK_web.pdf

28

donc que le patrimoine industriel revêt une dimension spatiale importante. Cette définition complète la précédente et fait nous interroger sur le lien très fort entre les lieux d'industrie et leur environnement mais aussi sur le rapport à la production qui apparaît comme une spécificité à mettre en avant en ce qui concerne le patrimoine industriel. Aussi, cette définition est intéressante car, pour la première fois la dimension immatérielle est prise en compte. À travers son établissement et la qualification faite de « travailleur » on peut imaginer qu'il s'agit d'une reconnaissance des ouvriers à la construction du patrimoine industriel. Pour autant, on remarque l'inscription de la technique et des moyens pour y arriver bien avant la reconnaissance ayant pour seul but la mise en avant des hommes y ayant contribué. Ces principes de Dublin adoptés en 2011 constituent une première reconnaissance des travailleurs de l'industrie et de la création de mode de vie particulier qui s'influence d'un côté comme de l'autre. Il est remarquable que toutes les références faites au travailleurs de l'industrie sont dirigées exclusivement vers de l'immatérialité. On ne laisse pas posséder, ce qui de facto élimine le patrimoine ouvrier construit et consacre, en quelque sorte, les mémoires ouvrières.

ii- Le patrimoine urbain, zone d'application

Au commencement de mes recherches, à travers les mots clés « patrimoine ouvrier », je suis dirigée vers un article du Parisien intitulé « Montreuil : Stéphane

45

Bern à la rescousse du patrimoine ouvrier ». L'article (Annexe 6) relate la visite de Stéphane Bern, accompagné du député Alexis Corbière, au Musée de l'Histoire Vivante de Montreuil. Cette visite visait à faire la promotion de ce musée, à mettre en avant le patrimoine ouvrier. Stéphane Bern venait alors d'être chargé de la dénommée « Mission Stéphane Bern » par Emmanuel Macron. Cette mission a pour but la protection du patrimoine financé au travers des désormais célèbres Loto du Patrimoine (Française des jeux). Dans cet article en date du 13 novembre

45 Aurélie Sipos, Montreuil : Stéphane Bern à la rescousse du patrimoine ouvrier , Le Parisien, 17 novembre 2017

29

2017, la journaliste Aurélie Sipos fait état de l' « Unique musée en France dédié au patrimoine ouvrier » ;pour autant, quand il s'agit de nommer ce patrimoine, Stéphane Bern utilise le terme choisi de« Patrimoine urbain » :

« Unique musée en France dédié au patrimoine ouvrier, il est financé à plus de 60 % par la ville. « Le patrimoine du peuple est merveilleux, mais il est aussi rare, fragile et menacé », a ainsi rappelé Frédérick Génevée, président de l'association pour l'histoire vivante. « L'entretien de cette maison dans laquelle la municipalité investit tant est vital », renchérit-il, espérant ouvrir un débat sur la conception de l'histoire « celle des grands hommes, ou celle d'en bas, du peuple et de ses luttes ». Même si Stéphane Bern le rappelle, « le patrimoine urbain » ne fait normalement pas partie des attributions de sa mission, le royaliste devrait se souvenir de sa visite, reparti du musée, avec, en cadeau... un

46

buste de Robespierre. »

Il est vrai que Stéphane Bern ne représente pas une source universitaire, cependant, en étant nommé « Monsieur Patrimoine » du quinquennat de l'actuel président de la République, il devient l'incarnation de la légitimité du patrimoine par l'État. En ce sens, et quand on intègre cette donnée fondamentale, l'utilisation du terme « Patrimoine urbain » - pour ne pas qualifier le « patrimoine ouvrier » - prend une connotation majeure. Il convient donc de comprendre et interpréter le glissement du patrimoine ouvrier ver le patrimoine urbain.

Le terme de « patrimoine urbain » semble plutôt aisé à appréhender, l'urbain renvoyant à un territoire géographique, à la ville. La première utilisation de ce

47

terme est attribuée à Gustavo Giovannoni dans « Vecchie città ed edilizia nuova » L'urbanisme face aux villes anciennes , paru en 1931. La volonté de Giovannoni était de montrer que la ville et l'histoire de l'art était mêlées, dans un contexte d'entre-deux-guerres où les questions de reconstruction se posent. Alliant, pour la première fois, le patrimoine et la ville comme un ensemble cohérent, cette vision

46 Ibid.

47 Architecte et urbaniste italien, 1873-1947

30

influence les nouvelles dispositions encore en vigueur aujourd'hui, et marqué par la notion d'un espace délimité comme patrimoine. Cette idée est, à cette époque, innovante, et révolutionne la notion de patrimoine. Cela a pour impact historique d'associer le patrimoine à des frontières, il en découle notamment les « secteurs sauvegardés » imaginé par Malraux, qui ont permis l'expansion et la reconnaissance du patrimoine industriel. L'utilisation de ce terme par Stéphane Bern pourrait venir du simple rapport entre l'industrialisation et l'urbanisation des territoires. En ce sens, le lien entre patrimoine ouvrier et patrimoine urbain peut se faire sur des principes économiques. Le développement de l'industrie a fait grandir considérablement des zones et ainsi urbanisé des ensembles. Un problème se pose néanmoins quand on parle de patrimoine urbain, le terme « urbain » renvoyant à la ville, son utilisation officielle est régie par des règles strictes disponibles sur le site de l'Insee. On remarque un changement de désignation

48

depuis 2010, auparavant on distinguait un « espace urbain », aujourd'hui

49

requalifié en « Zonage en aires urbaines » (ZAU). L'Observatoire des territoires , affilié au Ministère de la Cohésion des Territoires précise même que le qualificatif d'urbain ne peut être employé qu'en définissant l'espace des « Grandes Aires Urbaines », ces aires sont-elles-mêmes composées de trois types, les grands pôles , les couronnes des grands pôles et les communes multipolarisées des grandes aires

50

urbaines. Les critères institués correspondent à :

48 Espace Urbain, Insee, « L'espace urbain est l'ensemble, d'un seul tenant, de plusieurs aires urbaines et des communes multipolarisées qui s'y rattachent. Dans l'espace urbain multipolaire, les aires urbaines sont soit contiguës, soit reliées entre elles par des communes multipolarisées. Cet espace forme un ensemble connexe. Un espace urbain composé d'une seule aire urbaine est dit monopolaire. La France compte actuellement 96 espaces urbains. Les aires urbaines n'étant pas définies dans les départements d'outre-mer (Dom), les espaces urbains ne le sont pas non plus. » , consulté le 25 avril 2019, https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1074

49 Observatoire des territoires, Ministère de la cohésion des territoires : « L'Observatoire des Territoires du CGET est à la disposition des acteurs de l'aménagement, des élus et des citoyens : il donne des clés pour comprendre nos territoires, et construire leur développement. Il met à leur disposition une sélection d'indicateurs cartographiés, de données et de documents d'analyse. »

50 Ibid.

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Grands Pôles

Couronnes des Grands Pôles

Communes

Multipolarisées des Grandes Aires Urbaines

10 000 emplois et plus

Au moins 40 % des

« Communes situées

 

actifs travaillent « hors

hors des grandes aires

 

de leur commune de

urbaines dont au moins

 

résidence dans un grand

40% des actifs occupés

 

pôle ou dans des

résidents travaillent dans

 

communes de sa

plusieurs grandes aires

 

couronne »

urbaines sans atteindre ce seuil avec une seule d'entre elles et qui forment un ensemble d'un seul tenant. »

Une carte de France a pu être tirée de cette nomenclature (Annexe 7). Cette carte ne regroupe pas seulement les grandes aires urbaines, elle représente tous les foyers d'influence des villes françaises. Les foyers rouges, oranges et jaunes peuvent utiliser le qualificatif d'urbain. Les autres en revanche ne sont pas concernées. Le principe d'urbanité n'est donc pas l'apanage de tout le territoire. Parler de patrimoine urbain en revient donc à une partie seulement. Cette vision correspond à une interprétation géographique du patrimoine urbain. On distingue également un nombre important d'aires ne pouvant correspondre à la délimitation que l'on fait à l'urbain. La prochaine carte distingue les aires considéré comme non urbaines :

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Comment, dans ce cas, penser le patrimoine urbain en lien avec le patrimoine ouvrier ? Toutes ces zones n'étant pas prise en compte, on enlève une part importante de ce que constitue aussi le patrimoine ouvrier. En exemple, le Musée

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du textile et de la vie sociale (MTVS) se trouve à Fourmies, ville qui n'est pas considéré comme prenant place sur un territoire urbain. Cet exemple est tout de même assez rare et les musées, places, lieux, que l'on pourrait considérer comme appartenant au patrimoine ouvrier restent dans des zones dites urbaines. Nous

51 Le Musée du textile et de la vie sociale est installé dans une ancienne filature de laine datant du XIXème siècle. Un lien particulier est mis sur la technicité du travail du textile et sur la vie des ouvriers et ouvrières d'alors. Ce musée est regroupé avec d'autres lieux autour de l'écomusée de l'avesnois.

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pouvons donc soulever deux réflexions en ce qui concerne lien entre patrimoine ouvrier et patrimoine urbain. La première est qu'il est plutôt logique de retrouver du patrimoine ouvrier principalement en zone urbaine. Je rappelle que l'industrialisation et le développement de la condition ouvrière a conditionné la création de pôle urbanisé, sujet à une extension croissante entre le XIXème et le XXème siècle. Il est donc de ce point de vue tout à fait logique et cohérent de parler de patrimoine urbain pour qualifier le patrimoine ouvrier. Ceci dit,, la question de la désindustrialisation et ce, en sens de la désurbanisation de ces territoires, interroge quant à la pérennité du patrimoine urbain. Ces zones désindustrialisées en étant vidées de leurs activités sont vouées sur un temps plus ou moins long à réduire les conditions d'une zone industrialisée : moins d'activités, moins de travails, moins d'habitants. Cela prouve qu'un patrimoine peut être considéré comme urbain à un instant « t » et disparaître progressivement. Comment est-il alors nommé ? Cette question soulève, à mon sens, le fait que plusieurs appellations de patrimoine coexistent, se complètent et se substituent. Le patrimoine urbain peut donc aussi être industriel ou minier par exemple.

Il est toutefois aussi possible d'appréhender le patrimoine urbain sous d'autres angles, celui de l'histoire de l'art par exemple. De ce point de vue, le patrimoine urbain renverrait sans doute à un bâti, un type de construction, une méthode propre à une ville ou une zone urbanisée. Car finalement le patrimoine urbain appelle un objet qui s'articule dans un ensemble, renvoie à une histoire, une technique, ou tout autre dénomination qui l'inscrit dans la globalité d'un espace. Le patrimoine urbain est sans doute une notion générale prête à accueillir des choses, objets qui s'inscrivent chacune dans des spécificités.

La question reste donc ouverte : Stéphane Bern, en nommant le patrimoine urbain, interroge presque plus le patrimoine ouvrier que s'il l'avait nommé. En ayant étudié la spécificité du patrimoine urbain on comprend que le patrimoine ouvrier en s'inscrivant dans une dimension politique ferme les portes de sa

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reconnaissance, tant le patrimoine doit s'inscrire dans une certaine neutralité. Le patrimoine ouvrier, en distinguant une catégorie sociale précise, pose les problème, sous-jacent, à tout ce qui est considéré comme légitime ou non et interroge d'autant plus les personnes qui choisissent ce qui est patrimoine ou non. C'est pour cela que qualifier de patrimoine urbain un patrimoine ouvrier n'est pas tellement surprenant. En utilisant une notion dénuée d'engagement politique ou en tout cas de reconnaissance historique, il devient plus aisé d'en parler et de l'appréhender car on le vide de son contenu sujet à tension.

iii- Les sciences et techniques, outils théoriques du patrimoine

ouvrier

Le patrimoine ouvrier concerne en partie, comme nous l'avons vu, le patrimoine bâti. Il ne faudrait cependant pas le cantonner aux lieux et y intégrer également l'objet : les machines. Elles constituent une forme importante du patrimoine ouvrier, et sont le symbole à l'exercice ouvrier. Ces machines sont depuis longtemps un enjeu de crispation quant à leur devenir. Elles cristallisent aussi la contradiction de l'idée d'ouvrier : A la fois outils qui permettent d'exercer le travail de manière moins laborieuse, elles sont aussi rejetées car induisent la disparition des emplois.

Ce lien ouvrier - machine a évolué au fur et à mesure de l'histoire. On pense notamment au luddisme qui au début du XIXème siècle a profondément bouleversé le rapport à la machine. Tout commence dans une usine du Lancashire quand il est décidé de privilégier l'achat de machines à l'emploie d'ouvriers. Un mouvement clandestin se crée alors et décide de casser les machines. Ce conflit

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violent fera naître le terme de « briseur de machine » . Cependant,, ce n'est pas la seule conception, Karl Marx théorise et préconise un rapport à la machine tout autre. Il évoque l'idée selon laquelle les travailleurs doivent au contraire se réapproprier les machines. Une évolution du rapport ouvrier-machine est en

52 Pour aller plus loin, BOURDEAU V., JARRIGE F., VINCENT J. : Le passé d'une désillusion : les luddites et la critique de la machine, 2006, Actuel Marx 2006/1 (n° 39)

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marche et, pour beaucoup, cela explique que les luddites soient restés assez marginalisés du point de vue historique, tant la conception marxiste du rapport à la machine à fait autorité. Aujourd'hui on observe encore un rapport différent, un rapport presque intime à la machine. Rappelons-nous de ces ouvriers de GM&S qui avaient eux-mêmes détruit leurs machines pour ne pas qu'elles puissent être exploitées ailleurs et ainsi pesés dans les négociations à propos de la pérennité de leurs emplois (Annexe 8). France Bleu rapporte les mots d'un ouvrier d'alors : « « Ça fait mal au coeur, mais on n'a plus le choix pour faire pression, si on ne veut

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pas disparaître comme ça ! » . On place alors dans la machine ce qu'Halbwachs nommait « valeur émotionnelle ». A travers ces exemples on comprends qu'elles occupent un espace fondamental dans la fonction ouvrière. Elles peuvent être considérées comme l'extension inanimé du bras de l'ouvrier. Ces événements sont d'autant plus intéressants que les ouvriers revendiquent une certaine propriété sur leurs outils de travails dont ils ne possèdent pas la propriété du point de vue légal. Le lien entre machine et ouvrier est évident pourtant, quand il s'agit de présenter les machines lors d'exposition notamment, l'ouvrier y est complètement absent, plus récemment nous assistons plutôt à la création d'un nouveau rôle pour l'ouvrier, dont la première règle est de ne plus le nommer. La machine et l'ouvrier sont à ces fins montrés et mis en valeur du point de vue des sciences et techniques. Cette vision de la destruction des machines pose paradoxalement les jalons d'une certaine réappropriation par les ouvriers de ce qui constitue leur patrimoine. À travers la destruction ils pourraient en quelque sorte affirmer une possession de leur capital historique, leur capital du travail. Cet événement peut effectivement à première vue laisser perplexe, même s'il est aussi l'avènement d'un patrimoine ouvrier. Cela peut paraître étrange, car ils détruisent leur outil de travail et par conséquent ce qui pourrait être patrimonialisé. Cette considération s'entend d'un point de vue pratique, pour autant d'un point de vue théorique on

53 Audrey Tiso, Olivier Estran, Les salariés du sous-traitant automobile GM&S prêts à faire sauter l'usines, France Bleue, 11 mai 2017, consulté le 9 avril 2019 : https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/les-salaries-de-gms-bloquent-le-site-et-d etruisent-des-machines-1494498073

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peut aussi penser qu'à ce moment précis, les destructions font exister le patrimoine ouvrier. Car, en détruisant l'outil de travail, on l'empêche d'être réapproprié et réutilisé et pourquoi pas in fine patrimonialisé selon le point de vue des sciences et techniques notamment.

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En ce sens, la récente exposition « L'Usine Extraordinaire » témoigne de ce type de réappropriation. Nous l'avons déjà abordé rapidement mais nous allons nous y consacrer un peu plus longuement. En novembre 2018 a eu lieu la première édition de l'Usine Extraordinaire au Grand-Palais ;cette présentation accueillait de grands groupes de l'industrie, dont le parti pris était de présenter l'usine de demain et son évolution depuis le XIXème siècle. Cette manifestation sur trois jours possédait une communication assez importante, en raison notamment à la présence de membres du gouvernement actuel. Ce ne seront pas moins de 13 ministres qui se succéderont pendant ces 3 jours de présentation. Le premier ministre actuel y a même fait un discours d'une trentaine de minutes présentant les enjeux à venir de l'usine, et de l'industrie plus généralement. Cette manifestation occupe donc une place légitime, elle est en ce sens une représentation accepté de ce qui fait l'usine. Aussi, un grand effort a été fait sur la scénographie : construite comme une usine et dans lequel on retrouve les codes plus classiques d'une exposition. Dès l'entrée dans le Grand-Palais se trouve une chronologie des événements liée à l'essor de l'usine et de l'industrie. La faisant débuter en 1851 et prolongée jusqu'à nos jours, un panneau explicatif (texte reproduit en Annexe 9) nous indique que la frise retrace aussi les événements sociaux qui ont accompagnés l'essor de l'industrie : « Elle replace l'histoire récente de l'industrie dans un contexte plus large d'innovations, de découvertes

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scientifiques, d'événements politiques et sociaux, d'évolutions de la société. ». Cette première étape, celle du contexte et plus généralement de vue global dans laquelle va évoluer le visiteur, est caractéristique des expositions. Cette frise permet aussi de situer le sujet d'un point de vue historique, ce qui place

54 Le terme d'exposition peut d'ailleurs être discuté, certains préféreront l'idée de salon .

55 Panneau à l'entrée dont un écrit plus clair est proposé en Annexe 9

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automatiquement le visiteur en récepteur, et en autorité ce qui y est écrit. Une certaine affirmation historique est donc à l'oeuvre sans qu'on en ait nécessairement conscience. Une réserve est cependant émise, il est précisé que la frise ne saurait retracer tous les événements mais est seulement pensée dans le but

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de « proposer des lignes diverses ». Aussi, n'importe quelle présentation de ce type est quoi qu'il arrive le fruit de choix et de compromis. Ces « choix » offre une compréhension dans la manière de se réapproprier le patrimoine ouvrier et, de l'exposer.

Cette frise chronologique est axée sur les sciences et techniques, on y voit de grandes bandes de couleurs parsemées de points faisant penser à un plan de métro. Chacun de ces points renvoient à une information, accompagnée le plus souvent d'images. A hauteur d'yeux, cette ligne directrice se voit facilement, construite autour d'un échafaudage et de manière cylindrique ce qui ajoute à la mise en espace tout à fait cohérente avec le sujet. Voici une image générale qui permet de mieux comprendre l'aménagement de l'espace autour de la frise :

56 Ibid.

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Crédit photo : L'Usine Extraordinaire, Novembre 2018, Paris

Nous choisissons de montrer cette image, car on y constate l'échelle générale de la frise par rapport à une taille moyenne, le regard est en parfaite alignement avec les éléments inscrits. De plus près nous pouvons y lire les grandes avancées techniques, allant de l'invention de matériaux aux premiers grands événements à portée industrielle comme les reportages télévisuels par exemple. On remarque également que les événements inscrits sont souvent cités avec une « marque », ce qui laisse voir la volonté de replacer l'objet décrit à un concepteur. Voici un exemple d'une partie de la frise :

Source : Agnès Ghonim, L'usine extraordinaire, novembre 2018, Paris

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Après la lecture du panneau explicatif nous aurions pu nous attendre à voir apparaître les personnes physiques ayant pris place dans l'avènement industriel : les ouvriers. Après plusieurs tours, où il était commun de jouer des coudes pour lire ce qui était présenté, nous ne trouvons aucune mention des ouvriers. Cela laisse songeur d'autant que la frise, nous le rappelons, était censée présenter « l'histoire récente de l'industrie dans un contexte plus large d'innovations, de découvertes scientifiques, d'événements politiques et sociaux, d'évolutions de la

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société. » . En cherchant attentivement on finit par distinguer quelques références aux « événements politiques et sociaux » et aux « évolutions de la société ». Reprenons la photo précédente, ces événements, en lien direct avec les ouvriers étaient en fait ici :

Source : Agnès Ghonim, L'Usine Extraordinaire, novembre 2018, Paris

57 Panneau à l'entrée, Annexe 9

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Nous choisissons dans ces photographies (Annexe 10) de ne pas modifier la lumière ou l'exposition afin d'avoir un rendu le plus brut possible de ce que l'on pouvait voir. Pour mieux appréhender cette manière d'inscrire ce qui relève directement du patrimoine ouvrier, nous pouvons nous référer de manière plus globale à notre première image reproduite ci-après et où est entouré chaque ligne de textes en lien avec une conquête ouvrière. Le fait est que cette exposition étant présentée autour de grands noms de l'industrie, la volonté de ne pas faire figurer les avancées arrachées par les ouvriers paraît logique, ces acquis ont été le fruit de luttes menées bien souvent contre les directeurs d'usines, ou plus généralement, contre les patrons des grandes entreprises d'alors :

Source : L'Usine Extraordinaire, novembre 2018, Paris

Les choix fait dans la façon d'exposer les conquêtes sociales qui ont accompagnées l'évolution des usines et de l'industrie mais aussi de la société en générale nous laisse songeur. Les exposer de cette manière nous fait nous interroger sur la volonté des organisateurs et le message qui s'échappe d'une telle présentation. Ces photos ne montrent pas bien le rapport au sol qu'occupent ces quelques lignes, elles sont pourtant au niveau des pieds des visiteurs.

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Symboliquement, le visiteur pourrait piétiner ces informations. Et, s'il souhaite les voir il doit se baisser. Aussi, aucune couleur, aucune photographie n'est présente pour accompagner ces lignes, une typographie simple, noire, ce qui explique encore plus que le visiteur ne les observe pas. Cela pourrait montrer la volonté des organisateurs de ne pas faire voir ces conquêtes. Cela nous invite à deux remarques, la première : comme nous l'avons vu le texte explicatif (Annexe 9), celui qui intervient avant que le visiteur découvre la frise (Annexe 10), nous laisse entendre qu'il sera fait état des conquêtes sociales ayant accompagnées l'essor de l'industrie, ce qui place ces revendications d'un point de vue historique (tout du moins dans la gradation de ce qui est considéré comme essentiel dans cette exposition) aussi importante que la découverte du caoutchouc par exemple. Pourtant, la manière d'exposer est en complète contradiction avec ces quelques mots de présentation, les placer en dehors du regard du visiteur amène de facto une non présentation. On peut néanmoins s'interroger : pourquoi avoir tout de même fait figurer ces événements historiques ? Peut-être que cela est en réponse à ce que fait la fondation qui organise l'exposition. La FACE nous le rappelons souhaite faire « changer » le regard des Français sur l'industrie, en ce sens pour faire changer ce regard il doit tout de même faire apparaître les référentiels communs en lien avec l'usine et l'industrie. Ne pas présenter ces conquêtes sociales qui constituent aussi un patrimoine ouvrier aurait pu rendre méfiants les visiteurs. En effet, l'usine est pensée comme un lieu ou s'exerce le travail laborieux, ne pas faire figurer ce qui est en lien direct avec cela aurait, on peut supposer, amené à une réticence des visiteurs vis-à-vis de ce qui serait montré plus tard au cours de l'exposition. A ce sujet, une étude statistique avait été mené en amont de l'Usine Extraordinaire par YouGov (Annexe 11). Cette enquête commandée par la FACE nous en apprend beaucoup sur le parti pris qui se dessine dans la conception de cette manifestation. D'ailleurs, le titre et sous-titre de l'enquête fait déjà comprendre les enjeux qui amènent les manières de représenter lors de l'Usine Extraordinaire : « Les Français sont-ils prêts à changer d'idée sur

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l'Usine ? » , le compte rendu est guidé autour de deux parties, la première ; «

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Les préjugés sur l'usine et l'industrie sont tenaces... » , la seconde : « ... mais

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un vent de renouveau est en train de souffler ! » . Cette enquête montre que « 3

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Français sur 4 n'ont jamais entendus parler de l'usine du futur » ; l'usine du futur s'oppose donc nécessairement au principe d'une usine du passé, or ce passé peut éventuellement être raccroché à la recherche d'images faite précédemment, en tapant « ouvrier 1950 », par exemple. A priori, c'est bien cette image que la FACE par le biais de sa manifestation l'Usine Extraordinaire cherche à modifier. On comprend donc mieux pourquoi ces avancées sociales amené par des luttes importantes ne sont montrées que très partiellement.

L'exposition l'Usine extraordinaire qui s'est déroulée au Grand Palais laisse donc apparaître la réappropriation du patrimoine ouvrier sous le couvert des sciences et techniques. Les conquêtes des ouvriers acquises au sein de leurs usines y sont montrées très sporadiquement et quand les hommes y travaillant sont mis en avant il s'agit avant tout de faire la promotion d'emplois à pourvoir ou, dans l'autre cas, de faire publicité de nouveaux noms de métiers, le tout au service de la machine qui constitue le coeur d'un patrimoine de science et technique. Aussi, le rapport de l'ouvrier à la machine, comme outil de travail n'est pas abordé, pourtant cela constitue aussi le coeur du patrimoine ouvrier. Cette manifestation construite comme une exposition mais présentant les caractéristiques d'un salon laisse songeur quant à la finalité recherchée (Remarques et images sur l'Usine Extraordinaire, Annexe 12).

58 Enquête pour la fondation usine extraordinaire YouGov, sur un échantillon de 2000 personnes, sondage en ligne réalisé du 9 au 13 novembre 2018

59 Ibid.

60 Ibid.

61 Ibid.

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle