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Les "forces de l'invisible" dans la vie sociopolitique au Cameroun : le cas de la localité de Boumnyebel

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par Alain Thierry NWAHA
Université Yaoundé 2 (Soa) - D.E.A Science Politique 2008
  

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CHAPITRE IV

LE RECOURS AUX PUISSANCES MYSTIQUES COMME « VIATIQUE OCCULTE » DE « SUCCÈS POLITIQUE »

Il y a de cela quelques décennies aujourd'hui, tout au plus, qu'on avait voulu établir, au forceps, une stricte scission entre le « Temporel » et le « Spirituel » ; l'« Église » et l'État ; le « Traditionnel » et le « Moderne » ; la Politique et la Religion. Mais, de nos jours, cette scissiparité est devenue inopérante puisque, les dirigeants politiques Africains, Européens, Asiatiques, ne cachent plus vraiment leurs accointances avec certains ordres religieux ou mystiques. Au Japon par exemple, on a pu à maintes occasions voir l'ex-premier ministre nippon, KOIZUMI Junichiro, se rendre au sanctuaire shintoïste132(*) du « Yasukuni », malgré les démêlés diplomatiques et les critiques que ses pèlerinages incessants suscitaient à l'encontre du voisin chinois. Par ailleurs au Togo voisin, ce que l'on a appelé le « culte Eyadéma », nous appert comme une parfaite illustration de cette « imbrication instrumentale » et hétéroclite du politique et du religieux à des fins politico-stratégiques de « monopolisation totale du champ social » (J.-F. BAYART, 1993 : 278). En effet, comme le souligne J.-F. BAYART (1993 : 277) :

« Le culte Eyadéma procède d'un syncrétisme remarquable entre des pratiques religieuses endogènes (vodu, sorcellerie, culte des ancêtres, etc.) et des apports exogènes (le christianisme et ses prostaglandines : la franc-maçonnerie et le rosicrucianisme). À force de manipulations, le pouvoir Eyadéma en est arrivé à se produire et à se manifester comme une religion, comprise comme « un instrument de communication et [...] comme un médium symbolique à la fois structuré [...] et structurant,... » ».

Le Cameroun (Boumnyebel en l'occurrence), en matière de relation symbiotique entre le politique et le religieux, comme nous avons essayé de le démontrer dans ce dernier Chapitre, ne constitue pas une exception : en témoigne le fait que le Président Paul BIYA (il ne semble pas être le seul dans ce cas), soit considéré comme un « très mystique président » (J.-F. BAYART, 1993 : 307) de surcroît initié « aux arcanes de la Cabale » (Op. Cit.). En outre, il est de plus en plus fréquent aujourd'hui de voir à Boumnyebel par exemple, des acteurs politiques camerounais, participer avec entrain à certaines cérémonies traditionnelles publiques ou faire officieusement des pieds et mains pour rencontrer des autorités « mystico-traditionnelles ». Or à une certaine époque (au lendemain de l'indépendance notamment), une telle démarche était généralement frappée d'anathème, puisque perçue comme relevant d'un passé qu'on se devait d'abolir. L'époque contemporaine montre à suffisance que la « politique moderne  africaine » (camerounaise notamment) -- nous entendons par là, celle où les éléments de la « modernité politique occidentale » (élections, suffrage universel, multipartisme...) cohabitent ou essaient, tant bien que mal, de cohabiter avec ceux de la « traditionalité politique africaine » (l'onction ancestrale, le recours à l'Invisible dans l'exercice du pouvoir politique...) -- est étroitement liée voire même tributaire des religions (religions « importées », religions traditionnelles, sectes...). Mieux, comme dans nos sociétés traditionnelles, cette politique dite « moderne » semble donc indissociable de l'action des forces de l'Invisible qui, elles-mêmes en tant qu'« atouts secrets », tendraient en même temps à la renforcer et à la consolider. Comment cela est-il devenu possible ? Succinctement dit, comment les forces de l'Invisible opèrent-elles pour assurer la « réussite » et la « domination » dans l'« arène  politique » ? Pour répondre à cette interrogation, nous sommes volontairement partis du constat selon lequel la « sphère politique », à l'instar de celle sociale, n'échappe pas à l'« action » des forces ésotériques, loin s'en faut. D'ailleurs, ne dit-on pas çà et là que chaque homme politique (leaders de partis politiques, membres du gouvernement...) a, quelque part, son « maître de l'Invisible133(*) qui le conseille et agit dans l'ombre, à moins d'en être un lui-même » ? (« Mbombok A. »).

Dans ce dernier Chapitre, nous avons donc cherché à démontrer que : la politique, le « pouvoir politique », mieux, leur plus parfaite incarnation, c'est-à-dire, l'homme politique, l'homme d'État chargé de veiller aux destinées de la « Mère-Patrie » se devrait aujourd'hui, non seulement de détenir le monopole de la « contrainte physique légitime », mais également et surtout bénéficier de l'« onction ancestrale » qui engage sa responsabilité devant les « Vivants » et devant les « Morts » (« Mbombok A. »). Eu égard à la tâche immense qui lui incombe (la gestion harmonieuse de la « Terre ancestrale »), l'acteur politique à Boumnyebel en l'occurrence, a plus que jamais et plus qu'aucun autre acteur sociétal, besoin de ce « viatique occulte » que sont les forces de l'Invisible. Notre démonstration présente en conséquence, deux (2) principales articulations. Dans la première, nous tentons de montrer que sur le plan de la « lutte politique », les forces occultes peuvent aussi être appréhendées comme « des mécanismes de survie politique » (I). Dans la seconde, il s'agit pour nous de démontrer que les forces de l'Invisible jouent également un rôle majeur dans la « réussite politique », c'est-à-dire, l'« ascension » et la « domination » politiques (II).

I. LES FORCES DE L'INVISIBLE COMME « INSTRUMENT OCCULTE » DE « SURVIE » ET DE « LUTTE » POLITIQUES

Il est crucial de comprendre de prime abord qu'à Boumnyebel, la « survie » (aux multiples menaces et périls « visibles » et « invisibles ») et la « lutte » politiques renvoient (de notre strict point de vue) respectivement à la « présence » et la « capacité d'action et de réaction » dans l'« arène politique », que les forces de l'Invisible sont censées concéder ou permettre à l'Homme politique. En outre, il convient de garder en mémoire que Lorsqu'il s'agit de « politique », les croyances aux forces de l'Invisible s'expriment, plus spécifiquement, par des rumeurs et des allusions. Rien d'étonnant à cela puisque, les accusations directes ou les confessions ouvertes (encore moins) sont rares et difficiles à obtenir puisque, chacun cherche des « moyens » de se dissimuler tout en gagnant en « puissance ». Qu'à cela ne tienne, cette difficulté, à notre sens, ne doit pas enrayer la recherche, mais plutôt la stimuler, puisque, l'on ne cache, le plus souvent, que ce qui « existe » et surtout constitue un facteur de « gêne » (notamment la sorcellerie).

Par ailleurs, nous savons que par définition, les « forces occultes » se cachent et se font insaisissables. Mais cela ne devrait pas pour autant nous pousser à conclure trop hâtivement à leur « inexistence », à considérer tout de go qu'elles ne sont que des superstitions. Avec Éric de ROSNY (1992 : 112-113)134(*), nous pouvons d'ailleurs, souligner que des êtres malfaisants, des « sorciers », existent même en politique et surtout en politique. Il convient donc de prendre également au sérieux l'utilisation funeste des forces de l'Invisible dans le domaine politique. Ceci tombe sous le sens si nous admettons avec Max WEBER (1963 : 125) que la « politique » est « l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État ». Pour aller dans le sens du « maître » WEBER, nous dirons pour notre part qu'aujourd'hui plus qu'hier, la « politique moderne camerounaise », à travers l'exemple de la localité de Boumnyebel, semble se présenter comme l'ensemble des efforts visibles et invisibles ; naturels et surnaturels que les hommes et les femmes politiques font afin de « survivre » dans un environnement sociopolitique empreint de morbidité et de destruction d'une part (A), et d'autre part, afin de « lutter » pour avoir l'opportunité de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir au sein du triangle national (B).

A. LES FORCES ÉSOTÉRIQUES ET LA « SURVIE POLITIQUE »

L'analyse de la « présence » de l'acteur politique (sa « survie politique ») dans une scène politique où la mortalité est anormalement surélevée, exige de prendre en compte un certain nombre de considérations. Premièrement, nous devons garder à l'esprit que les acteurs politiques à l'instar des acteurs sociaux mentionnés au Chapitre précédent, sont soumis aux mêmes « dangers occultes » à la seule nuance que ces derniers semblent être outrancièrement amplifiés dans l'« arène politique ». Deuxièmement, cette amplification des « dangers occultes » semble découler d'une part, de l'étroitesse de l'« aire du combat politique » par rapport au champ social, puisqu'il y a beaucoup d'acteurs politiques ambitieux, mais peu d'espace à occuper, peu de postes politiques à pourvoir ; d'autre part, elle est liée aux possibilités (et aux risques énormes) que la « vocation politique » offre aux acteurs notamment en matière de « gestion » de la Patrie au plus haut niveau de l'État (celui du pouvoir politique). Nous conviendrons donc avec P. GESCHIERE (1995 : 14) que « dans une telle optique, il est clair qu'une prise en compte de la sorcellerie devient inévitable. Presque partout en Afrique, le discours sur le pouvoir continue d'être marqué par des références multiples et directes à celle-ci -- ou aux « forces occultes »,... ». Parfois, l'association entre « pouvoir politique » et « forces de l'Invisible » paraît davantage se renforcer que s'affaiblir. Dans un environnement où le politique s'est transformé en « nécro pouvoir », en pouvoir dont le but principal est de détruire, de ruiner et de corrompre ; tout homme et toute femme politiques véritables qui nourriraient le désir ardent de défendre et de développer la Patrie, se devraient de prendre conscience des dangers que véhicule la « goétie ».

En fait, la scène politique étant simplement un pan du champ social et étroitement imbriquée à lui, les « techniques d'attaque et d'assassinat invisibles » (« cannibalisme mystique » etc.) ainsi que les « techniques occultes de protection et de survie » (« Défense Absolue Ancestrale » ou « Kòn »...) opèrent dans ces deux (2) espaces avec une intensité variable. Sans revenir en détails sur les « techniques goétiennes » et « théurgiques » déjà étudiées au Chapitre précédent, nous avons essayé, ici, d'illustrer notre propos en nous servant d'autres exemples de « procédés occultes maléfiques » et « bénéfiques » qui, respectivement, rendent très hostile la scène politique (en menaçant l'existence de l'acteur politique) et, tentent toutefois d'équilibrer la « balance des forces » en préservant cette « survie politique ».

Dans un premier mouvement, nous avons donc fait mention des « procédés occultes maléfiques » et dans un second mouvement, nous nous sommes efforcés d'analyser leurs « pendants bénéfiques ».

1. LES « PROCÉDÉS OCCULTES MALÉFIQUES » DE L'« ARÈNE POLITIQUE »

L'attrait immodéré du pouvoir conduit parfois à Boumnyebel notamment, certains dirigeants politiques désireux de se « débarrasser » coûte que coûte de leurs « ennemis politiques » (ou de toute personne considérée comme tel), à recourir aux « pratiques occultes des plus diaboliques ». Dans ce petit paragraphe, nous allons essayer d'en analyser quelques unes des plus prisées à savoir : la « goétie d'empoisonnements », la « goétie des talents » et la « goétie de manipulation ».

1.1 LA « GOÉTIE D'EMPOISONNEMENTS » OU « BONG »

Dans la société traditionnelle basaa, il convient de se le rappeler, à partir du moment où l'on met son « intelligence » et ses « connaissances » au service du mal (pour nuire à autrui), on est appelé « sorcier » ou « sorcière » même si notre capacité de nuisance ne repose pas ipso facto sur la « manipulation de l'Invisible » (sur l'ultime appel au Prince des Ténèbres). C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons considéré ici, les « attaques aux poisons » (« ordinaires » et « mystiques ») comme des « goéties ».

La « goétie d'empoisonnements » (« Bong » en Basaa) consiste à réduire au silence en la « détruisant de l'intérieur », toute personne considérée comme un ennemi politique. Cette « pratique maléfique » présente, toutefois, deux (2) formes notables : l'une « ordinaire » et l'autre « mystique ».

S'agissant de la « goétie d'empoisonnement ordinaire », elle consiste à verser furtivement dans la boisson ou dans la nourriture de l'ennemi désigné en l'occurrence l'acteur politique, une substance ou une poudre issue de restes humains ou provenant de plantes ou de tous autres produits hautement toxiques et létaux. L'ingestion d'un tel produit peut entraîner chez l'individu une « mort quasi instantanée » (« poison rapide ») ou une « mort lente et douloureuse » (« poison lent »). Le poison dit « lent », par rapport à son homologue le « poison rapide », a ceci de particulier qu'il détruit très progressivement les organes internes de l'individu (estomac, foie, rate, coeur...) ; la mort ne survenant parfois que plusieurs années plus tard après l'empoisonnement : « Ceci permet de brouiller les pistes dans la mesure où par « voie normale » (sans divination ou « Ngambi »), il est pratiquement impossible de remonter jusqu'à l'auteur du forfait » (« Mbombok A. »). Dans une perspective plus générale on peut se référer à « l'assassinat au thallium » du nationaliste camerounais, MOUMIÉ (A. EYINGA, 1991 : 128-129).

  La « goétie d'empoisonnement mystique », quant à elle présente un mode opératoire d'une redoutable efficacité puisqu'il semblerait que personne n'en soit complètement à l'abri. La « goétie d'empoisonnement mystique » se pratique soit le « Jour » soit la « Nuit ».

Le « Jour », à l'aide d'un insecte (abeille, mouche...)135(*), d'une petite bourrasque (provoquée mystiquement) ou encore par « transmutation mystique » (« Mbombok A. »), le sorcier peut empoisonner sa victime à son insu. Aux dires du « Mbombok R. », la « goétie d'empoisonnement mystique » a déjà fait des ravages à Boumnyebel et dans d'autres localités du Groupe basaa. Nous pouvons par exemple citer le cas d'un « Notable basaa » habitant aux confins des forêts de Boumnyebel. Selon le « Mbombok R. », ce notable avait été empoisonné par « transmutation mystique » à l'aide d'une sorte de cola appelée « mbida-cola ». En fait, un membre de sa famille (une sorcière spécialisée dans ce type de pratique), lui avait offert ce petit apéritif traditionnel, le fameux « mbida-cola » qui n'était en réalité qu'« un morceau de la chair humaine transmuté mystiquement en mbida-cola, c'est-à-dire, présentant l'apparence de cet apéritif traditionnel » (« Mbombok R. »). Le pauvre « Notable », saisi d'une toux sévère et aiguë (qui détériora progressivement ses poumons), mourut peu de temps plus tard.

La « Nuit », pendant son sommeil (quand il rêve), l'« individu-cible » peut également être empoisonné : il s'agit dans ce cas d'espèce de ce que l'on nomme le « poison de nuit » (« Bong Djú ») dont la capacité de destruction est redoutée dans la mesure où l'action se déroule au « niveau subtil » (le poison est introduit dans le « corps astral » de la victime par le biais d'un « repas de nuit »). Le « Mbombok B. » a eu à s'occuper d'un tel cas. Il s'agissait en fait d'un acteur politique de la place qui avait fait un rêve dans lequel, un membre de sa formation politique (de surcroît un ami) lui servit un repas copieux. À son réveil, il constata que son ventre était non seulement ballonné, mais surtout que de violents maux de ventre le faisait atrocement souffrir. Selon le « Mbombok B. », les plats que ce monsieur avait consommés dans son sommeil, avaient été tous « mystiquement empoisonnés », non pas par cet ami, mais par un sorcier qui avait pris l'apparence de ce dernier pour endormir la méfiance du monsieur d'une part et d'autre part, pour semer la discorde entre eux.

En somme, la « goétie d'empoisonnements » (« ordinaire » et « mystique »), quand elle n'entraîne pas la mort de l'acteur politique (ce qui en soi constitue déjà un miracle divin), laisse généralement des séquelles graves au niveau des organes internes : « On ne s'en remet presque jamais totalement » (« Mbombok A. »).

1.2 LA « GOÉTIE DES TALENTS »136(*)

La « goétie des talents » est une autre variante du « Kong » où il s'agit précisément de « capter » mystiquement les « talents », c'est-à-dire, les dons naturels d'une personne : l'intelligence, l'ingéniosité, la créativité, l'inventivité, le dynamisme...Les acteurs politiques qui subissent une telle « ponction cérébrale et mentale mystique »137(*) deviennent à coup sûr des inaptes, des handicapés mentaux, insusceptibles d'assumer leur fonction politique. L'on pourrait donc du jour au lendemain, voir un individu brillant jusque-là, devenir subitement une sorte de « momie vivante », de « légume », totalement à l'opposé de ce qu'il fît et fût dans un passé récent. Peuvent en témoigner par exemple les tribulations d'un « Jeune militant », dont le dynamisme politique et l'intelligence ont, paraît-il, suscité la convoitise et la jalousie d'une tante enrôlée dans une secte. Cette tante, semble t-il, voulait « s'approprier les talents de son neveu (qui aurait sombré à coup sûr dans la folie) pour assurer sa propre ascension politique » (« Mbombok A. »). Il semblerait que les « talents » ainsi « extraits », soient mystiquement transmis aux membres de la « confrérie maléfique » (confréries de sorciers, sectes diaboliques...) ou à la progéniture du sorcier (ou sorcière) et servent à accomplir d'autres desseins ainsi qu'à asseoir leur domination sur les « ennemis (les non adhérents) de ces ordres funestes et maléfiques » (« Mbombok A. »). Cette « pratique occulte » appert donc également comme un moyen efficace d'éliminer subrepticement des « ennemis politiques » tout en bénéficiant de leurs attributs sui generis.

1.3 LA « GOÉTIE DE MANIPULATION »

Nous avons vu dans le cadre du « Kong Babog » au Chapitre 3, que le sorcier ou la sorcière pouvait se servir d'un « fantôme » pour assassiner ceux et celles qu'il considère comme des ennemis. Cette pratique lui permettait de bénéficier d'une grande furtivité même à l'égard de ceux qui ont « quatre yeux ». La « goétie de manipulation » est assez proche de ce « procédé maléfique » sauf qu'ici, il ne s'agit pas de se servir d'un « fantôme » ou de tout autre esprit démoniaque, mais notamment d'une « personne vivante ». Le « Mbombok A. » disait à ce propos au cours de l'entretien de Septembre 2008, que l'expression « On l'a armé d'une machette », renvoie à cette forme d'assassinat occulte où :

« Le ou les sorciers décident d'éliminer une personne, en l'occurrence à la machette, en se servant d'un quidam (ou d'une personne proche de la victime) qui exécutera, tel un zombie, l'ordre sans toutefois se rendre compte à ce moment précis de l'ampleur de son acte. Il s'agit en fait ici d'un procédé rodé de contrôle mentale et psychosomatique où l'individu (corps et esprit) auteur de l'acte n'est qu'un simple instrument de mort dans les mains des véritables commanditaires de l'homicide qui eux, restent tapis dans l'ombre ».

Comme exemple pouvant illustrant ce type « manipulation maléfique », nous pouvons citer l'assassinat d'un autre « Notable basaa » qui, avec la « complicité mystique » de certains autres acteurs politiques locaux, « fut décapiter avec sa propre machette par un individu, certes violent de nature, mais manipulé mystiquement » (« Mbombok R. »). Une fois de plus, il semblerait que ce soit par convoitise et par jalousie que ses propres frères orchestrèrent son assassinat : « Ce notable avec la réputation de posséder des dons de voyances prodigieux » (« Mbombok R. »).

Par ailleurs, il convient de mentionner que parfois, c'est un objet appartenant à la victime (une voiture par exemple) qui est ensorcelé. Semblent en témoigner de nos jours, des accidents de voitures spectaculaires sanglants et meurtriers « inexpliqués » que l'on déplore çà et là.

Cependant, cette létalité de la scène politique est tant bien que mal pallier par des « procédés de survie » non moins « occultes ».

2. LES « PROCÉDÉS ÉSOTÉRIQUES » DE « SURVIE » DANS

L'« ARÈNE POLITIQUE »

Pour survivre dans cette « arène politique » les choix entre acteurs politiques divergent : les uns s'allient les services de « sorciers », les autres de « Mbombok » ou, de façon générique, de « théurgiens » (ceux qui cherchent à se concilier les forces occultes bénéfiques, Dieu) et d'autres encore n'hésitent pas à payer des sommes colossales pour adhérer à des loges ésotériques.

2.1 LA « SURVIE » PAR LE BIAIS DES « MAÎTRES SORCIERS »

La « règle » qui semble primer ici, est des plus simples : « Tuer avant d'être tué ; être le chasseur pour ne pas être la proie. Bref, faire mourir autrui pour vivre » (« Mbombok A. »). C'est cet état d'« esprits meurtriers » qui semble d'ailleurs justifier, comme nous l'avons souligné plus haut, l'énorme létalité de cette scène politique exiguë où : même si les urnes nous ont été par exemple favorables, un quidam malveillant, peut toujours, par le biais de la sorcellerie ruiner cet atout du choix démocratique qu'est l'élection. De même par convoitise, il peut le faire soit en éliminant physiquement ses ennemis (le cas des deux notables basaa tués cités plus haut), soit en essayant de les vider de leurs talents (cas du jeune militant), soit encore en « assassinant mystiquement » un membre de la famille de l'ennemi pour dissuader ce dernier de faire la politique (le cas d'un homme politique très actif à Boumnyebel qui, après avoir perdu un de ses descendants, a du se protéger lui-même grâce à l'appui des Ba Mbombok pour ne pas abandonner sa carrière politique). Dans la même perspective, nous pouvons également citer :

« [...] les mésaventures du président Soglo au Bénin, un des rares à avoir été élu démocratiquement et qui a failli ne pas assister à sa propre intronisation à cause du çakatu et qui, par la suite, a essayé en vain de consolider sa position par le biais des prêtres vodun... » (P. GESCHIERE, 1996 : 82).

En effet, en 1991, le nouveau président Nicéphore SOGLO a failli ne pas assister à sa prestation de serment, parce que, dit-on, il aurait été « ensorcelé » par ses adversaires politiques.

Des exemples de ce type peuvent être notés (officieusement) un peu partout au Cameroun.

2.2 LA « SURVIE » PAR LE TRUCHEMENT DES « MBOMBOK » OU « THÉURGIENS »

Ici, on peut s'en douter, il s'agit de « Vivre et de faire vivre » (« Mbombok A. »). Ceci n'étant possible que si l'on est soi-même à l'abri d'une éventuelle destruction ; que si l'on réussit soi-même à préserver sa propre vie dans cet espace de combats sanglants et violents. Par conséquent, ce second choix nécessite l'emploi de « techniques occultes de survie et de protection » disponibles tant sur le plan social que sur le strict plan politique. Ces « procédés bénéfiques » (indissociables de la « foi aux Ancêtres, au Divin »), permettent donc aux prêtres (traditionnels et occidentaux) « [...] de défendre les hommes contre les sorciers et d'assurer leur santé, mise en péril par ces derniers » (S. MAPPA, 1998 : 122).

Comme exemple de personnes ayant opté à Boumnyebel pour les « Ba Mbombok » et autres théurgiens afin d'assurer leur « survie » dans l'« arène politique », nous pouvons citer l'« Ambassadeur camerounais » (qui consulte de temps à autre le « Mbombok R. ») ou encore le « Jeune militant » mentionné plus haut qui a échappé à la folie grâce au concours du « Mbombok R. ». En outre, nous pouvons également mentionner le cas du Sous-préfet M. NDONGO L., qui, en fervent chrétien, sollicite de temps en temps les prêtres catholiques ainsi que les Ba Mbombok (quand cela s'avère nécessaire).

2.3 LA « SURVIE » PAR L'ENTREMISE DES « SECTES ÉSOTÉRIQUES »

Aujourd'hui, il est admis que le développement des « pouvoirs paranormaux » (J. PAGE, 1988 : 13) ou « occultes » semble être l'un des objectifs des puissantes sectes telles que la franc-maçonnerie et la rose-croix. J. PAGE, franc-maçon lui-même, écrit que l'homme est en quête perpétuelle, depuis la chute d'Adam, du « pouvoir magique » que Dieu lui avait confié sur toute la création, c'est-à-dire, « le nom secret, le nom caché, essentiel d'une chose [...] offre donc le pouvoir de commander cette chose ». Dans l'« arène politique », cette quête par le biais des Loges sectaires, semble d'ailleurs criarde. En effet, l'incertitude quotidienne, la précarité qui règne sur la scène politique, le souci légitime et quasi-obsessionnel de « survivre » (de « lutter », de « dominer ») et de se prémunir à tout prix contre des « attaques occultes » adverses, conduisent, semble t-il, certains acteurs politiques à dépenser (au mieux) des sommes faramineuses afin d'assurer leur initiation au sein de ces grandes sectes et d'évoluer rapidement. C'est ainsi que certains d'entre eux se livrent sans vergogne au pillage de notre rente pétrolière « pour des opérations occultes ou [...] ésotériques, sectaires...» (M. KOUNOU, 2006 : 117). Par ailleurs (au pire), nous pouvons évoquer le cas mentionné plus haut, de la « Tante jalouse » des talents de son neveu (le « Jeune militant » en l'occurrence) et qui a failli causer la folie de ce dernier. Mention doit aussi être fait des meurtres rituels qui seraient liés aux rosicruciens, proches du régime Biya (P. GESCHIERE, 1996 : 82). Nous pensons aussi à l'influence actuellement considérable de certaines sectes protestantes (d'influence nord-américaine ou plus autochtones) non seulement à l'échelon local (comme à Boumnyebel), mais dans la vie politique camerounaise au niveau le plus élevé (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 91). Par ailleurs, pour certains observateurs et média notamment Jeune Afrique (30 Juillet - 5 Août 1992), ce serait le retour du multipartisme au Cameroun (avec environ 200 partis politiques) qui entraînerait une incertitude croissante et donc de plus en plus « un recours à l'Invisible » dans l'« arène politique ».

Toutefois, ce recours aux forces occultes en politique ne semble pas se limiter uniquement à la « survie », mais interviendrait aussi lorsqu'il s'agit de « tenir la lutte politique au niveau où elle se mène et où les enjeux en terme de développement harmonieux, en terme de préservation de la Terre ancestrale se perçoivent le mieux : l'Invisible » (« Mbombok A. »).

B. LES FORCES DE L'INVISIBLE DANS LA « LUTTE POLITIQUE »

Faire de la politique à notre sens, nécessite non seulement de « survivre » (d'être « présent » dans l'« arène politique »), mais aussi et surtout de posséder d'une part, une « capacité d'action » suffisante pour atteindre les buts politiques que l'on s'est fixés (enrichissement et gloire personnels ou amélioration des conditions de vie des gouvernés) ; d'autre part, une « habilité et une vision réactives » optimales pour se défendre et résister (parfois de manière préventive) aux « forces » adverses.

Dans ce second paragraphe (B), nous avons essayé d'analyser tour à tour ces deux (2) « aspects » de la « lutte » politique.

1. L'« ASPECT ACTIF » DE LA « LUTTE POLITIQUE »

Nous rejoignons ici l'idée déjà émise par MALINOWSKI (1954 : 24) selon laquelle il existe un lien étroit entre la « magie » et l'« action », en l'occurrence, le pragmatisme politique. Dans cette optique, nous pouvons convenir avec M. ROWLANDS et J.P. WARNIER (1988 : 118-132) que l'impact des forces de l'Invisible sur la pratique politique nationale au Cameroun, est devenu plus manifeste au cours des dernières décennies. En effet, en 1960, à l'époque de l'indépendance, il n'était pas monnaie courante d'entendre ou de parler des forces occultes dans la vie publique ; ceci constituait un secret réservé aux seuls « initiés », aux membres du sérail. Mais à partir des années 1970 et encore davantage aujourd'hui, c'est devenu une lapalissade d'affirmer que la plupart des hommes politiques emploient les ressources de l'Invisible dans leur lutte pour la conquête, l'exercice et la préservation du pouvoir politique. Par conséquent, il semble désormais, de plus en plus difficile de ne pas se préoccuper de cet état de fait d'autant plus que les forces de l'Invisible offrent des « moyens secrets » de s'approprier le pouvoir politique.

Toutefois, il est indispensable de garder en mémoire que, le lien entre les forces de l'Invisible et l'action politique à Boumnyebel en particulier, au Cameroun général, n'est pas facile à établir : c'est un lien volatile et contradictoire. En effet :

« Le rapport entre sorcellerie et action est riche de paradoxes. D'une part, le caractère sournois de la sorcellerie sert à dissimuler les acteurs. Celle-ci semble cacher les personnages et leurs actions derrière des voiles de rumeurs et de mystère. Elle se pratique par définition en cachette, [...], et, par conséquent, il est souvent impossible de savoir exactement qui a fait quoi [...] Il s'agit donc de représentations qui portent l'accent sur l'action humaine, mais soustraient à la fois les acteurs et leurs actes à l'observation » (P. GESCHIERE, 1995 : 31-32).

Ce qui nous semble convenable de déplorer au sujet de la « dimension active » de cette « lutte politique », c'est qu'au lieu de permettre une amélioration des conditions de vie des gouvernés (tant sur le plan local que sur celui national), celle-ci se mène généralement et paradoxalement au détriment du reste de la population des « non initiés ». En fait, le recours à l'Invisible dans la pratique politique moderne, camerounaise en l'occurrence, semble davantage doter les « professionnels de la politique », c'est-à-dire, ceux qui ont fait de la politique leur profession, de « moyens nouveaux et subtils » de s'accaparer « discrètement » le pouvoir politique pour leur seul profit ou encore au profit du groupe auquel ils appartiennent (notamment les réseaux...). En conséquence, le devenir des « autres », c'est-à-dire, ceux qui ne sont pas du groupe (les opposants) importe peu puisque : « Ceux qui ne sont pas comme nous (les non initiés), ceux qui ne sont pas avec nous (les anti-sorciers), sont ipso facto à la marge et contre nous ; et en tant que proies et ennemis, ils n'ont pas droit à la vie » (« Mbombok A. »). Cette conception funeste de l'« action » du « pouvoir politico-mystique », ce « nécropouvoir » au sens de A. MBEMBE, semble étayer, entre autres : « Les multiples accidents sanglants (notamment de circulation et en fin d'année) provoqués mystiquement afin d'offrir en holocauste des vies humaines aux puissances démoniaques » (« Mbombok A. »). Il appert en effet que la « puissance mystique » dont sont dotés certains acteurs politiques camerounais en général, soit proportionnelle au nombre de sacrifices humains qu'ils font à leurs « démons gardiens ». C'est le « sang » qu'ils consentent à verser au nom des forces obscures, qui semble leur fournir la « puissance maléfique » nécessaire pour rester « présents » et « agir » le plus longtemps possible dans l'« arène politique ». Par conséquent, nous pouvons affirmer avec le « Mbombok A. » que :

« Les politiciens actuels, dans leur grande majorité, ne luttent pas dans le sens de la construction de notre pays. C'est ce qui, notamment, explique pourquoi une grande frange de la population se désintéresse de la politique locale (et nationale) et n'accorde le plus souvent aucun crédit aux partis politiques qui prétendent apporter le « changement » en luttant contre l'immobilisme du pouvoir en place. Mais ce que l'on note le plus souvent c'est que, dans l'ensemble, les groupements politiques se comportent uniquement comme des instruments d'accession au pouvoir et ne se posent que rarement comme de véritables instruments politiques dotés d'un projet de changement et des moyens pour le réaliser ».

En fait, même l'« action » des membres des partis dits de « l'opposition » par exemple, ne semble pas être probante puisqu'ils se contentent généralement de se « poser en s'opposant au lieu de s'opposer en proposant » (« Mbombok A. »). Dans un tel contexte de faux semblants, la pratique politique (qu'elle soit à l'échelle locale comme à Boumnyebel ou même nationale) de même que la « lutte politique » (qu'elle soit « visible » ou « invisible ») restent pour l'essentiel, conflictuelles, prédatrices et éminemment destructrices. En conséquence, l'« action politique » sera soit dirigée contre ceux qui détiennent les leviers du pouvoir politique (afin de prendre uniquement leur place), soit orientée contre les autres acteurs politiques des groupements politiques adverses ou appartenant au même parti. Il appert donc que tant que cette passion immodérée pour le pouvoir n'est pas mise à distance et reconnue à Boumnyebel en particulier et au Cameroun en général, et que celui-ci (le pouvoir) n'est pas problématisé, il est improbable que des processus d'unification, de pacification et de construction d'un État souverain véritable soient mis en oeuvre (S. MAPPA, 1998 : 198).

2. L'« ASPECT RÉACTIF » DE LA « LUTTE POLITIQUE »

La « dimension réactive » de la « lutte politique » semble nécessiter soit d'« attaquer furgitivement » les « ennemis » politiques (« représailles goétiennes » notamment), soit de trouver des « parades subtiles » aux multiples « assauts occultes » des « adversaires » politiques dont s'expose tout acteur de l'« arène politique ».

Sans toutefois revenir sur les « attaques occultes » déjà étudiées précédemment, prenons deux (2) exemples de « parades occultes » très prisées en politique pour essayer d'illustrer l'« aspect réactif » de la « lutte politique ». Le premier, portant sur les « parades occultes aux empoisonnements », nous a été suggéré en écoutant l'« Ambassadeur camerounais » rencontré en compagnie du « Mbombok R. ». Le second est relatif aux « informations sur l'avenir » -- possibilité non négligeable d'empêcher un mal prévisible donc d'amplifier la capacité de « réaction » -- que la « connaissance occulte » peut permettre d'acquérir.

À propos des « parades mystiques aux empoisonnements », l'«Ambassadeur camerounais » en s'adressant au « Mbombok R. » dit ceci : « Je souhaiterais vraiment que lorsque je saisis un verre empoisonné par exemple, que celui-ci éclate instantanément ». Le « Mbombok R. » souligna qu'une telle capacité de « réaction mystique », un tel pouvoir de « détection occulte des poisons » ne pouvait s'acquérir que lorsque l'on s'initiait notamment au Ngué138(*) dont la spécialité est justement de « traiter les affections consécutives aux empoisonnements ». Dans la même optique, le « Mbombok A. » soulignait :

« Certains grands chefs traditionnels ont le plus souvent l'habitude, pour éviter des empoisonnements lors des banquets ou des collations publiques, de poser une main sur la table où sont posés les plats. Ce geste tactile leur permet de savoir si les plats ou l'un des plats est empoisonné. Le cas échéant, la table se met à trembler et les plats se renversent ».

Ce qui nous paraît essentiel de retenir ici, c'est que les « parades occultes aux empoisonnements », tel que l'illustrent les deux (2) cas ci-dessus, peuvent permettre à l'acteur politique de « réagir mystiquement » en évitant de se faire empoisonner et de permettre à ceux de son entourage (les « faibles » ou « Bolè » en Basaa) d'en être également épargné.

S'agissant de la « réaction politique » à partir des « informations sur l'avenir », il semblerait qu'à Boumnyebel en l'occurrence, elles puissent s'obtenir par des « procédés divinatoires » ou « Ngambi » (la « divination par le biais l'araignée sacrée »). Le « Mbombok A. » soulignait opportunément que :

« En politique, l'information la plus précieuse que l'on puisse convoiter et détenir est celle qui porte sur l'avenir, sur les évènements dont la « matérialité » ne s'opèrera que dans le futur. Pour le « visionnaire », l'« anticipation habile » (la réaction préventive) est donc un atout majeur et indispensable pour avoir, parfois, une longueur d'avance sur ses adversaires ainsi que ses ennemis éventuels. Connaître à l'avance les actions ennemies est un privilège que la manipulation de l'Invisible peut concéder aux acteurs politiques ».

D'ailleurs, l'on peut noter que certains acteurs politiques camerounais en général et mêmes occidentaux, n'hésitent pas à subordonner leurs actions politiques aux consultations, conseils et autres observations obtenues auprès des « devins ». Au XIXeme Siècle, par exemple, cartomanciennes et voyantes ont proliféré à Paris, et Napoléon était, paraît-il, un de leurs assidus clients (J. PALOU, 2002 : 111). Nous pouvons également souligner les cas de l'ex-président américain Ronald Wilson REAGAN (1981-1989) et de l'ancien chef du gouvernement indien Indira GANDHI (1966-1977 et 1980-1984), qui consultaient régulièrement un astrologue (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 85). Nous savons par ailleurs aujourd'hui que, pour les Basaa de Boumnyebel notamment, en consultant un « Mut Ngambi » (devin traditionnel), on peut s'enquérir sur l'avenir et « réagir » à l'avance contre les périls auxquels tout « acteur politique véritable »139(*) s'expose en menant la « lutte » dans l'« arène politique ».

Les forces de l'Invisible, comme sur le plan social, semblent également permettre aux acteurs politiques de « réussir politiquement », c'est-à-dire, de « gravir » les différents échelons de la scène politique et de « dominer ». C'est le propos de la dernière articulation (II) de cette étude.

II. LES FORCES OCCULTES COMME « INSTRUMENT D'ASCENSION » ET DE « DOMINATION » POLITIQUES : « THÉURGIES » OU « GOÉTIES »

Ce qui nous semble important de souligner d'entrée de jeu, c'est que, à nos yeux, l'« ascension » et la « domination » politiques par l'entremise de l'Invisible, doivent être appréhendées ici comme une « continuité potentielle » de l'« ascension » et de la « domination » sociales. En conséquence, la question du choix à opérer entre la « théurgie » ou la « goétie » se pose également ici avec nettement plus d'acuité (la gestion des hommes au plus haut niveau de l'État oblige). À partir de là, nous pouvons considérer que, si l'« ascension » et la « domination » sociales ont été « goétiennes » (acquises par la pratique de la sorcellerie), alors l'« ascension » et la « domination » politiques consécutives ne peuvent être que « goétiennes ». Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu'à Boumnyebel en l'occurrence, pour se positionner en « acteur politique », il semble essentiel d'avoir d'abord été un « acteur social » (économique, financier, intellectuel...) et d'avoir réussi par un processus de « politisation individuelle » (G. HERMET, B. BADIE, P. BIRNBAUM, P. BRAUD : 2001 : 242-243) à convertir ce « capital social » (les acquis économiques, financiers, intellectuels...) en « capital politique » (les ressources nécessaires pour se constituer un électorat ou se faire une place dans l'« arène politique »). Dans cette « arène exiguë », l'« ascension » et la « domination » politiques apparaissent donc, non seulement comme étant liées, mais également concomitantes, puisque chaque progression (chaque pas vers le sommet de l'État) ne semble être possible que par la « neutralisation des adversaires » (« voie théurgique ») ou la « destruction des ennemis » (« voie goétienne »). Comme le souligne le « Mbombok A. » : « Dans l'arène politique camerounaise, chaque acteur politique doit toujours surveiller ses arrières et vérifier qu'il ne foule pas un terrain vaseux ou truffé de pièges visibles et surtout invisibles ».

Par ailleurs, il faudrait aussi se rappeler que la renommée des politiciens camerounais en général et de Boumnyebel notamment, est étroitement liée à leur « réussite politique », c'est-à-dire, aux postes politiques qu'ils occupent dans le gouvernement. Ceci peut se comprendre si l'on considère que parfois, c'est grâce à leurs interventions au sein du gouvernement que certains projets de développement sont réalisés dans leur région ou leur village d'origine. Cependant, il convient de souligner qu'à Boumnyebel en l'occurrence, la « réussite » ou la « défaite » d'un acteur politique ne semble pas toujours s'expliquer par le soutien ou l'absence de soutien de l'électorat, mais aussi et surtout, par les appuis que ledit acteur dispose ou ne dispose pas dans le « monde de l'Invisible ». En fait, il appert que ce soit grâce à l'« action occulte », peu ou prou efficace des « maîtres de l'Invisible », que certains acteurs politiques camerounais doivent leur « succès politique ». C'est dans cet ordre d'idées que P. GESCHIERE (1995 : 16) souligne qu' :

« À cet égard, il y a des correspondances inattendues entre l'Afrique et l'Europe : dans les deux contextes, l'intervention de spécialistes bardés de connaissances ésotériques semble éloigner le pouvoir des gens du commun. Raison de plus pour prendre la sorcellerie au sérieux en tant que « mode de faire » politique ».

D'ailleurs, il arrive souvent à Boumnyebel notamment que l'acteur politique ait une telle confiance en son « maître de l'Invisible », qu'il en vienne à croire que les gens du commun ne lui soient pas si indispensables que cela tant qu'il bénéficie des « pouvoirs occultes » que lui confère ledit « maître »140(*). En effet, selon une certaine « croyance mystique », avec ce type de pouvoirs, les « gens du commun » sont censés lui être entièrement acquis. Dans la même optique, l'on peut également noter que parfois, certains dirigeants camerounais en général recourent volontiers à tout un lexique susceptible d'évoquer des liens avec le surnaturel et à même de leur conférer, d'une moins dans l'esprit des populations, la détention de pouvoirs redoutables qu'ils ne possèdent pas toujours (P. CHABAL et J.- P. DALOZ, 1999 : 86).

Concrètement, dans cette seconde articulation, nous avons dans un premier temps essayer d'analyser l'« action » des forces de l'Invisible au niveau de l'« ascension politique » (A) et dans un second mouvement, nous nous sommes évertués à montrer leur implication dans la « consolidation de la domination politique » (B).

A. LES FORCES DE L'INVISIBLE COMME « VOIE ALTERNATIVE ET COMPLÉMENTAIRE » D'« ASCENSION POLITIQUE »

À partir du village de Boumnyebel, nous pouvons également soutenir l'idée selon laquelle la « culture politique camerounaise » en général, est de plus en plus marquée par un enchevêtrement de la « tradition » et de la « modernité » (G. L. TAGUEM FAH, 2003 : 285). D'ailleurs, l'évolution sur le plan politique à Boumnyebel semble passer par une juxtaposition de la « voie visible » (la voie électorale ou de nomination en l'occurrence) et de la « voie invisible » (celle des forces occultes issues notamment de la tradition ancestrale).

Toutefois, il convient de mentionner qu'en règle générale, à Boumnyebel notamment, les élites ont, quoiqu'elles puissent penser, tout de même besoin d'un « capital social » si elles veulent renforcer leur « capital positionnel et / ou relationnel » (G. L. TAGUEM F., 2003 : 284) d'où parfois l'utilité d'être ce que les trois (3) auteurs M. A. Van BAKEL, R. R. HAGESTEIJN et P. Van DE VELDE (1986), appellent un « Big-Man ». En anthropologie, le terme « Big-Man », rappelons-le, est une notion heuristique qui désigne toute personne capable de concentrer un certain nombre de ressources (richesse matérielle notamment) entre ses mains et de les redistribuer, le cas échéant, aux populations pour des besoins de calcul politique ou simplement de popularité. Dans le contexte sociopolitique de la localité de Boumnyebel en l'occurrence, entamé par la crise économique, on note que l'« origine » des ressources matérielles -- c'est-à-dire que, même si l'argent redistribué est issu du « Kong » par exemple --, importe peu. En fait ce qui semble essentiel c'est que le « Big-Man » redistribue ses richesses à un électorat potentiel ; d'ailleurs comme le dit l'adage « L'argent n'a pas d'odeur ».

Par ailleurs, nous pouvons convenir avec le « Mbombok A. » que :

« Sur le plan politique, deux (2) éléments peuvent contribuer à l'« ascension politique ». Le premier, relevant de la « sphère visible », est l'adhésion ou la création d'un groupement ou un parti politique. Le second est lié à l'« Invisible ». C'est l'association de ces deux (2) éléments qui permettent parfois, à l'acteur politique camerounais, d'être soit nommé (par le Président de la République), soit « élu » (par la population), à des hauts postes de responsabilité ».

C'est pour cette raison, paraît-il, qu'en période de nomination ou électorale, certains acteurs politiques camerounais en général et de Boumnyebel en particulier, se livrent à des cérémonies et des rituels de sorcellerie ou de théurgie destinés à leur apporter la bonne fortune et à leur faire gagner les élections. En effet, il ne faut pas oublier que : « outre les accusations de fraudes directes (bourrage d'urnes, faux électeurs, etc.), il est courant au Sud du Sahara de faire référence à des influences occultes » (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 89-90). Il semblerait que certains « rituels de sorcellerie » en l'occurrence, permettent, par exemple, de « falsifier mystiquement » les élections en faisant appel aux démons ou aux « animaux totems »141(*). Comme nous l'avons mentionné au Chapitre précédent, s'agissant du « Kong » ou « Sue » ou « Famla », à l'aide d'esprits maléfiques notamment, il semble possible de commettre des vols, en l'occurrence de changer le contenu des urnes lors des élections. N'oublions pas que : « le « sue » est partout...» (L. KAMGA, 2008 : 60). Dans la même optique, on parle aussi des « Morts-vivants qui viennent également participer aux élections lorsqu'ils sont sollicités par des sociétaires du Kong » (« Mbombok A. »).

Quant aux « rituels théurgiens » pratiqués pendant les élections, nous pouvons d'emblée noter qu'ils permettent aux « Ba Mbombok » de contrer les pratiques de « goétie » et de juguler les éventuels troubles dans le pays. Par ailleurs, d'autres rituels peuvent avoir une portée beaucoup plus individuelle et montrent à suffisance, lors des élections ou des nominations notamment, le rôle politique des « Maîtres de théurgie », c'est-à-dire, « Mbombok », « Nganga », « Chamanes », « Visionnaires ». À ce propos, D. VAZEILLES (1991 : 36-37) souligne à juste titre que : « les visionnaires sioux, « rêveurs » et voyants-guérisseurs, ont toujours joué un rôle politique important grâce aux pouvoirs surnaturels obtenus des esprits ». Il ajoute d'ailleurs que : « tous les leaders sioux du siècle dernier étaient de grands visionnaires, en particulier Sitting Bull qui « vit », plusieurs mois à l'avance, le déroulement de la bataille de Little Big Horn contre le général Custer ». Ce qui est encore plus intéressant c'est que D. VAZEILLES (Op. Cit.), mentionne également que : 

« Des rituels chamaniques, yuuipi et inipi-sweat-lodge, sont organisés en vue des élections ou pour essayer de résoudre les problèmes économiques et sociaux à l'échelle des réserves. Robert Burnette, un sioux ex-président de la Réserve de Rosebud au Sud-Dakota et ex-sénateur américain, l'a reconnu publiquement dans un de ses ouvrages (1971) ».

  Dans le même courant de pensées, M. TAUSSIG (1987), souligne à propos des chamanes indiens de la forêt amazonienne du Sud-Est colombien que, le discours sur les forces de l'Invisible intervient de manière remarquable dans la gestion des incertitudes modernes. L'auteur souligne d'ailleurs que le succès des projets de développement des institutions de Bretton Woods (la Banque Mondiale notamment), semble dépendre des forces occultes de ces chamanes qui doivent « blinder » les acteurs désireux de participer à ces projets contre les « agressions surnaturelles » des individus malveillants de leur entourage.

Au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, les mêmes inquiétudes, vis-à-vis du « mauvais oeil », subsistent. Le « Mbombok R.» soulignait dans ce sens qu'en période électorale, faire un « Salga » (rituel public) ou un « Njooba nyuu » (rituel privé) peut donc s'avérer très utile pour l'« acteur politique théurgien ».

Le « Salga », doit être entendu ici (en période électorale ou des nominations) comme une cérémonie lors de laquelle l'acteur politique en l'occurrence, offres nourritures et boissons aux « vivants » et aux « morts » (les ancêtres). Ce « rituel propitiatoire théurgien » (« Mbombok A. »), est censé permettre à l'acteur de bénéficier des largesses divines dans son entreprise politique et même de rendre cléments les éléments (la pluie notamment) lors des discours de campagnes électorales tenus par exemple en plein air.

Le « Njooba nyuu » ou « Ngang nyuu » quant à lui, est un « rituel théurgien » un peu plus privé censé, entre autres, apporter à l'acteur politique des bénédictions (nettoyer son « étoile du bonheur ») ; le purifier et éloigner le mauvais sort. Un coq est habituellement sacrifié au cours de ce rituel. Le « Mbombok R. » précisait ici que : « pour guérir ou apporter des grâces à l'Homme, on peut sacrifier des animaux au nom des Ancêtres et de Dieu, mais jamais des êtres faits à l'image du Créateur. Seuls les sorciers prennent des vies humaines pour accroître leurs forces par l'entremise des démons ».

Cependant, nous convenons avec P. CHABAL et J.-P. DALOZ (1999 : 89-90) qu'il ne faudrait pas perdre de vue que :

« L'incapacité à admettre toute défaite électorale montre bien quels usages politiques on peut produire de ces croyances ancestrales en la manipulation surnaturelle [...] L'on comprend aisément quel parti peut être tiré de la référence instrumentale à l'invisible pour tenter de survivre à l'humiliation d'une défaite ou pour jeter le doute sur un leader. C'est ce que nous subsumons sous l'appellation d'« apprivoisement de l'irrationnel à des fins politiques ». On aimerait ainsi que les exégètes des élections multipartisanes en Afrique sortent quelques peu de leurs schémas occidentalocentristes et prennent sérieusement en considération les effets de ce genre de croyances, qui s'imposent en fin de compte tant aux élites politiques qu'à leurs supporters ».

Les forces de l'Invisible, en intégrant dans la pratique politique de « nouveaux moyens » de gérer « l'incertitude », « l'inattendu », « l'inopiné », semblent donc rester au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, des « idiomes », des « médiations » privilégiés pour interpréter les changements modernes et pour trouver des « moyens secrets » d'agir, positivement ou négativement, sur ceux-ci. Dans cette logique, l'« ascension politique » (la « réussite politique »), qu'elle soit fulgurante ou nettement plus lente, ne doit pas toujours être appréhendée et analysée comme résultant nécessairement d'« une manipulation diabolique des forces occultes, mais devrait aussi être comprise comme le  résultat d'un savant mélange entre les efforts personnellement nobles et les largesses divines pour ceux qui ont la foi en Hilôlômbi, Dieu » (« Mbombok A. »). En fait, dans toutes les régions du Cameroun (du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest), les forces de l'Invisible font partie intégrante de la vie sociopolitique. C'est cette omniprésence, cette « quotidienneté » qui fait qu'aujourd'hui, on n'est pratiquement plus surpris (quand on s'en donne la peine) d'entendre un acteur politique dire qu'il aurait consolidé sa « domination » sur le plan politique, en s'allouant (discrètement) les services de « grands intercesseurs de l'invisible » (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 86) qui, par ailleurs, le guideraient dans ses prises de décisions. C'est cette idée que nous avons tenté de développer dans le paragraphe ci-après (B).

B. LES FORCES MYSTÉRIEUSES COMME « MOYENS SECRETS » DE CONSOLIDATION DE LA

« DOMINATION POLITIQUE »

À cette fin des siècles, nous constatons que les Basaa de Boumnyebel en particulier et les Camerounais en général, continuent d'inventer leur propre modernité en « dialoguant avec Dieu » (J.-F. BAYART, 1993 : 12) ou avec le « Prince des Ténèbres ». En effet, tandis que d'un côté les populations les plus pauvres et celles appartenant à la « classe moyenne » essaient de s'organiser religieusement pour mieux encaisser les coups de la crise économique, de l'autre les personnalités camerounaises les plus nanties et les plus puissantes (notamment les coteries présidentielles) semblent avoir pour souci majeur la consolidation de leur « domination » en recourant aux ressources de l'invisible et en se constituant en sectes ésotériques.

La « survie » et l'« ascension politiques » à Boumnyebel semblent donc, in fine, être tributaires de la capacité de l'acteur politique à « dominer » l'« arène politique » par le biais de l'Invisible, c'est-à-dire, à asseoir une « domination politique » que nous qualifions en conséquence d'« occulte ». Avant d'aller plus loin dans notre démonstration, il est important pour nous de souligner que ce concept de « domination politique occulte » nous a été inspiré par les travaux de M. WEBER.

En effet, avant de construire la typologie des « formes de domination » Max WEBER (1971) a d'abord établi une dichotomie intéressante entre la « puissance » et la « domination ». Pour cet auteur, la « puissance » doit être entendue comme la « chance » de faire triompher sa propre volonté dans une relation sociale, malgré les résistances -- qu'elles soient « visibles » ou « invisibles » pouvons-nous ajouter pour abonder dans le sens du maître -- que l'on peut rencontrer. Quant à la « domination », elle renvoie à la « chance » de trouver des personnes « déterminables » prêtes à obéir à un ordre. À partir des enquêtes de terrain effectuées à Boumnyebel, la « domination politique occulte » nous semble s'inscrire dans ce cadre dans la mesure où, la « chance » en question est préservée et surtout consolidée par le truchement de l'Invisible. N'oublions pas qu'à Boumnyebel, les Ba Mbombok (prêtres traditionnels basaa) estiment aussi que chaque descendant de la « lignée ancestrale » est doté d'un « stock de chance individuelle acquis depuis le berceau » (L. KAMGA, 2008 : 25) qu'il convient de bien gérer à travers des rituels traditionnels adéquats.

Ce que nous pouvons déjà retenir ici, c'est que la « chance » semble jouer un rôle crucial autant dans l'obtention de la « puissance » que de la « domination ». Mais dans l'« arène politique », comme le soulignait Niccolo MACHIAVELLI dit MACHIAVEL, la « chance » seule ne suffit pas à conquérir et à exercer le pouvoir politique, elle doit être associée au « talent ». En effet, dans son ouvrage, Le Prince (Il Principe)142(*), où il développa une « nouvelle conception du pouvoir politique », MACHIAVEL souligna que l'objet principal du « Prince » (du dirigeant politique) est de rechercher les moyens de « passer d'homme privé à prince », c'est-à-dire, de conquérir le pouvoir politique et de se maintenir au pouvoir. Une telle prouesse dépend, selon l'auteur, de deux (2) facteurs importants à savoir : la « virtù », c'est-à-dire, le « talent » de gouverner, de gérer les affaires publiques et la « fortune », c'est-à-dire, la « chance » et la capacité de la saisir. À partir du cas de Boumnyebel, nous admettons à la suite MACHIAVEL, qu'aucun dirigeant politique digne de ce nom ne peut ni conquérir ni espérer se maintenir au pouvoir s'il ne possède ni le « talent » ni la « chance ». Le modèle que MACHIAVEL donna pour étayer son propos est celui de César de BORGIA143(*), dont il affirme qu'il est à imiter en tout.

Ce qui est par ailleurs intéressant de noter ici, c'est que MACHIAVEL établit un lien étroit entre le « talent » et la « chance » d'une part, et d'autre part, qu'il estime qu'aussi grand que soit le « talent », la « chance » a toujours le dernier mot (supériorité de la « chance » sur le « talent »). Nous partageons largement cette opinion puisque, si un individu, de surcroît un acteur politique n'a pas de « chance » ou en est privé, il ne pourra jamais mettre en exergue l'étendue de son « talent », tout simplement parce qu'il n'aura jamais l'occasion, l'opportunité, la chance de le faire. Toutefois, il faut mentionner que l'erreur pour l'homme politique serait de croire excessivement en la « fatalité » (la malchance), c'est-à-dire, de croire qu'il ne peut rien faire contre elle dans la poursuite de ses affaires publiques, alors qu'en fait, il ne faut lui accorder, comme le souligne MACHIAVEL, tout au plus que la maîtrise « de la moitié de nos oeuvres ». Qui plus est, telles des « rivières », la « fatalité » peut aussi être « domptée » notamment, en recourant à l'Invisible comme nous l'avons déjà souligné.

Aujourd'hui, comme le mentionne le « Mbombok A. », il appert donc que la « domination politique occulte » (celle obtenue par le biais de l'Invisible) doit être prise en compte dans l'analyse des « rapports de forces » entre acteurs politiques dans la mesure où il semblerait qu'elle tend même à « consolider » les trois (3) formes wébériennes de domination : « légale-rationnelle », « traditionnelle » et « charismatique ». En effet, les forces de l'Invisible intervenant partout à Boumnyebel en l'occurrence, elles semblent naturellement consolider à la fois la « domination légale-rationnelle », la « domination traditionnelle » et la « domination charismatique ». Pour ce qui est de la « domination traditionnelle » qui repose sur la « tradition » donc sur le « savoir mystique ancestral », c'est évident que l'Invisible intervient dans sa consolidation (« Mbombok A. »). Il en est de même en ce qui concerne la « domination légale-rationnelle » (qui repose sur le « Droit ») et la « domination charismatique » (qui repose sur le « charisme »). Dans une perspective politologique, l'on admet couramment que le « Droit » n'est rien d'autre que la codification d'un rapport de « forces » à un moment donné et seul le plus « fort » (physiquement et spirituellement) des acteurs politiques en jeu est à même d'établir une telle codification généralement avantageuse pour la réalisation de ses desseins (« Mbombok A. »). Quant au « charisme », sur le plan métaphysique, il renvoie à l'ensemble des dons spirituels et occultes extraordinaires octroyés, en l'occurrence à l'acteur politique, par Hilôlômbi à travers les Ancêtres. Ce sont ces « grâces », ces « largesses divines » qui permettent à l'agent politique de réaliser des exploits extraordinaires dignes du charisme d'un UM NYOBE ou d'un OUANDIÉ (« Mbombok A. »).

Par ailleurs, nous pouvons souligner qu'à Boumnyebel notamment, la « domination politique occulte » appert comme une « puissance mystique » dans la mesure où, reposant sur la « force » physique et surtout spirituelle, sur le « visible » et surtout « l'Invisible », elle peut à la fois « contraindre et attirer »144(*). On entend ainsi, des individus dire qu'ils auraient pris une décision ou obéit à un ordre sans réellement savoir pourquoi : manipulation mentale ou ascendant spirituel ? L'on peut se poser la question, mais toujours est-il que l'action invisible n'est jamais loin.

Il est également essentiel de noter que les acteurs politiques camerounais à Boumnyebel en l'occurrence, subissent des pressions diverses (physique et métaphysique) et multidirectionnelles qui semblent ne pouvoir être surmontées que par la « domination politique occulte ». Tout d'abord, l'on note ainsi qu'au sein de leur propre organisation politique, la « domination politique occulte » semble permettre de s'élever au-dessus des autres membres. Ensuite, entre les différents partis politiques concurrents, elle est censée assurer un meilleur positionnement à même de garantir l'accession aux leviers du pouvoir. Enfin, entre les élites politiques et le reste de la population locale et nationale (les gouvernés), la « domination politique occulte permet aux acteurs politiques basaa d'entretenir en permanence les habitants (les séduire et obtenir leur soutien) tout en évitant de se faire mystiquement éliminer par les plus dangereux d'entre eux » (« Mbombok A. »). C'est dans cet ordre d'idées que P. GESCHIERE (1996 : 86) relevait par ailleurs qu'à l'Est du Cameroun (dans le pays Maka), en 1971 :

« À l'époque tout le monde était d'accord, par exemple, qu'il y avait une explication simple à ce que M. Malouma, déjà député de la région depuis plus de dix ans, réussisse encore et toujours à déjouer ses rivaux et à accumuler toutes les positions importantes dans le parti unique pour cette région : il s'était assuré des services du meilleur nganga (« féticheur ») de l'Est ; et c'est pour cela que toutes les attaques de ses concurrents et tous leurs efforts pour le rendre suspect auprès du sommet du parti, afin d'être « investi » à sa place, étaient en vain. En effet, il y avait une compétition féroce entre politiciens ambitieux pour monter dans la hiérarchie du parti, la seule voie d'ascension politique possible. Et ces confrontations violentes étaient généralement expliquées par des complots de sorcellerie -- pour lesquels les nganga jouaient un rôle clef ».

En fait, pour les villageois Maka, il était donc évident que l'« ascension » et la « domination » politiques des élites étaient liées, d'une manière ou d'une autre, à l'influence occulte du « djambe ». P. GESCHIERE souligne d'ailleurs que le député MALOUMA lui-même, ne manquait aucune occasion de faire allusion aux forces extraordinaires de son « Nganga ».

Toutefois, il semblerait que la recherche effrénée de l'« ascension » et surtout de la « domination » politiques par « voie occulte » puisse causer de terribles désagréments aux acteurs politiques. Au Bénin par exemple, l'affaire CISSÉ est à ce sujet, très édifiante. Maurice CHABI (1993)145(*), souligne que Mohammed CISSÉ était, dans les années 1990, le « marabout » du Président de la République du Bénin, Matthieu KÉRÉKOU. Conseiller spécial à la Présidence, il avait acquis des « pouvoirs exorbitants » qu'il utilisa pour détourner des sommes d'argent colossales. La mise à nu de ces pratiques douteuses par la presse privée, suscita un scandale national et international qui précipita d'ailleurs la chute du régime KÉRÉKOU. Peu après, l'une des premières actions du nouveau « régime démocratique » a consisté à intenter un procès contre le « marabout » du « dictateur » chassé du pouvoir, Matthieu KÉRÉKOU. D'ailleurs, « Au cours du procès, le « magicien » a menacé en termes peu voilés d'exercer ses pouvoirs occultes contre ses juges » (P. GESCHIERE, 1995 : 13).

Au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, cette obsession de « dominer » à tout prix les autres acteurs politiques dans l'« arène politique », pousse parfois, selon les rumeurs, certaines élites politiques à la pratique de ce que l'on nomme trivialement « l'homosexualité sectaire » qui renvoie aux « pratiques goétiennes magico-annales des sectes ésotériques » (« Mbombok A. »). Pour une compréhension plus affinée du phénomène, une dichotomie doit être faite entre l'« homosexualité sectaire » et l'« homosexualité ordinaire ». L'« homosexualité ordinaire » (au sens propre), est une orientation sexuelle qui consiste à éprouver une attirance sexuelle pour les personnes de son sexe : une femme homosexuelle (lesbienne) est attirée sexuellement par d'autres femmes, tandis qu'un homme homosexuel (pédéraste) l'est vis-à-vis des autres hommes. Par contre, dans le cas particulier de l'« homosexualité sectaire » -- « pratique occulte » qui semble causer beaucoup de mal à la Mère-Patrie -- il ne s'agit pas d'attirance sexuelle, mais plutôt d'un « processus magico-démoniaque d'absorption énergétique et d'assujettissement individuel » (« Mbombok A. »), visant à permettre à l'acteur politique ambitieux d'accumuler, par la « voie sexuelle », un « pouvoir dominateur maléfique » (le « Kombè » en Basaa dans une perspective négative). Ce « procédé maléfique de domination » permettrait à certains politiciens d'avoir, entre autres, un ascendant considérable sur leurs homologues devenus de facto « leurs femmes » et ou « leurs réserves d'énergies » : c'est ainsi que l'on peut entendre se murmurer que tel ou tel acteur politique serait dans l'ombre la « femme » de tel autre (« Mbombok A. »).

Mais ce qui nous semble important de rappeler à partir du cas de Boumnyebel, c'est que, qu'importe la violence du combat politique, l'acteur politique, le « Nouveau Patriote théurgien du politique » (« Mbombok A. »), ne doit jamais perdre de vue, d'une part, que « [...] le pouvoir est comme de l'alcool. S'il n'est pas porté par une âme humble, il ouvre le chemin à toutes sortes de maux... »146(*). D'autre part, il doit savoir que, faire de la politique, c'est s'exposer à la tentation de se compromettre « [...] avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute violence » (M. WEBER, 1963 : 216). Cette prise de conscience lui permettrait de garder la tête froide en sachant intelligemment -- si son objectif, bien évidemment, est de construire et non de détruire -- s'opposer au mal par la force, s'il ne veut pas être responsable de son triomphe (M. WEBER, 1963 : 204). Nous convenons donc avec M. WEBER (1963 : 219) que le « véritable acteur politique » se doit d'être un individu dépassionné du pouvoir (capable donc de s'en défaire le cas échéant) d'une part ; d'autre part, il doit être un individu qui a su allier l'« éthique de conviction » et l'« éthique de responsabilité » :

« [...] je me sens bouleversé très profondément par l'attitude d'un homme mûr -- qu'il soit jeune ou vieux -- qui se sent réellement et de toute son âme responsable des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l'éthique de responsabilité, en vient à un certain moment à déclarer : « Je ne puis faire autrement. Je m'arrête là ! » Une telle attitude est authentiquement [echt] humaine et elle est émouvante. Chacun de nous, si son âme n'est pas encore entièrement morte, peut se trouver un jour dans une situation pareille. On le voit maintenant : l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une l'autre et constituent ensemble l'homme authentique, c'est-à-dire un homme qui peut prétendre à la `vocation politique' ».

Aujourd'hui, nous pouvons en somme souligner qu'à Boumnyebel en particulier et au Cameroun en général, plusieurs parallèles et articulations peuvent être relevées entre « les logiques » des forces occultes et « les façons modernes » de faire la politique. Pour le cas du village de Boumnyebel en l'occurrence, l'on peut observer que les « transformations » postcoloniales révèlent que la perception du pouvoir en terme de « manipulation de l'Invisible » s'articule très bien avec l'essor de l'État moderne -- certes « importé d'Occident », mais aussi et surtout « réinventé »147(*), quoiqu'en apparence, maladroitement intégré dans un contexte sociopolitique et géographique nouveau et différent (ce qui constitue d'ailleurs, pour certains auteurs tels P. CHABAL et J.-P. DALOZ, un « désordre ») -- et les « nouvelles relations de domination » qu'il suscite. Les forces ésotériques semblent donc s'épanouir grâce aux incertitudes que provoque la « politique moderne ». En fait, les décisions abruptes et imprévisibles du « noyau dur » (du pouvoir central), le manque de transparence et de « traçabilité » dans la gestion des deniers publics, les emprisonnements et les décès « inexplicables », mènent à un « traumatisme psychosomatique » qui semble engendrer à Boumnyebel notamment, un véritable « tsunami » (raz de marée) de rumeurs et de pratiques occultes de toute sorte. Tous ces discours, même s'il est parfois difficile d'obtenir (officiellement) des éléments plus concrets pour les corroborer, doivent davantage éveiller notre prise de conscience sur les « mystères » de l'environnement sociopolitique camerounais.

* 132 Soulignons avec François MACÉ (1988 : 98-99) que pour les tenants du Shintoo (shintoïsme), celui-ci est « la religion nationale du Japon, l'essence même de la japonéité [...] et serait le fondement de l'« être japonais » ».

* 133 « Maîtres de l'Invisible » est un concept plus englobant. Il renvoie d'une part aux « sorciers » et d'autre part aux « Ba Mbombok » qui utilisent les forces de l'Invisible de manière différente et diamétralement opposée.

* 134 Un prêtre qui a réussi à se faire initier, à Douala, dans le monde des « maîtres de l'Invisible » (nganga ou guérisseurs).

* 135 Le sorcier lui-même peut se transformer en insecte et transporter le poison dans les nutriments de sa cible : « Il associe donc ici les techniques de métamorphose et d'empoisonnement » (« Mbombok A. »).

* 136 Nous reviendrons, un peu plus tard, avec N. MACHIAVEL sur cette notion de « talent » cardinale en politique selon lui.

* 137 « Mbombok A. ».

* 138 Pour plus de détails sur ce savoir occulte du « Mbok Basaa » voir aussi la typologie des « Ba Mbombok » élaborée par le « Mbombok R. » au Chapitre 1.

* 139 Au sens de M. WEBER, c'est celui qui est capable de concilier « l'éthique de conviction » et « l'éthique de responsabilité ». Nous y reviendrons.

* 140 Comme nous avons essayé de le démontrer un peu plus loin, il semblerait que par « voie occulte » il soit possible de se constituer un électorat ou des supporters.

* 141 Même si à Boumnyebel, les Ba Mbombok admettent cette possibilité, ils préfèrent éviter de donner des exemples et des cas précis.

* 142 Yves GUCHET, Op. Cit., P.209-220.

* 143 Le destin de César de BORGIA est marqué par une « extraordinaire et extrême malignité de fortune ». Ayant acquis ses États « par le moyen de la fortune de son père », le pape ALEXANDRE VI, la situation politique de C. BORGIA au départ était très précaire. Il fera pourtant preuve de « talent » en brouillant un jeu politique défavorable et en imposant une nouvelle donne des cartes. Cette habilité politique lui permit : de susciter des antagonismes là où ils n'y en avaient pas ; de dissimuler ses sentiments véritables en se réconciliant avec des adversaires afin de mieux les abattre ensuite. Mais lorsque le pape meurt -- et c'est là qu'intervient la « chance »--, BORGIA lui-même est très gravement malade et est incapable d'empêcher l'élection de JULES II. Pourtant, aucun de ses adversaires politiques ne profite de cette situation favorable pour l'abattre : telle était sa « puissance dominatrice » qui résultait donc d'un mélange subtil de « talent » et de « chance ».

* 144À ce propos, Marshall SINGER (1972 : 59), considérait à juste titre que : «  la puissance repose aussi bien, sinon plus, sur la capacité d'attirer qu'elle ne repose sur la capacité de contraindre ». C'est d'ailleurs en s'inspirant des réflexions de cet auteur, que Joseph NYE a développer le concept ce « soft power » ou « puissance douce » qu'il opposa à la « hard power » ou « puissance dure ».

* 145 Cité par Richard BANÉGAS in Christophe JAFFRELOT (dir.) (2000 : 509-541).

* 146 Propos du Cardinal MALULA, archevêque de Kinshasa, cité par J.-F. BAYART (1993 : 130).

* 147 Luc SINDJOUN (2002).

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams