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Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim

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par Hadrien Kreiss
Université Paris II Panthéon Assas - Diplôme de Master II (Recherche) "Philosophie du droit et droit politique" 2009
  

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Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim

Mémoire sous la direction de Monsieur le Professeur Philippe Raynaud

Hadrien Kreiss

L'individu est tout, et le tout n'est plus rien.

Que faire pour qu'il devienne quelque chose?

Comment, au royaume éclaté du moi-je,

susciter ou réveiller des nous

qui ne se payent pas de mots et laissent chacun respirer?

(Régis Debray, Le moment fraternité, Préface)

Très tôt dans la vie d'Emile Durkheim (1858-1917) une préoccupation s'est installée, qui finira par le poursuivre jusque la fin de sa vie. Cet objet d'attention, qui nécessairement transparait au coeur de ses ouvrages, c'est le rapport de l'individu au collectif.

Comme divers commentateurs se sont avisés de le souligner, Durkheim fut fort marqué par son époque et son contexte politique, social et intellectuel. En effet : bien qu'à l'heure de l'écriture de la division du travail social (1893), la troisième République commence à bénéficier d'un profond ancrage, les mouvements contestataires demeurent virulents. Plus exactement, une atmosphère délétère pénètre la société : l'individualisme est fustigé ou vénéré, la science est souvent adulée, alors que la poursuite anticléricale s'amplifie, un tiraillement de la société française se fait sentir entre conservateurs et socialistes. Durkheim n'y est pas indifférent : « S'il désire réconcilier société industrielle et consensus, c'est bien parce que la société française se trouve menacée dans sa stabilité par des clivages sociaux toujours plus profonds »1(*).

On notera qu'en retour, la pensée du sociologue eu un grand retentissement: « La thèse durkheimienne a en effet contribué au courant de pensée républicain qui a donné naissance à la doctrine du solidarisme dont l'essor, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle a été considérable en France. Cette doctrine elle-même peut être considérée comme le soubassement idéologique de l'Etat social français, tel qu'il est fortement institutionnalisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale »2(*).

Étant donné que Durkheim est attaché à l'homogénéité sociale, il décidera de se porter comme missionnaire de cette cohésion, et son oeuvre se portera garante de cet office. Par conséquent, et malgré tout le respect qu'on puisse porter à la rigueur des raisonnements du sociologue, auteur de Les règles de la méthode sociologique, son oeuvre sera teintée d'accointances idéologiques. En préface de sa thèse de il adopte une tournure qui sonne comme une pétition : « Il faut que notre société reprenne conscience de son unité organique ; que l'individu sente cette masse sociale qui l'enveloppe et le pénètre, qu'il la sente toujours présente et agissante, et que ce sentiment règle toujours sa conduite ; car ce n'est pas assez qu'il s'en inspire de temps en temps dans des circonstances particulièrement critiques »3(*).

Ensuite, on ne manquera pas de remarquer que le rapport entretenu entre les deux éléments de l'énoncé est au coeur de sa thèse française (il écrira sa thèse latine sur Montesquieu). Si tenté que l'on soit de définir l'individu par sa liberté et la société comme une solidarité fondamentale, on retrouve ici la problématique individu-société. Sa démonstration, à cet égard, est audacieuse : il établit que l'autonomie de la personne et la solidarité sociale se renforcent mutuellement dans la société actuelle, par l'effet de la division du travail. Afin de saisir cette ambition du sociologue, quelques précisions sur chacun des termes du couple « solidarité-liberté » permettront de mieux délimiter leurs rapports.

Durkheim n'est certainement pas le premier auteur à s'interroger sur le principe de solidarité entre individus.

Le terme de solidarité se répand dès le début du XIXème siècle, sous l'impulsion entre autres d'Auguste Comte, qui revêt ce concept phare d'une dimension organique. Ainsi, la solidarité organique est mentionnée par Alexandre Cournot dans son Traité d'enchainement des idées fondamentales, par Henri Marion4(*) (De la solidarité morale, essai de psychologie appliquée), et par Gabriel Tarde dans Les lois de l'imitation, pour ne citer qu'eux5(*).

On considérera volontiers de nos jours que la solidarité évoque une valeur. Pourtant la solidarité durkheimienne est d'une toute autre nature. Pour Charles Renouvier, ce terme de solidarité donne « une forme très belle et très précise au principe de la nécessité des relations sociales entre les hommes »6(*). C'est bien l'optique durkheimienne: la solidarité est avant tout un rapport de nécessité. Dans la division du travail, cette nécessité s'exprime dans la dépendance réciproque des entrepreneurs. La solidarité est factuelle, elle ne constitue pas plus un précepte qu'un devoir. On trouve trois définitions du terme dans le Littré, et la dernière peut retenir notre attention : « Terme de physiologie. Solidarité organique, relation nécessaire d'un acte de l'économie avec tel ou tel autre acte différent».

Cette acception a pour avantage de renouer avec son étymologie latine. En latin, solidarité, qui se dit soliditas, manifeste ce lien concret et effectif né de l'obligation juridique. « Solidaire » renvoi à ce qui est solide, à ce qui est soudé, grâce au point de fixation que constitue le sol (soli). Dès lors, s'en devient pour Durkheim une propriété à part entière, observable en soi. L'usage du droit pour caractériser la solidarité née de l'obligation est de surcroit très présent chez Durkheim, qui plus généralement emploie avec un étonnant systématisme ce mot de « solidarité » pour qualifier un rapport de proximité immédiat ou une dépendance réciproque.

Pour comprendre l'audace de la thèse durkheimienne, un détour par l'oeuvre de Ferdinand Tönnies est édifiant. Car comme le remarque Serge Paugam en introduction à De la division du travail social: « La convergence entre les deux auteurs, est, à première vue, frappante » 7(*), particulièrement sur la proximité des notions de Gemeinschaft (communauté) et de solidarité mécanique d'une part, de Gesellschaft (société) et de solidarité organique d'autre part. Pour Tönnies, la Communauté est basé sur l'idée que dans l'état primitif se manifeste une unité parfaite des volontés humaines où « les relations qu'entretiennent entre eux les individus diversement conditionnés apparaissent comme prédéterminées ou données»8(*). Durkheim lui-même résume la communauté en ces mots : « C'est un agrégat de consciences si fortement agglutinées qu'aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres »9(*). L'évolution de la communauté à la société s'accomplit en raison de l'amplification des volumes sociaux, à travers des formes d'idéaux-types singularisant des étapes du développement historique : la famille, l'association, l'entreprise et l'entreprise moderne, éprise de rationalisme.

Une chose attire l'attention dans cet ouvrage : les caractéristiques de ces sociétés répondent à des formes de volonté, la Wesenwille (volonté essentielle) et la Kürwille (volonté réfléchie ou arbitraire), déterminant des types de consciences sociales, « conscience morale » ou « conscience des choses ». Au coeur de son propos est donc exprimé, outre un genre varié du lien social, un rapport à la liberté et à la volonté. La volonté essentielle apparait comme entièrement bonne et amicale parce qu'elle permet exprime la cohésion et l'unité des hommes, qu'elle est plus pulsionnelle dans sa forme germinative, plus affective. A l'opposé, la substance de la volonté arbitraire est liberté dans la mesure où celle-ci existe dans la pensée du sujet comme une somme de possibilité ou de pouvoirs, elle est donc plus individuelle, rationnelle, et calculatrice10(*), et c'est pourquoi les individus de cette société sont essentiellement séparés.

Tönnies regrette la communauté, c'est assez évident sous sa plume. Alors qu'à gros traits il pourrait s'inscrire dans la filiation de Sumner Maine (concernant le passage d'une société de statut à une société de contrat), ou Herbert Spencer (le passage à la société industrielle), il s'en distingue par une intonation pessimiste. La marche de l'individualisme lui apparait inéluctable, et l'instauration des modèles de protection sociale, les politiques publiques de solidarité, ne font que prouver la nostalgie de la communauté. Il est clair que le lien social s'amoindrit avec la société. La solidarité est brisée en raison de la minoration des relations affectives, et de l'émergence d'un conflit social, aux couleurs marxistes, entre les agriculteurs soudés par des relations de communauté, et la classe des marchands capitalistes emprunts de froides pensées calculatrices.

Rien plus de commun ici avec Durkheim, qui ne dédaigne pas le rationalisme mais va jusqu'à le vanter, et qui, surtout, croit dans la naturalité de la société organique11(*). La solidarité mécanique, dépeinte à travers le « segment social » renvoie à une structure sociale homogène, faite d'individus intégrés. C'est la solidarité qui s'accomplit automatiquement, mécaniquement par la similitude des êtres. L'emprunt à la mécanique tient à « la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts »12(*).

La solidarité organique, recouvrant le lien social des sociétés modernes, est à l'inverse marquée par l'interdépendance des individus, les uns vers les autres obligés du fait de la division du travail social. Le postulat de la solidarité organique repose sur la différenciation des individus, par l'intermédiaire de cette division du travail qui conduit à atomiser les fonctions. Spécifique, chaque fonction assumée sur le plan professionnel met en rapport les individus qui sont connectés comme les segments d'une étoile, recoupée de part en part : la poly-segmentation ouvre la voie à un réseau. On peut imaginer d'ailleurs qu'il privilégie cette formule de la « solidarité organique » pour imager la démultiplication des rapports sociaux.

L'originalité de la thèse de Durkheim tient à ce qu'il ne nie pas les spécificités de l'individu dans la solidarité organique. Il a conscience de ce que l'économie de marché est animée par la variété des talents, et que les intérêts individuels sont rivaux. La solidarité organique exige justement des individus qu'ils soient libres, autonomes du tout. Mais la thèse de De la division du travail social, faut-il le rappeler, est aussi érigée contre Herbert Spencer. Spencer pour qui la solidarité industrielle est spontanée et libre et pourrait se garder de toute action ou contrôle social. En effet, pour lui, l'imbrication des conventions individuelles, où chacun poursuit son intérêt, caractérise l'avènement d'une solidarité contractuelle reposant sur des liens exclusivement économiques. Or pour Durkheim, non seulement l'intérêt individuel est chose trop volatile pour constituer une relation réelle, mais l'inflation du droit restitutif (non pénal) témoigne d'une influence grandissante de législations socialement nécessaires au développement contractuel : « tout n'est pas contractuel dans le contrat »13(*).

Ce genre contemporain de solidarité s'affirme donc, et par le biais d'infinies ramifications, constitue un tout. Mais la démultiplication des segments sociaux est supposée par l'unité sociale originelle. En effet, Durkheim, assez proche en cela des philosophes ou sociologues allemands du Volkgeist, enrobe la société d'une force active qui est autonome: la conscience collective, constituée par l'ensemble des sentiments, des croyances, et des représentations communs dans une société. On comprend d'emblée l'importance que peut revêtir la conscience collective pour manifester la solidarité, dans la mesure où elle se caractérise par l'universalité des représentations dans une société donnée, qu'elle s'impose à ses membres, facilite la logique d'intégration, est garante de la solidarité dans le temps. Mais la conscience collective comporte ce trait singulier qu'elle semble pouvoir se suffire à elle-même, qu'elle domine la matière individuelle et parait se remodeler avec un certain arbitraire.

Pourtant, ce n'est qu'avec l'affaiblissement de la conscience collective que la solidarité organique apparait : le contrôle social, plus lâche, fournit l'occasion aux individus d'expérimenter la liberté. L'individualisme triomphant, voilà bien le trait caractéristique des sociétés modernes, ce que Durkheim ne manque pas de constater. Il s'interroge sur l'avenir par le truchement de la religion de l'humanité qui proclame à gorge déployée le dogme de l'individu, de la raison et de la liberté.

En amont cependant, la société se maintient car elle a modelé les structures de la conscience. Une grande idée de Durkheim consiste à distinguer l'homme de l'animal par le fait que chez l'homme, les causes sociales prennent le relai des causes organiques: « c'est l'organisme qui se spiritualise »14(*). Ainsi, une activité nouvelle, sociale, se surajoute au corps, qui est plus libre et plus complexe. L'affranchissement de l'instinct correspond à ce développement de la vie psychique. Aussitôt établie cette conclusion, Durkheim nuance : si l'instinct ne recul qu'en raison du facteur social, la vie psychique ne s'étend qu'en raison du retrait de l'instinct, signe d'un accroissement de la liberté. Voilà comment Durkheim peut concilier, dans la conscience individuelle, l'augmentation simultanée de la marge de réflexion individuelle et de la solidarité : il fait dépendre la vie psychique individuelle de facteurs sociaux. Ce rapport de causalité est fondamental: l'épanouissement de l'individu semble toujours permis par l'intensification des rapports sociaux15(*).

Les deux solidarités, mécaniques et organiques, correspondent aux deux principaux genres de solidarité durkheimienne. La solidarité comme interdépendance est soutenue par des règles, c'est pourquoi la sphère de liberté n'est que relative. Si l'individu respecte les règles, c'est qu'il est intégré. Si l'intégration sociale renvoi plus à un idéal de cohésion sociale et de vigueur du lien socialité du lien social, dans la société les représentations sont pratiquement universelles, et ces représentations soutiennent les règles, font qu'on les respecte.

Mais un troisième type de solidarité est identifiable, qui outrepasse en réalité la solidarité stricto sensu. Afin de restaurer un certain idéal social, Durkheim élabore un modèle d'éducation morale qui fait apparaitre dans son oeuvre une dimension plus liberticide, dans la mesure où elle restreint la liberté de pensée de l'homme, notamment en donnant à la science le privilège exclusif de dépouiller la société des vieux idéaux moraux, et en insistant sur le caractère obligatoire de la règle morale. On retrouve ici le schéma de vertical de soudure sociale : les individus sont liés car liés à un tout qui est inébranlable. Cet agencement réglé et ce caractère inaltérable, pour le simple sujet, des normes morales, justifie une certaine identification avec un « ordre moral ».

Le système durkheimien se caractérise donc par un lien très poussé de l'individu à la société. La question qui se pose inévitablement est alors de savoir dans quelle mesure les théories durkheimiennes ne privent pas l'individu de sa liberté. Dans l'idée, peut-on valider sa thèse exprimée en deux lignes « comment se fait-il que tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société ? »16(*). Quand bien même la formation des représentations a été permis par l'ordonnancement social de la raison, Durkheim ne conclut-il pas trop vite à l'irréductibilité de l'emprise du social, ne réduit il pas les capacités d'abstractions de l'individu ?

Le problème est bien de pouvoir confiner la liberté individuelle, alors qu'en raison de son champ épistémologique, il s'interdit considérer de trop près le phénomène individuel. Ces interdits didactiques réduisent nécessairement l'approche de la liberté individuelle. Le meilleur témoignage de cette distance scientifique à l'individu se trouve formulé dans Les règles de la méthode sociologique : « La cause déterminante d'un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle »17(*).

Il en découle une conséquence qu'il est impératif de souligner. En tant que sociologue, son parti est d'exclure de son propos l'existence de la liberté humaine, qu'il laisse aux soins des métaphysiciens. Ainsi, « La sociologie [...] n'a pas plus à affirmer la liberté que le déterminisme ». Le sociologue doit se pencher sur les faits sociaux, et c'est par consigne déontologique qu'il doit être indifférent à la liberté humaine.

Dans le Suicide, notre auteur énonce que sa théorie, fondée sur la statistique, « ...n'oblige pas à refuser à l'homme toute espèce de liberté. Elle laisse, au contraire, la question du libre arbitre beaucoup plus entière »18(*). Comment évaluer cette suggestion ? Il est absolument essentiel de bien cerner la notion de déterminisme, trop souvent opposée à celle de liberté. En raison de leur extériorité, les faits sociaux ne condamnent pas l'homme en général, chaque homme peut s'y soustraire, il n'est pas prédéterminé. « Le résultat de l'agrégation de N actions n'est pas applicable à ces mêmes actions examinées séparément »19(*).

Plus précisément, le déterminisme se réfère à la physique de Laplace : un système social peut être qualifié de déterministe si l'on peut établir avec certitude l'état social à un moment t2, en connaissance d'un état à un moment t1. Cette certitude, elle doit concerner tant l'aspect objectif (le système social) que l'aspect subjectif (la conduite des individus). Mais cette connaissance de l'élément subjectif peut aussi être considérée comme assurée dès lors que les variables suivantes sont identifiées: prévisibilité aisée des conduites individuelles dans le système social, manque d'incidence de celles-ci, ou indifférence des individus. Au surplus, l'indétermination de l'élément objectif signifie nécessairement une plus grande marge d'action des acteurs, à moins que leur volonté soit discernable ou qu'ils soient indifférents.

Le cadre analytique du sociologue, ce sont les chiffres, les éléments formels comme le droit, car la méthode se veut inductive. Mais ces hypothèses ne méritent pas d'être spécifiquement discutées pour Durkheim, car c'est un lieu commun en sociologie statistique. Si l'auteur donne valeur de loi aux conclusions avancées, celles-ci sont prudentes et tempérées, ce qui équivaut tout simplement à un résultat probabiliste. Par cette objectivation scientifique, le sociologue parait moins déterministe que Comte. « D'après Auguste Comte, plus on s'élève dans l'échelle des êtres, depuis les plus simples jusqu'aux plus complexes, plus s'élargit la marge de liberté ou « la marge de modificabilité de la fatalité »20(*).

Ainsi, le champ d'analyse de la liberté durkheimienne est limité. La liberté ne s'entend qu'en rapport à la société, ce qui s'explique par sa critique des théories de l'autonomie de la volonté et de la liberté envisagée par Kant : la liberté n'est jamais un attribut du sujet. Ce rejet explique que la liberté de soit jamais réellement dissociable de l'individualité21(*).

D'autre part, il procède de la remarque précédente que la liberté en tant que telle ne figure que parcimonieusement dans ses écrits. Il faut donc se rapporter à la pluralité des dimensions de la liberté durkheimienne pour aboutir à un résultat cohérent dans son articulation avec la société solidaire. Plus que la liberté, insaisissable voire inexistante, ce sont donc les libertés qu'il s'agit d'appréhender, particulièrement la liberté individuelle, la liberté de conscience, la liberté contractuelle, et la liberté d'action.

Mais dans l'absolu, la liberté n'est pas chose nette, ses contours sont flous. C'est une notion pléthorique, d'autant qu'elle a évolué. Essayons d'y porter la lumière.

La liberté recouvre d'abord l'idée d'autonomie. « Auto-nomos »: la norme nous vient de nous même, nous l'instituons. Mais comme le rappelle Aubenque, chez les grecs, la liberté se mesurait en termes positifs, déterminés (« La liberté n'a pas partie liée à la contingence mais au contraire elle s'y oppose »22(*)). De plus l'autonomie n'est réalisée que collectivement, elle s'identifie à l'absence de pression que subit la cité. Mais si l'on s'en tient à la liberté comme autonomie individuelle, il doit être remarqué que l'autonomie suppose un choix effectué sans contrainte entre des possibles, ce qui la rapproche, dans sa dimension intellectuelle, de la liberté d'examen ou de conscience, et donc rend nécessaire la certitude d'une conscience humaine en amont. La mesure de la capacité d'abstraction du sujet dans le système durkheimien tient donc une place essentielle. D'autant qu'au détour de certains exposés, l'auteur questionne la marge d'interprétation individuelle envers les normes, règles, et prescription sociales.

Chez les modernes, c'est bien plutôt la liberté-indépendance qui domine. Ce volet semble définitivement absent de la pensée de l'auteur. A cet égard, il est remarquable que Durkheim semble plus proche des Anciens, en ce qu'il définit la liberté comme « source autonome d'action ». La liberté lui apparait positive, semble d'emblée inclure des implications tangibles. La liberté est alors presque réduite à deux applications: autonomie pour un profit personnel concret, comme dans la propriété, ou liberté tournée vers l'extérieur, en tant que libre participation au corps social.

Ainsi, d'une part, la liberté emprunte une logique matérielle, en rapport à la propriété. On sait que Jaurès, duquel Durkheim était proche, a écrit « la liberté complète est inséparable de la propriété »23(*). Durkheim lui-même protège les propriétaires, demande à ce qu'ils puissent jouir de droits exclusifs. La propriété, c'est permettre à l'individu de se particulariser dans son rapport au monde. Mais par ailleurs, il ne faut se méprendre sur son désir de préserver les libertés formelles. Durkheim se montre favorable à la démocratie politique de son époque bien qu'il la considère mal conçue ; il est clairement hostile aux thèses marxistes. D'autre part, la liberté qu'il défend peut recouvrir une portée positive, outrepassant l'idée d'autonomie comme sphère de non contrainte : cette liberté est action sur le social, participation aux fonctions sociales (allant du choix d'une profession, essentiellement, à l'avènement de la raison, à la religion de l'humanité).

Il est, dès, lors, plus aisé de s'en tenir à une approche large de la liberté. Le « libre développement » est certainement l'expression la mieux appropriée pour décrire la sphère de liberté individuelle. La relation de l'individu au collectif est alors signifiée par la capacité de l'individu à se différencier en termes de « marges de variabilité », tout en apportant du sien à la collectivité.

Par la conciliation liberté-solidarité qu'il opère, Durkheim est très proche des défenseurs du solidarisme et de la liberté sociale. Cette déclaration de Vaillant au cours d'une séance de la chambre le 20 novembre 1894 se prêterait bien à son approche de la liberté : « La liberté sociale est la puissance sociale et la liberté individuelle développés d'une façon complète et solidaire »24(*). D'une solidarité libertaire à une liberté sociale, la pensée de Durkheim semble bien rodée pour concilier deux impératifs qui sont au coeur de son discours.

Mais c'est en abordant dans le détail les deux types, mécaniques puis organiques, de la solidarité durkheimiennes, que l'on pourra se faire une raison sur la plausibilité de la thèse de l'auteur. Etant donné que la solidarité mécanique gravite autour de l'idée de conscience collective, c'est elle qui en premier doit être considérée. En effet, cet instrument conceptuel privilégié de solidarité permet de saisir le phénomène d'adhésion des individus aux représentations, et il peut être étendu à des phénomènes connexes, tels que la sacralité de la règle, ou, du point de vue de l'étude sociologique, des faits sociaux. Quant à la solidarité organique, elle semble reposer sur le caractère de dépendance intrinsèque des situations individuelles et sur la règlementation de leurs relations. Il semble en effet plus complexe de percevoir la dimension intégratrice de la solidarité organique, qui s'en rapporte paradoxalement à la règlementation sociale: c'est ce qui permet de dénoncer un rapport d'opposition entre la solidarité et la liberté. Plus synthétiquement, tandis que la liberté semble inexistante dans la solidarité mécanique, car la conscience est limitée, elle est affirmée dans la solidarité organique, les mécanismes de la division du travail en étant tributaires (I).

D'autre part, l'accréditation durkheimienne de la solidarité coudoie l'ordre moral. On peut concevoir que Durkheim élabore une articulation sociale rigide, dans laquelle l'individu apparait sanglé, si on met en rapport le service du social auquel la liberté doit se prêter, et l'impossible affranchissement par celui-ci du monde moral, qui n'est rendu légitime que par la science. Néanmoins, en se tenant à certains points de la pensée durkheimienne, il est possible de suggérer de plus grandes latitudes individuelles, bien qu'elles soient limitées. C'est-à-dire que l'institution durkheimienne d'un « ordre moral » peut être partiellement remise en cause à bien considérer les facultés individuelles (II).

I Les constituants de la solidarité mécanique et de la solidarité organique, le passage d'une liberté inconcevable à une autonomie réelle

Durkheim, dans De la division du travail social, énonce l'idée suivante : « La sociabilité en soi ne se rencontre nulle part. Ce qui existe et vit réellement, ce sont les formes particulières de la solidarité, la solidarité domestique, la solidarité professionnelle, la solidarité nationale... »25(*). Cette idée suffit à comprendre l'axe d'un sociologue. Il n'entreprend pas son étude à partir de la nature humaine, mais directement du social. Or le social, qu'il soit abordé à travers les représentations sociales ou l'ensemble des règles sociales, apparait, de fait, comme uni. Il en résulte, si l'on inverse la perspective, que les hommes sont solidaires, en ce qu'ils sont solidaires d'un tout. Ce qu'il s'agit de mettre en évidence ici, c'est que la solidarité s'appuie sur une théorie irréductible de la société. Mais Durkheim a deux visages : celui du sociologue qui s'en tient aux règles de la méthode, et celui de l'homme qui derrière ses démonstrations, essaye de promouvoir un modèle de société. C'est seulement en saisissant comment s'articulent les mécanismes de la solidarité mécanique que l'on peut, analytiquement, envisager de mettre à mal les travers de sa pensée sur la solidarité organique. En effet, Durkheim souhaite impulser un élan solidaire dans la société par une règlementation sociale sur les corporations professionnelles. C'est en ce sens qu'il manque à son objectivité, et que, surtout, il apparait décalé par rapport à son système. Ainsi, sans accuser le présupposé de sa théorie qui apparait, selon le degré de lecture, comme légitime (A), il doit être éclairé l'évolution de perspective qu'il opère entre les constituants de la solidarité organique (B).

A - Des présupposés de l'unité sociale à des restrictions potentiellement liberticides

La solidarité mécanique est sous-tendue par la théorie de la conscience collective et c'est pourquoi il est impératif d'en bien considérer la logique avant toute chose. Elle permet de comprendre que la solidarité des temps premiers est déjà affaire de nécessité dans la mesure où la conscience est incapable d'en réfréner la pénétration dans l'individu. Il apparait alors que les règles sociales sont soutenues par un bagage transcendant, qui permet, par ailleurs, l'étude des faits sociaux.

1° L'organicisme durkheimien et la conscience individuelle

L'organicisme est une dimension incontournable des thèses de l'auteur. Elle fait apparaitre le corps social comme intrinsèquement soudé, et dévoile un individu dépourvu d'armes pour se soustraire à la force diffuse que répand la société.

a) L'organicisme durkheimien

Durkheim définit la société comme une entité sui generis, un organisme à part entière. Saint-Simon épousait déjà cette posture. Durkheim lui fait dire « Une société est avant tout une communauté d'idées »26(*). L'organisme social de Saint-Simon est résumé dans ces lignes: « La société est une véritable machine organisée dont toutes les parties contribuent d'une manière différente à la marche de l'ensemble [...] la réunion des hommes constitue un véritable être dont l'existence est plus ou moins vigoureuse ou chancelante suivant que ses organes s'acquittent plus ou moins régulièrement des fonctions qui leurs sont confiées»27(*).

Dès que ce prisme est intégré, et en accord avec l'auteur Jean Izoulet, on peut affirmer: « Un organicisme est essentiellement une solidarité, sans doute...»28(*). Cette conformité aux modèles de la biologie projette d'entrée l'association solidaire des individus. Si la société est un organe, chacun ne peut s'y mouvoir avec indépendance. Partant, c'est une position anti-nominaliste. Comme l'explique le sociologue, la biologie lui fournit assises de réflexion, concepts, vocabulaire. C'est ce qui l'amène à épiloguer sur les indices de l'organisme biologique dans la société. Mais exploiter les ressources de la biologie peut revenir à demeurer captif de ses mécanismes29(*).

Ou s'arrête la comparaison avec la biologie ? Ce crédo scientifique est-il propice ? Cautionner plus avant la biologie interdit de considérer l'indépendance des organes, sauf à pointer l'indépendance relative du cerveau social, la conscience collective. En fait, il existe un lieu commun à la biologie et à la sociologie durkheimienne: l'idée de différence des fonctions, qui s'accorde harmonieusement avec le principe de solidarité. D'où l'insistance des intonations biologiques dans sa thèse de 1893, qui lui sert à révéler ce lien paradoxal. La conscience collective est un concept bien dans l'esprit de l'époque, marqué par des juristes, des sociologues ou des philosophes qui ont retenu l'attention de l'auteur, outre-Rhin notamment30(*). Autant leadeur de ce concept qu'inspiré par eux, Durkheim ne se limite pas à une mobilisation symbolique de la biologie ; il est convaincu de ce que les corps agissent et réagissent les uns aux autres, au niveau des consciences, la fusion donne naissance à une synthèse naturelle. Voilà pourquoi il attribue à la conscience collective des propriétés spécifiques. La conscience collective, d'après l'auteur, est « l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une même société »31(*). La conscience collective forme un système déterminé mais qui se diffuse de façon invisible dans la société. Il précise qu'elle forme un psychisme animé d'une vie propre.

La conscience collective va ainsi fournir à l'auteur un concept stratégique pour désigner la société sous une forme abstraite, se nourrissant des épisodes de commotion collectifs et implantant une unité nécessaire. C'est donc en faisant la lumière sur la conscience collective qu'apparaissent les milles liens invisibles qui nous unissent, et on comprend l'importance cardinale que peut revêtir la conscience collective comme prérequis pour établir la solidarité des hommes. C'est d'ailleurs aussi par l'offense à la conscience collective que l'auteur définira l'acte criminel, l'acte antisocial par excellence32(*).

L'articulation de la conscience collective et des individus est délicate. La conscience collective s'appuie sur les consciences individuelles, il ne saurait en être autrement33(*). Partant, elle en est dépendante. Mais elle semble détachée des consciences actuelles, puisqu'elle évolue à un rythme différent. Elle est ainsi « indépendante des conditions particulière où les individus se trouvent placés ; ils passent et elle reste »34(*), ce qui signifie en même temps qu'elle soit fondamentale dans la solidarité intergénérationnelle. Durkheim n'estime pas que l'état moral ou sentimental des sociétés ait pu demeurer un temps figé. La conscience collective n'a donc rien de métaphysique. D'autant qu'il précise que la conscience collective c'est évanouie progressivement, avec l'augmentation de la densité de la population.

La question qu'il est plus délicate de trancher est de savoir si comme un organisme elle naît, vit et meurt d'elle-même, ou si elle s'est « décidée » à se replier. Les formules de Durkheim s'en rapportent parfois plutôt à cette deuxième explication35(*). Mais globalement, on peut y appliquer un raisonnement qui aurait eu la faveur de Bergson: le changement de quantité peut impliquer un changement de qualité. La masse sociale croissante favorise ainsi une transformation de la conscience collective, dans le sens de sa déperdition.

« Le contenu de la conscience collective est caractérisé par la précision et l'intensité des sentiments, par leur proximité à la religion et par l'importance attachée au collectif par rapport à l'individu »36(*).  En fait la conscience collective ne possède d'emprise élargie qu'avant l'ère moderne. Ce concept est alors aussi un moyen pour l'auteur de manifester un type de solidarité, la solidarité mécanique. C'en est, en quelques sortes, l'aspect « arationnel », par opposition à la division du travail rationnelle assurant une fonction solidaire. L'expression des types mécaniques et organiques de solidarité consiste en un référencement des morphologies sociales.

Esprit façonnant la réalité sociale, la conscience collective semble bien arbitraire, libérée des contraintes dans son action. Il n'en est rien: elle n'agit pas à proprement parler. Le rôle de la conscience collective est réduit: comme la conscience individuelle, elle ne sert qu'à « constater des faits sans les produire »37(*).

b) Le statut du sujet vis-à-vis de la conscience collective : entre conscience et inconscience.

La principale interrogation au sujet de la conscience collective est néanmoins ailleurs. On sait qu'elle dépend des sujets pris en leur ensemble. Mais dans quelle mesure l'individu prit isolément peut-il avoir un impact sur elle? Conditionné par la réalité sociale, l'individu contribue-t-il à la transformer? En bref: l'influence est-elle réciproque?

A ce titre, Durkheim se contredit au fil de ses écrits. C'est une possibilité ouverte dès le départ : « si l'individu reçoit beaucoup de la société, il ne laisse pas de réagir sur elle »38(*). Mais on peut d'emblée s'interroger sur les capacités de l'individu à transformer cette conscience de la société grâce à sa propre conscience, en étant conscient de son action. La conscience individuelle, on ne saurait trop le rappeler, joue un rôle crucial pour aborder l'idée de liberté humaine: c'est en étant conscient que l'homme s'ouvre la possibilité du choix. L'action individuelle, pour qu'elle témoigne de liberté, doit ainsi être délibérée, voulue.

Or, Durkheim envisage la conscience individuelle et celle collective en des termes voisins et souvent restrictifs. L'action déplait à la conscience. Son rôle est de spatialiser et schématiser l'étendue des idées et répugne à effectivement commander39(*), ce qui n'oppose pas d'obstacle, pour l'auteur, à lui apporter une vertu créatrice chez l'individu. Il s'oppose en effet à Huxley et Maudsley qui réduisent la conscience à un épiphénomène ; lui juge que la conscience crée un être nouveau qui hésite, tâtonne et délibère40(*). Incontournable pour accéder à la connaissance, elle n'a cependant vocation qu'à reproduire ce qu'elle observe, ce qui par ailleurs nous aide à entrevoir la dimension répétitive de la conscience collective, au soutien des traditions qui se perpétuent.

Au plus près de la définition on s'aperçoit que l'auteur insiste sur le sentiment et la croyance. L'individu pressent la conscience collective plus qu'il n'en a conscience. Si elle forme analytiquement un système normatif, elle n'est pas transcrite ainsi par l'auteur qui préfère signifier sa face imperceptible, insaisissable. Retenons que l'individu n'est pas nécessairement conscient alors de son action sur la conscience de la société, mais, éventuellement, qu'il doit pouvoir l'être.

Ainsi, au stade de son premier ouvrage, un flou demeure sur l'impact de l'individu sur cette conscience collective, mais la thèse n'apparait pas scandaleuse en raison de l'assimilation de la conscience collective aux formes premières de solidarité. Le sociologue confèrera plus de poids à cette acceptation d'une conscience collective inconsciente pour l'individu au travers de son article « Représentations individuelles et représentations collectives ». Les représentations collectives, définies déjà dans De la division du travail social41(*), revêtent les mêmes caractères que la conscience collective. Mais dans cet article de 189842(*), il expose la notion de représentation inconsciente. Parce que chacun ne détient qu'une maigre portion de la conscience collective, d'aucun saurait prétendre en avoir une lucidité intégrale, et la conscience collective résiste alors à l'homme par l'étendue de ses zones d'ombre.

A cette ombre on donne aujourd'hui le nom d'inconscient, bien que Durkheim préfère la notion de centres secondaires de conscience43(*). Mais l'aboutissement du raisonnement est semblable: « Ce qui nous dirige, ce ne sont pas les quelques idées qui occupent présentement notre attention ; ce sont tous les résidus laissés par notre vie antérieure ; ce sont les habitudes contractées, les préjugés, les tendances qui nous meuvent sans que nous nous en rendions compte, c'est en un mot tout ce qui constitue notre caractère moral »44(*). Il semble ici s'éloigner d'Henri Marion, l'auteur de De la solidarité morale: essai de psychologie appliqué  qui, dans la conclusion de son ouvrage, écrit: «...et un moment vient ou il n'y a plus de liberté que ce qu'il [l'individu] a su mettre dans les habitudes qu'il a prises [...] L'habitude, voilà donc une nouvelle chaine pour le libre arbitre comme pour la spontanéité physique... mais qu'importe si l'on se donne à soi-même au moins pour une part, les habitudes qu'on veut ? »45(*). C'est ce choix qui fait défaut chez l'individu primitif.

Ainsi Durkheim semble admettre qu'il puisse y avoir « conscience sans moi », ce qui signifie que la conscience collective peut en principe complètement transcender les individualités. Mais les expressions de « représentations inconscientes » et de « consciences sans réalité matérielle » sont à prendre pour synonymes46(*), ce qui rend difficilement imaginable leur cumul. C'est donc une alternative conceptuelle qui est ouverte. Ce qui amène à considérer qu'au-delà de la véracité des hypothèses, Durkheim les postule car il doit penser qu'une des deux est nécessaire à la plausibilité de sa thèse sur la conscience collective.

Chaque état du réel n'est donc pas appréhendé par l'individu47(*). Lorsque, porté par un élan collectif, l'homme vibre à l'unisson et qu'il se sent pénétré d'une même chaleur commune, il n'est pas conscient à proprement parler. Il résulte de cet article que s'il doit être envisagé une détermination de la conscience collective, elle ne peut qu'être collective. Les représentations collectives débordent le temps de la solidarité mécanique, d'où la défiance manifestée par ses chroniqueurs: les « représentations  collectives» atteignent le sommet de l'abstraction de la réalité sociale. Diffuses et plus transcendantes qu'immanentes du point de vue individuel, les représentations collectives projettent une image d'unité sociale inaccessible compromettant les libres facultés de l'individu.

On repère ainsi sa logique: c'est l'ensemble du phénomène social qui échappe à la conscience parce qu'il excède tant l'individu qu'il le submerge. Ainsi, «En définitive, c'est la pensée qui crée le réel, et le rôle éminent des représentations collectives, c'est de « faire » cette réalité supérieure qu'est la société elle-même»48(*). Mais si les représentations sont inconscientes, comment imaginer qu'en faisant la société, la conscience collective ne « fait » pas les individus la composant?

Mais Durkheim va encore permuter sa vision de la conscience collective, accomplir en réalité une rupture conceptuelle dans son ultime écrit de taille, Les formes élémentaires de la vie religieuse. En effet, à contrepied du statut inconscient des représentations collectives », il y affirme que la conscience collective est « conscience des consciences »49(*).

Entre ces deux positions, conscientes et inconscientes, de la conscience collective, un créneau subsiste, expliquant plus simplement la force inhérente à la conscience collective : l'émotion50(*).

La conscience collective n'est pas cependant l'ensemble de la conscience sociale, et, bien qu'on ne saurait d'ailleurs en tracer ses frontières, elle est présentée comme limitée. La conscience sociale51(*) a un statut autrement plus intelligible: elle correspond au concert des représentations qui servent de paradigme aux fonctions sociales. La conscience sociale est le produit direct de l'interaction individuelle, le fait de sa nécessité. Elle apparaît comparativement moins synthétique (dans l'acception chimique du mot) que la conscience collective : elle doit être représentée plus en termes d'addition que de moyenne des éléments.

S'il faut se faire une opinion sur la conscience collective, il doit être considéré que l'optique durkheimienne est toujours d'expliquer le social par le social, et que par voie de conséquence, les consciences individuelles ne devraient pas même figurer dans son schéma de pensée, bien que lui veuille faire valoir ses thèses à l'encontre des tenants du Pragmatisme. Voilà la raison d'être de ses tergiversations à ce sujet. Selon le mot de Bruno Karsenti, Durkheim n'a jamais tranché entre les deux branches d'une alternative, entre « l'abandon de la notion de représentation, conçue comme activité psychique essentielle », et « l'abandon de la conscience collective, conçue comme double supérieur de la conscience individuelle »52(*). Avec ses accents abstraits, Durkheim s'éloigne d'auteurs comme Simmel où « nulle trace d'un déterminisme social n'est dicible métaphoriquement »53(*).

La conscience collective ne dévoile son ampleur que dans une société chargée d'histoire, de traditions. Le legs des générations passées, c'est cela qui est objet de déferrement. On retrouve ici des développements très proches de Comte. Pour Comte en effet, les vivants sont toujours davantage gouvernés par les morts. Partant du principe que « la vraie sociabilité consiste davantage dans la continuité successive que dans la solidarité actuelle »54(*) de la vie sociale, il estime que les vivants représentent le volet objectif de la population, en ce qu'ils sont identifiables corporellement. Mais les vivants sont prédéterminés par les morts, qui inspirent leur action. La stimulation des décisions, l'impulsion véritable des vivants, trouve ainsi son origine chez les morts (l'élément subjectif), qui fixent également la tournure que prend l'action parce qu'en amont ils ont orienté les normes, et décidé des fins et des règles. La solidarité n'a ainsi de sens qu'en référence au passé.

Par rapport à Comte, l'intuition de Durkheim est plus élémentaire: la soudure sociale plonge ses racines dans la puissance sacrée qu'est le multiple. L'agrégat crée le ferment, et le processus d'union est observable scientifiquement. Mais l'hypothèse de Comte pourrait s'ajuster au système de Durkheim. La tradition ne perdure pas grâce aux vivants, à cause du mépris pour l'âge imputé à la civilisation55(*), le respect révérenciel pour la tradition perpétrée par les « anciens » s'estompe. L'époque moderne s'en prend au charisme traditionnel des personnes âgées. Mais c'est directement la conscience collective qui incarne la tradition, puisque chaque génération n'a qu'un impact très modéré sur son évolution56(*).

De plus, la solidarité dans le temps entre les générations, est censée être démontrée par la méthode qu'il utilise. En effet, il part de l'idée que l'explication sociale du social amène une homogénéité de la cause et de l'effet. « La cause, c'est la force avant qu'elle n'ait manifesté le pouvoir qui est en elle, l'effet, c'est le même pouvoir mais actualisé»57(*). Ainsi les évolutions dynamiques sont nécessaires, car dépendantes du seul facteur de la force sociale. Pour clore l'imprégnation biologique de sa pensée, considérons que Durkheim pense qu'en sociologue, il sait prendre ses distances de la biologie lorsque l'action mécanique se révèle insuffisante à l'explication, par exemple en considérant la logique des représentations collectives58(*). Mais ce qui atteste de la survivance, en tout cas, de la mécanique, c'est que la solidarité dans le temps repose encore sur cette notion de force. Mesurer le poids de cette idée de force dans le système Durkheimien, c'est établir la solidarité de façon principielle.

2° Le champ moral : éléments d'une théorie reposant sur le sacré, l'autorité et le devoir, observables à travers le fait social.

La naissance de la conscience collective est à lier aux états d'effervescences collectifs, aux cours desquels, donc, se structure élémentairement la conscience individuelle, bien que le rapport aux règles morales demeure inchangé. Plus généralement, ce processus est authentifié à travers le fait social, permettant d'illustrer la difficulté pour le sociologue d'observer la réalité solidaire sans la tronquer.

a) Le sacré qui se prolonge dans l'autorité, un présupposé solidarisant de la règle morale

Pour Durkheim, l'unité sociale est supposée par la nature humaine. Dans une perspective historique, à l'origine, c'est la croyance dans le totem qui affiche l'unité de la tribu. Non que le totem soit l'étendard de particularités indigènes: il est une bannière impersonnelle, anonyme, synthèse du sentiment de totalité, de sacré, des membres. Le groupe, pour prendre conscience de lui-même, doit être matérialisé: le totem est allégorique59(*).

Quant au totem individuel, postérieur à l'apparition du totem groupal, il n'est que la transposition du culte voué en commun, il est censé correspondre mieux aux besoins de l'individu. Ce besoin traduit une aspiration à projeter au dehors sa propre nature sociale, et c'est peut-être, le premier symptôme d'individualité observable, bien que dans un rapport au collectif. En effet, le but moral participant de la vénération totémique s'est vu assujetti à des fins plus utilitaires ou vitales: assurer la survie du groupe. Mais le principe totémique demeure car selon Durkheim, un être sacré qui se scinde maintient chacun de ses attributs.

Pourtant, cette unité sociale et cette univocité des représentations est le fruit d'une activité récréative des membres de la tribu. Les hommes au départ ne sont pas différenciés mais isolés, la similitude n'est pas donc tant le postulat originel. «En effet, par elles- mêmes, les consciences individuelles sont fermées les unes aux autres ; elles ne peuvent communiquer qu'au moyen de signes où viennent se traduire leurs états intérieurs »60(*). Donc, avant de communiquer formellement, l'individu communie : c'est le temps du sacré. La psyché de l'homme est duale, et les instants d'effervescence jaillissent de la nature sociale de l'humain. Comme l'a fait remarquer une auteure, cette effervescence « ...est créatrice d'une substance générique dans laquelle la société était supposée laisser son empreinte »61(*)

La fraternité (le fait de se considérer comme frères) est en réalité quelque part un artificialisme né de l'imagination des hommes, pour s'expliquer l'effervescence collective. « On voit que cette fraternité est une conséquence logique du totémisme, loin d'en être le principe. Les hommes ne se sont pas crus des devoirs envers les animaux de l'espèce totémiques parce qu'ils s'en croyaient parents ; mais ils imaginèrent cette parenté pour s'expliquer à eux même la nature des croyances et des rites dont ces animaux sont l'objet »62(*). Sous cet angle, la solidarité des temps premiers, caractérisée par la similitude, est toute aussi objective que le type organique de solidarité fondé sur la différenciation.

Mais tout sentiment d'union est naturellement crée par le faux antagonisme du profane et du sacré. La solidarité sociale est tenue par l'épouvante au premier et la ferveur au second. C'est bien pourquoi le pur et l'impur sont quelque part deux variétés du même genre63(*).

Pour la cohérence de son édifice social, il est significatif que Durkheim creuse la question de l'origine de cette dynamique sacrale, aux qualités structurellement unificatrices. Dans les formes, il établit que le sacré, comme les notions de temps64(*), de force et de totalité, sont des catégories de l'entendement inhérentes au groupe social. Ainsi, l'idée de force dérive du mana ou notion apparentée, primitivement observable en chaque tribu, tandis que celle de totalité ne peut, de la même manière, exister que lorsque la société prend conscience d'elle-même, c'est-à-dire pendant ces moments d'exaltation collectifs. En faisant de l'effervescence le sillage des catégories de l'entendement, Durkheim implante dans la constitution psychique des hommes des catégories nécessaires à la constitution de son idéalisme social.

Comme le remarque Jean-Claude Filloux, l'intégration des individus résulte d'un processus : « La solidarité des individus et des groupes réside dans l'unité d'allégeance à un corps commun de règles et de valeurs [...] intériorisées dans la personnalité des membres de la société globale, bien qu'analytiquement indépendantes des individus et institutionnalisées dans le système social»65(*). C'est d'ailleurs l'objet de certains enseignements de sociologie qu'il dispense ; il explique la logique d'attachement aux règles par sa thèse sur le sacré. Dans la terminologie de Parsons, cet ensemble de règles donne lieu à un « modèle culturel normatif ». Mais pour Durkheim, ce processus spirituel est universel ; il n'est pas culturel car il est, nécessairement, naturel. Seuls les concepts, (comme le genre et l'espace) résultent de processus historiques locaux.

On commence à apercevoir la façon dont Durkheim articule les grandes idées de sa pensée : la solidarité, objective, peut s'appuyer sur une théorie du sacré comme fait social ou courant social (le courant social présentant les mêmes traits caractéristiques que le fait social, il se distingue de ce dernier par sa dynamique, son mouvement). Pour comprendre le prolongement du sacré aujourd'hui dans les règles morales, la notion d'autorité se révèle particulièrement éclairante. L'autorité est une notion essentielle parce qu'elle participe de cette inclinaison devant les puissances morales, qui agissent par voie de prescription.

« Par autorité, il faut entendre l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous »66(*). L'empire moral, dans les libellés durkheimiens, est toujours construit, par évocation symbolique sans doute, du haut vers le bas. C'est l'horizon du ciel, qui, formalisé dans une institution ou personne captivante, fascinante, fait plier notre volonté individuelle. Précisons que ce qualificatif de « reconnaissance » n'est pas un acte de dévolution, et qu'au mieux il s'en réfère à une opération de constat.

Avec cette définition, Durkheim embrasse bien les origines de la notion d'autorité, entre traditions et religion. L'autorité n'a pas de contours fixes et c'est regrettable (son acception de l'autorité se rapproche, dans des temps historiques plus avancés, de celle adoptée par Max Weber, elle devient plus objective en désignant le groupe des fonctionnaires chargés de représenter l'autorité). Mais on comprend sans peine que cette autorité s'exerce légitimement, dans le sens où elle est juste, parce qu'elle s'exerce en vue d'une fin collective. Comme chez Saint Thomas, l'autorité est cette force unificatrice limitant l'autonomie des membres pour permettre la vie commune67(*). Ainsi, l'individu durkheimien est toujours un vassal: la force sociale le transcende et prime sur lui, par le simple fait que  « l'homme naît toujours dans un monde qu'il n'a pas fait », dont il ne décide jamais du fonctionnement. Les règles dominent l'individu mais ne l'expriment pas. Elles expriment la réalité morale, figurée dans la conscience collective.

De ce fait, l'autorité est perçue à ses débuts comme mystique68(*). L'autorité apparait également naturelle. C'est la conséquence de son hypothèse de départ, le moi social. Il récuse les théories de l'autorité de type patriarcale élaborées par de Fustel de Coulange et Sumner Maine, qu'il estime en contrariété avec la réalité scientifique. Les sociétés embryonnaires, agrégats amorphes, ne connaissaient pas l'exercice de l'autorité69(*); elles ne requéraient pas ce pouvoir dans la mesure où elles étaient indépendantes les unes des autres. C'est donc avec l'émergence d'agrégats plus complexes, polysegmentaires, alliages de clans et familles, que la société politique naît, et dont le canon est cette autorité, car alors les forces symboliques se sont révélées insuffisantes.

La notion d'autorité a partie liée à celle de règle formelle, ou plus exactement elle en constitue le support. L'autorité, idée parfois un peu opaque dans ses écrits, donne du poids à des normes précises, aux contours arrêtés. La règle, ou plus généralement la prescription morale, est ainsi caractérisée par l'autorité et par un deuxième signe déterminant : la régularité, c'est-à-dire le rapport à l'habitude évoquant la fréquence et la répétition permettant l'ancrage définitif dans l'esprit de l'individu.

La solidarité contemporaine procède, par la médiation de règles arrêtées, d'une logique sacrale: tel est le suivi synthétique de sa réflexion, qui couvre le panorama des faits de la puissance sociale. Durkheim est ainsi l'auteur d'un système très complet du point de vue de la solidarité sociale, si l'on apprécie l'ensemble de ses divers écrits. Par hypothèse, la solidarité sociale s'instaure comme par nécessité physiologique70(*).

Dès lors, on ne sera pas surpris de voir Durkheim définir la règle sociale, non seulement comme une chose habituelle mais obligatoire, c'est à dire nécessaire et « soustraite à l'arbitraire individuel »71(*). Ce rapport si naturel entre le psychisme humain et la naissance de la règle va dans le sens d'une virtuelle privation de liberté de critique. Car si c'est par rapport au détachement des lois biologiques que Durkheim envisage tant la liberté que l'idée même d'individualité, c'est que la distanciation à l'égard de l'instinct directeur est impliquée par notre nature humaine, grâce à la conscience sociale, libératrice.

L'obligation se suffit à elle-même, car peu importe sa substance, elle est honorée en raison de sa seule essence sociale. Aussi, en discréditant les thèses du contrat social, il sape le fondement de la loi en tant qu'acte de volonté. Et le social préjuge toujours d'une force qui tient le timon, qui écrase le flot humain : « ce qui fait vraiment le respect de la loi, c'est qu'elle exprime bien les rapports naturels des choses »72(*).

Pour Henri Bergson, le «tout de l'obligation», c'est-à-dire le respect dû pour lui-même à l'obligation, est comparable à un souffle de vie73(*) vital à la survie du groupe. Ce souffle pourrait être comparé à l'effervescence, à la différence près que l'organicisme de Durkheim coupe court à la liberté de l'homme qui est un postulat nécessaire. En effet, on ne peut envisager l'obligation sans son contraire, la liberté, et, en l'occurrence la volonté, qui impulsent un élan toujours renouvelé. C'est-à-dire que la flamme collective a pour âtre l'individu, qui donne l'élan, qui maintient la tension nécessaire à l'activité humaine. La solidarité est alors autant le fait d'un acte de volonté qu'une nécessité.

Mais ce devoir n'est qu'un commandement et non une loi. Il établit une distinction essentielle entre le commandement moral et la loi physique, naturelle. La relation loi et commandement se décline de façon à ce que la loi tend à prendre au commandement ce qu'elle a d'impérieux et le commandement tend à prendre à la loi sa naturalité74(*). Par conséquent l'obligation est à la nécessité ce que l'habitude est à la nature. Se soumettre à l'obligation n'est donc pas pour Bergson se soumettre à la nature. Ce qui n'empêche que l'individu a le devoir plus éthique de cultiver son « moi social » pour servir le groupe75(*).

Durkheim n'établit pas la distinction de Bergson: l'obligation relève de la nécessité. Les prescriptions sont donc en principe presque intouchables.

Cette analyse est le produit d'un raisonnement qui s'applique à tout le champ moral, qui englobe tout le social, à trois exceptions près: la science, l'art et l'industrie76(*). Le laboratoire du sociologue est donc vaste. Afin de justifier l'observation scientifique de la société, Durkheim pose les bases épistémologiques de ses études à travers la notion de fait social. Le fait social présente un intérêt pour illustrer, sous un nouvel angle, l'asymétrie du rapport de l'individu à la société.

b) L'extériorité et la contrainte: le caractère « hétéronomique » des faits sociaux

Le fait social se définit par deux caractères: sa contrainte exercée sur l'individu et sa nature extérieure77(*). Émile Durkheim est conscient du fait que le terme de contrainte fera polémique, qu'il « ...risque d'effaroucher les zélés partisans d'un individualisme absolu ». Mais tout ce que signifie ce mot, c'est que « La plupart de nos idées et de nos tendances ne sont pas élaborées par nous » : « l'être-au-monde » est conditionné socialement. Extérieur, le fait social ne s'impose cependant qu'en vertu des qualités qu'il revêt. Ainsi, l'extériorité semble contraignante en même temps que la contrainte semble par hypothèse extérieure. A s'en tenir à la lettre de ces deux expressions censées désigner le fait social, une confusion règne. Vis à vis de l'individu, le fait social semble ainsi par nature « hétéronomique ».

Raymond Aron est l'auteur d'une définition originale, bien que simple, de l'hétéronomie dans la pensée sociologique78(*) : cela consiste à prendre pour jugeau, au lieu d'une collectivité vivante et proche, le monde, le « on ». Il est clair qu'à cet égard bien des choses sont critiquables chez notre auteur : ses définitions sont systématiquement larges, et il s'en réfère au  « nous » pour habilement éluder une indication expresse au « nous être humain » ou au « nous personne à part entière ». Chez Durkheim, le « nous » doit être appréhendé comme l'individu constituant déjà le groupe.

Mais pour éviter une condamnation trop simpliste du raisonnement durkheimien, il doit être plus rigoureusement précisé ce que contient cette idée de contrainte extérieure. Le fait social « s'impose », c'est-à-dire qu'il ne peut être posé par l'individu, qu'il existe sans le gré, l'aval de sa volonté. Ajoutons que la contrainte est manifeste dans toute convention, aussi bien dans le langage que dans la monnaie. La contrainte est ainsi ce qui permet la confiance des sujets sociaux dans l'ordre établit, et cette contrainte est sentiment ou croyance. Mais alors, cette notion de contrainte est équivoque : parce que la définition est large, qu'elle s'applique « à des croyances intériorisées », elle ne saurait demeurer simplement extérieure. D'extrinsèque, la contrainte passe également pour intrinsèque. La contrainte peut ainsi apparaitre comme voulue par l'individu, bien que ce terme de « croyances » nous interdit d'y voir un état de pleine conscience.

La nature humaine comporte une inclinaison à l'assujettissement. Le risque de cette idée, c'est que la liberté humaine vienne à en être théoriquement niée, comme si l'individu souhaitait l'oppression. Or il semblerait que pour Durkheim, c'est le caractère formellement extérieur des faits sociaux qui l'autorise à ne pas se prononcer sur l'existence de la liberté. Loin de se réduire à une caractéristique du fait social, la contrainte semble exclusivement sociale. Elle est même d'essence sociale, et on peut dire que le social a aussi la contrainte pour principe.

Cependant, pour Raymond Aron, qui cherche à opérer une lecture intelligente de l'auteur, la contrainte peut convenir à la reconnaissance des faits sociaux79(*). A condition de s'en tenir à cette dimension objective, car si la contrainte peut être observée extérieurement, c'est qu'elle n'éclot qu'avec la constitution du groupe. Talcott Parsons se montre peut être plus critique. Il accuse le modèle de solidarité et le caractère des faits sociaux. La contrainte est pour l'américain indissociable du pouvoir. Il privilégie l'usage de deux variables qu'il croise dans un tableau dynamique : la pression et la différenciation.

Pour résoudre cette question du caractère intrinsèque ou extrinsèque de la contrainte, il est préférable de plonger au coeur des formes, où Durkheim définit ce qu'est le respect témoigné à l'égard de sujets individuels ou collectifs. Il part de l'idée de force, car c'est elle qui automatiquement crée l'action ou la prohibe. Aussi, l'efficacité d'un commandement religieux provient du « rayonnement de l'énergie mentale qui est en elle »80(*) , ce sont les propriétés psychiques qui imposent d'elles-mêmes le respect. Le sujet suit la voie indiquée par l'autorité morale en raison de l'intensité de l'état mental du commandeur. Durkheim en arrive à la définition suivante du respect : c'est « cette émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle qui se produit en nous ». D'après son dernier grand livre, les individus, animés par leur seule réunion enfantent un être nouveau, sacré, qui n'est pas intrinsèque puisqu'il est « surajouté »81(*). On remarque cependant qu'en général, si le  répertoire conceptuel de Durkheim se veut précis, chaque concept semble confronté aux mêmes ambiguïtés, entre endogénéité et exogénéité des attributs. Une certitude règne cependant: l'auteur rejette la contrainte matérielle.

Dans son article « La science positive de la morale en Allemagne »82(*), l'auteur reprend Jhering qui distingue trois formes de contraintes: celle qu'exerce un individu sur l'autre, celle qui s'accomplit de façon diffuse, et la dernière est celle organisée et concentrée par l'État. Si l'on applique ce modèle à Durkheim, on remarque qu'il ne s'est vraiment intéressé qu'à la deuxième forme, immanente et invisible. Il condamne la première qu'il estime non fondée sauf à ce que la contrainte soit charismatique (il blâme l'homme qui contraint non par ses qualités intellectuelles ou morales mais par sa richesse83(*)) et, bien sûr, ne préconise pas d'user de la troisième, au fait de la lourdeur de l'action étatique. C'est dans cette optique que doit être entendu l'usage de ce mot de contrainte, qu'il pose comme criterium du fait social.

Ainsi, la coercition matérielle n'a pas de prise sur le comportement des individus. La spontanéité de la vie sociale s'oppose d'emblée au régime coercitif des phénomènes sociaux. Sous cet angle, il est difficile d'imaginer une contrariété de la liberté individuelle et de la contrainte. L'auteur précise d'ailleurs que cette contrainte n'a pas de quoi ébranler l'idée de personnalité84(*). D'autre part, cette contrainte est ce qui force l'unité du groupe : la contrainte témoigne d'une solidarité qui est observable pour le sociologue dans le respect des « règles de l'art ».

Bercé par une humeur collective invisible, l'individu ancre la société en lui. Cette théorie de la sociabilité est absolument essentielle, car Durkheim semble partir du principe qu'à partir du moment où le sujet a une volonté exprimée socialement, il ne peut se considérer que comme redevable de la société qui l'a construit. Ainsi, les forces sociales bénéficieront d'une sorte d'attraction irrésistible, elles deviendront désirables. Voilà pourquoi la contrainte est sans peine intériorisée : « l'individu ne défère pas à la règle seulement par peur du gendarme mais par respect pour la loi »85(*). En rappelant aux individus leur coloration sociale, Durkheim peut promouvoir un champ magnétique autour du social et incliner l'individu à s'y fondre.

Ainsi, Durkheim refuse absolument l'idée d'utilitarisme du sujet : le calcul ou la délibération par le sujet est exclue. Celui-ci poursuit une action indépendamment de ses conséquences, de ses gains ou bénéfices, de ses dangers ou nuisances. Ce qui semble aller à l'encontre de cette proposition, c'est que Durkheim admet que le sujet opère une représentation de la personne morale ou matérielle qui s'adresse à lui : comment imaginer que la représentation n'est pas orientée, façonnée aussi par notre instinct de conservation, par notre recherche du plaisir ?

Les nervures de l'organicisme durkheimien amènent ainsi, directement ou de façon intermittente, à considérer deux idées. La première est le fait que la solidarité est déterminée par un ordre moral, qui repose essentiellement sur la conscience collective86(*). La logique de la conscience collective permet d'entrevoir un rapport particulier aux règles morales, c'est à dire que vis à vis des individus, la relation semble n'être qu'à sens unique. La conscience collective apportant aux individus leurs premières lueurs d'intelligence, ceux-ci sont dépendant d'elle ad vitam aeternam.

Le deuxième élément se rapporte à l'individu : il est conditionné à être pénétré émotionnellement par la force que dégage la société. On peut d'ailleurs considérer, d'une façon générale, que la conscience de l'individu est incapable de résoudre le mystère que représente cette émotion, dans la mesure où elle s'impose dans la durée, et que sa pensée qui raisonne sur de l'espace ne saura éclairer les raisons de sa conduite. Submergé, l'individu est incapable de lutter, il n'a donc pas même l'envie de résister à cette force diffuse. Durkheim écrit pertinemment à cet égard: « il n'y a pas lieu de parler d'abdication là où il n'y a pas lieu à abdiquer »87(*).

B - La solidarité et le rapport régulation-intégration

L'une des difficultés de la pensée de Durkheim provient de ce que la plupart de ses concepts s'appliquent sans considération de la chronologie, de repères dans l'Histoire. Le trait caractéristique de la modernité, qui lui vient de sa forme de solidarité, n'échappe pas à cette règle. Mais qu'elle soit d'hier ou d'aujourd'hui, la solidarité intègre un champ moral intemporel. Aussi, inclure la solidarité dans un champ moral apparait relever d'une logique partisane. Il ne justifie d'ailleurs cette position qu'avec économie. Prendre pour point de départ la solidarité, c'est déjà qualifier les entrelacs du tissu social, et les ériger comme valeur spécifique d'étude ne revient-il pas à favoriser cette idée. Mais on ne saurait trop contester, comme il l'affirme, que les « ...besoins d'ordre, d'harmonie, de solidarité sociale passent généralement pour être moraux »88(*). Plus généralement, la morale recouvrant bonne part de la sphère sociale, tout fait social qui répond utilement à un besoin social sera moral.

La solidarité organique ménage une place de choix aux individus où « chacun a une sphère d'action qui lui est propre et par conséquent, une personnalité »89(*). Ceux-ci doivent présentés ces caractères définis pour que la dynamique soit efficace. Il pousse même son raisonnement: la conscience collective a laissée découverte la conscience individuelle ce qui a favorisé la solidarité. A première vue, la solidarité sociale moderne dépend donc d'un vide, de cet état de non règlementation. C'est ce qui mérite d'abord d'être considéré. Nous verrons ensuite une deuxième composante de la solidarité, à travers la logique de l'intégration sociale.

1° La solidarité organique à travers l'idée de dépendance et de régulation

A l` article « solidarité » du dictionnaire de la pensée sociologique90(*), M. Borlandi fait cette remarque: le fait solidaire, caractérisé par l'inévitable et réciproque dépendance des parties, doit être distingué de l'aspiration à un ordre social fondé sur les valeurs de l'entraide et de la fraternité. Cette démarcation est essentielle: jamais on ne pourra réellement séparer l'un de l'autre dans la pensée durkheimienne. Cependant, la solidarité organique s'en rapporte en l'occurrence clairement à la première partie de la définition: c'est plus un réseau d'obligations professionnelles et juridiques qu'un idéal fraternel.

a) L'augmentation de la dépendance entre individus

Grâce au droit, reflet de la réalité sociale, Durkheim va pouvoir détailler différentes connotations de la « solidarité organique ». La solidarité est donc plurielle dans le vocable durkheimien, et cette pluralité tient dans une dichotomie fondamentale: la solidarité négative et la solidarité positive.

La solidarité négative91(*) recoupe elle-même deux variétés. Il aborde dans ce cadre la relation aux choses et une part des relations interindividuelles. La relation aux choses est solidaire de l'organisme social mais ne crée pas de solidarité stricto sensu, témoignant davantage de l'augmentation des droits réels des individus. Mais la relation juridique nouée de personne à personne n'implique pas non plus ipso facto de solidarité véritable, précisément parce qu'elle peut dépendre des droits réels (exemple nous est donné avec la copropriété sur un mur mitoyen). Ces relations de droit n'«  impliquent aucune coopération, mais elles restaurent simplement ou maintiennent, dans les conditions nouvelles qui se sont produites, cette solidarité passive dont les circonstances sont venues troubler le fonctionnement »92(*). Elles ne contribuent pas au lien social positif, mais bien au contraire elles ont pour vocation de compartimenter les individus, en séparant sphère publique et sphère privée.

Mais cette solidarité négative est supposée par le modèle accompli de solidarité, à savoir la solidarité positive93(*). Celle-ci, à son tour, se dédouble : solidarité positive directe, entre l'individu et la société, dont témoigne l'existence du droit répressif, et solidarité positive en étroite corrélation avec la division du travail. Plus exactement, la première forme de cette solidarité positive est le type même de la solidarité mécanique, observable à travers l'étendue du droit pénal. L'existence des règles pénales prouve l'autorité de la société incarnée dans une conscience qui châtie « l'inconformité » des actes individuels. Mais cette forme de solidarité, repérable à l'intensité du droit répressif, est plutôt en phase de décliner. C'est donc au sein du droit-restitution, où certaines relations ont un concours positif que, l'essentiel de la solidarité des sociétés modernes est assuré, par le biais du contrat.

La solidarité positive s'exprime à travers la coopération. Durkheim refuse en conséquence de prendre en ligne de compte le contrat unilatéral, ce qui a de quoi dérouter. Son enjeu est bien de redéfinir la solidarité en dédaignant ce qui pourrait manifester un lien plus fraternel. Car un tel élan vient de l'individu, ce qui l'éloigne de son objet exclusivement interindividuel: « coopérer, c'est se partager une tâche commune », où s'opère de préférence une répartition de missions qualitativement différenciées, caractérisant ce qu'il nomme une division du travail composée94(*). Il en exclut le contrat de mariage, qui ne déterminerait qu'une même manière de dépenser l'argent du foyer. C'est un indice de l'appréciation que porte Durkheim sur la famille, qui n'a rien d'un cocon affectif.

Ce qui sous-tend la démonstration sur la solidarité tout au long de la division du travail social, c'est l'augmentation de la dépendance. Sur ce point, il est d'une remarquable acuité. En effet, il serait par exemple très erroné de considérer l'expert, figure emblématique de la modernité, comme ayant un statut indépendant: peut-être est-il libre dans ses méthodes, maître dans son domaine. Mais ce statut d'une personne autonome est conciliable avec l'idée de dépendance factuelle à la société: à moins de disposer de fonds suffisants, son travail sera fonction du besoin de sollicitation des autres.

b) La règlementation dans les contrats

S'en suit un développement sur le rapport à la sanction. Puisque la sanction puise sa force dans la conscience collective et que celle-ci s'amoindrit, la sanction s'évapore du paysage de la solidarité-coopération. Reste que les règles sont respectées ; l'autorité de la règle ne vient alors que de « ...l'opinion localisée dans des régions restreintes de la société. ». Une  opinion localisée (prenant essor dans l'esprit commun de la profession), répandue chez les contractants, fonde le contrat. D'ailleurs ces règles, pour définies qu'elles soient, ne tiennent souvent à « aucune espèce d'état émotionnel » et ne sont pas présentes consciemment dans la raison de ceux qui les pratiquent95(*). Rien n'est dit de plus. Comment éclairer ce mutisme ? En rapprochant le respect dû au contrat des représentations collectives inconscientes, d'un conformisme forcé par l'habitude? L'auteur se contente d'intégrer ce respect du contrat à sa structure organiciste, ce droit se prêtant à la fonction d'un système nerveux régulateur96(*). A première vue, le sujet semble autonome, au sens où il se plie aux règles qu'il a directement participé à créer dans son milieu.

La solidarité se cache au sein de l'échange, car pour l'auteur, l'échange est partage d'une chose commune et non utilitarisme des parties. Il affirme que Spencer se méprend sur la nature de la solidarité des sociétés modernes: «la solidarité sociale ne serait donc autre chose que l'accord spontané des intérêts individuels, accord dont les contrats sont l'expression naturelle »97(*). Pour ce dernier, le contrôle positif dans la société diminue, marquant l'avènement d'un règne de l'économie en société. Mais Durkheim réfute cette position: le contrat n'est possible que par la règlementation qui autorise à contracter, et cette règlementation est la preuve d'une solidarité active, concrète. En effet, le contrat est un compromis, un moyen terme, non entre les seuls intérêts en présence, mais un moyen terme avec la société qui décide de ce sur quoi et de comment il peut être contracté98(*). Comment pourrait-il en être autrement ? Sans l'établissement des principes contractuels fondamentaux, c'est en rêve que l'on peut imaginer contracter. Car sans la confiance tacite impliquée par la règlementation, les initiatives contractuelles seraient mortes nées. Le contrat est conclu en vue d'un intérêt, et dans le monde des affaires, rien n'est plus fluctuant que les intérêts individuels99(*). Le contrat me rapproche pour un jour de mon voisin, mais mon intérêt sera peut-être demain de rompre à jamais cette relation.

Pour Saint-Simon, la division du travail a cet effet « ...que les hommes dépendent moins les uns des autres individuellement, mais que chacun dépend davantage de la masse, exactement sous le même rapport »100(*). La perspective de Durkheim est télescopée sur celle de Saint-Simon mais les logiques sont, quelque-part, condensées par Durkheim: les liens entre individus sont accentués puisqu'ils sont juridiquement garants du bien de l'autre, mais en parallèle tout individu dépend de la masse qui fait instituer la régulation.

C'est pourquoi « partout où le contrat existe, il est soumis à une règlementation qui est l'oeuvre de la société et non plus celle des particuliers, et qui devient toujours plus volumineuse et plus compliquée »101(*). Or, si la société intervient davantage pour Durkheim, on ne peut affirmer que l'initiative individuelle est autosuffisante. La règlementation des contrats se multiplie comme la multiplication des conventions : voilà la preuve pour l'auteur d'un accroissement concomitant de la solidarité et de la liberté. Si l'on prend à témoin l'évolution de la règlementation contractuelle en France, il est manifeste que Durkheim vise juste. Néanmoins, on a encore quelques difficultés à cerner le rapport entre la règle qui est établie positivement, et qu'il prend pour curseur, et la conformité que les parties manifestent à son égard (qui s'y plient avec la douceur de l'inconscient, orchestre d'un prétendu assentiment aux représentations collectives ?).

Lorsque Durkheim raisonne sur l'évolution du contrat, il cherche à discerner l'ampleur du contrat consensuel. Il sait que le contrat consensuel est une révolution juridique, que l'institution qu'est le contrat s'est métamorphosée, il a conscience du fait que le consentement est la valeur matricielle du contrat dans la mesure où la force obligatoire du contrat s'affaisse en proportion de la vicissitude du consentement. Mais s'il démontre l'irréductibilité du consentement, il dénonce sa prétention à la suffisance. Si le consentement était le tout de l'obligation, on devrait considérer nul le contrat que conclut un commerçant dont l'affaire périclite. Porter tel jugement est très judicieux: on ne prend en compte dans la théorie de l'autonomie contractuelle que la contrainte d'une personne à une autre, sans observer cette autre contrainte, cette pression sociale à l'origine de l'action du commerçant. Mais Durkheim se méprend ici sur la nature du consentement: que l'individu soit tenu, qu'il soit dans un rapport de nécessité, n'implique en rien que l'obligation obstrue son consentement. Si le consentement est comme la face cachée de la liberté, la nécessité est, d'ailleurs selon son idée, compatible avec le consentement102(*).

Il détaille ainsi que ne doit être considéré comme contractuel, en accord avec la théorie de l'autonomie de la volonté, que ce qui est librement consenti. Partant, rien n'est contractuel ou presque, la loi décidant de la possibilité des obligations. Et ce qui sous-tend le contrat, c'est autant une logique de liberté individuelle que de justice: les contrats par trop léonins ou iniques ne peuvent être exécutés. Ainsi, l'autonomie de la volonté doit s'en rapporte à d'autres valeurs, comme le sentiment de justice. « Pour que la force obligatoire du contrat soit entière, il ne suffit pas qu'il ait été l'objet d'un assentiment exprimé ; il faut encore qu'il soit juste »103(*). Ainsi les clauses potestatives heurtent le principe de rencontre des volontés dans la mesure où l'équité du contrat est biaisée.

De plus, la solidarité fait sentir sa magnitude en débordant de l'objet du contrat. Ainsi de l'article 1135 du code civil, disposant: « Les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature »104(*). Or, si la liberté était parfaite, on devrait aussi pouvoir contracter contre son intérêt. Un contrat sans cause ou dont la cause est illicite est nul... Il est ainsi erroné de croire que tout est liberté dans le contrat : la permissivité est partout bordée par des statuts formels.

D'ailleurs, à côté du développement du droit contractuel, des usages perdurent, comme d'autres relations non contractuelles105(*). Il illustre son propos avec la survivance des règles purement morales dans les professions pourtant dites libérales. Décréter que la liberté progresse à la seule mesure du contrat est éminemment contestable. On peut entendre aujourd'hui l'opinion d'un législateur qui se préoccupe exagérément du sort du contrat. Mais s'il peut réglementer unilatéralement, verticalement, les relations horizontales, c'est, en langage durkheimien, qu'il dispose de la force suffisante, car il ne peut contrevenir aux moeurs: « le droit exprime les moeurs, et s'il réagit contre elles, c'est avec la force qu'il leur a emprunté »106(*).

Décréter la progression de la liberté par le contrat ne fait pas l'unanimité chez les sociologues. Prenons pour repère le sage Max Weber. Celui-ci constate que « la nature du contrat propagé par la communauté de marché est autre que celle de ce contrat primitif qui a joué jadis dans le domaine du droit public et du droit familial un rôle beaucoup plus important qu'aujourd'hui107(*).  C'est-à-dire que le contrat-fonction, propice à la sphère économique, est indifférent à l'éthique. Ainsi, l'évolution du droit contractuel est marquée par le « refoulement des relations fraternelles par des relations commerciales »108(*).

Mais ce vide sentimental ne signifie pas pour autant un accroissement de la liberté dans le contrat: des contraintes qu'il qualifie d'anonymes surgissent pour pallier à cette faillite du sentiment fraternel. Ce terme d'anonymat sied particulièrement : anonyme évoque l'impersonnel, et anonyme désigne ce qui passe trop souvent inaperçu. Du coup, pour Weber, l'expansion du contrat-fonction n'augmente en rien l'autonomie (Lebensführung).

D'autant que les règles juridiques sont bien trop sommaires et superficielles pour justifier un quelconque jugement sur la liberté en général : « Dans quelle mesure se trouve par la offerte, du point de vue des résultats concrets, une augmentation de la liberté individuelle dans la détermination de la manière de vivre, ou dans quelle mesure malgré cela, et en partie peut être en liaison avec cela, il se produit une augmentation de la standardisation contrainte à la manière de vivre, cela ne peut être décidé seulement à partir du développement des formes juridiques».

Les reflets de la solidarité resplendissent sur la forme contractuelle: c'est le principal argument de la démonstration dans De la division du travail social. Nonobstant il n'éclipse de pas de sa lunette d'autres phénomènes sociaux confinant à la division du travail: des liens positifs ou de coopération scintillent également dans toute sorte de pratique sociale, à commencer par les liens de solidarité mécanique survivant à l'époque de l'industrie. Les sentiments de cet ordre embrassent toute sorte de dévouement, allant du culte religieux aux obligations civiques109(*). Quant aux rapports coopératifs, ils se concentrent dans les fonctions administratives et gouvernementales, qui entreprennent le rattachement des représentations diffuses aux règles110(*). C'est pour mener à bien ce travail collectif que les fonctions se spécialisent.

La solidarité dans l'époque moderne dépend ainsi d'un nombre important de causes. La division du travail est une cause à part entière: avec la spécialisation apparaît la dépendance des fonctions entre elles. La nébuleuse des obligations est un verdict en soi, parce que chaque obligation justement est rendue efficace par le social. La thèse de la solidarité qui se manifeste, parfois de façon diffuse, à travers la régulation du contrat est donc plutôt crédible. En revanche, la thèse de la progression de la liberté dans ce contexte n'est pas translucide, Weber illustre cette difficulté à se prononcer. Le manque de moyens matériels, privant l'individu de sa liberté réelle, l'empêche en même temps de participer à une relation solidaire. Mais d'autre part, même la part de liberté formelle est ténue, puisque l'individu qui souhaite contracter est encadré par la règlementation. La liberté purement nominale, elle, progresse. Le prima moderne du consensualisme dans les contrats dénote un processus à l'oeuvre, quand bien même il n'est pas réductible à la liberté. Simultanément la solidarité et la liberté s'étendent ?

Division du travail: dans cette expression, le mot le plus important est le premier. Solidarité organique est quelque part à opposer à unité, puisque les intérêts individuels sont rivaux. Mais grâce à la spécialisation, il s'accomplit une complémentarité indispensable des fonctions. En fait, l'expression de « division du travail » est fort curieuse et renferme des implications illusoires. Le travail y est considéré comme une abstraction morcelée, au lieu d'être à la racine entendu comme multiple. Il n'y a jamais de division du travail, c'est à l'inverse les professions qui se multiplient tout en se spécialisant. L'augmentation de la masse sociale implique de combler des besoins plus importants et plus variés (on imagine que la différenciation stimule de nouveaux goûts), ce qui ne peut être accompli que par une division du travail plus poussée.

Durkheim ne s'attache à démontrer que des liens de solidarité concrets, qui ne répondent pas exhaustivement à ce qui peut être entendu par la notion de solidarité. La solidarité suppose tant cette régulation du lien interindividuel, que l'intégration des individus plus à la marge. Or, empruntant à Spencer ou à Darwin certaines théories, il peut sembler qu'il délaisse en partie cette idée d'intégration.

2° Les paradoxes de l'intégration sociale

L'intégration sociale ce repère plus difficilement que la règlementation des liens sociaux, alors même qu'elle participe au moins autant d'une logique de solidarité. N'est-ce pas le signe que l'intégration tend à ne subsister que par l'intermédiaire de la règlementation ?

a) Le manque d'intégration sociale procédant de la division du travail

Du fait du décloisonnement des segments et de l'accroissement des densités humaines, urbaines et morales, parallèles au repli de la conscience collective, les individus se retrouvent confrontés les uns aux autres. Sur un terrain physiologique111(*), en vertu de la loi d'indépendance des éléments anatomiques, les individus parviennent à faire fleurir leurs marges de variations individuelles. Mais l'abolition des segments, en créant les conditions d'individualités plus dissemblables, force en même temps ceux-ci à entrer en compétition. Par exemple, ils peuvent être en lice pour le même emploi, parce que ce besoin est analogue pour une flopée d'individus: la liberté est synonyme de concurrence. Ainsi va se modelé, structurellement et définitivement, la division du travail. On comprend que la différenciation sociale est également permise par l'éclatement des marges individuelles, mais il doit y avoir un temps d'adaptation, marqué par le conflit social. « Une rupture d'équilibre dans la masse sociale suscite des conflits qui ne peuvent être résolus que par une division du travail plus développée : tel est le moteur du progrès »112(*).

Or, « La spécialisation n'est pas la seule solution possible à la lutte pour la vie : il y a aussi l'intégration, la colonisation, la résignation à une existence précaire et plus disputée, et enfin l'élimination totale des plus faibles, par la voie du suicide ou autrement »113(*). A la lecture de cette phrase, on peut être choqué. Non de son accent spencérien, compréhensible pour l'époque, mais de l'antithèse que semble présenter à ses yeux la spécialisation et l'intégration. Durkheim, dans le suicide, énonce que deux types de liens sociaux coexistent : la régulation et l'intégration. D'emblée une interrogation surgit : la spécialisation interdit-elle l'intégration? Peut-elle être le signe d'un relâchement du lien social ?

« La division du travail est donc un résultat de la lutte pour la vie, mais elle en est un dénouement adouci »114(*). Parce qu'elle est adoucie, cette solution serait solidaire? Non: la lutte est indépassable : « il n'est ni même nécessaire ni même possible que la vie sociale soit sans lutte »115(*). La logique causale du sociologue manque parfois de lisibilité. Si la division du travail a pour cause atténuée une espèce de darwinisme social, comment peut-il espérer qu'on croie qu'elle soit favorable à la solidarité? La lutte n'a pas pour débouché la solidarité. Ce que Durkheim entend par « adouci » doit signifier à la fois rationnel et pratique (comme l'organisation scientifique du travail). C'est ce qui permet d'ébaucher une distinction cruciale, entre individus différenciés, se spécialisant dans le cadre fonctionnellement solidarisant de la division du travail, et individus entrant systématiquement en une lice acharnée.

Durkheim estime que dans les affaires économiques la concurrence doit être modérée. On sait de surcroit que l'objet de sa préoccupation, c'est le manque de moralité régnant dans les affaires économiques116(*). Soit, mais à faire part de ses sentiments, ne se trahit-il pas ? Si la division du travail crée de la solidarité, pourquoi s'inquiéter du sort de l'économie, agencée harmonieusement? Il choisit de tenir le discours d'une solidarité prégnant sur les relations économiques, et pourtant il souhaite creuser une question, la moralité, qui relève plus de l'éthique que de son champ moral.

Si le projet Durkheimien est d'expliquer comment se renforcent simultanément la solidarité et la liberté, c'est que sa solidarité est passive, froide, et détachée des sentiments humains, tandis que la liberté est positive, elle correspond à l'extension de la personnalité. Les liens de solidarité sont rationnels ; peu lui importe le poids de l'affecte car «... des sentiments, même excellents, sont des liens fragiles »117(*). Cette désaffection pour l'affect généreux signe comme un utilitarisme : n'en revient-il pas à une morale de l'économie politique, fondée sur le contrat et l'échange ? Avant lui, Adam Smith préconisait la spécialisation pour que les intérêts puissent s'affronter dans un cadre convergeant (le marché). Alors, la solidarité organique doit-elle être entendue comme une multiplicité d'engagements juridiques qui forment une armature sociale, en fait plus ou moins unie ? Dans ce cadre, il apparaitrait que Durkheim se rapprocha de Tarde, pour qui la société « est bien plutôt une mutuelle détermination d'engagements ou de consentements, de droits et de devoirs, qu'une mutuelle assistance »118(*) (Même si Durkheim affirme que pour les hommes se reconnaissent et se garantissent réciproquement des droits, il est d'abord nécessaire qu'ils s'aiment). Mais pour Tarde, cette reconnaissance réciproque des droits qui caractérise la société est inadmissible sans similitude.

Ce qu'il devient impératif de dissocier, dès lors, c'est la logique de la dépendance et la logique de l'intégration. Durkheim croit en la solidarité organique dans la mesure où le droit restitutif augmente : c'est son étalon. Comment Durkheim sonde- t-il le degré d'intégration?

D'une part, Durkheim apprécie la solidarité d'après des critères objectifs. Pour mesurer la force du lien social positif il pose trois variables: la voluminosité de la conscience collective par rapport à la conscience individuelle, l'intensité des états de la conscience collective, et leur degré de détermination.119(*) Le temps est aussi employé comme curseur, bien qu'il ne figure pas dans cette liste120(*). Des modèles servent aujourd'hui à évaluer la force du lien au sein de microcosmes. Ainsi, l'adepte de sociométrie Groovetter121(*) prend pour variables la quantité de temps passé, le degré d'intimité, d'intensité émotionnelle et de réciprocité des liens. Mais comparaison n'est pas raison: il est résolument impossible de transposer les instruments de modélisation des liens interindividuels circonspects aux liens sociétaux.

On voit que dépendant de la conscience collective, l'intégration, idée que le lien social traduit, n'est pas favorisée par l'époque moderne. Cependant, Émile Durkheim explique que des sentiments collectifs progressent, à l'ère de la solidarité organique, qui représentent une subsistance de la conscience collective bien que leur genre soit particulier. Précisément parce que ce sont des sentiments qui concernent l'individu. L'individu ou plutôt pour Durkheim l'Homme in genere, car c'est lui qui est adulé à travers chacun. Parce que l'individuation progresse, la distance entre les hommes est telle que seule subsiste comme trait commun entre les individus leur qualité d'homme, le fait même d'être Homme. La religion de l'Homme vise précisément cette idole. On touche ainsi à la limite de l'opposition groupe-individu. Mais cette hypothèse s'annonce ardue. D'abord, en ce que pour Durkheim le culte de l'individu est affaire de sentiments122(*). Or, la foi que suppose ce culte risque de manquer de sincérité, car ce culte honore la raison humaine. Ainsi, en suivant la logique du sociologue, cette nouvelle religion ne s'est émancipée qu'à partir du moment où la liberté de conscience s'est épanouie, ce qui nous la rend intelligible, presque rationnelle avec le dévoilement de ses origines opéré par la sociologie. On peut ainsi douter du ton de certitude enveloppant sa qualification, tant de sentiment collectif que de religion.

D'autre part, Durkheim cherche à mesurer l'intensité du lien social en des termes mécaniques, à travers l'idée de force. A ce titre, il oppose subtilement solidité du lien (rigidité portée par un dogmatisme inébranlable), et facilité, d'un point de vue individuel, à s'en délier. « Ce qui fait la rigidité d'un lien social n'est pas ce qui en fait la force de résistance »123(*). Il illustre cette idée avec un exemple très persuasif : dans l'Antiquité, il était facile pour un soldat de déserter. Une telle désertion n'affectait pas la déférence vouée par les autres soldats au chef. Auparavant le lien pouvait ainsi facilement se briser. Le départ ou l'arrivée d'un individu dans un groupe social était alors indifférent. La modernité se caractérise en revanche par le lien de dépendance, par l'impossibilité matérielle à se dégager. Ainsi, la réciprocité du lien a pour Durkheim plus de valeur que l'unilatéralisme ancré dans la croyance comme autrefois. Mais la société moderne est alors bien plus sensible au mouvement de population.

La division du travail satisfait en général au principe de solidarité. Mais l'auteur ne limite pas sa thèse à cette assurance, car ce constat relève de la catégorie de la « forme normale » et n'a donc qu'une valeur relative. Le raisonnement est biaisé quand le pathologique déborde de sa proportion habituelle. Trois phénomènes sont envisagés: l'anomie, la division contrainte du travail et les dysfonctionnements du marché du travail.

Dans ce cadre, Durkheim consigne les crises économiques, qu'il note en augmentation, ainsi que l'antagonisme du travail et du capital, surtout consommé durant la révolution124(*). Le rapport à la solidarité est alors systématiquement inversé. C'est dans la petite industrie, où le travail est moindrement spécialisé, que l'harmonie règne, ce qui l'amène même à souligner que « la division du travail ne saurait donc être poussée trop loin sans devenir une source de désintégration ». Cette mention ne sonne telle pas comme un désaveu cinglant de ce qui est précédemment démontré?

La position de Durkheim pour résorber cette agonie est incertaine. En reprenant les analyses d'Auguste Comte, qui appelle à une réaction d'abord spontanée et ensuite formelle, Durkheim prend le parti de croire au consensus spontané produisant la réglementation. En effet, l'instauration de la règle est latente, elle n'exprime pour lui qu'un état de dépendance présent, qu'au mieux elle prolonge. Il serait donc périlleux d'intervenir dans ce domaine, car la réglementation risquerait d'ôter à la division du travail sa naturalité125(*). Mais l'anomie caractérisant ce premier tableau pathologique ne se solutionne pas spontanément non plus. L'anomie en l'occurrence vient du manque de contact des travailleurs entre eux. Il faut ainsi inciter le travailleur à dépasser cet isolement, à comprendre la fin occulte qui sublime son oeuvre : la « division du travail social suppose que le travailleur, bien loin de rester courber sur sa tâche, ne perd pas de vue ses collaborateurs, agit sur eux et reçoit leur action »126(*). En fin de compte, le développement sur l'anomie comme forme pathologique est plutôt ambigu. D'une part la règle ne doit venir d'en haut, pour ne pas dénaturer un processus inhérent, d'autre part elle ne se construira qu'avec l'effort des individus: c'est à eux de se mobiliser. A ce stade, l'attitude de Durkheim est intermédiaire entre la passivité et l'action politique.

Mais ces déclarations sont quelques peu problématiques, principalement pour trois raisons. Premièrement, parce que l'individu semble incapable dans ce contexte de cerner les nécessités sociales, l'ampleur même du social et ses évolutions globales. Ensuite, en raison du fait que Durkheim en arrive à exiger de l'individu une sorte d'effort, assimilable à une éthique tournée vers le social. Enfin, on peut s'interroger sur la marge de manoeuvre dont dispose l'individu pour mener à bien cette entreprise. Ne prend-il pas pour base l'individu assez libre qu'il décrit dans la forme normale de la division du travail? D'autant que l'individu peut être astreint à certaines tâches : outre l'anomie, la pathologie peut se manifester par la contrainte (deuxième forme anormale). Or, l'individu, obligé de réaliser son travail dans un cadre prédéterminé, n'aura pas forcément le loisir d'aller au contact de l'autre. Si l'on cumule les aspects anormaux de la division du travail, on se doit d'admettre que la solidarité dans la division du travail est bien moins automatique que Durkheim l'expose.

La contrainte127(*) dans la division du travail correspond à l'impossibilité pour l'individu de choisir son emploi, en fonction de ses compétences, ce qui nuit à la solidarité organique. Mais le terme de « contrainte » est équivoque. On peut croire qu'il s'en réfère au phénomène naturel, spontané, alors qu'il englobe ici en sus la coercition qui se maintient par la force, qui est bien plus viscérale. Il remarque que les revendications de l'opinion citoyenne pour plus d'égalité doit viser les « conditions extérieures de la lutte »128(*), c'est à dire, vraisemblablement, les conditions formelles favorisant la concurrence à pied d'égalité, car il estime que pour progresser, la division du travail implique la diversité (plus que l'inégalité) des talents. Fervent défenseur de la méritocratie, l'auteur établit donc ce raisonnement qui paraît peu digne d'un logicien. Mais il est plus aisé dans ce contexte de discerner en amont les modalités de règlementation de la concurrence : loin d'obstruer la concurrence, l'idée est de lui permettre d'être plus souple, plus fluide, ce qu'il confirme dans son dernier type de forme anormale de division du travail.

D'ores et déjà, des doutes émergent sur la viabilité du type normal de division du travail. Durkheim ignore-t-il que les entreprises ont souvent été plus dynamiques en centralisant leur activité, en uniformisant les comportements ? La diversité des talents, qui légitiment pour l'individu la prétention à un certain emploi contenant des tâches variées, peut s'avérer contraignant pour l'employeur.

b) Favoriser l'intégration sociale et la liberté par la règlementation

La solidarité n'est pas l'apanage de la division du travail. Certes celle-ci est aujourd'hui déterminante, parce que l'économie a gagné en expansion et que cette structuration par la spécialisation est pleine de faux semblants. Mais en sus, Durkheim mobilise chaque institution faire culminer son potentiel solidaire. Aussi, avec la superposition des entités collectives, peut-on questionner l'alimentation de tensions dans le processus de solidarisation. Dans la mesure où des états de conscience différents s'affaiblissent mutuellement129(*), la fragmentation de la solidarité ne conduit-elle pas au chaos?

Différentes réponses à cette question sont envisageables. Dans l'absolu, Durkheim répondrait que la pluralité des attaches et sentiments sociaux demeure une force. En effet, l'appartenance ou la sympathie à l'égard d'un groupe n'a rien d'exclusif. De la sorte, l'individu partagé entre la famille, la patrie et l'humanité, n'éprouve face à chacun aucun sentiment antagoniste. Effectivement, ces trois institutions correspondent à des phases différentes du développement individuel, et répondent à des besoins moraux bien distincts130(*). L'hétérogénéité des ensembles sociaux est donc présentée comme conditionnant une moralité individuelle complète.

Pour l'auteur, hors de la sphère économique où la solidarité est fortement conditionnée par la dépendance économique, c'est plus directement la morale qui soutient la solidarité, comme Atlas porte le monde. Cependant, étant donné que l'époque moderne a jeté son dévolu sur l'espace économique, il va chercher à le perfectionner, plutôt que de le décrier. Mais la solidarité de fait est loin de restaurer l'intégralité de son idéal moral. Alors, la propagation de la morale aux travailleurs est essentielle pour souscrire à un modèle social radicalement plus solide.

Or, l'activité professionnelle ne peut être encadrée, d'un point de vue moral, que par un organe suffisamment proche pour en pouvoir évaluer avec justesse les besoins, convenant aux techniques de production : l'idéal moral doit être adapté. L'organisme capable de balayer ce champ, c'est la corporation ou groupe professionnel131(*). La constitution des syndicats représente une première étape dans l'organisation de ces corporations, mais le projet durkheimien est plus ambitieux.

Il explique que les corporations romaines ont été mises sur pied en se fondant dans le moule de l'organisation domestique : ce sont les communautés agricoles, encore assez closes, qui tirent leur force du noyau familial132(*). L'éclosion des villes et des rapports d'échange auront ensuite nourri le besoin de créer une entité chargée des rapports entre travailleurs. La corporation ne se réduit pas à marchander les conditions de travail, sa vocation n'est pas même économique puisqu'elle est morale. Une morale qui en somme doit endiguer les effets pervers des relations industrielles ou commerciales qui font régner la loi du plus fort. La corporation doit rassembler les hommes pour qu'ils luttent ensemble, qu'ils ne suivent pas une pente égoïste et comprennent les liens solidaires au sein d'une même branche d'activité. L'auteur révèle une recette de sa composition pour combler ce sentiment solidaire, en puisant dans les modèles de l'Antiquité. Le succès de la solidarité est pourvue par des ingrédients traditionnels: banquets et fêtes, cimetière commun. Susciter le goût du collectif par la programmation d'évènements à forte densité émotionnelle en mobilisant les symboles, et les sentiments solidaires bourgeonnent.

Du fait que chaque profession adopte une « région morale », il se forme, selon l'auteur, une « différenciation fonctionnelle [qui] correspond à une sorte de polymorphisme moral »133(*). La cohérence de l'organisation corporative s'induit des similitudes propres à un secteur. Il s'agit donc d'amener le contact entre individus, ce qui favorisera la solidarité des membres. L'hostilité de chacun à l'encontre de tous n'est pas, en effet, généralisée: l'on ne peut craindre la concurrence que de son voisin qui possède des compétences analogues. De plus, Durkheim n'a pas besoin de démontrer le rattachement volontaire de l'individu à la corporation. Comme toute collectivité, la corporation attire, l'individu épouse le groupe sans peine. Car la corporation s'établit au centre d'un effectif de travailleurs déjà présent, afin de solidariser les travailleurs pour qu'ils forment un même rameau: le sectionnement des corps de métier est impliquée par la division du travail.

Ainsi, la communication d'une discipline morale devrait substituer à la rivalité des individus d'un même secteur un esprit fraternel, rivalité non enterrée par la situation de dépendance. L'auteur retombe presque dans les caractéristiques de solidarités mécaniques en miniature. Si la rivalité est fécondée par la poursuite des intérêts individuels, c'est qu'il convient de transcender ces intérêts, et il donne les moyens de cette action. A suivre la logique de l'auteur, l'idée de disparité morale induite par les corporations n'autorise pas à imaginer le déploiement de la compétition entre corporations. Il est peu plausible, par exemple, que l'orgueil tiré de la participation à un groupe risque d'alimenter des tensions entre travailleurs d'autres corps de métiers. Il contrebalance les frictions professionnelles par la constitution des groupes professionnels, qui inculquent les rudiments de la morale. Instituées à un échelon national134(*), et plus tard certainement au niveau international, les corporations tairont toute dissension sur un même secteur, en même temps que la relation entre fonction complémentaire sera accréditée.

En effet, la finalité de la corporation est aussi implicitement d'assurer la viabilité des fonctions sociales, ici sous le signe d'une spécialisation économique. C'est à dire que ce n'est pas seulement pour satisfaire à un impératif de communion dans le groupe et pour pacifier les relations par principe conflictuelles des membres que la corporation est valorisée: c'est toute la chaine de production qui pourrait se voir affectée sans elle, nuisant à la société dans son ensemble. C'est ainsi que l'on retrouve le schéma Durkheimien archétypal, où les fonctions sociales sont solidaires d'un tout, qui fait que tout tend à l'unité. Pourtant, la mission dont il investit la corporation doit également être respectueuse de l'autonomie individuelle135(*), c'est une condition de cohérence du modèle durkheimien de solidarité organique. Il n'y a là aucun paradoxe, dans la mesure où l'autonomie individuelle compose avec l'attachement et la discipline pour satisfaire à une morale complète. La corporation est ainsi à opposer au lobby, addition des utilités individuelles.

L'entreprise du sociologue d'accréditation des corporations n'est pas naïve: il prend fait et cause pour un compromis, voire presque, au sens large, un contrat de société. Il existe des limitations à la corporation. On ne saurait tenir Durkheim responsable d'avoir théorisé le groupe professionnel fasciste comme on l'a fait, ç'eut bien été à corps défendant. Il indique clairement que les corporations sont oppressives, despotiques. Il sait qu'elles briment les initiatives, ôtent le droit à la différence au nom d'un « particularisme collectif »136(*). Il a l'intelligence de ne concéder aucune place à l'absolu sur ce point. Étant donné que les limites ne sauraient venir d'elles même, l'orée du terrain corporatiste, ce sera l'État. L'État ne peut pas lui-même règlementer les professions, l'appareil bureaucratique est trop pesant pour se mouvoir dans l'éperdue variabilité des métiers, et c'est pourquoi il ne doit avoir à faire qu'à des entités organisés, capable de lui opposer quelque résistance. Mais l'État est le contre-pouvoir incontournable au déploiement hégémonique des corporations: c'est dans la multiplication des échelons intermédiaires que Durkheim enracine son libéralisme.

L'excès de particularisme collectif risque de nuire à la paix sociale. Les bornes qu'il établit à l'encontre des corporations répondent ainsi à un idéal de solidarité, au-delà des « spécialités laborales ». Mais puisque les forces sociales qui s'affrontent percutent avec fracas, un espace ce libère. La sphère de la liberté individuelle culmine dans le conflit des forces sociales, car « on est beaucoup plus libres au sein d'une foule que d'une petite coterie »137(*). Entendons que le conflit institutionnel est aussi un conflit de valeur, un conflit normatif, duquel l'individu apprendra à faire la part des choses: il résulte de l'ébranlement des référents une ouverture dans la conscience individuelle. Exploitant sa liberté de pensée, l'individu trouvera son chemin, non prédéfini. Comme la diversité des profils individuels progresse, et que le fait avec l'habitude devient le droit, l'avenir de l'individualisme est dégagé. En fait les corporations ne doivent même pas jouir d'une véritable autonomie. On voit que Durkheim est bien dans l'esprit d'un Montesquieu, duquel il aura saisit la leçon essentielle du « pouvoir qui arrête le pouvoir ». L'individu seul ne peut atteindre la liberté138(*): c'est donc par le canal d'une double dépendance que l'individu s'affranchira.

Durkheim ne fait pas apparaître l'État au-devant de son théâtre des forces sociales par hasard. D'abord, l'État est défini comme « la forme extérieure et visible de la sociabilité ». Mais l'action étatique semble toujours libératrice de l'individu pour l'auteur139(*). C'est l'État qui a arraché l'individu à la dépendance patriarcale, à la tyrannie des groupes féodaux et communaux et de la corporation. « D'un côté, nous constatons que l'État va se développant de plus en plus, de l'autre que les droits de l'individu qui passent pour être antagonistes des droits de l'État, se développent parallèlement ». L'expansion croissante de l'État doit donc être reliée à l'autonomisation de l'individu. L'institution des droits individuels est à créditer à l'État140(*). Pour preuve, il compare la situation du gouvernement et des individus à Rome et à Athènes. Il se revendique des conclusions du juriste Jhering, pour qui les libertés individuelles étaient bien plus ancrées dans la cité impériale romaine que dans la cité démocratique athénienne.

Ainsi, pour faire culminer l'individu, la création des corporations est lacunaire. Elle suppose un contrôle de l'État, qui une fois de plus prouvera sa faculté d'arrachement de l'individu aux collectivités oppressives. Discrètement, Durkheim nous fait signe que son prototype est à double face: l'État empêche l'écrasement de l'individu, mais son action « a besoin elle-même de contrepoids ; elle doit être contenue par d'autre forces collectives ». C'est bien un système de « checks and balances » dont le dispositif est gage d'émancipation ou plus exactement de « non-coercition » pour le sujet. Il y a à l'oeuvre comme une dialectique institutionnelle, réduisant au néant l'emprise totale d'une institution.

Sous cet angle, l'auteur semble s'inscrire dans un mouvement para-socialiste. Selon Durkheim en effet, à la base du socialisme s'exprime un « cri de douleur », regrettant la mise en cause du sentiment sympathique. Le socialisme est bien à distinguer du communisme : pour l'un l'idée est de moraliser l'industrie en la rattachant à l'État, pour l'autre il s'agit de moraliser l'État en l'excluant de l'industrie141(*). Durkheim indique une voie proche du socialisme puisqu'il moralise l'économie en partie grâce à l'État, mais aussi et surtout à travers son projet corporatiste.

Pourtant, la tâche qui est précisément confiée à l'État ne transparait pas clairement. Car si l'État libère l'individu, ce n'est pas en visant directement son épanouissement. Il semblerait qu'il libère davantage l'individu en visant des objectifs supra-individuels142(*). Si l'on s'en remet à l'opinion de Jean-Claude Filloux, l'action de l'État ne peut être que double, entre insertion des valeurs individualistes dans la pratique sociale et facilitation de l'action collective historique. C'est en effet ce que l'on remarque à condition d'étudier de plus près les missions dont il investit l'État.

Le dessein de l'État est d'abord intrinsèquement lié à l'individu. Durkheim prend pour acquis que le culte de la personne humaine est appelé à survivre, peut-être qu'il sera à l'avenir exclusif. Dès lors, c'est un devoir fondamental tant pour les particuliers que pour l'État. Ce devoir recouvre toute la morale à l'égard de l'individu. Concrètement, on imagine que la finalité poursuivie est avant tout la protection des droits individuels. Rien n'est moins sûr: c'est en tant que religion que le culte de la personne doit être protégé. C'est à l'État qu'il appartient alors « d'organiser le culte, d'y présider, d'en assurer le fonctionnement régulier et le développement »143(*). Ainsi l'État est non seulement garant de la liberté d'expression de ce culte mais de son développement : il a manifestement pour tâche de le favoriser, au détriment d'autres peut être, étant donné que cette religion de l'homme est une religion de la société universelle, qu'elle est éminemment morale, qu'elle porte l'élan de la solidarité prochaine.

Outre cette médiation à la faveur de l'homme in genere, l'État a la responsabilité de faire régner la justice. Justice au sens strict, justice sociale également. L'acmé de la justice, c'est la charité144(*). L'État a pour mission de réaliser la charité, afin de contrecarrer les effets de la sélection naturelle. Infirmes, faibles et incapables doivent être couvés car cette philanthropie de l'action publique a pour effet de diminuer l'excès d'inégalité, de prouver l'attachement à la pitié.

Un devoir plus classique incombe ensuite à l'État: il doit préserver l'être collectif que forme la société. A côté d'une promotion de l'individualisme, il doit tenir compte de la survie de la société nationale. Les menaces extérieures subsistent, la rivalité est toujours au goût du jour. Il doit ainsi s'acquitter d'une mission de mise en oeuvre d'une discipline collective.

L'action publique voulue par Durkheim peut ainsi être stratifiée. Il tend à assurer une meilleure solidarité par la « reliance » des êtres qui recherchent une morale universelle. Par-là, il satisfait également aux valeurs individualistes. L'État est garant de la cohésion sociale par la protection assurée aux plus démunis. Dans le même ordre d'idée, l'État ne peut se désintéresser de l'éducation, car en effet « il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le droit de donner, en toute liberté, une éducation antisociale »145(*). L'État est enfin garant de l'ordre public, de la sécurité des êtres qui forment la société, comme de l'autonomie de la collectivité nationale à l'égard des autres puissances.

Par l'émission de voeux politiques, le penseur transgresse parfois les principes de l'objectivité scientifique. Doit-on croire que « la  solidarité vient du dedans et non du dehors »146(*). En effet, l'État, par sa tête pensante, le gouvernement, doit accomplir une dernière fonction cardinale. Il s'agit d'organiser la relation en triangle entre l'État, les corporations et les individus147(*). Pour comprendre la raison de cette intervention, rappelons l'appel lancé aux travailleurs de se solidariser lors de situations pathologiques. Il semblerait qu'alors il choisisse de défendre une règlementation spontanée, fruit d'interactions entre individus. Mais d'autre part il configure la corporation de telle sorte que l'interaction soit organisée. De plus, il invite les décideurs à prendre en main le dossier corporatif.

L'existence de formes anormales de solidarité atteste d'un malaise collectif. Est-ce alors aux individus de réagir où aux politiques de décider de mettre fin à l'anomie (le manque de règle) ou à la contrainte (de mauvaises règles) ? Tenu compte des difficultés individuelles à se ménager un espace de manoeuvre, on penchera plutôt pour la deuxième branche de l'alternative. Il est toujours délicat de distinguer la part d'immanence et de transcendance dans la solidarité. La réunion des hommes forme la conscience collective qui accomplit un retour sur soi: le substrat s'en trouve transformé. Or l'État peut apparaître comme une forme atténuée, limitée, de la conscience sociale. L'État est défini comme étant un espace de pensée sociale, comme un centre conscient de la société148(*). L'évanescence de la conscience collective ouvre la possibilité de situer dans l'État une conscience sociale aboutie, qui par ses volitions recrée la solidarité perdue. Démêler ce qui réellement vient « d'en haut » ou « d'en bas » suppose ce lien dans la société actuelle. L'État est donc un garant de la solidarité en tant que pouvoir régulateur, et comme défenseur de l'intégration à travers ses actions sociales. L'intégration prise dans un sens assez contemporain est donc appuyée par une politique.

Il ressort de la thèse de Durkheim sur la division du travail que qu'un processus relationnel entre agents économiques est toujours à l'oeuvre, qui, plus généralement s'applique à tout genre professionnel. On suppose en conséquence que dans la société moderne le travail constitue l'activité la plus porteuse de réalité du point de vue de la solidarité.

Au dehors de la profession, l'individu est-il moins solidaire, ou plus libre? L'auteur ne semble pas spécialement concerné par le chômage, ce parasite qui potentiellement rongerait de l'intérieur son organisme social. Ses développements sur les formes pathologiques de la division du travail visent des problèmes structurels du marché du travail, aux travers desquelles se lisent ses préoccupations, mais le chômage n'est pas directement abordé, et la question ouvrière est globalement plutôt délaissée. En outre, Durkheim se montre assez oublieux d'un phénomène indépassable : plus la division du travail augmente, moins l'utilité sociale de chacun devient discernable. Il est essentiel de se demander si les formes anormales ne représentent pas, en vérité, la norme.

Mais peut-être est-il préférable d'accuser des dysfonctionnements. A cet égard, Raymond Aron se réfère à Michael Young pour porter un démenti à Auguste Comte: « si chacun a une place proportionnée à ses capacités, ceux qui occupent une place inférieure sont acculés au désespoir, car ils ne peuvent plus accuser le sort ou l'injustice »149(*). Cette remarque ne peut valoir contre Durkheim qui sait trop combien sont nombreuses les imperfections.

Son standard corporatif permet de projeter une solidarité plus complète, plus morale. Le sociologue ne s'étend pas sur les autres associations ; il part du principe qu'elles sont déclinantes comme tous les autres corps intermédiaires150(*). La corporation poursuit le contact entre individus, tandis que l'État a plus précisément pour mission de régler les relations (la concurrence comme la religion), condition toute aussi importante pour solidariser les êtres. «La société est non seulement un objet qui attire à soi, avec une intensité inégale, les sentiments et l'activité des individus ; elle est aussi un pouvoir qui les règle»151(*) : l'une et l'autre institution recoupent la solidarité selon l'angle de Durkheim.

Au début du processus historique, il eut semblé que le gage de la régulation morale reposait sur l'intégration. En faisant de la règlementation l'instrument de l'intégration, ne risque-t-il pas de la desservir ? Aussi si ce n'était, pour, en même temps, épanouir l'individu, ç'eut paru fort peu libéral. Mais de toutes façons « la liberté est fille de l'autorité, bien entendu »152(*).

II - Le libre développement de l'individu face à l'ordre moral.

Le modèle durkheimien de liberté peut être résumé en ces lignes : la dépendance à la société est libératrice. La liberté est donc au premier chef une liberté sociale, car nul autre produit ne pourrait dériver de l'usage de la liberté, et rien n'est plus noble que la cohésion sociale. Durkheim élabore un standard éducatif brimant la liberté individuelle : l'individu doit apprendre à se soumettre à la règle, et il ne semble pouvoir, par convictions, en remettre en cause aucune. En effet : il accorde à la communauté scientifique une mainmise sur l'évolution morale de la société (A). Cependant, au-delà de cette légitimation de l'ordre moral, il peut être perçu dans l'oeuvre du sociologue quelques développements qui permettent de dégager les facultés d'individualisation du sujet, et de sa liberté créative dans la sphère sociale(B).

A- L'institution d'un ordre moral liberticide.

Durkheim vise une amélioration du rapport social, et une certaine félicité de l'individu. Cette entreprise a pour effet de ne considérer la liberté que comme un moyen. Aussi, il cherche à favoriser la solidarité par l'onction qu'il porte à l'altruisme, et à la soumission à la règle. Alors, Durkheim devient plus dogmatique: il veut assoir un socle de valeurs, un ordre moral. Mais il crée une ouverture : la morale de la société n'est pas contestable en principe, sauf à travers une approche rationnelle et scientifique du rapport social dont une communauté a l'exclusivité. La science, qui, par ailleurs, est censée libérer l'individu grâce aux découvertes des lois de la nature.

1° La liberté comme moyen, la liberté au service de la société

Durkheim expose des solutions morales aux travers de son temps. Après avoir montré ce à quoi est réduit l'homme sans la société, il conçoit une éducation morale révélatrice du rôle de la discipline qui permet de faire bon usage de la liberté individuelle, qu'il définit en tant que « maitrise de soi ».

a) La liberté conditionnée par la dépendance à la société.

Dans la société moderne, du fait de la moindre prédominance du social, il est plus aisé de singulariser l'individu, d'identifier son essence, sa nature. Durkheim établit que l'homme prit individuellement est un insatisfait, un animal même, qui est gouverné par ses passions. Au-delà des passions, les appétits sensibles sont également égoïstes, incapables d'autocensure. En effet : « le propre de l'activité humaine est de se déployer à l'infini », et se déploiement sans terme lui nuit153(*).

Il argumente de la façon suivante: la satisfaction individuelle se mesure à la réalisation de finalités fixées. Cette finalité ne peut être réduite à l'individu qui est constitué de sorte qu'il poursuit l'infini ou l'absolu, que sa soif ne peut être étanchée, par principe la flamme du désir est inextinguible. Or « on n'avance pas quand on ne marche vers aucun but, ou, ce qui revient au même, quand le but vers lequel on marche est à l'infini »154(*) . Dès lors, « un individu quelconque ne peut être heureux et même ne peut vivre que si ses besoins sont suffisamment en rapport avec ses moyens »155(*). L'encadrement se présente ainsi comme une condition du bonheur, et conséquemment toute inadéquation est cause de frustration, et même au-delà : la douleur accumulée est morbide. Or, toute modération des passions est sociale: « les passions humaines ne s'arrêtent que devant une puissance morale qu'elles respectent »156(*). Ce respect, nous l'avons défini : il est de l'ordre de la fascination et de la passivité. Mais ce respect est aussi séduction, au sens où il mène l'homme, qu'il le conduit.

C'est sur ces observations qu'il va fonder le principe de ses études. Si l'homme n'a aucune capacité à se réguler, à trouver un frein à sa nature, c'est que la nature humaine a mal été appréhendée jusqu'à présent, et que toute barrière lui vient du groupe. Ou plutôt le raisonnement est inversé. Il ne fonde pas la nature sociale de l'homme sur l'évidence. Du moins, rien ne permet de fonder que c'est la première de ses hypothèses. C'est parce qu'il remarque que toute limitation des intempérances ne peut être que sociale qu'il entreprend d'établir la nature sociale de l'homme. C'est le cheminement fléché de sa pensée, ce qui n'équivaut nullement à l'ordre de ses intuitions, bien sûr. En conséquence l'utilité et le bonheur n'ont de réalité qu'à l'aune du social. Apprécier l'utilité de l'individu, c'est considérer sa fonction sociale. Pour l'auteure Hirschhorn, Durkheim propose un nouvel impératif catégorique: « mets-toi en état de remplir une fonction utile »157(*).

Dès l'origine, donc, en vertu du sentiment sympathique, l'homme dépend de l'autre, et par là il n'est pas absolument libre. Du coup, il se montre critique vis-à-vis de l'état de nature de Rousseau. Il est bien plutôt dans l'optique hobbesienne, affirmant sa conviction que l'anarchie fait régner la loi du plus fort, et qu'en ces conditions « l'état de guerre est nécessairement chronique »158(*). Il ajoute même : « en vain pour justifier cet état de déréglementation fait-on valoir qu'il favorise la liberté individuelle ». Il s'élève contre le philosophe des lumières et le modèle de la liberté comme indépendance ; c'est à ses yeux nécessairement illusoires. Sans ordre social donc, la sûreté est compromise. Il présente cependant Rousseau comme le théoricien de notre démocratie159(*).

Cependant, Durkheim renverse l'hypothèse de Rousseau. Pour ce dernier, deux sortes de dépendances existent « celle des choses qui est de la nature, celle des hommes qui est de la société »160(*), et si la première n'entrave pas la liberté, la dépendance aux hommes à l'opposé ne produit que désordre et dépravation. Mais la liberté dépravée est surtout l'écho de l'inégalité des conditions. Durkheim interprète la pensée de Rousseau : « l'homme n'est libre que quand une force supérieure à lui s'impose à lui, à condition toutefois qu'il accepte cette supériorité [...] il est libre s'il est contenu » 161(*). Si la société est naturelle, que l'homme est sous son emprise, il peut, d'emblée, apparaitre comme libre, à condition toutefois qu'il soit conscient de cette asservissement. Mais pour notre auteur la dépendance physique est l'antithèse même de la liberté, car c'est en se détachant de son instinct que l'homme se forme, qu'il progresse en autonomie.

Il montre aussi que la constitution de la société selon le modèle de Spencer est invraisemblable: les hommes ne passent pas de  l'état d'indépendance à celui de dépendance mutuelle, pareil sacrifice de la liberté apparait effarant. Car, de fait, les hommes expérimentant la liberté s'y habituent, et en réclament toujours davantage162(*). L'émergence de la liberté, selon Durkheim, ne se résume pas à elle-même. C'est l'amoindrissement des règles provenant de la conscience collective qui a fait découvrir à l'homme la liberté, qui avec le temps est devenue besoin.

On voit que Durkheim se refuse en général à considérer la confrontation potentielle entre la règle traditionnelle et la liberté. Ainsi, alors que la liberté progresse contre la soumission à la règle, tout un chacun postulerait le renforcement de l'un au détriment de l'autre. Durkheim s'en tient à l'idée des « variations concomitantes », bien que ce rapport soit parfois incertain163(*).

Coexiste cependant un autre facteur d'accroissement de la liberté, individuel cette fois. Dans la pénombre de ses principaux développements sur la naissance de la liberté, Durkheim explique qu'elle a toujours été portée par des hérétiques. Les anticonformistes sont à inscrire au panthéon du libéralisme. Mais en leur temps, et à bon droit, ce furent des criminels. Auparavant les faits de libre pensée, les manquements à l'étiquette comparaissaient devant le tribunal de l'ordre. Transgresser la prohibition a donc été le vecteur du libéralisme, car une fois l'interdit violé, l'on peine moins à abroger la règle164(*).

Cette opinion sur la liberté se fait discrète car il souhaite bien en montrer la valeur secondaire, comme il faut probablement entendre la plupart de ses inductions lorsque l'individu se voit conférer une fonction. Durkheim veut exacerber l'abîme qui le sépare de Spencer pour qui l'esprit critique est le fer de lance de la constitution de la civilisation, en accord avec le régime industriel qui promeut l'indépendance et le gout du libre arbitre. Durkheim justifie ainsi sa vision actuelle de la société en dénonçant les oriflammes du passage du temps. La liberté individuelle heurte toujours l'ordre social de plein front, quand bien même la modernité juge du passé autrement.

A considérer la liberté comme un produit dérivé, Durkheim légitime son utilisation comme moyen. Causée par le social, la liberté doit servir le social. En quelque sorte, son existence en dépend. La liberté doit donc être entendue comme une capacité à oeuvrer pour l'autre. Dans la société moderne, une mission est ainsi dévolue au sujet : poursuivre un idéal collectif. Ce n'est pas, cependant, une investiture politique qui est dévolue à l'homme. Le sociologue accorde peu de mérite au politique. Le politique est sans doute dans son esprit un épiphénomène du social et doit suivre son sillage, car le social peut précisément faire l'objet d'un quadrillage par le scientifique : par sa science il dévoilera les rails sur lesquels la société avancera. Le suffrage est ainsi déconsidéré par l'auteur: l'ignorance humaine de la politique rend les hypothèses incertaines et les tentatives vaines.

Il s'exprime sur ce point : « Dans l'état actuel de nos connaissances, nous ne savons pas avec certitude ce qu'est l'État, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie, le socialisme, communisme, etc.»165(*). Il conçoit cependant que la liberté politique fut l'étendard des conquérants de la liberté, mais pense que l'homme peut en son temps s'en tenir à moins. La liberté politique, écrit-il, on se saurait trop la substantialiser au-delà des accomplissements actuels: « il fallut bientôt s'avouer que l'on ne savait trop que faire de cette liberté si laborieusement conquise »166(*). Cette liberté a été le levier d'un progrès des valeurs individuelles. Mais sa génération se compromet dans l'attachement à la liberté politique dans le sens où elle continue de bénéficier du statut de fin et non de moyen. Il regrette avec un peu d'ironie le sort des pionniers de cette liberté qui s'en sont servis ensuite pour s'entre déchirer.

b) La liberté comme maitrise de soi 

La liberté n'est ni en soi ni pour soi: elle est pour le tout, la société. Il semble comme une évidence alors que si la liberté est rapport de moyen, elle peut être instrumentalisée en vue d'une fin plus noble, telle que, aux yeux de Durkheim, la moralité. Comme Saint-Simon, il ressent la liberté politique une monstruosité167(*) et il va adhérer à l'emploi social de la liberté: « la vrai liberté ne consiste pas à rester les bras croisé, si l'on veut, dans l'association ; un tel penchant doit être réprimé sévèrement partout où elle existe ; elle consiste au contraire à développer sans entrave et avec toute l'extension possible, une capacité temporelle ou spirituelle utile à l'association168(*) ».

C'est, en fait, dans son enquête sur les causes du suicide qu'Émile Durkheim pose la pierre angulaire de son édifice. A partir des preuves statistiques dont il dispose, il va pouvoir légitimer la cohésion sociale contre la liberté. En effet, il démontre alors que la baisse d'intensité de la cohésion sociale provoque le suicide, que tout état social qui évolue trop vite (en bien ou en mal, en prospérité comme en misère) a pour effet d'augmenter les suicides. A l'oeuvre, la même logique : celle de l'inadéquation des envies et des possibilités. Le suicide est contre nature : en cela, Durkheim est un moderne169(*) ; le suicide n'est pas signe de liberté individuelle mais de morbidité sociale.

Le suicide en soi est une tare sociale, mais les suicide égoïstes et anomiques le sont peut-être encore davantage parce qu'ils témoignent d'un abus d'individualisme ou d'encadrement. Ce mal ne vient pas de la liberté de pensée ou de l'essor de la science: ces manifestations parallèles sont innocentes, seule l'anomie est blâmable. Ainsi, au sujet des règles morales : « si elles s'imposaient toujours avec la même énergie, on ne penserait même pas à en faire la critique »170(*). Les catholiques comptent plus de croyances et de pratiques communes en comparaison des protestants: voilà pourquoi ces derniers se suicident davantage. Il serait hâtif de réduire l'un à l'autre. C'est toute la dévotion de Durkheim pour la liberté de pensée et la science qui transparait ici.

Mais Durkheim veut réveiller l'appétence pour le sentiment commun, et à défaut de pouvoir le faire en actes, il exhorte le sentiment en idées. On retrouve à travers ses différentes oeuvres une préoccupation commune autour de la morale, projeté autour de deux éléments. Dans De la division du travail social, les étalons sont le rapport à la règle de droit et l'intensité du rapport social, et il tente d'exposer l'existence de liens solidaires. Dans Le suicide, il signale l'existence de deux stigmates du corps social: le suicide anomique et le suicide égoïste. Dans L'éducation morale, il cherche les remèdes à ces états sordides, en préconisant d'une part la discipline et de l'autre l'attachement au groupe. Une ligne de fracture entre les deux formes du lien social (la régulation et l'intégration) balise ainsi plusieurs de ses grands ouvrages171(*). Ces brèches dans la morale témoignent aussi d'une désertion partielle des liens de solidarité, recoupant la solidarité par le droit ou le devoir et la solidarité de sentiment. On peut ainsi considérer que c'est son idéal moral qui sert de pierre de touche à la notion de solidarité.

Ces idées, exposées par étapes dans son cours sur l'éducation morale, se ramènent principalement à deux: discipliner l'homme et provoquer son abnégation.

D'autant que l'auteur éprouve une certaine amertume pour le temps présent. La société du XIXème siècle traverse en effet une phase critique: « il n'y a pas dans l'Histoire de crise aussi grave que celle où les sociétés européennes sont engagées depuis plus d'un siècle »172(*). Et cette crise de la morale est glauque: « si la société n'a ni cette unité qui vient de ce que les rapport entre ses parties sont exactement réglés, de ce qu'une bonne discipline assure le concours harmonique des fonctions, ni celle qui vient de ce que toutes les volontés sont attirées vers un objectif commun, ce n'est plus qu'un monceau de sable que la moindre secousse ou le moindre souffle suffira à disperser.173(*)» Durkheim estime donc que la faillite de la morale est double: d'une part l'anomie, de l'autre le manque d'ouverture à l'autre, le repli égoïste.

Durkheim s'attaque donc au problème dual du manque de cohésion à la racine, en exposant comment communiquer le goût pour la discipline et l'attachement au groupe. Mais il sait que son entreprise n'a pas grand sens dans une société d'individus libres. Il s'adresse donc à l'avenir, aux générations futures. Il s'agit de transmettre aux enfants, sans excès d'austérité, quelques principes moraux de respect de la règle et d'envie de liaison aux autres. Pour faire entrer l'enfant dans son modèle de société, il donne des conseils de pédagogie au maître. Le premier aspect de la morale est donc la discipline. Discipline : ce mot fleurit à merveille dans le paysage durkheimien. Etymologiquement il n'évoque pas la coercition et peut s'entendre comme un apprentissage à l'enfant par celui qui emblématise une force, comme une foi mystérieuse. Pour Jean-Claude Filloux, « la discipline est comme un Dieu jaloux et redouté qui ne permet pas que ses ordres soient transgressés »174(*).

Pour éclaircir l'idée de discipline, le doctrinaire va affirmer la connexité de la morale et du devoir. On sait que les limites de la morale sont exacerbées, qu'elle s'apparente peu ou prou au tout social. Dans l'éducation morale cependant, la morale sert de concept unique pour désigner la pluralité des devoirs. « Le domaine de la morale, c'est le domaine du devoir, et le devoir, c'est une action prescrite »175(*). Ou encore: « Le devoir, c'est la morale en tant qu'elle commande »176(*). Mais le devoir formule des impératifs de nature différente, selon la situation. Il critique la conception d'un chapelet d'auteurs (Kant, Bentham, Mill, Spencer) en soulignant précisément l'abstraction de leur morale ou de leur loi de survie177(*). La morale est donc composée de déclinaisons infinies et précises: les règles.

Pour transmettre le goût d'une attitude bienséante et disciplinée des enfants, le sociologue se fait pédagogue. Il s'adresse aux instituteurs et leur recommande l'usage de certaines formes. Ainsi, à l'école, une voix ferme, tonique, sans pour autant inspirer la crainte, sans trop dicter les conduites. Il doit avoir conscience de la noble mission dont il est investi178(*), et une certaine confiance quant à son pouvoir. L'éducateur doit aussi favoriser, dans la mesure du possible, le goût de la régularité179(*). Bien que certains sujets y soient réfractaires, la régularité des actions facilite la prise d'habitudes derrières lesquelles se profilent les obligations. De plus, si une conduite doit être sanctionnée, elle doit faire l'objet de la punition la plus juste possible. Juste, la sanction doit l'être parce qu'elle s'adresse à la raison, et que cette rationalité conditionne l'apprentissage des règles. Il légitime en revanche les peines collectives, génératrices de sentiments solidaires : « quel moyen plus puissant de donner aux enfants le sentiment de la solidarité qui les unit à leurs compagnons, le sens de la vie commune »180(*).

Les conseils sont donc assez rudimentaires. Ce qui participe d'ailleurs de sa conviction de pédagogue: « enseigner la morale, ce n'est pas la prêcher, ce n'est pas l'inculquer: c'est l'expliquer »181(*).  Il est effet impératif que le comportement des enfants ne soit pas brusqué et qu'il soit naturellement induit par la raison. C'est ici que l'idée d'autonomie de la personne intervient. Les enfants doivent avoir conscience de leur action car autrement ils sont condamnés à une moralité « incomplète et inférieure ». Pour Durkheim, cette moralité continue de jouir à son époque d'un prestige d'origine religieuse dont il convient en conséquence de profiter. D'autre part, Durkheim donne un conseil pour favoriser l'altruisme: il faut mettre les jeunes individus un maximum en contact les uns avec les autres. On devine que Durkheim souhaite créer des situations d'effervescence qu'il juge bénéfique.

En somme, les enfants doivent être progressivement sensibilisés aux mécanismes sociaux de transcendance, ils doivent enregistrer les assises fondamentales de la morale que sont la tempérance, la modération. Durkheim a conscience de la plasticité de l'esprit de l'enfant, qu'il compare à celui d'un sujet sous hypnose182(*). La moralité sera donc présentée avantagement aux enfants, qui seront incités à tôt se sentir responsables, à adopter une attitude pondérée caractérisant les adultes. En répondant d'eux même, ils seront plus libres. La maitrise de soi est en effet la « première condition de tout pouvoir vrai, de toute liberté digne de ce nom »183(*). Sociabiliser, favoriser la solidarité à travers l'apprentissage de la règle est donc libérer l'individu, qui grâce à sa personnalité sociale, saura se contenir. Durkheim dresse ainsi une relation nécessaire entre la règle et la liberté, liberté qu'il confond avec l'individualité des êtres. La liberté qui s'exprime dans l'école du respect, elle est morale et donc juste, bénéfique, bonne. Le sociologue est en partie moraliste. Cependant, de telles indications peuvent apparaitre assez optimistes, bien qu'elles soient suffisantes aux yeux de l'auteur. Il sait par ailleurs que la pédagogie est une science en voie d'élaboration.

Paul Fauconnet estime que « si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim, il est possible d'individualiser en socialisant »184(*). Mais Durkheim admet toutefois que sa conception n'a que bien peu d'égard pour l'individu appréhendé à travers ses différents composants: « Le devoir [...] implique presque nécessairement l'idée d'un effort nécessité par une résistance de la sensibilité : les deux aspects s'opposent ». Aussi, s'attacher à des fins morales, c'est, par hypothèse, se déprendre de soi, froisser ses instincts, ses penchants. Il questionne même les implications de la discipline: « toute discipline n'est-elle pas essentiellement un frein, une limitation apportée à l'activité de l'homme? Mais limiter, réfréner, c'est nier, c'est donc détruire partiellement, et toute destruction est mauvaise »185(*). Il admet même que: « des sentiments même les plus généreux [...] sont l'indice incontesté d'une altération de la volonté »186(*).

C'est à se demander si en restaurant avec intelligence l'énergie de la règle, Durkheim n'estime pas que la perception de l'individu sur sa liberté s'efface. Et cependant, le troisième élément de la moralité est l'autonomie187(*). Pour Jean-Claude Filloux, l'autonomie est « liée à tout un processus de compréhension, d'intelligence raisonnée du sens même de l'allégeance aux normes groupales »188(*). L'autonomie, entendue comme respect aux règles que l'un s'institue n'a donc pas sa place dans le schéma durkheimien. L'éducation a pour fonction d'habituer à l'autonomie collective.

Deux nuances s'imposent: d'une part il est évident que Durkheim défend l'individualisme, à défaut peut-être de défendre l'individualité. Il ne s'agit pas de comprimer l'enfant. L'abus de pouvoir du maître est bien plus à redouter que la révolte de son auditoire. C'est probablement dans cette perspective aussi qu'il faut entendre la transmission du sentiment de dignité qu'il encourage dans l'éducation, et la condamnation des peines corporelles sur l'élève.189(*)

D'autre part, il ne faut exagérer la tournure moralisante de sa pensée. Ainsi, par exemple, le suicidé altruiste (qui aujourd'hui aurait la grâce de l'ironie tant le narcissisme perce) apparaît triste à notre sociologue, il le plaint presque, comme un pauvre individu au trop mince tempérament. Malheureux être qui n'a su comprendre que le droit de vivre est le premier des droits, qui n'a pas saisi que sa raison d'être de la vie est hors de la vie elle-même190(*) ! Toute la subtilité de la pensée durkheimienne s'échafaude dans ce jugement : il ne déprécie l'individualisme qu'en tant qu'il colporte l'égoïsme mais ne le banni pas en soi ; il sait apparaître intransigeant au sujet d'un excès de solidarité positive. On connait sa conclusion sur le suicide, qu'il faut pouvoir lire à double sens: « le suicide varie en raison inverse du degré d'intervention des groupes sociaux dont fait partie l'individu »191(*). Ce qui fait de Durkheim un véritable théoricien de l'équilibre social, de la juste intégration. Durkheim saura toujours balancer sa réflexion entre deux pôles, bien qu'il semble qu'une tendance plus marquée dans le sens de la moralité se dégage de son oeuvre L'éducation morale.

Comment situer Durkheim par rapport à son temps? Une nouvelle forme de libéralisme apparaît fin XIX, qui pointe davantage les devoirs des sociétaires192(*). Durkheim passe parfois pour libéral, mais c'est un faux libéral puisqu'il se permet de décider du sort de l'autre. Si l'on prend comme pierre de touche une déclaration de Léon Bourgeois (dans une conférence de novembre-décembre 1901 à l'EHESS), on peut s'interroger sur les subsides de la liberté individuelle: « s'il veut agir en être social, l'homme doit, en bonne justice, de sa propre liberté racheter à tous cette part de lui-même qui lui vient de tous en consentant sa part dans le sacrifice commun nécessaire pour assurer à tous l'accès aux avantages ou la garantie contre les risques de la solidarité »193(*). Car étant donné l'ampleur de la tâche, l'individu se fondra éperdument dans un tout, quand bien même l'action est réfléchie et qu'il y consent. Cet esprit de « retour au géniteur social » se retrouve nettement dans ses écrits.

Critique de la totalité institutionnelle, Durkheim est libéral: il ne cautionne pas le tout-État ou la corporation au-delà de bornes nettes. Mais, persuadé que l'usage de la liberté doit être conforme à un certain bonheur réglé (d'un point de vue individuel comme collectif), il fait injonction à l'individu de participer au social. C'est, très certainement, le gage d'une solidarité généreuse. Par ces côtés, il s'apparente à un Rousseau qui voulait forcer le citoyen à être libre. Durkheim veut forcer le l'individu à être solidaire, par conséquent à être libre. Mais là ne s'arrête pas le déchiffrement sur le positionnement politique dans ses oeuvres: pour peu qu'il eut consenti à admettre l'innéité de droits dans la tranche historique de son temps, il pourrait passer pour un républicain moderne194(*). Mais les droits de l'homme chez l'auteur ne sont pas innés, ils sont déduits du processus historique, et à ce titre il peut se voir accuser d'historicisme.

Cependant, Durkheim épouse son temps. La réalité morale présente l'homme comme un sujet libre, digne de droits. Il est prêt à s'en accommoder mais refuse d'oublier que c'est par la société que l'homme accède à ces qualités au cours de sa vie. L'homme est libre lorsque qu'il est à même d'être responsable, de répondre de lui devant la société. En conséquence, l'individu revient au groupe, car lui seul lui apporte la conscience de son utilité. Durkheim table sur une logique en circuit fermé: ce sentiment de valorisation doit pousser l'individu à mieux pénétrer le groupe.

On soulignera l'originalité de sa pensée à cet égard: en scientifique il est prêt à défendre Zola dans l'affaire Dreyfus parce qu'il estime que l'esprit du temps se prête mieux aux valeurs individualistes. Dans ce contexte, on saisit le jugement que Jean-Claude Filloux porte sur le sociologue: « défendre les droits de l'individu, les droits de l'homme, c'est défendre du même coup les intérêts vitaux de la société »195(*). Effectivement cette opinion qu'il se permet sur la scène politique est relayée par une théorie. Mais pour justifier comment un épistémologue peut se permettre d'intervenir sur la scène publique, quelques développements sur le rôle de la science comme curseur du changement moral sont nécessaires.

2° La science comme institution de libération collective

La science est un élément essentiel du paradigme durkheimien à plusieurs égards. D'abord la science a pour rôle de substituer des fondements rationnels à l'ancienne morale, et c'est par la science que l'homme peut se révolter contre l'ordre établi. Ensuite, la science est un instrument d'émancipation, c'est elle qui confère à l'homme des possibilités de s'autonomiser par la démonstration des lois gouvernant le réel. Mais c'est seulement après avoir détailler les ressorts de la science, que l'on peut être en mesure de comprendre ses fonctions.

a) La science a le monopole de l'évolution morale

La science, assimilable à une raison abstraite et parfaite196(*), est un devoir pour le savant. Il a « ...le devoir de développer son esprit critique, de ne soumettre son entendement à aucune autre autorité que celle de la raison ; il doit s'efforcer d'être un libre esprit »197(*). Ce devoir, précise-t-il, incombe exclusivement au savant, au scientifique. La science est ainsi de l'apanage d'une élite, et Durkheim plaide en catimini pour une acceptation exigeante et réglée de celle-ci, et qui a pour objet tout le champ de la connaissance.

D'autre part, la science doit permettre d'opter entre des possibles offerts par la morale, elle nous invite à préciser et déterminer nos idées. Ainsi la science n'a pas à se soumettre : « ... devant ce caractère sacré [de la morale] la raison n'a nullement à abdiquer ses droits »198(*). Et le rôle de la science peut aller au-delà : elle est fondée, dans certains cas, à se rebeller contre les opinions morales. Cette faculté ouverte intervient cependant dans un contexte: il s'agit de lutter contre des idées surannées199(*). Ainsi, contre une tyrannie injustifiée de l'opinion, les scientifiques ont le privilège d'exercer un « droit-résistance ». Mais aussitôt le sociologue encadre son propos et préconise de n'exercer ce droit qu'avec modération, car l'on ne doit aspirer à un autre état moral que celui qui est réclamé par l'état social actuel. Durkheim n'est pas de ces scientistes qui réclament vouloir un gouvernement par la science.

Dans cette perspective, ce que Durkheim met pertinemment en exergue, c'est que la rébellion amorcée à l'encontre d'une tradition morale n'est pas une révolte de l'individu contre la collectivité, mais bien plutôt une révolte de la collectivité contre elle-même200(*). Les velléités réformatrices doivent ainsi s'adapter, pour ne proposer que ce qu'il convient à un état moral donné, afin qu'il soit plus conscient de lui-même. « La seule raison pour laquelle vous puissiez légitimement revendiquer, ici comme ailleurs, le droit d'intervenir et de s'élever au-dessus de la réalité morale historique en vue de la réformer, ce n'est pas ma raison, ni la vôtre ; c'est la raison humaine, impersonnelle, qui ne se réalise vraiment que dans la science »201(*).

Or, si l'on s'en tient à cette réduction de la raison, on doit convenir que d'après la logique du sociologue, elle ne peut avoir pour effet d'ôter à la solidarité sa dynamique, et qu'elle doit à l'inverse la renforcer en favorisant l'équilibre moral des idées (car, on l'aura compris, la rationalité de l'ordre moral n'est jamais un obstacle à la solidarité202(*)). Plus encore, il affirme que la rébellion et le conformisme tiennent d'un principe analogue : l'adéquation à la réalité sociale. La science n'a donc d'autorité, à ses yeux, que comme abstraction collective. Comme l'omniscience est commune aux sociétaires, chacun ne peut prétendre au savoir total. Chose éminemment sociale, aboutissement d'une conscience réfléchie, la raison solidarise en ce qu'elle reviendra à la conscience sociale qui l'a faite émergée, pour l'améliorer.

Durkheim n'offre guère les moyens de préciser comment départir la vérité scientifique et ce qui doit en être dit203(*). On sait que le scientifique doit être responsable, qu'il ne doit polluer l'atmosphère d'idées trop neuves, bien qu'il puisse engager le débat. Défenseur de l'ordre moral, Durkheim sait que la science ne doit se comporter comme une « hérétique libertaire ». Une éthique du scientifique se dessine donc ici, inextricablement nouée au rapport social.

Mais il convient de démêler ce noeud gordien. S'il est égal, en soi, que de défendre la vérité ou le conformisme, comment l'auteur permet-il de recommander une attitude? Si une rationalité est à l'oeuvre, conduisant à un équilibre des opinions collectives pourquoi ne pas favoriser le débat? Chacun ne détient malgré tout qu'une fraction de la vérité scientifique204(*). C'est que le rôle social du scientifique n'est pas celui du soldat ou du prêtre. On doit admettre qu'en poursuivant sa vocation le scientifique doit s'en tenir à une éthique.

b) La libération de l'homme par la science.

Outre la révolte contre l'état moral établit, mais dans le même ordre d'idée, Durkheim augure que la science, sur le long terme, saura mettre un terme à la situation caractérisée par l'hétéronomie de l'homme. La science balayera les croyances et l'homme s'émancipera par la connaissance. Il affirme même:« c'est la science qui est la source de notre autonomie»205(*). Dès lors que l'homme connait scientifiquement une réalité, il la reconnait comme juste et s'y conforme.

En fait, pour Durkheim, la rationalité comporte la liberté, qu'il ne dissocie jamais intégralement de la volonté. « Car vouloir librement, ce n'est pas vouloir ce qui est absurde ; au contraire, c'est vouloir ce qui est rationnel, c'est-à-dire, c'est vouloir agir conformément à la nature des choses »206(*). Comme l'on ne peut se départir d'un ordre rationnel du monde, et que notre appartenance ne peut être taxée de résignation, nous sommes libres par la seule conscience de la logique des choses, en adhérant en connaissance de cause. Et pour Durkheim, jamais la connaissance de ses raisons d'être ne retirera à la morale sa vigueur. Retenons que la situation d'hétéronomie prend fin, en ce que rien plus ne nous apparaît extérieur. Il ne s'agit pas d'une situation d'identité complète non plus: il est signifié que l'homme ne dispose des moyens d'une révélation seulement quasi totale.

Durkheim est sensible à cette transparence dans le rapport au monde, dans les hautes sphères du moins (autrement d'ailleurs il ne prêcherait une telle vénération pour la science). C'est en effet ce que l'on voit dans la définition qu'il donne de la démocratie. La démocratie, c'est l'exacerbation de la conscience gouvernementale, ce qui rend l'exercice du pouvoir plus malléable et flexible207(*). Cette communication politique puise au plus proche des individus. La communication qui transite sans opacité, tel est son modèle. La démocratie est ainsi, pour Jean-Claude Filloux « l'optimisation du réseau de communication où l'État est au plus près des besoins sociaux, est informé et informant, et voit sa pensée observée et contrôlée par ceux-là même qui lui en fournissent les éléments »208(*).

Dans la société moderne, les hommes sont ainsi en rapport étroit entre eux (la démocratie) et plus globalement avec le monde (la science). Mais cette conscience éclairée du rapport des choses que chaque individu peut pressentir et vouloir, qui signe pour l'auteur la fin de l'hétéronomie, manifeste elle plus de liberté ou d'autonomie individuelle? La liberté semble être acceptation d'une détermination. Durkheim est en effet convaincu qu'une législation naturelle existe, et que cette découverte donne à l'individu son autonomie.

Mais c'est qu'à vrai dire, l'individu n'a d'autre choix que d'accepter les règles. La maitrise intellectuelle des règles du monde qu'il suggère comme renfermant nos capacités autonomes, en fin de compte, s'imposent à nous pareillement. Selon le sociologue, l'hétéronomie qui caractérise la situation humaine prend fin, parce que la science abolit l'extériorité des dictats de la nature. Il faut comprendre qu'à ce titre, si toute science a un rôle à jouer, la sociologie est au-devant, révélant la force immanente de la société. Durkheim présuppose donc une volonté humaine de se plier aux dictats naturels. Il ne présente en effet aucune option à vouloir cette coïncidence du réel et du possible. Effectivement, si l'on veut ce qui est, ce qui est ne s'impose plus: notre volonté contient un consentement.

Pour Durkheim, nous devrions tendre à être ce que le destin de la nature « veut » que nous soyons. Dès lors, il définit ainsi notre autonomie: « être autonome pour l'homme, c'est comprendre les nécessités auxquelles il doit se plier et les accepter en connaissance de cause »209(*). En résumé, ce qu'il y a à la base de la notion d'autonomie ou de liberté, c'est la reconnaissance plus que le consentement. On peut s'interroger sur la portée du renversement de perspective autorisé par la science, entre extériorité subie et volonté délibérée d'adhésion de l'homme.

Il ajoute: « en effet, on ne peut faire que les lois des choses soient différentes. Mais en revanche, par le fait de les penser on s'en libère en les faisant notre. C'est ce qui fait la supériorité morale de la démocratie ». On retrouve là des conceptions communes aux esprits de son temps: « la nécessité, du jour où elle commence à être comprise, commence à être vaincue »210(*).

En réalité, Durkheim ne prend jamais fait et cause pour l'autonomie individuelle, et quelques paroles peuvent s'apparenter parfois à un éloge de la reddition de l'esprit de critique. L'homme semble abdiquer face au commandement: « Quand [...] nous exécutons aveuglément une consigne dont nous ignorons le sens et la portée, mais en sachant pourquoi nous devons nous prêter à ce rôle d'instrument aveugle, nous sommes aussi libres que quand nous avons seuls toute l'initiative de notre acte »211(*). Aussi, Durkheim protège parfois le statut du préjugé dans l'espace public, ce qui contraste avec ses régulières intercessions pour le libre examen. Mais ce qui apparait plus surprenant, c'est que Durkheim définit l'autonomie individuelle en termes d'action. Il semble alors paradoxal de recommander, d'un point de vue scientifique, de na pas faire usage cette maitrise procurée par la science, en ordonnant le monde, en le transformant. En effet, la science n'a pas vocation à transformer le réel: la science s'arrête à l'heuristique et à ce qu'elle permet de savoir212(*).

Une hypothèse doit néanmoins être avancée. Durkheim sait que l'absolu scientifique est une illusion, qu'il ne pourra jamais percer tous les mystères de la nature, que la science ne peut que tendre à comprendre la réalité. Dès lors, si dès les lois scientifiques sont établies, elles doivent, pour avancer, constamment s'ajuster aux autres découvertes. L'autonomie correspondrait à cette liberté de réactualisation nécessaire du savoir au fur et à mesure, afin de comprendre la rationalité intrinsèque du monde. Ainsi, la science est dotée d'une mission infinie, et par là, illusoire. Cette poursuite de l'absolu, idéaliste, permet de concevoir un devoir-être.

Quoiqu'il en soit, la volonté des scientifiques est portée vers un idéal infini, comme à vouloir emplir le tonneau des Danaïdes. Alors même que Durkheim dit de l'autonomie Kantienne213(*) que « une telle solution est-elle tout abstraite et dialectique. L'autonomie qu'elle nous confère est logiquement possible ; mais n'a rien et n'aura jamais rien de réel  »214(*). Durkheim entend surtout ne pas se rapprocher du courant du pragmatisme, dont les doctrinaires sondent la liberté de l'homme à travers l'indétermination du monde, reflet des capacités humaines à le découper, à le classifier de sorte qu'il apparaisse sien215(*).

Le pont qu'il dresse entre la raison et la science peut paraître alambiqué si l'on tient compte du fait que le rationalisme qu'il défend contient en idée l'individualisme. Dans l'éducation morale, il présente le rationalisme comme le volet intellectuel de l'individu: l'un serait « l'envers de l'autre »216(*). L'individualisme force la conscience morale à s'ouvrir au rationalisme. Mais, le culte de la raison discursive stimule la mise en avant, en réalité non de l'individu mais toujours de cet homme in genere. Si l'individualisme est collectif, qu'il recoupe la raison, et de façon plus aboutie, la science, l'égoité dans l'individualisme est volontairement mise au ban. C'est une manière de déprécier l'égoité que d'illustrer sa sublimation dans une force collective telle que la science. La liberté de conscience est ainsi subjuguée et monopolisée par la science, qui par une rationalité propre, participe à moraliser la société.

Il en découle une conséquence cardinale: en faisant le choix d'une profession scientifique, l'individu croit s'appartenir, être autonome. Ce n'est bien évidement pas le cas: il sera contraint pour l'exercice de sa profession d'épouser toutes les règles établies par d'autres scientifiques, dont la communauté est incarnée dans la raison. Les règles de méthode, le choix de la matière, du domaine d'étude reviennent à l'individu. Pourtant, tenu à des impératifs préconçus, il dépendra non plus de lui-même, mais des autres. Participant ainsi d'une fonction scientifique collective, il se positionne par rapport aux autres fonctions : il appartient à la caste des scientifiques et dans la logique de complémentarité des fonctions, il se solidarise du tout, bien que cette fonction revête les traits singularisant du monde des idées, mois pratique que d'autres.

En résumé, la position de Durkheim sur la science est difficilement compréhensible. Son rôle prétendument libérateur peut être questionné dans les mêmes termes que l'existence de la liberté en général. Ce n'est pas en retirant au monde son voile d'ombre que la liberté progresse. La situation particulière de l'homme par rapport au monde est analogue à celle de l'individu par rapport à la société : « nous sommes alors dupes d'une illusion qui nous fait croire que nous avons élaboré nous-mêmes ce qui s'est imposé à nous du dehors »217(*).

Il est éloquent alors de comparer la part de liberté qui semble revenir à l'individu dans la science et celle qui est concédée à travers un phénomène autrement plus social, la religion de l'Homme. Il semblerait troublant à première vue de rapprocher la religion de la science. La science est exclue du champ moral, la religion est son coeur. L'une fait appel à la raison, l'autre, en principe, à la foi.

Mais en fait la science, à défaut d'être morale, remplit une fonction sociale solidaire de la morale, dans le sens où le parti prit revient à défendre une même cause éminemment sociale. En outre, la science a pour effet de rapprocher les hommes car en stimulant la raison, elle rend l'homme plus sensible à la justice. « L'injustice est contraire à la nature des choses, exprimée par la raison »218(*). La justice pour Durkheim n'est pas qu'une idée, car comme nous l'avons vu, c'est une justice sociale, favorable à l'action charitable219(*).

Or, alors que la science est ainsi rapport au collectif, la religion de l'homme comporte des spécificités qui tendent à considérer ce phénomène comme plus libertaire. Une religion est un rapport au sacré, et le sacré manifeste une vénération dogmatique pour la société qui fait suite aux feux de l'émulation groupale. Le sacré n'est certes pas absent de cette religion contemporaine. En pointant l'individu, Durkheim écrit: « c'est l'humanité qui est respectable et sacrée, or elle n'est pas toute en lui »220(*).

Pour autant cette religion nouvellement apparue n'a que peu en commun avec la religion traditionnelle. « Une religion est un système solidaire de croyance et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est à dire séparées, interdites, croyances et pratique qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tout ceux qui y adhèrent »221(*). Seulement, quelle croyance, quelle pratique, quel interdit présente la religion de l'Homme? Or « ...la société ne peut faire sentir son influence que si elle est un acte »222(*). L'interdit a-t-il sa place au sein d'un espace de liberté de pensée? La pensée est consubstantielle à la critique. La frontière de l'interdit est-elle dans le passage à l'acte? Plus que jamais, l'homme est alors porté par un élan d'universalité, celui de sa raison.

Aussi, la religion de l'homme peut apparaître impropre à former une panacée de l'égoïsme. Elle témoigne, en revanche, d'un retournement dans les genres de solidarité : de sentimentale la solidarité devient abstraite. En effet, le principe qui anime la religion de la modernité est la raison, et, en creux, la science. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, la fraternité ressentie découle d'une solidarité de fait, liée à la similitude des êtres. Ici la fraternité semble raisonnée, volontaire. Cette fraternité est en réalité indispensable, dans la mesure où elle constitue le seul rempart peut être à l'individuation croissante223(*).

On est porté à croire que la religion de l'homme représente une survivance prosaïque de la solidarité mécanique, imbriquée à la conscience collective224(*). Mais la religion de l'humanité ne peut être absorbée par la conscience collective: elle est trop progressiste. A moins de juger définitivement que l'Homme recrée la conscience collective. Par ailleurs, une religion qui prend pour fétiche l'individu n'est pas tenue aux contingences d'une science responsable de l'évolution des vérités morales. C'est une religion peu sectatrice, qui véhicule un certain libéralisme. Comme la science, son leitmotiv est émancipateur, cependant qu'elle vise et idéalise cette liberté humaine.

Durkheim écrit que lors de crises et pour mieux se reconstruire, la morale sociale en revient à l'élémentaire, c'est à dire l'homme. Mais le basculement de cette situation à son autre extrémité, c'est à dire l'emprise totale du social est plausible. Dans Les étapes de la pensée sociologique, Raymond Aron décrit en deux lignes ce qu'est l'intuition fondamentale de Durkheim: « à ses yeux les sociétés modernes sont définies par l'obligation faite par la collectivité à chacun d'être lui-même et d'accomplir sa fonction sociale en développant sa personnalité autonome »225(*). Cette position perturbe Aron: étant donné que c'est l'impératif social qui commande cette revalorisation des membres « que dire du jour où la religion, surgi de la société, se retourne contre les valeurs individualistes et fait, au nom de la reconstitution du consensus, obligation à chacun non d'être lui-même, mais d'obéir ». C'est une hypothèse d'école, mais sur le principe, il est vrai que cette foi dans le rôle salutaire d'une religion peut faire méditer. Mais la foi dans la science pensée abstraitement comme force collective a plus, du moins rétrospectivement, de quoi incommoder226(*).

Plus généralement, on doit considérer que la solidarité s'inscrit dans un ordre moral, par un lien plus étroit de l'individu à la règle morale, et non simplement de la règlementation économique comme c'était le cas dans la division du travail. La liberté de l'homme en pâtit évidement, car il ne semble pas en mesure de se recréer un espace propre de représentations. C'est ce qu'il s'agit de questionner maintenant.

B : Le dégagement des facultés de liberté individuelles

Des constats que l'on peut tirer des grands mécanismes durkheimien, il résulte un prima très marqué du collectif sur l'individu. Mais comme la sociologie doit se tenir à des principes explicatifs stricts227(*), il est ardu de retirer l'habit social et de mettre l'individu à nu. Plusieurs interrogations semblent ainsi rester en suspens. Durkheim est cependant bien un défenseur de l'individualisme. C'est notamment ce que l'on comprend dans les écrits de l'auteur sur la propriété. Le rapport à la propriété permet en outre d'esquisser un rapport entre la liberté d'action et la liberté de pensée de l'individu. A l'aide de quelques idées, certaines frontières peuvent cependant être établies vont ainsi pouvoir être établies, par lesquelles on pourra essayer de mettre au jour la portion de liberté individuelle véritable du sujet en suivant l'idée de création individuelle.

1° La ligne de fracture de la liberté individuelle

Si toute société est despotique c'est une chose naturelle et nécessaire. « Pour que l'individu en prenne conscience et y résiste, il faut que se développe des aspirations individuelles, ce qui n'est possible dans ces conditions »228(*). C'est bien la raison d'être de son projet corporatiste. Il semblerait pourtant qu'en se prononçant en faveur de nombreuses activités collectives, Durkheim délaisse quelque peu la vie privé de l'individu. En réalité, il fait la part belle à la propriété, un espace où l'individu peut faire ce qu'il souhaite. C'est un premier élément, absolument clef, de son individualisme. Le deuxième élément est, en principe, la libre pensée. Sa défense de l'individu par ce biais est bien moins évidente. Il semblerait ainsi qu'entre l'action et la pensée, puisse être esquissée une démarcation structurante de la doctrine durkheimienne. Une fois cette démarcation mise en relief, il sera plus aisé de réduire les zones d'ombre et d'envisager chez l'auteur les prémisses de rapports alternatifs de l'individu à la société, tout en demeurant dans l'optique d'une liberté au service du social.

a) Une liberté individuelle d'action complète dans la propriété

« Le souci qu'à Durkheim de la solidarité sociale, de la conscience collective, et son insistance sur la discipline morale, sont considérés, par ceux qui en font un socialiste comme par ceux qui voient en lui un conservateur, comme la marque d'un autoritarisme politique à la manière de Comte. C'est l'oeuvre de Bouglé, qui démontre, plus clairement peut être que celle de Durkheim lui-même, que de telles vues en sociologie sont conciliables avec le respect de la liberté individuelle et le désir de réformer la société, progressivement et dans un espace non collectiviste »229(*).

Durkheim est un fervent militant de la propriété individuelle. Il épilogue densément sur ce sujet qui est très significatif de l'opinion de l'auteur sur son temps. Car en effet, il procède des analyses sociologiques que le droit de propriété est avant tout un droit collectif, et que la propriété est un espace sacré. Mais il ne découle pas de cette réalité originaire que la propriété individuelle soit chose incongrue, bien au contraire.

Au préalable, l'auteur dément les théories fondant la propriété uniquement sur le travail individuel (il reviendra ensuite sur cette théorie pour en légitimer certains caractères). « On dit que nous devons avoir la libre disposition des produits de notre travail parce que nous avons la libre disposition des talents et des énergies qui sont impliquées dans ce travail. Mais pouvons-nous disposer avec une telle liberté de nos facultés? Rien n'est plus contestable »230(*). Parce que l'individu est toujours tributaire de la société, qu'elle s'octroie jusque la possibilité d'arracher l'homme à la vie, a fortiori elle peut exiger de l'individu ses « dépendances extérieures. » Le travail individuel contribue certes à valoriser la propriété, mais deux arguments s'opposent à en faire le facteur exclusif.

Il rappelle d'abord que l'échange, le don, et l'héritage sont autant de causes de bonification qui ne relèvent pas du labeur d'autres que soi. Un deuxième élément renforce sa position231(*). Le profit de que l'homme tire de sa propriété ne vient nécessairement du travail individuel, le travail collectif constitue tout autant un ressort essentiel. Le travail public module la valeur des propriétés en transfigurant le paysage, en bâtissant les infrastructures indispensables. La bonne foi oblige à considérer que ce qu'à apporter le travail public peut être défait par la collectivité.

Réaliste, Durkheim dissipe ces théories méritocratiques de la propriété, pierres angulaires des penseurs libéraux et socialistes, car, par principe, « on ne peut déduire la chose de la personne »232(*). La constitution de la propriété doit donc obéir à une autre logique. Le sociologue va se raccorder à Kant, dont la théorie est compatible avec la sienne: le lien de la chose et de ma personne est d'abord intellectuel. Ce qui fonde la propriété, c'est un acte de volonté, car seule la volonté est universelle et intemporelle. « Ainsi donc se serait ce caractère particulier en vertu duquel ma volonté est respectable, sacrée à autrui toute les fois qu'elle s'emploie sans violer la règle de droit, qui seul pourrait créer un intellectuel entre ces choses et ma personne. Il importe d'ailleurs de remarquer que cette explication peut être dégagée de l'hypothèse critique et conservée par d'autres systèmes »233(*). Durkheim emprunte ainsi à Kant son modèle, qu'il va insérer au coeur de sa propre thèse.

Ce raccord à Kant suppose toutefois quelques précisions. A l'idée kantienne de devoir de chacun, Durkheim va substituer son propre paradigme. Il cite même le grand philosophe : « Je ne suis donc pas tenu de respecter ce que chacun déclare sien, si chacun ne me garantit de son côté qu'il se conduira vis-à-vis de moi d'après le même principe »234(*). Le respect de ce droit est chez Durkheim conséquence d'une obligation sociale. Comme le respect de l'obligation est réalisé grâce à la collectivité, il en conclut que « pour que les hommes soient fondés à vouloir s'approprier les choses individuelles, il faut que les choses soient originellement possédées par une collectivité », c'est à dire, au départ, l'humanité. Considérant que le droit de propriété n'aurait jamais reçu d'exercice si la collectivité en demeurait l'unique propriétaire car elle ne détient « qu'en idée », il en déduit que chacun s'approprie « tout ce qu'il peut sous la réserve des droit concurrents d'autrui ». Alors, pour que le droit soit valide, il est nécessaire que la prise de possession ait l'avantage de la priorité dans le temps235(*).

Une fois constituée, la propriété est exclusive, ce qui en fait un attribut incontournable de l'individualisme. « C'est une chose retirée de l'usage commun pour l'usage d'un objet déterminé. Je puis n'en pas jouir en toute liberté, mais nul autre que moi n'en peut jouir »236(*). Dès lors, le droit de propriété est définit comme « Le droit qu'à un sujet déterminé d'exclure de l'usage d'une chose déterminée les autres sujets individuels et collectifs à la seule exception de l'État et des organes secondaires de l'État »237(*).

En prenant la théorie de Kant pour appui, il parvient donc à donner à la constitution du droit de propriété une certaine logique moderne. La propriété apparaît comme fondée socialement au détour d'une sublimation de la volonté possessive, contrastant avec son exercice plus instinctif. Il prend donc parti pour une interprétation rationnelle et moderne de la propriété, par un raisonnement plus artificiel qu'à l'habitude. Car si la propriété est chose individuelle pour les modernes, c'est à la base un terrain sacré. « Le droit de propriété des hommes n'est qu'un succédané du droit de propriété des Dieux »238(*). C'est en effet par le rituel que se crée un espace tabou, un terrain dont les frontières sont sacrées. Ainsi, « Les choses étaient inviolables par elles-mêmes, en vertu d'idées religieuses, et c'est secondairement que cette inviolabilité, préalablement atténuée, modérée, canalisée, est passée entre les mains des hommes »239(*). Durkheim délaisse le solidarisme fondateur du sacré et préfère en la matière les fruits de l'individualité.

L'homme, le Dieu moderne, dispose donc d'une faculté de jouissance solitaire. Clairement, Durkheim est favorable à cette exclusivité du droit de propriété. « Notre organisation morale implique qu'une large initiative doit être laissée à l'individu ; or pour que cette initiative soit possible, il faut qu'il y est une sorte de domaine où l'individu soit son seul maître, où il puisse agir avec une entière indépendance, se retirer à l'abri de toute pression étrangère pour être entièrement lui-même [...] l'individualisme ne serait qu'un mot si nous n'avions une sphère matérielle d'action au sein de laquelle nous exerçons une sorte de souveraineté »240(*). La définition qu'il donne de la liberté individuelle en tant que « sphère autonome d'action », qu'il emploie pour caractériser l'individu de la société organique, prend ici tout son sens. C'est une nécessité absolue, d'un point de vue aussi bien économique que moral de constituer des individus autonomes. En conséquence, de nos jours « C'est dans la personne que résident les caractères qui fondent la propriété »241(*), et c'est dans ce travail que réside « la personne en action ». Dès lors, inévitablement, il se montre hostile à l'héritage242(*).

Il est bien évident que conformément à la formule de W. Logue, la solidarité durkheimienne ne suppose pas que la propriété soit collectivisée, bien au contraire. Individuelle et exclusive, la propriété semble par nature antisociale. C'est bien, en partie, son objet. On notera toutefois que Durkheim envisage la propriété moderne en lien avec le contrat, chapitrage qui n'est pas anodin: en déportant son étude sur le contrat, il peut insérer ses théories sur la solidarité intrinsèque dans tout échange.

Mais en soi, la propriété individuelle est pour Durkheim la liberté même, la liberté véritable. Garante de la vie privée, et d'une liberté d'action quasi totale, la possession sert donc l'individu et rien que lui. Sur ce point, Durkheim se tient à la route dégagée par Saint-Simon : « Même cet idéal de liberté individuelle dont on a voulu faire la fin unique du contrat social, ne peut être atteint que grâce à une reconstitution plus rationnelle du régime de la propriété ». « En effet, si le régime de la propriété ne permet aux plus capables de tirer profit de leur capacité, s'ils ne peuvent pas disposer librement des choses qui leur sont nécessaires pour agir, pour remplir leur rôle social, leur liberté ne se réduit à rien »243(*).

La propriété est en fait absolument nécessaire à la cohérence de l'édifice durkheimien. Car c'est en développant son pouvoir d'action sur les choses que l'individu se constitue, et l'accroissement de la différenciation est résolument indispensable au système économique. La lisière intérieure de la propriété évoque donc le libre développement: contraint par la société, l'individu compense par un exercice de domination sur les choses. On imagine que les passions se déploient et que l'individu peut cultiver son identité, retrouver ses inclinaisons, expérimenter par lui-même ses limites. Sa parcelle de terre l'autorise à enlever son masque, sa personne, n'étant plus aux vues et sus de tous. On comprend que pour Durkheim la duplicité de la nature humaine, n'étant que doucement conflictuelle, permet à l'individu d'opérer sans ambages un précieux retour sur soi. Un retour, à vrai dire, sur sa volonté et sur son corps, où se loge son instinct.

b) Les obstacles moraux à la liberté de pensée

En effet, a contrario, la pensée semble péremptoirement relever de l'espace collectif. La pensée semble décrite comme étant  libératrice de la volonté. Mais s'il n'utilise sa pensée qu'avec automatisme, l'individu ne s'appartiendra jamais. Il s'agit de pointer ici la marge de manoeuvre de l'individu dans sa conduite. Si Durkheim a hésité à conférer aux représentations collectives un statut conscient ou non, ce doit être que dans une certaine mesure l'individu il considère que l'individu est bien incapable de s'en défaire, ce que conforte l'idée que la raison est essentiellement sociale. Arrimée à chacun, la conscience collective est pourtant cachée de chacun. C'est un véritable hiatus, si grand qu'il est insoupçonnable, qui sépare en l'occurrence la pensée et l'individualité profonde.

Mais l'évolution des sociétés tend à montrer que les hommes sont plus conscients qu'autrefois de ce que les représentations agissent sur lui244(*). Il ne semble pas exclut d'ailleurs que l'homme puisse remettre en cause les règles qui font de lui un être condamné à l'hétéronomie. Dans l'absolu, loin s'en faut d'ailleurs de pouvoir prétendre à cette conclusion. Certes les représentations pénètrent en lui, mais l'individu maintient une qualité qui permet, avec le temps, de faire la part des choses : l'abstraction, propriété de la pensée245(*). Or, les représentations collectives constituent le support indispensable des règles: « La représentation de la société est ainsi la condition de l'existence même des relations et des normes sociales: on peut dire que sans cette représentation, les relations et les normes tout simplement n'existent pas »246(*) .

S'interrogeant sur les représentations qui le pénètrent, l'individu s'émancipe. Il s'émancipe même au-delà de ce que Durkheim laisse croire: l'individu excède la conscience des normes sociales qui le façonnent. C'est une réalité inévitable, car comme Durkheim l'écrit, l'individu doué de conscience tâtonne et délibère. S'il conserve ces normes à l'esprit, et, pour peu, prit d'un élan, qu'il arrête son action pratique conforme à la représentation, l'individu, en pleine possession de ses moyens, pourra substituer une « Action conforme » à une autre: voilà ce que signifie la marge de variabilité individuelle. Il doit être considéré l'éventualité de l'obéissance au commandement après une période délibérative. C'est alors dans sa capacité à s'absoudre des représentations que l'individu manifeste sa liberté de conscience : absorbé par les représentations qui se mémorisent dans sa conscience et s'ancrent en lui, l'individu demeure maître, du moins en partie, des représentations qu'il aide ensuite à construire.

Aussi, l'individu est libre d'autant qu'il est cultivé247(*). Plus les règles seront nombreuses, plus l'individu pourra les confronter les unes aux autres, ce qui a pour effet d'amplifier la variabilité individuelle. La connaissance a donc un impact sur la liberté individuelle. La connaissance est associée par l'auteur à la science. La science cependant n'est génératrice que d'une autonomisation collective. Exception faite des scientifiques, plus la connaissance progresse, plus l'individu sera autonome individuellement, au sens où il déterminera les représentations qui s'imposeront à lui. La connaissance et l'abstraction peuvent donc être perçues comme possédant des vertus émancipatrices.

Sous cet angle, l'individu est en mesure de contester la règle. Durkheim veut établir que la règle est intouchable comme conséquence de sa moralité intrinsèque. En effet, il ne fait que reconnaître à l'individu une faculté de particularisation de la règle, ce qui réduit la marge d'interprétation de celle-ci par l'individu. « C'est à l'agent moral qu'il convient de la particulariser [la règle]. Il y a toujours là une marge laissée à son initiative ; mais cette marge est restreinte. L'essentiel de la conduite est déterminée par la règle ». Il y a plus: « Dans la mesure où la règle nous laisse libres, dans la mesure où elle ne prescrit pas le détail de ce que nous devons faire, et où notre acte dépend de notre arbitre, dans cette mesure aussi il ne relève pas de l'appréciation morale. Nous n'en sommes pas comptables, en raison même de la liberté qui nous est laissée »248(*). Durkheim justifie clairement la liberté de la conduite individuelle: l'action, la « conduite » de l'individu n'a rien en elle-même de morale, et c'est pourquoi elle est libre.

Cependant, Durkheim semble ainsi opérer un jugement : en raison de son essence sociale, la règle est morale et ne doit relever de l'appréciation individuelle. Or, le fait que l'individu ne doive se déprendre de la règle ne signifie en rien qu'il ne puisse le faire. Contre ce que Durkheim laisse entendre, on doit pouvoir admettre que l'individu puisse se détacher de la règle dans son esprit, intellectuellement. Dès lors, et quand bien même c'est immoral, l'individu a toute liberté pour apprécier la règle. Cette hypothèse d'une plus forte liberté d'interprétation heurte dans son principe la règle solidarisant nécessairement les hommes : c'est pourquoi il ne la soutient pas.

La règle trace les bornes de ce qui mérite d'être légitimement reconsidéré par l'individu ou non. La liberté de pensée n'a de bornes que la morale... mais n'est-ce déjà trop ainsi?  Plus avant, rappelons que Durkheim affirme « Ce n'est pas l'obéissance passive qui, par elle-même et par elle seule, constitue une diminution de notre personnalité ; c'est l'obéissance passive à laquelle nous ne consentons pas en pleine connaissance de cause »249(*). Ce dénigrement du questionnement est tel que l'on pourrait y retrouver les critiques que John Stuart Mill adresse à la morale chrétienne « C'est essentiellement une doctrine d'obéissance passive : elle inculque la soumission à toute les autorités établies »250(*).

Sur le plan professionnel, il en est autrement. Les règles ne s'imposeront qu'autant que l'individu s'y prête, et intellectuellement, la marge d'interprétation est importante: « Qu'elle qu'en soit l'autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu'avec le concours de ceux qui sont chargés de les appliquer »251(*). C'est que ces règlements sont le fruit de l'activité normative des hommes de la profession plus que des règles morales abstraites. Concourant aux représentations sociales qui encadrent l'exercice de sa profession, l'individu est peu enclin à se laisser vassaliser par des règles dictées par son supérieur.

Mais de façon générale, c'est en prolongeant la logique du sociologue et en tirant les implications pratiques de ces hypothèses, que peuvent apparaître un individu libéré des contraintes collectives dans sa conduite. Seulement, l'articulation de la liberté de pensée et des libertés d'action est plus distante qu'il n'y paraît. La liberté de pensée sert d'appui à la libre action de l'homme. C'est pourquoi, dans ses considérations sur l'individualisme et au diapason des adeptes de la religion de l'homme, il qualifie la liberté de pensée de « première » des libertés252(*). En revanche, jamais Durkheim ne prend position pour prémunir l'individu de la tyrannie des représentations, et il déclare que l'opinion ne peut relever que d'un seul.

Même le juriste Jhering estime que ce qui « Est exercé de manière diffuse par la société toute entière sous la forme des meurs, de la coutume, de l'opinion publique »253(*) est une coercition. « Il est étonnant que les hommes admettent la validité des arguments en faveur de la libre discussion, mais qu'ils objectent dès qu'il s'agit de les « pousser jusqu'au bout » »254(*). Durkheim, sans être réfractaire à une telle proposition, ne la créditerait pas, même en qualité d'un homme de science porté à l'amour de la vérité. La paix des idées morales dans une société est parfois à ce prix.

Ainsi la règle émanant du devoir est donc un critère suffisant à ce qu'en soi, elle soit respectée. Conséquemment, les accointances avec les auteurs libéraux sont pratiquement nulles. Néanmoins la liberté individuelle qu'il défend est d'un tout autre registre: c'est la liberté en tant que «  source autonome d'action ». C'est à dire que la liberté intellectuelle ne doit être inutilement exagérée. En effet « Qu'importe que la pensée soit libre, si l'action est serve ? »255(*). Sans doute, la preuve de la liberté se situe au niveau du choix d'un emploi et des initiatives professionnelles. Hors de l'espace privé, l'individu est et doit être bordé.

La liberté de conscience de l'homme est donc globalement réduite à peu de choses. La liberté en tant qu'autonomie n'est fondée qu'autant que l'on adhère à son idée de libération par la détermination scientifique du monde. La conception de l'éthique chez Durkheim, qui revient à la sphère des idées, à la liberté de pensée ne saurait davantage servir de conduit à une réflexion sur une délivrance de l'homme qui produirait de concert un épanouissement solidaire en société. L'axe de l'éthique durkheimienne est partiellement limité, car elle n'a trait qu'aux autres, pris dans leur globalité. C'est à dire que l'éthique est ce sentiment cultivé à l'égard du développement de chacun dont l'apogée est la religion de l'homme256(*), qui exhorte certes à la liberté de pensée, liberté de pensée qui chez Durkheim se retrouve paradoxalement très vite arrêtée par la sainte morale.

2° L'efficacité créatrice de l'individu et les limite de la fraternité

Pour considérer que l'individu doit pouvoir participer plus librement aux représentations collectives, il est nécessaire de se pencher sur l'individualité de l'homme, c'est-à-dire sur sa volonté. C'est donc l'individu qui doit être le point de départ. On verra qu'éventuellement, le rapport à la solidarité en est transformé.

a) L'efficacité créatrice de l'individu

Est-il possible d'amplifier chez Durkheim la dimension libertaire sans nuire à la solidarité? C'est une question délicate, et qui ne peut être résolue qu'hypothétiquement. Mais c'est bien plutôt dans l'individualité comme volonté qu'il faut rechercher le déploiement de la liberté individuelle. En effet « il ne faut pas croire [...] que la personnalité humaine s'évanouisse au sein de l'être collectif dont elle ne serait plus alors qu'une modification superficielle. Ce qui l'empêche de se résoudre ainsi dans le milieu qui l'entoure, c'est la volonté. Une fois qu'elle est née, elle réagit à son tour sur tous ces phénomènes qui lui viennent du dehors et qui sont comme le patrimoine commun de la société ; elle les fait siens »257(*).

C'est bien la pensée de l'auteur qui s'exprime dans ces lignes (certes il est possible qu'il ait ensuite déprécié ses idées de jeunesses). La personnalité est définitivement un masque chez l'individu : elle est essentiellement constituée « d'éléments supra-individuels »258(*). Mais la devise durkheimienne est demeurée toujours identique, formulée comme suit : « Il n'y a aucune diminution à être solidaire d'autrui et à en dépendre, à ne pas s'appartenir tout entier à soi-même»259(*). Ce moi qui semble parfois absorbé socialement, il réside dans la volonté qui est en lien étroit avec le corps. C'est ce moi volontaire qui révèle en lui-même l'existence d'une liberté, qui, dans l'espace public, n'est pas passive puisqu'elle est création de représentation. Mais l'action sur les représentations ne semble pas le produit, chez l'individu, d'un effort de réflexion, mais semble plutôt procéder de sa constitution cognitive. Bref, le processus est psychologique plus qu'intellectuel. Ainsi : « La conscience particulière se détache de la communauté qui semblait l'absorber, se met en relief sur ce fond uniforme et se constitue. Chaque volonté est comme un centre de cristallisation autour duquel viennent se prendre les idées et les sentiments qui appartiennent en propre à chacun de nous»260(*).

Créateur de représentation -sans pour autant être créateur de valeur, l'homme est donc capable de se frayer un chemin dans la jungle suffocante du social, et sa différenciation sert la variabilité du monde social. Il est en mesure de substantialiser sa liberté d'action, de dépasser l'horizon borné d'une « liberté-procédure ». Pour Durkheim, la liberté ne saurait valoir que positivement, c'est pourquoi on se doit de conserver cette prémisse.

Immanquablement, l'écart établit conceptuellement entre les représentations sociales et les représentations collectives s'amenuisent. Mais, par ailleurs, si chacun nourrit ses représentations avec volonté, le spectre de la confrontation réapparait. Cette confrontation ne pouvait être résolue que par la conscience collective. Si l'on admet qu'elle se dissipe, la dislocation progressive de la société est pratiquement inévitable. Sans ordre social l'efficacité de la représentation créatrice est compromise dès son émission. L'on ne saurait admettre que la division du travail est cette miraculeuse panacée à la solidarité sociale sur le plan moral.

L'esprit du calculateur-utilitariste dans le monde des affaires à l'heure de l'industrie est indétrônable chez Tönnies. Considérant l'homme sous sa dimension égocentrée, il estime que « la substance de la volonté arbitraire est liberté dans la mesure où celle-ci existe dans la pensée du sujet comme une somme de possibilités ou de pouvoirs »261(*). En postulant l'irréductibilité du champ moral, Durkheim peut surmonter le pessimisme éprouvé par Tönnies à cet égard. Et il a l'avantage d'offrir une alternative au rapport de l'individuel au collectif, à l'instar du grand homme.

« Le tort des universalistes, comme Hegel et Schopenhauer, est de n'avoir pas vu cet aspect de la réalité. Faisant de la personnalité une simple apparence, ils ne peuvent lui reconnaître de valeur morale. Ils ne s'aperçoivent pas que si l'individu reçoit beaucoup de la société, il ne laisse pas de réagir sur elle : c'est ce qui est surtout sensible chez les grands hommes »262(*). Le collectif se refonde sous l'emprise d'un seul : c'est le principe. « Et voilà pourquoi les plus grandes figures historiques, celles qui nous apparaissent comme dominant infiniment toutes les autres, ce ne sont celles ni des grands artistes, ni des grands savants, ni des hommes d'État, mais celles des hommes qui ont accompli ou qui sont censés avoir accompli les plus grandes choses morales : c'est Moïse, c'est Socrate, c'est Bouddha, c'est Confucius, c'est le Christ, c'est Mahomet, c'est Luther, pour ne citer que quelques-uns des plus grands noms. C'est que ce ne sont pas seulement de grands hommes, c'est-à-dire des individus comme nous, quoique doués de talents supérieurs aux nôtres. Mais, parce qu'ils se confondent dans notre esprit avec l'idéal impersonnel qu'ils ont incarné et les grands groupements humains qu'ils personnifient, ils nous apparaissent comme élevés au-dessus de la condition humaine et transfigurés »263(*). En hypostasiant leur personnalité sociale, en faisant d'eux des mystiques du social, Durkheim parvient à restaurer la dignité morale de ces individus qui à eux seuls refondent le lien collectif. Le facteur individuel est donc ici déméritant du résultat qui, au demeurant, est souhaitable.

Là ne s'arrête pas l'enfilade de ses considérations sur le grand homme. Dans Les règles de la méthode sociologique, l'auteur écrit que l'homme de génie, assimilable vraisemblablement au « grand homme », détient la capacité de mettre les sentiments collectifs au service de ses sentiments individuels264(*). Mais il précise aussitôt que ces cas sont des accidents individuels, que ces hommes ne remplissent aucune fonction sociale. Le vocable du sociologue est démonstratif : aucune fonction sociale n'est satisfaite par l'individu, et subrepticement Durkheim évacue le doute sur l'impact social du génie. Pourtant ces hommes qui sont indifférents aux mécanismes sociaux ne poursuivent- ils pas parfois lucidement leur utilité propre? Chez Durkheim, parce que le processus de plénitude social repose sur la marche de l'ensemble selon une « adhésion éclairée », l'homme s'inclinant consciemment devant la force, « l'efficacité créatrice » de l'individu est même plus une fiction qu'une éventualité à ses yeux.

Entre l'utilité individuelle d'une âme de génie et l'individualité sidérante de moralité, il n'est réellement de particuliers qui puissent se targuer de profiter de sa liberté pour en faire jouir le groupe. Ou bien l'homme, jouant sur la faiblesse de l'affect, parvient, selon son propre dessein, à faire courber l'échine d'individus trop crédules, ou bien le grand homme, de libérateur qu'il puisse être, accommode, envouté par l'esprit du temps, une morale plus féconde. Peut-être est-ce dans ce registre que doivent être recherchés les véritables hommes libres, qui, portés par leur idéal se sacrifient à la cause commune, à l'exemple de Socrate265(*). Contribuer par sa seule vertu à susciter de nouvelles représentations collectives unifiant les « particules humaines » est donc une hypothèse plutôt mince pour le sociologue.

Le statut qu'il fait à l'artiste plaide pour la ténuité de la création socialement bénéfique. « Absolument réfractaire à l`obligation »266(*), dans une situation de « véritable antagonisme » avec la morale267(*), l'art est une sphère de liberté pure. Durkheim explicite cette position : l'activité artistique manifeste la plus entière liberté parce qu'elle ne suit aucune règle, qu'elle ne poursuit aucun but. Pour le sociologue, l'art ne suit aucune direction, et par conséquent ne peut avoir aucune utilité sociale à proprement parler. Parce que qu'il ne parvient à saisir la fonction, il ne peut s'étendre sur le besoin social auquel répond l'art. Et bien qu'il reconnaisse que parfois l'art puisse être animé par des sentiments moraux, il part du principe que l'art, phénomène d'errance, est superflu, et « ce qui est superflu ne s'impose pas ». L'art chez Durkheim n'a donc rien comme d'une fonction concourant aux représentations sociales, et a fortiori n'a rien du caractère asservissant défendant des intérêts catégoriels comme chez Marx par exemple. L'art semble appartenir à tout le monde, et s'eu été son mérite démocratique.

Mais, si l'on déplace la focale du groupe à l'individu, l'art procure un certain agrément, car l'oeuvre diffuse un sentiment d'oubli de notre quotidien, de nos soucis comme de nos intérêts. C'est pourquoi « l'art nous console, parce qu'il nous détourne de nous-même »268(*). Et concernant l'artiste, il admet que l'homme puisse éprouver du plaisir à ainsi répandre sans but son activité. Chez l'artiste, ce sentiment d'oubli de soi va jusqu'à l'extase, ce qui rappelle l'effervescence religieuse. Les formules touchant à l'art et à l'exubérance collective sont d'une troublante similarité. Dans l'assemblée en ébullition, l'individu « se déploie pour le plaisir de se déployer, il se complait en des sortes de jeux »269(*). L'homme est distrait, il est allégé des préoccupations ordinaires et cette distraction lui confère du courage pour affronter sa vie profane.

La symétrie de l'art et de la religion est paradoxale. Sous un angle, la religion apparait comme une activité purement morale parce que fondatrice du social, mais la religion considérée à travers la disposition des individus se vouant au culte est chose esthétique : « il y a une poésie inhérente à toute religion »270(*). L'art et l'évocation symbolique sous-jacente ne sont pas de l'apanage du religieux : c'est que l'art comme le culte sont à la base indissoluble, ils participent d'une commune activité de libre création de l'esprit. La naissance du religieux peut ainsi être appréhendée comme une symbiose de l'imaginaire, auquel chacun contribue pour modeler la force immanente au groupe. Le sacré est contagieux, il semble ainsi se répandre sans logique apparente, car son stimulus répond à un principe de liberté.

Mais il en est autrement dans nos sociétés organiques, où la morale apparait plus rigide, dans la mesure du moins où chacun prend mieux conscience des prescriptions morales. D'ailleurs, dans ce contexte, il n'y a qu'un pas à franchir pour percevoir l'art comme déviant. Durkheim s'arrête en deçà mais s'interroge : « peut-être même l'observation établirait-elle que [...] un développement intempérant des facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue de la moralité » 271(*). La liberté est toujours un moyen pour atteindre l'utilité sociale ; le reste apparaît probablement trop autocentré à son goût272(*). L'artiste n'a donc rien d'un grand homme: il n'est pas moral, il manque à son rôle social, est insuffisamment rigoureux. L'art cumule liberté et action273(*), et c'est à ce titre qu'il eut pu servir de socle à un modèle éthique.

b) Les valeurs de la fraternité durkheimienne et l'accomplissement de la fraternité chez Bergson

Ce choix durkheimien de relativisation du grand s'inscrit pleinement dans son idéal méritocratique et démocratique. A l'occasion d'une distribution de prix organisé par le lycée de Sens, il adresse aux candidats un discours éloquent: « Tous les individus, si humbles soient-ils, ont le droit d'aspirer à la vie supérieure de l'esprit »274(*). Et il donne la consigne de ne jamais s'abaisser devant les grands: « ayez un sentiment très vif de votre dignité. Si grand que soit un homme, n'abdiquez jamais entre ses mains et d'une manière irrémédiable votre liberté. Vous n'en avez pas le droit »275(*). (Durkheim combat ici les thèses de Renan avec une certaine véhémence. Résumant sa thèse, il écrit avec une pointe de sarcasme: « Tout en haut se trouverait cette élite qu'aurait favorisée le caprice de la nature. Tout en bas, la foule végéterait dans l'inconscience. Les premiers penseraient pour les seconds. Ils seraient comme la conscience de l'humanité tout entière. Quant aux autres, ils se contenteraient d'admirer, d'adorer ces êtres extraordinaires, de les servir, heureux d'ailleurs de les servir et de se sacrifier »276(*)).

Ainsi, Durkheim aspire à une canalisation de l'énergie trop imposante de certains par tous les autres. Observant le paysage social, il se méfie du relief détonnant de certaines individualités. Il incite ceux qui vont construire l'avenir à avoir une attitude volontaire, contre le sentiment, peut-être trop naturel, d'inclinaison ou de rabaissement crée par la trempe de l'élite. Par ailleurs, il explique bien la nuance entre l'expression d'une révérence exagérée et indésirable, et l'affirmation de soi qui est compatible avec le respect dû à l'autre. C'est l'idée de dignité, ici inhérente, qui est mise en avant. Cette dignité est comme le paroxysme du sentiment sympathique. Elle permet de désamorcer les tensions en plaçant le transi à égalité du charismatique, de celui dont l'opinion de tous met à tort sur un piédestal. Cette dignité est ainsi incontestablement vecteur de solidarité, et elle détient l'avantage, conceptuellement, de s'allier à la liberté individuelle et à l'égalité (c'est la valeur qui complète l'égalité formelle).

« Pour l'individualiste, la société est une réunion de sujets autonomes, égaux dans leur liberté, échangeant entre eux leurs services, ainsi sans jamais dépendre les uns des autres »277(*). Durkheim ne doit pas penser que les hommes sont naturellement égaux en liberté. Mais, puisque les hommes imaginent qu'ils sont égaux en dignité, ils doivent être en même temps égaux en liberté. La liberté est au demeurant spontanément encadrée par la société. Par conséquent sa foi dans la capacité humaine à progresser doit, quelque part, l'amener à colorer l'avenir de lendemains qui chantent avec enthousiasme la dignité de l'homme.

Durkheim voit d'un bon oeil cette dignité car tout à la fois elle génère de la solidarité et elle pose une base nouvelle à la morale. La liberté individuelle comme valeur moderne, au-delà du libre arbitre est en revanche rappelée avec plus d'insistance à son origine. L'homme n'ayant pas décidé de la division du travail, il ne peut que prétendre à des caractères d'autonomie ou de personnalité : ces attributs sont dévolus à l'homme par la société. En conclusion de De la division du travail social, il énonce donc au sujet de l'individu « sa liberté n'est qu'apparente et sa personnalité d'emprunt »278(*). C'est la conscience collective qui a jeté les dés du sort humain, et l'homme ne peut s'affranchir de ce cadre prédéterminé. S'il ne faut confondre fatalisme et déterminisme incomplet, la maigre marge d'action laissée au sujet a pour effet d'ôter la surprise au devenir social. Partant, ses hypothèses sur les types de solidarité sont toujours limitées, et l'évolution d'un type à l'autre se produit sans rupture, avec une certaine linéarité.

Si l'on prend pour comparatif l'auteur de Les deux sources de la morale et de la religion, on voit qu'un gouffre sépare ici les deux penseurs. Bergson fait une place phénoménale à l'individu dans le cadre de sa « société ouverte ». Les sociétés théorisées par Durkheim sont immanquablement « closes », car tout y est réglé. Après la spontanéité sympathique des débuts du social, il se limite à retracer l'évolution des sociétés selon un schéma globalement rationalisé, partant, assez pauvre. C'est une société qui est au mieux motivée par des hérauts et non par des héros. C'est-à-dire qu'après l'élan social provenant du sentiment sympathique, il n'y a plus que l'habitude, qui dessine les rives que suivra le courant social et qui finit par faire du dessin un destin, barrant la voie à l'alternative.

Pour comprendre comment Bergson en vient à modéliser une « société ouverte », il est révélateur de saisir la notion de personnalité. Les notes introduites dans l'édition PUF de Les deux sources de la morale et de la religion279(*) précisent la maquette théorique des deux penseurs. La position durkheimienne y est ainsi résumée : la personne est ce point de rencontre entre l'individu et la société, mais la personne est formée par le social. Chez Bergson l'individu et le social répondent à des rythmes et des durées différentes280(*), ce qui a pour implication d'ancrer différemment le social, par la notion de solidité qui évoque cette cristallisation du moi profond en moi social, et la solidarité, qui est interindividuelle. « C'est ce qui autorise Bergson à étudier la personne non à partir des grands rites d'initiation à travers lesquels la société s'impose à l'individu, mais à partir des dédoublements de personnalité à travers lesquels se manifeste l'inadaptation d'un individu au cadre social dans lequel il vit ».

Cette inadaptation permet d'envisager plus simplement l'évolution sociale. Dans l'ordre, vient d'abord vient la société close élémentaire, où l'obligation trouve sa racine dans un instinct social. « Plus, donc, dans une société humaine, on creusera jusqu'à la racine des obligations diverses pour arriver à l'obligation en général, plus l'obligation tendra à devenir nécessité, plus elle se rapprochera de l'instinct dans ce qu'elle a d'impérieux »281(*). Cet instinct est alors confus, mais il se précise dans l'Histoire: « intelligence et instinct sont des formes de conscience qui ont dû s'interpénétrer à l'état rudimentaire et se dissocier en grandissant »282(*). Les sociétés closes modernes on cela de commun avec les premières que l'obligation enferme l'homme dans un moule solidaire, dont on ne s'aperçoit pas réellement, car il est travesti par la foule des habitudes. « Bref, l'instinct social que nous avons aperçu au fond de l'obligation sociale vise toujours - l'instinct étant relativement immuable - une société close, si vaste soit elle »283(*).

Mais même dans la société close, l'obligation n'est que d'une nécessité qu'imparfaite. C'est que l'être ne se sent obligé, par principe, que s'il est libre. La liberté n'est pas, comme chez Durkheim, un produit de la règle, car la règle ne s'entend, par elle-même, sans la liberté. La société close est donc dominée par des habitudes. Sa solidarité est pourvue comme par automatisme ; c'est en fait l'idée de solidité sociale que traduisent ces habitudes logées dans le moi profond. Cette forme de lien social, pour efficace qu'elle soit, est donc réglée, en raison du fait que les états d'âme de l'homme (l'instinct et l'habitude) sont déterminés. Ils se repèrent à ce qu'ils « sont faits pour pousser à des actions qui répondent à des besoins », « les autres, au contraire, sont de véritables inventions, comparables à celle du musicien, et à l'origine desquelles il y a un homme »284(*). Ces hommes possèdent comme chez Durkheim, une haute personnalité morale. En conséquence, ces hommes « n'ont pas besoin d'exhorter ; ils n'ont qu'à exister ; leur existence est un appel ». C'est ce qui fait la supériorité morale de la société ouverte: « tandis que l'obligation morale est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel »285(*).

La société dite ouverte se réalise alors grâce à la sensibilité, faculté humaine qui provoque l'imitation du héros. Car « en dehors de l'instinct et de l'habitude, il n'y a d'action directe sur le vouloir que celle de la sensibilité »286(*). Au-delà de la conscience ou de l'inconscience, l'homme est poussé à suivre l'exemple. En effet, « si l'atmosphère d'émotion est là, si je l'ai respirée, si l'émotion me pénètre, j'agirais selon elle, soulevée par elle. Non pas contraint ou nécessité mais en vertu d'une inclinaison à laquelle je ne voudrais pas résister »287(*). Pour autant, sur le plan social, il ne peut être affirmé que le lien social ainsi produit par le mouvement est de fait plus libre. Il n'est ni plus libre ni plus obligé, l'appréciation relevant d'une autre catégorie, émotionnelle. Les libertés de chacun seront plausiblement augmentées, l'habitude inconsciente étant pour partie vidée des esprits. D'autre part, la liberté du créateur doit être préjugée pour rendre le modèle cohérent.

Ainsi, « la nécessité sociale a paradoxalement besoin de la liberté individuelle pour s'effectuer, car elle s'assure ainsi, dans le domaine humain, une plus grande marge d'action »288(*). Ainsi, pour résumer: « le tout de l'obligation est une nécessité permettant aux individus d'agir collectivement, sauf à ce que la nécessité sociale requiert la liberté individuelle pour une plus large marge d'action, ce qu'incarne le mystique ». Le mystique, transporté sur la toile durkheimienne pourrait apparaitre comme celui qui parvient à surpasser la conscience collective, dans le sens où c'est par celle-ci que ce conduit le passage de la solidarité du type mécanique au type organique. Le facteur individuel dans l'évolution sociale est donc toujours plus déterminant pour Bergson que pour Durkheim.

En outre, la solidarité sociale peut parfois apparaître chez Durkheim en deçà de l'idéal fraternel, cependant que la religion de l'homme doit aussi avoir cet objet. C'est que la solidarité reposant sur l'activité économique sera toujours fébrile, elle ne devient pleinement satisfaite qu'en jouxtant l'univers économique et l'univers moral. Mais pour s'accomplir, cette religion de l'Homme doit être pratiquée plus que professée car quoique le dogme soit une institution morale qui influera sur les représentations des esprits, elle s'arrêta au seuil des idées. L'homme copie plus ce qu'il voit que ce qu'il écoute. Comme l'écrit Bergson, mais peut-être Durkheim n'en eu pensé moins « ce n'est pas en prêchant l'amour du prochain qu'on l'obtient. Ce n'est pas en élargissant des sentiments plus étroits qu'on embrassera l'humanité »289(*).

On l'eut deviné, la société ouverte que décrit Bergson est plus globalement plus fraternelle que ne l'est toute solidarité durkheimienne. Mais elle semble aussi proprement solidaire, quand bien même la fraternité constituée est interindividuelle, car ce lien social établit apparaît plus désirable. En effet: « c'est dans un tout autre sens que l'homme trompe la nature quand il prolonge la solidarité sociale en fraternité humaine »290(*). Ainsi, si la solidarité est un état social indissoluble, la société close aura la faveur du jugement ; si la solidarité est un idéal qui aspire à la fraternité, on penchera pour la société ouverte. Elle possède en creux une force incommensurable, qui avant d'être sociale, est humaine. Néanmoins, celle-ci ne déclenche pas, aucun mécanisme collectif ne parviendra à la réaliser, puisque c'est bien un homme, un créateur, qui porte tout seul à un renouveau moral.

Durkheim ignore la fraternité parce qu'elle ne repose sur rien de tangible, et la fraternité comme l'entend un Bergson suppose un vide des représentations collectives. En fait la fraternité de la société ouverte repose sur l'imitation, et Durkheim ne veut faire trop d'égard à cette idée. Il fait valoir en effet que l'imitation peut s'accomplir « entre individus que n'unit aucun lien social ». Il spécifie même: « un homme peut en imiter un autre sans qu'ils soient solidaires l'un de l'autre ou d'un même groupe social dont ils dépendent également, et la propagation imitative, n'a pas, à elle seule, le pouvoir de les solidariser » 291(*).

Pour Bergson, les sentiments naturels amènent les hommes à se solidariser. Néanmoins, entre groupes sociaux clos, cette unité est en même temps supposée par l'hostilité, virtuelle tout au moins, de chacun de ces groupes. Les solidarités durkheimiennes, en comparaison, souffrent d'un état de conflit ouvert latent. Durkheim d'ailleurs, sans la recommander pour autant, insiste sur l'effet salutaire de la guerre d'un point de vue moral292(*). C'est que, réaliste, il considère que la guerre est chose nécessaire. Mais ce sédiment cristallin de ses lectures passées permet le doute sur l'idée d'autonomie des cités, l'autonomie collective donc, si l'antagonisme en vient à éclore, à se concrétiser. Durkheim est optimisme quant à l'avancement moral que constituerait une solidarité entre peuples ou individus de peuples différents, bien qu'il sache que c'est une marche marathonienne où les obstacles seront récurrents293(*).

Si l'on s'en tient à Bergson, on retiendra que « entre une morale ouverte et une morale humaine, la différence n'est pas de degré, mais de nature »294(*). Mais surtout il parait incongru au philosophe de vouloir susciter des actions morales295(*). Il est très insuffisant alors de vouloir « nous faire une morale »296(*) comme l'écrit Durkheim en toute fin de De la division du travail social. A moins, que celui-ci, ce-disant, souhaite une règlementation pour seulement prévenir les dangers de l'anomie.

*

* *

La solidarité durkheimienne balance entre deux univers entremêlés: l'intégration et la régulation.

L'intégration, selon l'angle choisit, s'entend d'un produit de la contrainte comme intériorisation des représentations et des valeurs, préparant chez l'individu des dispositions altruistes ; mais l'acte altruiste sera pourtant perçu comme spontané. L'intégration est alors le produit d'une nécessité physiologique ou psychique.

La solidarité n'est pas épuisée par l'idée d'intégration: la régulation des comportements est également nécessaire. C'est la régulation qui permet d'esquisser une évolution du rapport de l'individuel au collectif. Si l'on part du principe, et il semblerait que c'est son crédo, que la règle morale est informée et précise (elle est identifiable à l'allure contemporaines de la régulation), l'individu ne peut qu'en avoir conscience, et on doit admettre qu'il est un minimum en mesure de se soustraire à son impératif.

Durkheim prétend que la soumission à la règle est spontanée. Pourquoi l'individu a-t-il alors tant besoin de discipline? On comprend que la discipline a pour objet de faire renaitre les sentiments d'assujettis qui appartiennent plus à logique de l'intégration par la contrainte, point d'orgue de la cohésion sociale (plus que la notion de solidarité). En abordant la discipline, Durkheim transpose le processus de passivité (d'origine émotionnelle) du sujet devant la contrainte à un abrutissement souhaité de l'individu face à la règle. Cette contamination des procédés plus ou moins naturels de la contrainte à la règle par le biais de la discipline est artificielle. En faisant du droit un fait, il confond le fait avec le droit , ce qui amène à une identité de caractères entre la règle de droit et la norme morale. La nécessaire désirabilité de la règle, qu'il proclame, apparaît stupéfiante autant qu'illégitime. Réaliser cette discipline n'a peut-être pour rôle que de brimer l'individu, de lui ôter sa liberté de pensée qui se répercutera dans le conformisme social de ses actes. C'est dans cette perspective que la liberté est rabaissée.

« ... la société n'exerce à l'égard des individus une puissance suffisante d'intégration que si elle se constitue en rapport à des normes, et se donne les moyens de faire reconnaitre et accepter ces normes par ses membres ainsi définis comme sujets normés ; sans quoi elle sombre dans ce que Durkheim appelle l'anomie. Il faut donc que ces normes soient comprises et admises par l'individu comme étant leurs règles, qui s'imposent à eux précisément parce qu'ils sont des individus, ce qu'effectue une discipline rationnelle développant solidairement les principes de l'obligation et de l'association, de manière à maintenir la cohésion du tout social » 297(*).

De nos jours, le rapport intégration-régulation tend à s'inverser. Doit-on considérer, avec Durkheim, que « partout où il y a des sociétés, il y a de l'altruisme, parce qu'il y a de la solidarité »298(*) ? La solidarité reposant sur la dépendance, tenant compte de la distance entre individus, ne contient rien qui puisse inciter à l'altruisme, sauf à croire que le coeur des hommes est devenu plus noble.

Quant à la liberté humaine, elle est par nature limitée car est confinée à la propriété. « En effet, être une personne, c'est être une source autonome d'action. L'homme n'acquiert donc cette qualité que dans la mesure où il y a en lui quelque chose qui est à lui, à lui seul et qui l'individualise »299(*). Quant au libre arbitre, il est récusé en tant qu'attribut du sujet au motif que sa validité serait conditionnée par le fait que les afflux de représentations sont sociales, les matériaux de sa conscience, sont extérieures au sujet. On peut établir en conséquence que la liberté ne s'entend que d'un rapport équilibré à la société. Trop différent, l'individu risque de sombrer dans une situation subjective d'anomie. Pour que la liberté fleurisse, il faut que le sujet cultive son individualité dans son rapport au monde, grâce à sa parcelle de terre, terre de toutes les promesses du libéralisme. Mais en adoptant cette optique, on risque tout de même de favoriser l'éperdue différenciation entre individus, ce qui, globalement, peut nuire à la cohésion de l'ensemble social.

Annexe

Source : Paoletti Giovanni, « La théorie durkheimienne du lien social à l'épreuve de l'éducation morale », Revue européenne des sciences sociales, tome XLII, 2004, N° 129, pp. 275-288.

p. 275

Nous allons exposer quelques considérations relatives au niveau analytique de la production durkheimienne de Besnard, et à son noyau, c'est-à-dire la question du lien social. Besnard donne de cette notion une définition précise, tirée des textes. Dans sa forme générale, le lien social pour Durkheim consiste dans la combinaison de deux types de relations entre les individus et la société - l'intégration et la régulation - exprimées statistiquement par deux variables liées mais autonomes. Pour leur définition préliminaire, il suffit de choisir parmi les nombreuses formulations que nous en offre Le suicide: l'intégration désigne « la manière dont les individus sont attachés à la société », la régulation « la façon dont elle les réglemente ».

p. 277

L'abandon de la notion d'anomie après Le suicide serait la conséquence la plus évidente, même si elle est souvent négligée par les présentations courantes de la sociologie durkheimienne, de cet inachèvement [de la régulation]: s'il y a un« fil conducteur» dans l'oeuvre de Durkheim, conclut Besnard, c'est plutôt du côté de l'intégration qu'il faudrait le chercher.

p. 279 (Reprise d'un extrait de L'éducation morale, disponible dans : Durkheim Emile, L'éducation morale, 4ème édition, coll. « Pédagogue du monde entier », Fabert, Paris, 2006, 356 p 127.)

«Parce que la société est au-dessus de nous, elle nous commande; et, d'autre part, parce que tout en nous étant supérieure, elle nous pénètre, parce qu'elle fait partie de nous-mêmes, elle nous attire de cet attrait spécial que nous inspirent les fins morales. Il n'y a donc pas à chercher à déduire le bien du devoir ou réciproquement. Mais, suivant que nous nous représentons la société sous l'un ou sous l'autre aspect, elle nous apparaît comme une puissance qui nous fait la loi ou comme un être aimé auquel nous nous donnons; et, suivant que notre action est déterminée soit par l'une, soit par l'autre représentation, nous agissons par respect pour le devoir ou par amour du bien. Et, comme nous ne pouvons probablement jamais nous représenter la société sous l'un de ces points de vue à l'exclusion complète de l'autre, comme nous ne pouvons jamais séparer radicalement deux aspects d'une seule et même réalité, comme, par une association naturelle, l'idée de l'un ne peut guère manquer d'être présente, quoique d'une manière plus effacée, quand l'idée de l'autre occupe le premier plan de la conscience, il s'ensuit que, à parler à la rigueur, nous n'agissons jamais complètement par pur devoir, ni jamais complètement par pur amour de l'idéal [...]. Mais, si étroits que soient les liens qui unissent l'un à l'autre ces il importe de remarquer qu'ils ne laissent d'être très différents. La preuve, c'est que, chez l'individu comme chez les peuples, ils se développent en sens inverse l'un de l'autre ».

p. 281

On dira que ce n'était pas là une nouveauté chez Durkheim: dans la Division du travail, par exemple, il avait soumis la production de solidarité organique à des conditions liées aux représentations individuelles (conscience des relations entre les organes, justice des règles qui déterminent ces relations). Il faut souligner que ces conditions, effacées dans Le suicide, retrouvent une place justement dans la Division du travail, en effet, il n'était pas vraiment question d'une représentation de la société en général, qui en tant que telle aurait été plutôt typique de la solidarité mécanique par conscience collective. Durkheim soutient dans cet ouvrage que dans les sociétés modernes le contenu de la conscience collective va de plus en plus en s'indéterminant et il perd ainsi en puissance impérative ; la division du travail remplirait justement la fonction de producteur de solidarité jouée auparavant par le contenu de la conscience collective (Durkheim, 1893b, pp. 272- 276). Par conséquent, les représentations qui concourent à la formation du lien social par la division du travail ne consistent pas dans une représentation de la société en général, mais bien dans des actes déterminés des consciences individuelles - leur prise de conscience du tissu productif où les travailleurs sont insérés, un jugement de valeur (juste/injuste) à propos de certaines normes. Dans l'éducation morale, au contraire, l'établissement du lien social ne suppose pas des états de conscience déterminés, mais il est fondé sur une loi générale de la conscience ou de l'esprit : ce qui rend le lien social possible est la conscience en tant que telle, par son mode de fonctionnement même, et non des actes particuliers de cette conscience.

La représentation de la société est ainsi la condition de l'existence même des relations et des normes sociales: on peut dire que sans cette représentation, les relations et les normes tout simplement n'existent pas. Ce que Durkheim dit plus particulièrement de l'autorité vaut pour le lien social en général: c'est un caractère dont un être, réel ou idéal, se trouve investi par rapport à des individus déterminés, et par cela seul qu'il est considéré par ces derniers comme doué de pouvoirs supérieurs à ceux qu'ils s'attribuent à eux-mêmes. Peu importe, d'ailleurs, que ces pouvoirs soient réels ou imaginaires: il suffit qu'ils soient, dans les esprits, représentés comme réels (ÉM, p. 74 ; c'est nous qui soulignons).

p. 285

Le fait que la société devienne objet de représentation pour les esprits individuels suffit donc à rendre compte des deux dimensions du lien social. Dans L'éducation morale, à la notion de force succède celle d'autorité sociale, c'est-à-dire une force qui, loin de s'imposer à des sujets de l'extérieur, est accompagnée par leur acceptation ou leur reconnaissance. L'introduction de cette condition supplémentaire constitue le noyau de l'analyse durkheimienne du troisième élément de la moralité, l'autonomie de la volonté.

Table des matières

Introduction.................................................................................................................. 3

I Les constituants de la solidarité mécanique et de la solidarité organique, le passage d'une liberté inconcevable à une autonomie réelle.................................................................................... 13

A- Des présupposés de l'unité sociale à des restrictions potentiellement liberticides.....................13

1° L'organicisme durkheimien et la conscience individuelle........................................................13

a) L'organicisme durkheimien............................................................................................14 b) Le statut du sujet vis-à-vis de la conscience collective : entre conscience et inconscience....................16

2° Le champ moral : éléments d'une théorie reposant sur le sacré, l'autorité et le devoir, observables à travers le fait social..................................................................................................................21

a) Le sacré qui se prolonge dans l'autorité, un présupposé solidarisant de la règle morale.......................21 b) L'extériorité et la contrainte: le caractère « hétéronomique » des faits sociaux................................26.

B- La solidarité et le rapport régulation-intégration.............................................................. 30

1° La solidarité organique à travers l'idée de dépendance et de régulation.........................................31

a) L'augmentation de la dépendance entre individus....................................................................31 b) La règlementation dans les contrats..........................................................................................32.

2° Les paradoxes de l'intégration sociale......................................................................................37

a) Le manque d'intégration sociale procédant de la division du travail.............................................37 b) Favoriser l'intégration sociale et la liberté par la règlementation.................................................42

II - Le libre développement de l'individu face à l'ordre moral..................................................... 51

A- L'institution d'un ordre moral liberticide..................................................................... 51

1° La liberté comme moyen, la liberté au service de la société.....................................................51

a) La liberté conditionnée par la dépendance à la société.............................................................51 b) La liberté comme maitrise de soi..............................................................................................55

2° La science comme institution de libération collective.............................................................62

a) La science a le monopole de l'évolution morale........................................................................62 b) La libération de l'homme par la science. ...................................................................................64

B : Le dégagement des facultés d'autonomisations individuelles.....................................................70

1° La ligne de fracture de la liberté individuelle.......................................................................71

a) Une liberté individuelle d'action complète dans la propriété .....................................................71 b) Les obstacles moraux à la liberté de pensée.........................................................................75

2° L'efficacité créatrice de l'individu et les limite de la fraternité...................................................79

a) L'efficacité créatrice de l'individu....................................................................................79 b) Les valeurs de la fraternité durkheimienne et l'accomplissement de la fraternité chez Bergson.............83

Conclusion.........................................................................................................................90

Annexe.............................................................................................................................91

Bibilographie..................................................................................................................................96

Bibliographie

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* 1 Durkheim Emile, Le socialisme, 1ère édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 1992, 267 p., p. 6 (introduction)

* 2 Durkheim Emile, De la division du travail social, 7ème édition, coll. « Quadrige », 2007, PUF, Paris, 416 p., p 2

* 3 Ibid., p. 109-110

* 4 Qui fera partie de son jury de thèse.

* 5 Borlandi Massimo, Boudon Raymond, Cherkaoui Mohamed, Valade Bernard (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, coll. « Quadrige dicos poche », PUF, Paris, 2005, 770 p., à l'article « Solidarité ».

* 6 Blais Marie-Claude, La solidarité. Histoire d'une idée, coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, 2007, 348 p., p. 74

* 7 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 7 (introduction)

* 8 Tönnies, Ferdinand, Communauté et société, 1ère édition, coll.  « Le lien social », PUF, Paris, 2010, 276 p., p. 11

* 9 Durkheim Emile « Communauté et société selon Tönnies » Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p., notamment pour les articles p 383-390, p. 386

* 10 Tönnies F, Communauté et société, op. cit., p 131

* 11 Durkheim Emile « Communauté et société selon Tönnies », op. cit., p. 389-390

* 12 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p 101 

* 13 Les références qui seront reprises dans le corps du mémoire figureront au long de celui-ci.

* 14 Ibid., p 338-339

* 15 « La conscience individuelle, considérée sous cet aspect, est une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements », ibid., p.

* 16Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. XLIII (préface de la première édition)

* 17 Durkheim Emile, Les règles de la méthode sociologique, 13ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2007, 149 p. 109

* 18 Durkheim Emile, Le suicide, 5ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1990, 463 p. 368

* 19 Borlandi M., Boudon R., Cherkaoui M., Valade B. (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, op. cit., (article « statistique morale ».)

* 20 Aron Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, coll. « tel », Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée, 663 p., p. 117

* 21 Une autre formulation de la problématique de De la division du travail social est d'ailleurs : « Comment peut-il [l'individu] être à la fois plus personnel et plus solidaire ? (Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. XLIII). Pour François André Isambert, l'individu est envisagé par le bais de trois volets : sa différenciation dans le processus de la division du travail, la constitution de son moi social et sa libération par rapport aux contraintes de l'organisme. (Besnard Philippe, Borlandi Massimo, Vogt Paul (dir.), Division du travail et lien social. La thèse de Durkheim un siècle après, coll. « Quadrige », PUF, 1993, Paris, 329 p.)

* 22 Raynaud Philippe et Rials Stéphane (dir), Dictionnaire de philosophie politique, 3ème édition, coll. « Quadrige Dicos poches», PUF, Paris, 2008, 892 p. (article « Liberté »)

* 23 Jaurès Jean, « Socialisme et liberté »,  Revue de Paris, 1 décembre 1898, p. 487,; in Senchet Emilien, Liberté du travail et solidarité vitale, thèse de doctorat ès lettres philosophie, soutenue à l'Université de Toulouse, F. Giard & E. Brière, 1903, 421 p., p. 8

* 24 Senchet Emilien, Liberté du travail et solidarité vitale, op. cit., p.7

* 25 Durkheim Emile, De la division du travail social, 7ème édition, coll. « Quadrige », 2007, PUF, Paris, 416 p., p.31

* 26 Durkheim Emile, Le socialisme, 1ère édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 1992, 267 p., p. 127

* 27 Ibid., p. 119

* 28 Blais Marie-Claude, La solidarité. Histoire d'une idée, coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, 2007, 348 p., p. 218

* 29 Lappie Pierre, « La définition du socialisme », Revue de métaphysique et de morale, mars-avril 1894, p. 199-204.

* 30 Par exemple: Wundt, Jhering, ou Albert Schlaeffle. Il se réfère expressement à une oeuvre de ce dernier: Bau und Leben des sozialen Körpers (Durkheim Emile, La science sociale et l'action, 1ère édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p.104

* 31 Durkheim E., De la division du travail social, op cit., p. 46

* 32 Ibid., p.47

* 33 « ...ces deux consciences sont liées l'une à l'autre, puisqu'en somme elles n'en font qu'une, n'ayant pour elles deux qu'un seul et même substrat organique. Elles sont solidaires. De là résulte une solidarité sui generis qui, née des ressemblances, rattache directement l'individu à la société... » (Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., 74)

* 34 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 46

* 35 « Il faut donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s'y établissent ces fonctions spéciales qu'elle ne peut pas réglementer ; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité ». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 101

* 36 Akoun André, Ansart Pierre (dir.), Dictionnaire de sociologie, édition, coll. « Seuil », Le Robert, Paris, 1999, 587 p.

* 37 Durkheim Emile, La science sociale et l'action, 1ère édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p.195

* 38« La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim Emile, Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p., p. 317

* 39 Durkheim Emile, Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, Librairie philosophique J. Vrin, 1955, Paris, 212 p., p. 182

* 40 Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit., p. 3

* 41 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 64

* 42 « Représentations individuelles et représentations collectives » in Durkheim E, Sociologie et philosophie, op. cit. 4ème édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 141 p.

* 43 Ce qui peut avoir son importance, pour ne pas opposer avec manichéisme les thèses de Durkheim. (Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit., p.31 )

* 44 Durkheim E., Sociologie et philosophie, op cit. p.8. La conscience est incapable d'interroger l'habitude :«  Ce qui montre bien que la conscience est obligée de se faire violence, en quelque sorte, quand elle s'applique à diriger l'action, c'est que, dès qu'elle se libère de ce rôle, dès qu'elle s'en échappe, les mouvements se fixent peu à peu dans l'organisme et elle-même disparaît : c'est ce qui se produit dans l'habitude » , Durkheim E., Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, op cit., p. 182)

* 45 Marion Henri, De la solidarité morale: essai de psychologie appliquée, 3ème édition, Alcan, Paris, 1890, 359 p., p. 307

* 46 Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit. p.31

* 47 Selon la définition qu'il donne de la conscience: ibid., p.27

* 48 Durkheim E., Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, op. cit. p. 183

* 49 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit. p. 614

* 50 On retiendra cette définition de l'émotion : « L'émotion est une expérience psycho-physiologique que le sujet éprouve comme une altération plus ou moins importante de sa rationalité, voire de son intentionnalité - c'est-à-dire une diminution plus ou moins importante des contrôles conscients qu'il exerce (ou pense exercer) habituellement sur ses conduites. Cette diminution du contrôle affecte à la fois l'« esprit » et le corps. » Cuin Charles-Henry, « Émotions et rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et Durkheim », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XXXIX-120 | 2001, mis en ligne le 14 décembre 2009, URL : http://ress.revues.org/658

* 51 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 46.

* 52 Rolland Juliette, « Le temps et l'individu : limites du sociomorphisme durkheimien » ,

Cahiers internationaux de sociologie, 2005/2 n° 119, p. 223-245., p 245

* 53 A l'article « Simmel », Borlandi Massimo, Boudon Raymond, Cherkaoui Mohamed, Valade Bernard (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, coll. « Quadrige dicos poche », PUF, Paris, 2005, 770 p

* 54 Bouglé Célestin, Raffault J., Éléments de sociologie. Textes choisis et ordonnés, par C. Bouglé et J. Raffault., 2ème édition, Alcan, Paris, 1930, 521 p., p.46

* 55 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit, p. 279-280

* 56 Ibid., p. 46

* 57 Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 34

* 58 Durkheim Emile, Science sociale et action, 1ère édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p. 130

* 59 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 288

* 60 Ibid., p. 244

* 61 Qui permettrait à Durkheim, selon l'auteure d'asseoir l'étude sociologique du sacré, Rolland J., « Le temps et l'individu: limites du sociomorphisme durkheimien », op. cit.,13

* 62 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 333

* 63 Ibid., p. 576-578

* 64 Une remarque à ce titre: Durkheim établit, donc, que la temporalité est d`origine sociale. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il présente l'habitude comme une qualité simplement individuelle, qu'elle plonge sa force dans les bas-fonds du sujet, oubliant qu'elle doit être calquée sur une durée sociale. Car, c'est bien au cours d'une durée sociale que l'habitude prend corps. On doit admettre que pour être efficaces les représentations collectives doivent être liées à une certaine temporalité réglée, rythmée, provoquant le moment d'effervescence créateur des représentations.

* 65 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit., p. 22

* 66 Durkheim Emile, L'éducation morale, 4ème édition, coll. « Pédagogue du monde entier », Fabert, Paris, 2006, 356 p., p. 75

* 67 Raynaud Philippe et Rials Stéphane (dir), Dictionnaire de philosophie politique, 3ème édition, coll. « Quadrige Dicos poches», PUF, Paris, 2008, 892 p.

* 68 Pour plus de précisions, consulter: Paoletti Giovanni, « Durkheim historien de la philosophie », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2005/3, tome 130, p. 275-301

* 69 Durkheim Emile, Leçons de sociologie, 5ème édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 244 p., p. 83

* 70« Il est certain, en effet, que la solidarité, tout en tant un fait social au premier chef, dépend de notre organisme individuel. Pour qu'elle puisse exister, il faut que notre constitution physique et psychique le permette. » Durkheim E., De la division du travail social, op. cit, p. 31

* 71 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 62

* 72 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 140

* 73 Bergson Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, 10ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2008, 708 p., p. 3

* 74 Ibid., p. 5

* 75 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 8

* 76 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 14-15

* 77 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 4-6

* 78 Aron Raymond, La sociologie allemande contemporaine, 4ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1981, 147 p., p. 27

* 79 Aron Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, coll. « tel », Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée, p 665 et s.

* 80 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 314-315

* 81 Ibid., p. 342

* 82 Durkheim E., « La science positive de la morale en Allemagne », Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p.

* 83 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 122

* 84 Ibid., p. 6

* 85 Article « contrainte » dans Boudon Raymond, François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, 3ème édition coll. « Quadrige », Paris, PUF, 1990, 736 p.

* 86 Sommairement : « La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle ». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit, p. 101

* 87 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 180

* 88 Ibid., p. 27

* 89 Ibid., p. 101

* 90 Borlandi M., Boudon R., Cherkaoui M., Valade B. (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, op. cit.

* 91 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 84-88

* 92 Ibid., p. 87

* 93 Ibid., p. 89

* 94 Ibid., p. 93

* 95 Ibid., p. 97

* 96 Ibid., p. 98

* 97 Ibid., p. 180

* 98 Ibid., p. 191

* 99 Ibid., p. 181

* 100 Durkheim E., Le socialisme op. cit., p. 166

* 101 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 189

* 102 C'est ce que nous verrons aux pages 51 et s.

* 103 Ibid., p. 377

* 104 Ibid., p. 190

* 105 Ibid., p. 193

* 106 Ibid., p. 117

* 107 Colliot-Thélène Catherine, Rationalité, histoires, droits, coll.  « Pratiques théoriques », PUF, 2001, 352 p., p. 247 et s.

* 108 Ibid., p. 250 et s.

* 109 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 127

* 110 Ibid., p. 197 et s.

* 111 Ibid., p. 271

* 112 Ibid., p. 253

* 113 Ibid., p. 270

* 114 Ibid., p. 253

* 115 Ibid., p. 357

* 116 Ibid., p. V (2ème préface)

* 117 Ibid., p. 90

* 118 Bouglé C., Raffault J., Éléments de sociologie. Textes choisis et ordonnés, par C. Bouglé et J. Raffault., op. cit., p. 66-69

* 119« Les états de conscience ne sont forts que dans la mesure où ils sont permanents », Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 97

* 120 Ibid., p. 99

* 121 Granovetter Mark, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, volume 6, 1973 (mai), pp 1360-1380., p. 1362

* 122 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 141

* 123 Ibid., p. 123

* 124 Ibid., p. 345-348

* 125 Ibid., p. 357

* 126 Ibid., p. 365

* 127 Ibid., p. 367-382

* 128 Ibid., p. 372

* 129 Ibid., p. 67

* 130 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 111

* 131 Ibid., p. VI

* 132 Ibid., p. XX

* 133 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit. p. 47

* 134 Ibid., p. 74

* 135 Ibid., p. 34

* 136 Ibid., p. 98

* 137 Ibid., p. 97

* 138 Ibid., p. 203

* 139 Ibid., p. 99

* 140 Ibid., p. 93

* 141 Durkheim E., Le socialisme op. cit., p. 63-64

* 142 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit. p., 90

* 143 Ibid., p. 104

* 144 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 90

* 145 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p. 59-60

* 146 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit. p. 212

* 147 Selon Jean-Claude Filloux, ibid., p. 37

* 148 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit. p., 86

* 149 Aron R., Les étapes de la pensée sociologique, op. cit., p. 95

* 150 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 280

* 151Durkheim E., Le suicide op. cit,, p. 264

* 152 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p.68

* 153 Durkheim E., Le suicide op. cit, p. 274

* 154 Ibid., p. 274

* 155 Ibid., p. 272

* 156 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. III

* 157 Hirschhorn Monique (dir.), Max Weber et la sociologie française, coll. « Logiques sociales », L'Harmattan, 1988, 229 p., p. 169

* 158 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. III

* 159 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 132

* 160 Durkheim Emile, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, coll. « Petite bibliothèque de sociologie internationale », Librairie Marcel Rivière, Paris, 1966, 200 p., p. 147

* 161 Ibid., p. 149

* 162 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 285

* 163 Georges Davy a cette formule très précise sur le lien, presque louche, qu'entretiennent les causalités durkheimiennes : Faut-il croire qu'ouvrir les yeux sur les conditions concomitantes oblige à les fermer sur les conditions antécédentes, comme si la nécessaire solidarité horizontale des conditions d'existence du moment présent devait se détacher de la solidarité verticale qui les lie à l'équilibre précédent, comme si la fonction ne devait rien à la genèse ? Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 17

* 164 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 71

* 165 Ibid., p. 22

* 166 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit., p. 277

* 167 Durkheim E., Le socialisme op. cit., p. 183-185

* 168 Ibid.., p 184

* 169 C'est que l'assise est renversée : comme l'holisme domine chez les Anciens, l'audace de l'acte parait remarquable, tandis que chez les modernes par trop individualistes, il faut éviter le suicide pour préserver le groupe.

* 170 Durkheim E., Le suicide op. cit. p.156

* 171 « L'intégration sociale n'est plus seulement conçue comme l'intégration de l'individu dans la société, comme dans La Division du travail social ou dans Le Suicide où elle est surtout l'instrument par lequel la régulation sociale s'exerce sur l'individu en l'attachant au respect de normes. Elle devient bien davantage : la participation aux représentations collectives, le sentiment ressenti par l'individu d'une communion étroite entre lui et la société, jusqu'à ne pouvoir se définir lui-même que par son appartenance à la société avec laquelle il ne fait qu'un. L'ordre social n'est plus essentiellement assuré par un principe externe de régulation mais par un principe interne à l'individu : ses conduites lui sont dictées non tant sous la pression sociale ou par des routines que par des convictions ». Cuin Charles-Henry, « Émotions et rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et Durkheim », op. Cit., p. 18

* 172 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 144

* 173 Ibid., p. 144

* 174 Ibid., p. 11

* 175 Ibid., p. 56

* 176 Ibid., p. 71

* 177 Pour une vision plus ample: « ce qu'on appelle la loi générale de la moralité, c'est tout simplement une manière plus ou moins exacte de représenter schématiquement, approximativement, la réalité morale, mais ce n'est pas la réalité morale elle-même », ibid., p. 58

* 178 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p.67

* 179 « Par « discipline » il faut entendre un apprentissage de règles qui doit permettre, d'une part, de régulariser les conduites en créant des habitudes et, d'autre part, d'obéir à une autorité. En fin de compte, il s'agit ici de substituer au chaos d'une activité purement émotionnelle une orientation vers une activité soumise à une contrainte extérieure. Dans le langage weberien, il s'agit de passer de l'action « émotionnelle » à l'action « traditionnelle ». Cuin Charles-Henry, « Émotions et rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et Durkheim », op. cit., p. 16

* 180 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 306

* 181 Ibid., p. 164

* 182 Durkheim E., Education et sociologie, op., cit. p.64

* 183 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 80

* 184 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p.17

* 185 Ibid., p. 52

* 186 Ibid., p. 73

* 187 Malheureusement le chapitre sur l'autonomie dans son versant « pratique » n'a jamais pu être édité.

* 188 Ibid., p. 17

* 189 Ibid., p. 202

* 190 Durkheim E., Le suicide op. cit., p.237

* 191 Ibid., p. 223

* 192 Logue William, « Sociologie et politique, le libéralisme de Célestin Bouglé », Revue française de sociologie, janvier-mars 1979, p. 141-153., p. 143

* 193 Senchet Emilien, Liberté du travail et solidarité vitale, thèse de doctorat ès lettres philosophie, soutenue à l'Université de Toulouse, F. Giard & E. Brière, 1903, 421 p., p. 80. Il est clair que le choix de la profession ne doit jamais être imposé : « c'est nous qui choisissons notre profession et même certaines de nos fonctions domestiques». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p.208

* 194 Pour Luc Ferry et Alain Renaut, sont républicains ceux qui répondent à ce modèle politique: « ajoutant au droit individuel un droit social en vertu duquel la Nation doit non seulement protéger les droits individuels, mais aussi assurer la subsistance de sa partie la plus malheureuse., (Ferry Luc, Renaut Alain, Philosophie politique, 1ère édition, coll « Quadrige », PUF, Paris, 2007, 603 p., p. 583). On sait que Durkheim défend les libertés formelles. Néanmoins il cherche également obtenir sa concrétion. En traitant de Linguet, il écrit « C'est donc la liberté qui a fait tout le mal, parcequ'en libérant le serf elle l'a, du même coup, privé de toute garantie ». (Durkheim Emile, Le socialisme,op. cit., p. 88) Au total, se doit de le considérer comme un Républicain, par sa protection de l'ordre social et l'universalité des valeurs qui le fonde. La principale caractéristique de la pensée durkheimienne est bien qu'elle n'admet aucun clivage.

* 195 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 14

* 196 Le langage scientifique ou le langage rationnel sont équivalents : Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 34. Surtout, c'est parce que la raison représente « l'ensemble des catégories fondamentales » qu'elle peut aspirer à poursuivre la science pour elle-même. Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 53

* 197 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 45

* 198 Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit., p. 104

* 199 Ibid., p. 86-87

* 200 Ibid., p. 96

* 201 Ibid., p. 95

* 202 Pour preuve : « ...puisque la division du travail devient la source éminente de la solidarité sociale, elle devient du même coup la base de l'ordre moral ». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 396

* 203 « Its proper concern is with the social question of acceptance of some range or other of different, even conflicting, tendencies as both necessary and legitimate ». Watts Miller, William, Durkheim, Morals and Modernity, Taylor & Francis e-Library, Londres, 2003, 297 p. 176

* 204 Après avoir pris soin de distinguer ce qui aurait pu relever de la participation individuelle du scientifique, Watts Mills abouti à des conclusions originales quant à sa réelle par à jouer. « As a proceduralism, Durkheimian autonomy is a collective autonomy since, with its source in science, it lies in the social practice of collective, free, public enquiry. But a process of collective argument does not in itself entail a collective verdict. On the contrary, a possible norm is that the participants must each draw their own individual conclusions and make and indeed act on their own individual judgements ». [...] «So we might now wonder, in all this, about the identity of the ethical judge [c'est à dire le scientifique, ou meme plus généralement le sujet pensant]. It cannot just be the individual. We are feeble and incomplete. [...]We in fact judge personally and partially as individuals. Yet we seek to be able to judge impersonally and universally, and, in a word, as man. We can then reintroduce, instead of forgetting all about, mechanical enlightenment. Its imagination may sustain the will to try to judge universally, and indeed imagining something of the sort seems a necessary expression of this will itself. What about the individual as man and judging between particular tendencies and their visions of the good? Contemporary liberal neutrality on the issue leaves us to our own devices, to the extent that it withdraws ethics from relevance to most of our moral concerns and reduces judgement on them to preference and mere choice». Watts Miller, William, Durkheim, Morals and Modernity, Taylor & Francis e-Library, Londres, 2003, 297 p. 171 puis p.177

* 205 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 152

* 206 Ibid., p. 180

* 207Durkheim E., Le socialisme op. cit., p. 10

* 208 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit., p. 36

* 209 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 124

* 210 Cette citation est de Fouillée. Marion H., De la solidarité morale: essai de psychologie appliquée, op. cit., p. 435

* 211 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p., 163

* 212 « La science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché pour lui-même... Mais en tant qu'il (le savant) se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des conséquences pratiques ». Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p. 71

* 213 « So even in wanting, through science, a progressive rather than merely abstract autonomy, he seems, like Kant, to want human pursuit of a humanly unattainable ideal ». Watts Miller, William, Durkheim, Morals and Modernity,op. cit. p. 169

* 214 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p., 158

* 215 « Il y a, en somme, dans l'univers du Pragmatisme, un double courant : un courant de nécessité, de détermination, et un courant de liberté, d'indétermination. La nécessité tient à la fois : 1° à l'ordre, aussi bien interne qu'externe, des sensations et des perceptions ; 2° à la masse des vérités déjà acquises. Pris entre ces deux termes, notre esprit ne peut penser ce qu'il lui plaît, et James insiste sur l'idée que nos abstractions ne s'imposent pas moins à nous que nos sensations... Mais, parallèlement à ce courant de détermination, il existe un courant d'indétermination (et, pour les pragmatistes, ce n'est pas le moins important). Ce qui atténue la double nécessité en question et ce qui fait qu'en définitive nous sommes plus libres que nous ne le croyons, c'est que la réalité, comme la vérité, est, pour une bonne part, un produit humain. Le monde est « un chaos » dans lequel l'esprit de l'homme « découpe » des objets qu'il a disposés, rangés, organisés en catégories. Ainsi, le monde tel qu'il est, est tel, en réalité, que nous l'avons construit. La sensation pure n'existe pas : elle ne prend consistance que par la forme que nous lui donnons », Durkheim E., Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, op. cit. p. 109

* 216 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 25

* 217 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 7

* 218 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 52

* 219 Georges Davy estime que Durkheim est dans une perspective platonicienne, en associant politique et morale. Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 10

* 220 Durkheim E.,La science sociale et l'action, op. cit., p. 269

* 221 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 95

* 222 Ibid., p. 589

* 223 Rétrospectivement, il est possible de juger de la tournure de cette religion de l'humanité : La thèse durkheimienne d'une religion essentiellement sociale paraît invalidée au profit de l'individualisation de ce qui reste de religion, et l'observation des croyances et des pratiques bute de plus en plus sur l'évanescence de ses objets. Lara Philippe , « Pour Durkheim » ,Revue du MAUSS, 2003/2 no 22, p. 118-125, p. 120

* 224 D'ailleurs il demeure légitime de se demander jusqu'où peut aller l'aspect social de la religion de l'homme comme d'autre. Comme l'exprime fort bien Lachelier « La religion ignore et contredit le groupe : elle est un effort intérieur et par suite solitaire ». (Durkheim Emile, « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine », in Religion, morale, anomie. Textes II, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 508p., p. 58.

* 225 Aron R., Les étapes de la pensée sociologique, op. cit., p. 592

* 226 Durkheim, en fier positiviste, est persuadé que par ses découvertes, la science saura restaurer la raison d'être des choses, suffisant en cela, par exemple, à éviter que l'on ne perde un jour de vue les droits sacrés de l'individu, intimement liés à nos grandes civilisations. (Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit., p. 87.) Mais on peut pour plus de réalisme, se s'éprendre de cette version donnée par Watts Miller « But is it not in science, the Durkheimian hope for autonomy, that authoritarianism has its deepest modern roots of all? This is an open invitation to dogmatize and to abuse science's authority ». Watts Miller, W., Durkheim, Morals and Modernity, op. cit., p. 87

* 227 Georges Davy a cette lumineuse formule pour caractériser le rapport de Durkheim à la sociologie  « Ainsi l'auteur croit-il devoir sacrifier l'individuel au social pour permettre au social de sauver l'humain devant la science ». Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 9 (introduction)

* 228 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 96

* 229 Logue W., « Sociologie et politique, le libéralisme de Célestin Bouglé », op. cit., p. 142

* 230 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 152

* 231 Durkheim E.,La science sociale et l'action, op. cit., p. 174

* 232 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 157-158

* 233 Ibid., p. 158

* 234 Ibid., p. 159

* 235 Ibid., p. 160

* 236 Ibid., p. 171

* 237 Ibid., p. 172

* 238 Ibid., p. 185

* 239 Ibid., p. 186

* 240 Ibid., p. 199

* 241 Ibid., p. 200

* 242 « L'héritage est donc solidaire d'idées et de pratiques archaïques qui sont sans fondement dans nos moeurs actuelles », ibid., p. 201

* 243 Durkheim E., Le socialisme op. cit., p. 185

* 244 En effet, la conscience collective devient plus indéterminée. Or « ...plus le tout dépasse, plus la société déborde l'individu, moins celui-ci peut sentir par lui-même les nécessités sociales, les intérêts sociaux dont il est pourtant indispensable qu'il tienne compte » (Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 55)

* 245 Nous prenons ici pour synonymes, comme semble le faire Durkheim, « liberté examen », « liberté de critique », « liberté de conscience ».

* 246 Paoletti Giovanni, « La théorie durkheimienne du lien social à l'épreuve de l'éducation morale », Revue européenne des sciences sociales, tome XLII, 2004, N° 129, pp. 275-288., p. 283

* 247 Dans la mesure où « les dissemblances entre les hommes sont devenues plus prononcées à mesure qu'ils se sont cultivés ». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 6

* 248 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 56

* 249 Ibid., p 155

* 250 Stuart Mill John, De la liberté, coll. « folio essais », Editions Gallimard, 242 p., p. 136

* 251 Durkheim E., Education et sociologie, op., cit. p. 120

* 252 Durkheim E.,La science sociale et l'action, op. cit., p. 270

* 253 « La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale., p. 294

* 254 Stuart Mill J., De la liberté,op. cit., p. 130

* 255 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 140

* 256 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 43

* 257 « La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 317

* 258 Durkheim E, La science sociale et l'action, op. cit., p. 320

* 259 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 109

* 260 « La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 317

* 261 TönniesF., Communauté et société, op. cit., p. 135

* 262 « La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 318

* 263 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 130

* 264 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 111

* 265 Ibid., p. 71

* 266 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 14

* 267 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 346

* 268 Ibid., p. 347

* 269 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 342

* 270 Ibid., p. 342

* 271 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 14

* 272 On peut même aller au-delà : « l'activité esthétique apparaît comme une forme accomplie d'anomie positive, où l'individualisme est appelé à s'exprimer sans retenue, et qui signerait la liberté créatrice. La célébration positive de l'anomie libératrice est l'une des cibles principales de la critique en règle que Durkheim fait de la dérive anarchisante de Guyau, et, au-delà, c'est sans doute l'un des fondements durables de la méfiance de Durkheim à l'égard des pouvoirs libérateurs de l'activité esthétique, dès lors que celle-ci semble saper le ciment de l'être-ensemble social, c'est-à-dire l'appareillage moral et juridique des obligations collectives ». (Menger Pierre-Michel, « Égalités et inégalités dans l'activité créatrice. Durkheim, Marx et Rawls devant l'individualisme artistique », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLII-129 | 2004, mis en ligne le 05 novembre 2009, URL : http://ress.revues.org/412)

* 273 « Les fins particulières visées par l'artiste sont accomplies « en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit s'exercer l'action et en agissant soi-même » (Durkheim E., Education et sociologie, op., cit. p. 79)

* 274 « Le rôle des grands hommes dans l'histoire. » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p., p. 414

* 275 Ibid., p. 417

* 276 « Le rôle des grands hommes dans l'histoire. » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 413

* 277 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit., p. 181

* 278 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 400

* 279 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 374 (note n°30)

* 280 On a observé que chez Durkheim, l'idée de temporalité semble exclusivement sociale (ref...), ce qui , d'une part, peut faire apparaitre une brèche dans son idée de solidarisation spontanée, et ce qui le prive d'analyser distinctement, comme Bergson, l'individu et la société.

* 281 Ibid., p. 22

* 282 Ibid., p. 21

* 283 Ibid., p. 27

* 284 Ibid., p. 37

* 285 Ibid., p. 30

* 286 Ibid., p. 35

* 287 On trouve, pour plus d'exhaustivité et de nuance, cette formule : « Il y a encore obligation , si l'on veut mais l'obligation est la force d'une aspiration ou d'un élan, de l'élan même qui a abouti à l'espèce humaine, à la vie sociale, à un système d'habitudes plus ou moins assimilable à l'instinct: le principe de propulsion intervient directement, et non plus par l'intermédiaire des mécanismes qu'il avait monté, auxquels il s'était arrêté provisoirement". Ibid., p. 53

* 288 Ibid., p. 382 (note n° 54)

* 289 Ibid., p. 50

* 290 Ibid., p. 53

* 291 Durkheim E., Le suicide op. cit. p., 107

* 292 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 147. Soulignons toutefois que l'auteur sera dégoutté première guerre mondiale, durant laquelle il perdra son fils.

* 293 Ibid., p. 107

* 294 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p.31

* 295 « Les éducateurs de la jeunesse savent bien qu'on ne triomphe pas de l'égoïsme en recommandant « l'altruisme » ». Ibid., p. 32

* 296 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 406.

* 297 Raynaud P. et Rials S. (dir), Dictionnaire de philosophie politique, op. cit., p. 774

* 298 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 406

* 299 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 399






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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand