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Autopsie du phénomène migratoire tunisien : entre "rationalité" de l'émigré et pragmatisme politique

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par Raef JERAD
Ecole Nationale d'Administration de Tunis - Cycle Supérieur de l'ENA 2011
  

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RÉPUBLIQUE TUNISIENNE

PREMIER MINISTÈRE
ÉCOLE NATIONALE D'ADMINISTRATION DE TUNIS

2ème Année Cycle Supérieur

Groupe Contrôle, Inspection et Magistrature

Mémoire au titre du deuxième stage auprès des

entreprises publiques

AUTOPSIE DU PHÉNOMÈNE MIGRATOIRE

TUNISIEN : ENTRE « RATIONALITÉ » DE

/ 0 * 5 e ET PRAGMATISME POLITIQUE

Élaboré et soutenu par

Raef JERAD
( raefjerad@yahoo.fr)

Août 2011

L'École Nationale d'Administration de Tunis n'entend donner aucune
approbation ni improbation aux opinions émises dans ce mémoire. Ces
opinions sont considérées comme propres à leur auteur

« Aujourd'hui, je pars, et je me demande si cela m'aidera à oublier
Aujourd'hui, je pars, et je me demande qu'elle en sera les conséquences
Que Dieu le veuille, j'apprendrai de la traversée avant qu'il ne soit trop tard
Je sais que la dernière étape de la traversée est la mort

Mais je suis dans l'obligation de terminer mon aventure comme tout le monde
Je n'ai pas trouvé d'autres solutions

De temps en temps, je me demande pourquoi j'existe vraiment
Je voudrais fuir la réalité, je découvre que j'y suis attaché
Les mêmes visages m'accompagnent dans mon voyage

Chaque jour, on perd quelqu'un, mais un nouveau arrive
Tous partagent le même chagrin

Je suis croyant, convaincu que Dieu est omniprésent

Convaincu que la mort est un droit, je ne prétends pas à l'immortalité
L'Homme existe, se débat contre le chagrin des temps pour confirmer son Être
C'est la raison pour laquelle je me lance dans la traversée,
Pourtant une traversée qui a des limites

La vie de l'Homme, quoi qu'elle dure, à une fin

Je pars, mais j'ai mille histoires à raconter

Je pars, mère, rien ne sert à m'adresser des reproches

Je suis perdu en chemin, mais ce n'est pas de ma faute

Excuse ma désobéissance, reproche aux temps, ne me reproche rien
Je pars, mère, rien ne sert à m'adresser des reproches

Reproche aux temps, ne me reproche rien

Excuse ma désobéissance, reproche aux temps, ne me reproche rien
Je pars sans retour

J'ai suffisamment pleuré et versé des larmes

Les reproches ne servent à rien, à des temps traîtres

Dans le pays des autres, je vivrai et j'oublierai le passé [...] »

Jeune rappeur tunisien

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

PARTIE I. DES ENJEUX INDIVIDUELS

CHAPITRE I. UNE CERTAINE LOGIQUE DE L'EGO-MIGRANT

8

36

34

Section I. Des facteurs répulsifs.

36

 

§1. Des facteurs déclencheurs

37

 

§2. Des facteurs aiguiseurs

41

 

Section II. Des retombées attractives

44

 

§1. Propulsion de la mobilité sociale

44

 

§2. Affranchissement de l'Être du « local »

46

 
 

CHAPITRE II. UNE « RATIONALITÉ » ENTACHÉE

49

 

Section I. Éléments d'irrationalité

49

 

§1. Le migrant risque-tout : « ça passe ou ça casse »

49

 

§2. Le migrant manipulé : le groupe comme stratège

53

 
 

Section II. Hypertrophie des coûts

55

 

§1. Précarité professionnelle

55

 

§2. Malaise social

57

 
 

PARTIE II. DES ENJEUX POLITIQUES

 

61

CHAPITRE I. DES AVANTAGES FORT CONVOITÉS

64

 

Section I. Des avantages immédiats

64

 

§1. Désengorgement du marché du travail

64

 

§2. Drainage de devises 66

Section II. Des avantages médiats 69

§1. Rapatriement des investissements 69

§2. Capitalisation de connaissances et « gain de cerveaux » 71

CHAPITRE II. DES INSTRUMENTS OPÉRATOIRES 74

Section I. Rattachement à la communauté nationale 74

§1. La religion : un marqueur culturel 74

§2. La langue arabe : outil de socialisation communautaire 76

Section II. Des mécanismes institutionnels 78

§1. Des mécanismes d'incitation 78

§2. Des mécanismes d'encadrement 80

CONCLUSION 83

ANNEXES 89

ANNEXE I. STATISTIQUES 91

ANNEXE II. TEXTES OFFICIELS 112

BIBLIOGRAPHIE 129

INTRODUCTION

Le phénomène migratoire est aussi ancien que l'Homme lui-même. Fautil bien rappeler, à cet égard, que l'histoire de l'Humanité est d'abord celle du peuplement progressif du monde à partir du berceau africain. La science historique nous révèle, de la sorte, que ce phénomène n'est pas exclusif à l'Homme moderne, mais corrélatif à l'Humanité toute entière, depuis qu'elle a commencé son expansion sur terre. Partant de cela, un constat saute aux yeux, le fait migratoire est antérieur à l'apparition des notions d'État-nation et de frontières nationales, qui sont de création relativement récente. Le phénomène précède la stabilisation des populations au sein des Etats-nations et sévit déjà avant que les frontières de ceux-ci ne soient tracées et reconnues en tant que telles1. Certes, les formes et les logiques de ce phénomène se modifient profondément au cours du temps, mais la constance et l'universalité qui l'animent et travaillent au fond, en font un phénomène essentiel2. Bien entendu, l'essentialisme qui y est inhérent ne touche en rien à sa nature évolutive et très complexe. Il est dit un phénomène plurivoque, attendu qu'il se prête aisément à une infinité d'interprétations et d'approches pour revêtir, enfin, une grande variété de sens et de significations. Une chose est sûre, la réalité migratoire a toujours constitué un indicateur global de l'état général, tant dans les régions et sociétés émettrices que dans celles réceptrices des flux

1 Encyclopédie Universalis, Nouvelle Edition Multimédia, Paris, 2010.

2 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb », in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb, collection Enjeux, Cérès Edition, Tunis, 1996, p. 20.

humains. La vocation de la réalité migratoire à s'adonner à l'observation scientifique, comme étant le condenseur et le conteneur d'une multitude de réalités humaines et sociologiques, explique la raison pour laquelle elle n'a cessé, jadis, et ne cesse point, aujourd'hui, de faire l'objet d'une abondante littérature scientifique.

I

Toute étude prétendant à l'auscultation du phénomène migratoire propre à la Tunisie contemporaine se devrait de le placer dans son contexte général qui est la planétarisation des flux de tout genre, notamment ceux relatifs aux déplacements et circulations des populations humaines. Un trait spécifique aux migrations de l'ère contemporaine étant le caractère mondialisé des flux de mobilité qu'elles impliquent. Estimant la population mondiale émigrée actuelle, les organismes spécialisés avancent le chiffre de 200 millions émigrés de par le monde, soit environ 3% de la population mondiale3. Compte tenu de la croissance soutenue de la population mondiale, qui ne semble pas ralentir, et le désagrègement et effacement, à la fois, inexorables et irréversibles des barrières matérielles, juridiques et culturelles, ces chiffres sont, indubitablement, promus à la hausse dans les années qui viennent. Les populations s'interpénétreront davantage, conséquence inéluctable d'une porosité et perméabilité grandissantes des frontières, de quelque sortes qu'elles soient. La mondialisation migratoire, entre autres mondialisations, représente, aux yeux des analystes, le chemin obligé d'une Humanité évoluant, irréversiblement, vers une société-monde qui symboliserait la fin

3 La communauté immigrée dans certains pays du Golfe Arabe atteint des proportions considérables. Pour le cas particulier des Émirats Arabes Unis et du Qatar, elle dépasse les 75% de la population totale, devenant, ainsi, trois fois plus nombreuse que la population autochtone, données recueillies auprès de l'Office des Tunisiens à l'Étranger, en juin 2011.

des particularismes nationaux et le triomphe de l'universalisme culturel. En effet, les déplacements géographiques initient un processus d'acculturation et de changement des moeurs, véhiculeur d'uniformisation et de standardisation culturelles4. Par ailleurs, facteurs et stimulants des mouvements migratoires parlant, beaucoup mettent l'accent sur le rôle prédominant des modalités de fonctionnement des économies occidentales, lesquelles économies, confrontées à une concurrence exacerbée et davantage soucieuses de rationaliser les coûts de production, encouragent l'arrivée d'une maind'oeuvre bon marché, même si la tendance est aujourd'hui vers le drainage des compétences, mutations économiques et avènement du modèle de l'économie du savoir obligent. D'un autre côté, la pauvreté, le sous-emploi et l'explosion démographique qui frappent de plein fouet les pays en voie de développement malmènent et essoufflent des populations entières et alimentent un flux migratoire Sud/Nord. Les États, jouissant d'un niveau et d'une qualité de vie plus élevés que les autres, constituent, naturellement, les destinations les plus prisées et convoitées. Somme toute, le courant migratoire reliant les deux pôles pourrait être, métaphoriquement, représenté comme un mouvement de systole et de diastole des populations, entre deux espaces géographiques distincts, dans la finalité ultime est le rétablissement d'un équilibre démographique et de richesse.

Le chercheur se devrait, également, de placer le phénomène migratoire tunisien dans son contexte régional, à savoir l'espace maghrébin et les flux de populations qui s'y dégagent5. La mer méditerranéenne a depuis toujours constitué un espace de transit reliant les deux rives européenne et maghrébine.

4 Encyclopédie Universalis, Nouvelle Édition Multimédia, Paris, 2010.

5 PERRIN (Delphine), « Sémantique et faux-semblants juridiques de la problématique migratoire au Maghreb », in Migration Société, volume 21, n°123-124, mai-août 2009, Paris, 2009, pp. 19-49.

La rive qui avait « un trop-plein de force, d'énergie, de spiritualité, de main d'oeuvre, disait Abdelwahab Bouhdiba, envoyait à l'autre bout son surplus »6. Si l'espace méditerranéen connaissait, au XIXème siècle, une migration Europe/Maghreb, d'expansion et de peuplement, les deux guerres mondiales ont occasionné, dans la rive nord, des déficits démographiques importants qui ont provoqué un renversement de tendance et ont donné lieu à un flux migratoire opposé Maghreb/Europe7. Les pays européens, en pleine période de reconstruction, se révèlent d'importants demandeurs de main-d'oeuvre immigrée. L'ampleur de la tache était telle que les travailleurs maghrébins n'étaient guère perçus comme une simple force de travail occasionnelle. Aujourd'hui, les difficultés que connaît l'Europe refrènent le mouvement et mènent au serrage des politiques migratoires qui tendent vers une sélectivité de plus en plus poussée que résume l'illustre slogan : « De l'immigration subie à l'immigration choisie »8. En dépit de ces mesures drastiques, les spécialistes de la question observent que la solution ne se trouve, nullement, dans un verrouillage hermétique des frontières européennes qui ne pourrait juguler un phénomène aussi prompt que constitue les flux migratoires maghrébins9. Le phénomène subsistera, nulle doute, tant que subsisteront ses

6 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb », in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb, Collection Enjeux, Cérès Édition, Tunis, 1996, p. 22.

7 Voir Ibid. pp. 20-29.

8 Slogan maintes fois employé dans les discours du Président français Nicolas Sarkozy, depuis son ascension à la présidence de la République Française en mai 2007. Le dit slogan trouve une assise juridique dans la loi du 24 juillet 2006, relative a l'immigration et a l'intégration, qui recommande, solennellement, de passer d'une « immigration subie », dont le regroupement familial constitue la principale source, à une « immigration choisie », par la mise en place de mécanismes de sélection de la main-d'oeuvre.

9 LABIB (Ali), « La migration maghrébine : de l'arr~t de la migration à l'arr~t du voyage », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011]

causes profondes et directes. Il fraudait penser, plutôt, à transférer les richesses vers les hommes pour éviter que ceux-ci ne se déplacent vers les richesses10. Les configurations, politiques, économiques, sociales et démographiques qui règnent, aujourd'hui, dans les pays maghrébins, ne peuvent que créer, entre les deux espaces géographiques, une sorte de pression migratoire qui serait, dans le futur proche, inéluctable et malaisément maîtrisable11.

II

Un autre point fondamental mérite, bel et bien, d'être défriché dans le cadre de cette introduction générale, il se rapporte à la problématique de l'intégration des immigrés et de leurs descendants dans les sociétés d'accueil, et évoque, fatalement, le devoir d'insertion que ces sociétés doivent assumer

envers cette population minoritaire. Les trois dernières décennies ont montrél'acuité de ces thèmes qui ne cessent d'alimenter les débats, tant sur la scène

politique que médiatique. Une pléthore de concepts et de notions y font irruption, en étant utilisés tous azimuts, parfois, pour tout dire, parfois d'autres, pour ne rien dire, des temps, pour entériner des décisions politiques, autres temps, pour justifier des courants idéologiques, aussi variés que discordants. Ceci dit, (( inclusion», (( assimilation », (( ghettoïsation », (( multiculturalisme », (( relativisme culturel », (( discrimination positive », (( identité nationale », etc. s'imposent comme les outils théoriques, à la fois, des sociologues et politologues, des activistes politiques et militants des droits humains, pour questionner et débattre des modèles d'intégration qui prévalent

10 SAUVY (Alfred), Richesse et population, Payot, paris, 1943.

11 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb », in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb, Collection Enjeux, Cérès Edition, Tunis, 1996, p. 26.

dans les sociétés de résidence. En tout état de cause, un constat objectif s'impose, réitéré par maintes enquêtes et investigations de terrain, il consiste à dire que les jeunes issus de l'immigration demeurent, globalement, rivés à la classe d'appartenance de leurs parents et victimes d'une tendance générale, s'inscrivant sur le long terme, de systématisation de la reproduction de la force de travail, à partir de la force de travail. On assiste, également, au cours des décennies passées, à une montée brusque des sentiments xénophobes et anti-immigrés, souvent accompagnée de flambées de violences et de comportements discriminatoires à l'égard des communautés immigrées12. Les soubassements dogmatiques, substrats des idéologies anti-immigrées, tirent leur consistance d'une certaine perception hypertrophiée et ethnocentrique de l'identité nationale, dont la pureté et l'éclat seraient altérés par un métissage culturel prétendument pernicieux et corrosif qu'implique une « overdose » d'immigration. Des courants politiques, se revendiquant de l'extrême droite, pullulent et prospèrent, autant en nombre d'adhérents que d'électeurs, décriant l'immigration-invasion et l'immigré-ennemi public, qui devient l'exutoire, par excellence, de tous les maux sociaux13. Au moment de l'écriture de ces lignes, la Norvège est le théâtre d'un double carnage, le plus meurtrier de son histoire, dont l'auteur présumé, proche des milieux d'extrême-droite, déclare avoir agi dans l'intention de provoquer une prise de conscience aigüe et généralisée et des Norvégiens et de toute l'Europe, contre ce qu'il appelle l'invasion musulmane et la profanation et avilissement de

12 ABOU-SADA (Georges) et MILET (Hélène) (Dir.), Générations issues de l'immigration. Mémoires et devenirs, actes de la table ronde de Lille, 12-14 juin 1985, Arcantère Éditions, Paris, 1986 ; RUDE-ANTOINE (Edwige), Jeunes de l'immigration. La fracture juridique, Éditions Karthala, Paris, 1995.

13 Voir ALDEEB ABU-SAHLIEH, (Sami), « La migration dans la conception musulmane », in Migration Société, volume 8, n°45, mai-juin 1996, Paris, 1996, pp. 5-26 ; voir POIZAT (Thérèse), « La migration dans la conception chrétienne », in Migration Société, volume 8, n°45, mai-juin 1996, Paris, 1996, pp. 27-37.

l'identité chrétienne-arienne du continent européen qu'entrainent les vagues d'immigration qui s'y déversent durant les décennies passées14. De telles idéologies, au fond contestataires de l'ordre établi, ne pourront que prospérer sur le terreau d'une Europe, dont le modèle de construction supra-nationale fait du surplace pour ne pas dire qu'il fait de la marche arrière, et qui sort amoindri d'une pesante crise financière et économique. Certes, l'Europe ne saurait faire venir des travailleurs dont elle n'a pas besoin, il n'y a rien de plus légitime. Néanmoins, les politiques migratoires européennes doivent être menées dans le respect stricte et intégral de la dignité de la personne humaine et des normes universelles des droits de l'Homme, et en application des conventions relatives aux droits des migrants, réguliers soient-ils ou irréguliers. Il faut dire que, jusqu'à ces jours-ci, immigrer ne s'est pas encore érigé en un droit universel, en d'autres termes, immigrer demeure, toujours, une faveur discrétionnaire.

III

Une variété de concepts reviendront avec récurrence et meubleront les analyses et les développements du présent mémoire. Nous ne saurons nous passer d'une clarification préalable de ces concepts pour pouvoir saisir leurs significations propres et les nuances, parfois extrêmement fines, qui les différencient et les démarquent. Emigration, immigration, migration, migration clandestine, émigré, émigrant, immigré, migrant, rationalité, et, enfin, pragmatisme politique, sont autant de concepts que nous proposons d'éclaircir et élucider ici-bas. Parler d'émigration suppose qu'on se place du côté du pays de départ pour qualifier l'action par laquelle on quitte son pays

14 Un double attentat a lieu le jour du 22 juillet 2011, faisant, selon les services de la police norvégienne, 76 morts et une centaine de blessés.

pour aller s'établir dans un autre. L'immigration, par contre, suppose qu'on se place du côté du pays d'arrivée, et donc, désigne l'arrivée dans son pays de personnes étrangères qui viennent s'y installer. Parler de migration, implique, plutôt, un regard neutre, il ne désigne ni le départ ni l'arrivée, mais le simple déplacement géographique des individus d'un pays à un autre afin de s'y installer. L'expression migration clandestine est utilisée pour qualifier le phénomène que constitue la sortie d'individus d'un pays ou leur entrée sur le territoire d'un autre, sans autorisation légale, que ce soit par voie maritime, terrestre ou aérienne. L'émigré est celui qui quitte son pays d'origine en vue de s'établir, durablement, dans un autre. Le substantif émigrant se différencie, légèrement, du précédent et renvoie à celui qui quitte son pays au moment précis oü il est en train de le faire. Parler d'immigré présuppose un positionnement du côté du pays d'installation et renvoie à la personne venue s'installer dans un pays, autre que son pays d'origine. Le substantif migrant, implique un regard neutre et qualifie celui qui est en train de se déplacer d'un pays à un autre pour y résider. Le concept de rationalité évoque, dans les sciences humaines et sociales, une conduite cohérente et optimale de l'individu par rapport à ses propres buts fixés au préalable. En économie, nous trouvons la notion d'acteur rationnel, hypothèse centrale et clé de voûte des analyses et anticipations des comportements des agents économiques. Ceux-ci sont censés poussés et portés à satisfaire, au mieux, leur intérêt et bien-être personnels, qui incluent, naturellement, la maximisation des avantages matériels mais, aussi, autres avantages non-matériels, tels par exemple le prestige et l'aura sociaux, l'estime de soi, etc. La rationalité de l'individu serait, dans les faits, limitée par les habitudes et les réflexes, les valeurs personnelles et sociétales, la perception et les représentations du contexte, l'étendue des connaissances et l'adéquation des informations avec la

réalité objective. En somme, le concept de rationalité, ainsi étayé et appliqué au cas spécifique de l'émigration tunisienne, objet de notre étude, postule que l'émigré tunisien est un acteur rationnel, c'est-à-dire qu'il se décline, purement et simplement, rigueur scientifique oblige, comme un acteur « égoïste », motivé, en exclusivité, par la maximisation de son propre intérêt et bien-être. Quant au pragmatisme, il s'agit d'une doctrine qui prend pour critère de vérité, d'une idée ou d'une action, sa valeur pratique et son incidence positive sur le réel. Cela dit, le pragmatisme politique est une attitude selon laquelle la réussite pratique de la pensée et de l'acte politiques est le seul critère permettant de juger l'opportunité et le bien-fondé de ces pensées et actes. Autrement dit, ces pensées et actes ne peuvent être considérés comme tels que s'ils ont l'aptitude d'agir sur le réel et l'existant. Dans ce sens, appliqué à la politique, le pragmatisme serait une attitude qui valorise l'efficacité et la mise en pratique de ce qui fonctionne réellement, sans prendre en compte des à priori idéologiques ou des jugements de valeurs éthiques. Une politique pragmatique est, de ce fait, une politique tournée vers le monde réel, une politique réaliste et efficace, qui privilégie les résultats positifs concrets plutôt que d'autres considérations abstraites. Ceci étant, nous pensons que la politique, étant l'art du possible, non seulement gagne à être pragmatique, mais, encore, elle se doit de l'être. Nous tenons également à expliquer que la qualification, par le chercheur, d'une quelconque politique gouvernementale de pragmatique, n'implique aucun jugement de valeur péjoratif ou stigmatisant, mais, trouve, plutôt, ses justifications dans l'insertion des faits étudiés dans les moules conceptuels et théoriques existants, outils du chercheur en sciences humaines et sociales, auxquels il est contraint d'y recourir afin de rendre l'objet de son étude plus intelligible et

plus accessible à l'entendement humain15.

IV

La Tunisie, Régence ottomane, était, à la fois, une terre réceptrice de migrants venus de Turquie, et une terre de passage et d'implantation pour les habitants des régions frontalières, et que le nomadisme les prédispose à y pénétrer et séjourner, se prévalant de l'absence de lignes frontalières fixes et précises. La Tunisie, protectorat français, subit, plus ou moins, une colonisation de peuplement et devient une terre d'installation des ressortissants Français, Italiens et Maltais16. Néanmoins, l'irruption du fait colonial dans la société tunisienne suscite un changement de tendance, et fait désormais de la Tunisie un territoire, plutôt, d'émission que de réception de flux migratoires. Il s'agit, donc, dans ce qui suit, d'essayer de déceler les moments-clés du phénomène migratoire tunisien qui vont nous permettre, in fine, de saisir la trajectoire et l'évolution générales qui le caractérisent et lui donne sa configuration et consistance actuelles. Les premiers départs des Tunisiens se produisent à l'époque du protectorat français évoquant ainsi le bouleversement d'une société à dominante rurale et traditionnelle, en proie à l'assujettissement politique et confrontée au modernisme culturel de l'Occident. Le phénomène migratoire fut, donc, à son origine, provoqué par la puissance coloniale qui n'a pas hésité, elle aussi, à encourager les départs vers la métropole. En effet, la France n'a pas manqué de puiser dans la Tunisie de la main-d'oeuvre pour ses industries manufacturières, et des soldats pour

15 BOUHDIBA (Abdelwahab), « Vicissitudes de la sociologie ou sociologie de la vicissitude », in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb, Collection Enjeux, Cérès Édition, Tunis, 1996, pp. 9-19.

16 KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon) (Dir.), Émigration tunisienne en France et problématique du retour, Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme des Études Approfondies en SocioÉconomie du Développement, École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 8.

renforcer ses effectifs militaires pendant les deux guerres mondiales17. Dans la période allant de l'ascension à l'indépendance jusqu'au début des années 1970, l'émigration tunisienne connaît sa phase pionnière et son age d'or. Durant les toutes premières années de l'indépendance, on assiste à une vague de départs, spontanés et non institutionnalisés. Le reflux des Français à la métropole entraine à ses trousses un bon nombre de Tunisiens, certains particulièrement attachés à la colonie française, d'autres craignant la nouvelle donne que constitue le désengagement de la France du pays. Ce fut, notamment, le cas des Juifs tunisiens qui représentent, à l'époque, la quasimajorité des embarqués18. Plus tard, la France d'après-guerre, en pleine phase de reconstruction et en quête de relance économique, fait venir sur son sol plusieurs dizaines de milliers de Tunisiens pour pallier aux problèmes de stagnation démographique et de pénurie de main-d'oeuvre, et donne, ainsi, un autre élan au phénomène migratoire tunisien, qui devient moins intermittent et discontinu et commence à se stabiliser et à s'inscrire dans le temps19. Au cours de la décennie 1960, la mise en place d'une politique de collectivisation des terres agricoles, inspirée du modèle yougoslave, arrachent des pans entières de la population à leurs terres et engendre une augmentation manifeste des taux de chômage et d'exode rural, et fait sombrer le pays dans une phase d'instabilité politique et sociale. A la recherche d'issues, le Gouvernement tunisien commence à saisir l'opportunité d'une éventuelle instrumentation du fait migratoire et prend conscience des avantages qu'il

17 Selon les autorités tunisiennes, le nombre des Tunisiens servant dans les effectifs de l'Armée Française atteint, en 1954, 4 800 personnes, voir Rapport du Comité Technique de l'Office des Travailleurs Tunisiens à l'Étranger, juin 1985.

18 TOIGO (Moreno), « Emigration, développement et dépendance : le cas de la Tunisie », in Migrations Société, volume 6, n°32, mars-avril 1994, Paris, 1994, p. 62.

19 KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon) (Dir.), Emigration tunisienne en France et problématique du retour, Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme des Études Approfondies en SocioEconomie du Développement, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 11.

pourrait en tirer. Un accord de main d'oeuvre franco-tunisien fut conclu, en 1963, permettant aux Tunisiens de disposer de facilités comparables à ceux déjà accordées aux Algériens et Marocains20. Multiples accords bilatéraux s'ensuivent et le furent également avec d'autres pays receveurs potentiels de travailleurs tunisiens, ce qui permet aux autorités d'affermir davantage leur emprise sur le flux migratoire national21. Depuis le milieu des années 1970 jusqu'à la fin des années 1980, l'émigration tunisienne esquisse une nouvelle phase marquée par maintes transmutations et renversements de tendances. Subséquemment aux chocs pétroliers et crises économiques qui jalonnent la décennie 1970, les puissances industrielles interrompent subitement les flux d'immigration et arrêtent des politiques migratoires restrictives. La France, non seulement cesse d'être la destination première des Tunisiens, mais, plus encore, elle lance un vaste programme d'aide au retour et à la réinsertion des immigrés dans leur pays d'origine qui débouche, finalement, sur quelque 40 000 retours en Tunisie22. L'État tunisien fut contraint, dès lors, de chercher

20 L'application effective de la convention de 1963, venant officialiser un phénomène qui a commencé spontanément, n'aura lieu qu'en 1969, par la volonté du Gouvernement français voulant répliquer à la décision unilatérale de nationalisation des terres des colons européens, prise par le Gouvernement tunisien en 1964.

21 A titre d'exemple, un accord de main-d'oeuvre fut signé avec l'Allemagne fédérale en 1965. Un autre accord fut signé avec la Libye, en 1971, qui, après avoir découvert d'importants gisements pétroliers, connaît un boom productif qui l'incite à devenir un pays importateur de force de travail étrangère, voir TOIGO (Moreno), « Émigration, développement et dépendance : le cas de la Tunisie », in Migrations Société, volume 6, n°32, mars-avril 1994, Paris, 1994, p. 60.

22 TAAMALLAH (Khemaïes), « Mutations socio-démographiques et intégration des Tunisiens en France », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011] ; voir TAAMALLAH (Khemaïes), Les travailleurs tunisiens en France. Aspects socio-démographiques, économiques et problèmes de retour, Publication de l'Université de Tunis, Imprimerie Officielle de la République Tunisienne, 1980 ; voir KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon) (Dir.), Emigration tunisienne en France et problématique du retour, Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme des Études Approfondies en Socio-Économie du Développement, École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 11.

de nouveaux marchés de travail et met le cap sur la Lybie et les pays du Golfe Arabe qui ne tardent pas à ouvrir leurs portes devant l'excédent de la maind'oeuvre tunisienne. D'autres destinations sont découvertes comme l'Espagne, la Grèce ou l'Italie, laquelle commence à enregistrer, à cet instant, l'arrivée des premiers Tunisiens. Toutefois, une chose mérite d'être signalée, l'arrêt de l'émigration officielle vers la France n'empêche pas plusieurs milliers de Tunisiens de s'y introduire en faux touristes et, donc, de s'y installer et travailler illégalement. En 1981, année de l'accession de la Gauche française au pouvoir, le gouvernement Mauroy prend l'initiative de régulariser la situation de la totalité des immigrés en situation irrégulière. La communauté tunisienne arrive à la tête des communautés étrangères avec 22 000 régularisations23. La phase actuelle que connaît le phénomène migratoire tunisien débute à partir des années 1990. Depuis, on constate une diversification de plus en plus grande des destinations, puisque des Tunisiens partent désormais vers les pays scandinaves, l'Amérique du Nord, l'Afrique Noire, l'Australie, etc.24. La croissance des effectifs résidents en Europe ne fléchit point, étant donné la floraison de la pratique de l'immigration clandestine et la reconduction des programmes de regroupement familial qui permettent à un bon nombre de travailleurs tunisiens d'être rejoints par les membres de leurs familles25. Les pays du Golfe demeurent fort attractifs compte tenu des possibilités d'emploi et des niveaux élevés de rémunération que les économies pétrolières pourraient se permettre. Nous ne pouvons

23 MABROUK (Sonia), « Un diplôme pour un visa », in Jeune Afrique, 27 avril 2008, pp. 71-72.

24 HAMIDA (Cyrine), « L'histoire et l'évolution de l'immigration tunisienne en Allemagne », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011]

25 ESCALLIER (Robert), « Une région bouleversée par les flux migratoires », in LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.), /'État duio nrxrei, Cérès Édition, Tunis, 1991, pp. 96-97.

clôturer cet aperçu historique sans mentionner la vague tsunamique d'émigrés clandestins qui a déferlé, ces derniers temps, sur les côtes italiennes, profitant d'une léthargie des pouvoirs publics tunisiens qui sortent désorientés d'un soulèvement populaire sans précédent. Ce déferlement humain a embrouillé les relations diplomatiques de l'Italie avec ses voisins, notamment la France. Des voix se sont levées un peu partout dans l'Europe des vingt-sept pour dénoncer et fustiger la mauvaise gestion de ces flux, tout en suspectant l'Italie d'encourager ces nouveaux arrivants à franchir ses frontières en direction d'autres pays membres. Quoi qu'il en soit, l'histoire nous renseigne que lorsque des secousses d'une telle ampleur se produisent, des mouvements de population pareils deviennent, à la limite, inéluctables. La Tunisie, jadis espace émetteur de flux humains, tend, de nos jours, à se convertir en un espace récepteur et de transit, spécialement pour les populations de l'Afrique subsaharienne. Au cours des dernières années, la communauté subsaharienne en Tunisie, notamment estudiantine, a nettement progressé et diversifié. Le territoire tunisien devient aussi un véritable pont de passage pour des milliers de migrants subsahariens souhaitant pénétrer dans l'espace européen d'une manière irrégulière26.

V

Depuis l'éclosion du phénomène migratoire national, le profil économique et socio-démographique du migrant tunisien ne demeure pas inchangé et invariable. Au tout début, les candidats à l'émigration sont, pour

26 BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek), « La migration de transit en Tunisie : état des lieux et impacts et avancement de la recherche sur la question », CARIM, Note analytique n°2009-16, p. 2 ; voir BOUBAKRI (Hassan) et MAZELLA (Sylvia), « La Tunisie entre transit et immigration : politiques migratoires et conditions d'accueil des migrants africains à Tunis », in Autrepartno. 36, IRD, 2006.

la plupart, originaires des milieux ruraux et sans aucune qualification particulière. A l'image des autres flux migratoires maghrébins, l'émigration tunisienne est composée, pour l'essentiel, de jeunes hommes célibataires qui perçoivent leur départ comme une entreprise individuelle et temporaire27. Les taux élevés de masculinité et de célibat constituent des variables objectives qui limitent, de facto, le projet migratoire dans le temps et suggèrent le retour dans l'avenir le plus proche. Les émigrés des premières années de l'indépendance sont, pour la plupart, des Tunisiens de confession juive ou des commis de l'administration française disposant d'un niveau de qualification plus ou moins élevé28. Par la suite, le phénomène s'accentue et se ravive et on assiste à la multiplication de foyers d'émigration, notamment dans le Sud du pays, tels Djerba, Tataouine, Gomrassen, etc.29. La vigueur et l'opérationnalité de la solidarité sociale qui caractérise ces communautés sudistes permettent d'établir une sorte de pont migratoire entre ces régions et le territoire français. À la fin des années 1960, l'émigration, jusqu'ici, à dominante rurale et paysanne, s'étend à d'autres couches sociales et attire de plus en plus les populations urbaines. Les émigrants empruntent, généralement, l'axe traditionnel Marseille-Paris-Lyon, que constituent ces grands bassins de l'emploi de la France du début des années 1970, ce qui fait de la migration tunisienne une migration, plutôt, prolétarienne, caractérisée par une forte dépendance vis-à-vis du salariat et du marché de l'emploi du pays récepteur. À la fin des années 1970, la migration masculine et célibataire perd du terrain face à une migration devenue plus féminine et familiale, sous

27 KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon) (Dir.), Emigration tunisienne en France et problématique du retour, Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme des Études Approfondies en SocioÉconomie du Développement, École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 24.

28 Ibid., p. 10.

29 Ibid., pp. 13-14.

l'effet conjoint des mesures de regroupement familial et des programmes d'aide au retour et à la réinsertion30. Aujourd'hui, la structure sociodémographique de la diaspora tunisienne enregistre des mutations importantes. Rajeunissement, féminisation, et tertiarisation de l'emploi constituent les tendances les plus marquantes31. Par ailleurs, la migration tunisienne, conçue à l'origine comme une migration de main-d'oeuvre, temporaire et provisoire, commence progressivement à se transmuer en une migration d'installation. Signalons, en outre, la prolifération récente d'un type bien particulier de départ qu'est l'émigration estudiantine, notamment vers les pays de l'Europe de l'Est, tels l'Ukraine et la Roumanie. Les dernières enquêtes réalisées portent, en fait, à 5% la proportion des étudiants tunisiens poursuivant leur enseignement supérieur à l'étranger32.

VI

L'État tunisien, ne pouvant laisser le phénomène migratoire déborder et échapper à son emprise, lui crée des institutions d'encadrement et de canalisation et lui élabore un cadre juridique régulateur. Quant aux institutions, nous remarquons qu'elles sont constituées et réformées au gré des

30 KASSAR (Hassan), « Femmes et migration, émergence de nouvelles formes : premiers résultats de l'enquete réalisée auprès des étudiantes tunisiennes de la F.S.H.S.T », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011]

31 La tendance à la tertiarisation s'inscrit dans un mouvement plus global qui affecte les économies industrielles. Il s'agit d'un tertiaire dévalorisé, offrant des travaux souvent salissants et pénibles, et correspondant à des emplois de manoeuvres, précaires et peu payés, voir TALHA (Larbi), « La main-d'oeuvre émigrée en mutation », in LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.), /'État du MDTAreE, Cérès Édition, Tunis, 1991, p. 500.

32 DUBOIS (Thomas), « Pression démographique et migrations étudiantes au Maghreb », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque international de Gammarth, 27 et 28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011]

conjonctures socio-politiques que vit le pays et à l'aune des changements et renversements de tendances qui affectent le fait migratoire. L'une des premières structures intervenant dans le champ migratoire, citons l'Office de la Formation Professionnelle et de l'Emploi33. Créée en 1967, elle s'est vue assigner la tâche de la gestion des flux migratoires des travailleurs tunisiens vers les pays demandeurs34. Cette structure fut réformée, en 1973, pour devenir désormais l'Office des Travailleurs Tunisiens à l'Étranger, de l'Emploi, et de la Formation Professionnelle35, signe d'une volonté politique vers la préservation de liens solides avec la diaspora tunisienne et son rattachement à la communauté nationale. Un nombre de réformes et restructurations s'en suivent, durant les années 1970 et 1980, que nous avons jugé peu utile de les étaler dans le cadre qui nous est imparti, jusqu'à la création, en juin 1988, de l'Office des Tunisiens à l'Étranger36, dont la mission principale est de fournir au Gouvernement les données nécessaires lui permettant d'arrêter et de mettre en exécution « une politique d'encadrement et d'assistance aux Tunisiens résidents à l'étranger »37. Les activités menées par cette structure ont trois vocations principales. Une vocation sociale qui consiste dans des prestations d'appui et d'assistance, à la fois, pour les Tunisiens installés à l'étranger, pour ceux de retour au pays, ainsi que pour les familles d'émigrés restées au pays. Une vocation économique dont l'objectif est de faire participer les émigrés tunisiens au développement national à travers l'incitation à l'épargne et à l'investissement dans le pays. Enfin, une

33 O.F.P.E

34 Cette structure avait initialement pour objectifs l'organisation du marché de l'emploi, ainsi que la formation professionnelle. Mais elle s'est trouvée, de par l'intensité du flux migratoire vers la France, orientée vers l'organisation de l'émigration officielle ; voir SIMON (Gildas), L'espace des travailleurs tunisiens en France, Poitiers, 1979, pp. 150-160.

35 O.T.T.E.E.F.P

36 O.T.E

37 Fut créé en vertu de la loi n°88-60 du 2 juin 1988.

vocation culturelle ayant trait à l'enracinement, chez les membres de la communauté émigrée, et spécialement chez les nouvelles générations, des valeurs identitaires et culturelles spécifiques à la Tunisie en tant qu'entité nationale. L'Agence Tunisienne de Coopération Technique38 est une autre institution de taille qui intervient dans le champ migratoire. Créée en avril 1972, elle incarne une volonté politique vers la régulation et l'institutionnalisation d'un phénomène naissant que constitue la mobilité des compétences et cadres tunisiens39. L'identification, la sélection et le placement à l'étranger de ces compétences et cadres constituent les principales missions qui lui sont dévolues. Selon les dernières estimations officielles, quelques 10 000 tunisiens sont en mesure de bénéficier, actuellement, d'opportunités de travail à l'étranger grace à ce mécanisme. Ils exercent, pour la plupart, dans les domaines de l'éducation, de l'enseignement supérieur, des activités pétrolières, de la santé et de l'agriculture. L'Agence Nationale pour l'Emploi et le Travail Indépendant40, créée en février 1993, se chargeant de mettre en oeuvre la politique gouvernementale d'emploi, procède, entre autres, au placement de la main d'oeuvre tunisienne à l'étranger, mais se distingue, toutefois, par un champ d'intervention plus large et moins élitiste41. Nous ne pouvons passer sans mentionner le rôle primordial que joue le Ministère des Affaires Étrangères dans l'encadrement de la diaspora tunisienne et la contribution dans la gestion du flux migratoire en général. À travers ses représentations consulaires qui couvrent la quasi-totalité des pays de résidence, il veille à l'inscription et au recensement périodiques des Tunisiens émigrés, et se charge, dans l'ensemble, de l'aspect procédural et

38 A.T.C.T

39 Fut créée en vertu de la loi n°72-35 du 27 avril 1972.

40 A.N.E.T.I.

41 Fut créée en vertu de la loi n°93-11 du 17 février 1993.

administratif de l'émigration.

Les premières années de l'indépendance passées, le pouvoir bourguibien se charge d'assujettir le fait migratoire, qui ne cesse d'investir la sociététunisienne, à un cadre juridique spécifique, qu'on n'a pas arrêté, depuis, de

parfaire et accommoder à l'aune des transformations qui affectent le profil migratoire du pays. Au fur et à mesure que le phénomène migratoire s'étend et s'intensifie, on assiste à un foisonnement des textes juridiques applicables. Plusieurs conventions de main-d'oeuvre furent conclues avec les pays de destination, européens et arabes. La convention avec la France, entrée en vigueur en 1969, représente la première mesure importante dans le contrôle et la gestion des effectifs migratoires. L'objectif étant d'étatiser l'émigration vers ce pays et de substituer au mouvement anarchique et spontané une émigration contrôlée par des procédures administratives communes, coordinatrices et rationalisantes de l'offre et de la demande de main-d'oeuvre entre les deux pays. Il y a lieu d'évoquer aussi la loi du 08 mars 1968, régissant la situation des étrangers en Tunisie, et la loi du 14 mai 1975, relative aux passeports et aux documents de voyage, qui organisent l'entrée et la sortie du territoire national tout en pénalisant le franchissement irrégulier des frontières, et par les étrangers et par les nationaux. Par ailleurs, la Tunisie ratifie un accord d'association euro-méditerranéen, entrant en vigueur 1998, dont le volet social l'enjoint à lutter contre l'émigration irrégulière. En février 2004, les pouvoirs publics apportent une grande réforme au dispositif juridique se rapportant au phénomène migratoire, à peine deux mois après la promulgation d'une nouvelle loi contre le terrorisme, et renforcent les sanctions pénales relatives au franchissement irrégulier des frontières. Une nouvelle stipulation juridique fait jour, celle prévoyant la pénalisation de

l'absence de dénonciation de l'émigration irrégulière, qui inclut même les personnes protégées par le secret professionnel42.

VII

Prétendre à l'exploration et à la décortication du phénomène migratoire tunisien implique la considération et l'examen des données quantitatives qui en pourraient être déduites. La lecture des données statistiques fournies par la Direction Générale des Affaires Consulaires, relatives à l'année 201043, nous indique que 1 098 212 Tunisiens résident à l'étranger, soit presque 10% de l'ensemble de la population tunisienne, autrement dit un Tunisien sur dix. La majorité écrasante de la population émigrée est installée en Europe, soit plus des 4/5. Compte tenu des raisons historiques et politiques sous-jacentes, c'est la France qui accueille la communauté tunisienne émigrée la plus nombreuse, soit 598 504 Tunisiens, ce qui revient presque à la moitié de la population émigrée. La communauté tunisienne occupe de la sorte la troisième place parmi les communautés maghrébines vivant en France, après les communautés algérienne et marocaine44. Si les membres de la diaspora tunisienne sont, majoritairement, des ouvriers, soit 246 550, les enquêteurs observent que la proportion des cadres, des professions libérales et des étudiants ne cessent de s'accroitre durant les années écoulées, et, aujourd'hui, ils sont, respectivement, 22 235, 29 531, et 26 082, à y résider. L'Italie, en

42 DI BARTOLOMEO (Anna), FAKHOURY (Tamirace) et PERRIN (Delphine), Tunisie : le cadre démographique-économique de la migration, le cadre juridique et le cadre socio-politique de la migration, CARIM, Profil Migratoire, juin 2010, p. 4.

43 Données recueillies auprès de la Direction Générale des Affaires Consulaires, en juin 2011, voir ANNEXE I.

44 OUESLATI (Abderrazek), « La migration tunisienne en France, 40 ans après, une nouvelle photographie entre ici et là-bas », in OUESLATI (Abderrazek) et BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek) (Dir.), La migration tunisienne : état des lieux, enjeux et développement, actes du colloque international de Gammarth, 27-28 mai 2007, Tunis, [consulté sur le Web le 13 juillet 2011]

accueillant 152 721, se classe deuxième après la France en nombre de Tunisiens qui y sont installés. L'Allemagne vient dans le troisième rang des pays européens, et le quatrième rang à l'échelle mondiale, avec 85 532 Tunisiens. C'est la Libye, en fait, qui occupe la troisième place à l'échelle mondiale avec 87 177 émigrés Tunisiens, dont la quasi-totalité est résidente à Tripoli. Dans l'ensemble, la diaspora tunisienne est composée d'une majorité masculine, soit 64,41% d'hommes (707 409), contre 35,59% de femmes (390 803). Néanmoins, selon d'autres sources, la répartition hommes/femmes bascule en faveur du sexe féminin dans certains pays du Moyen Orient tels la Jordanie, le Koweït et la Palestine, ce que certains analystes expliquent par la tendance des femmes tunisiennes à se marier avec les autochtones des trois pays sus-mentionnés. Par ailleurs, la part des ouvriers, qui était prédominante jusqu'aux années 1980, tend à s'amenuiser pour représenter, aujourd'hui, un peu moins de la moitié des effectifs, soit 44,32% (482 503), tandis que les cadres et les professions libérales voient leur part progresser pour atteindre, respectivement, 5,54% (60 346), et 5,05% (54 911). Il est intéressant de remarquer, d'un autre côté, que 16,36% de la diaspora tunisienne est dite « sans occupation » (178 040), catégorie incluant les chômeurs, les retraités et les femmes au foyer. Le rajeunissement de cette diaspora est perceptible à travers les proportions grandissantes, à la fois, des enfants de moins de six ans et des élèves qui cumulent, conjointement, 24,46% de l'ensemble de la population émigrée (267 378). Il y a lieu de rappeler, en définitive, que ces chiffres sont voués à la contestation et semblent être sous-estimés, étant donné qu'ils ne prennent en compte que les personnes déclarées aux représentations consulaires. Ceci étant, les sans-papiers, une partie non négligeable de la troisième génération, et nombre d'enfants issus des mariages mixtes, ne sont pas comptabilisés et ne peuvent figurer dans les statistiques

officielles puisqu'il est extrêmement ardu de les décompter avec précision, voire même d'en cerner, approximativement, le nombre45. Une chose est sûre : l'incertitude et la variabilité des statistiques officielles nous renseignent tant, sur l'insaisissabilité et la versatilité du phénomène migratoire national étudié46.

VIII

L'ambition de ce mémoire serait d'autopsier, de décrypter, proprement dit, le phénomène migratoire tunisien pour en saisir l'essence propre. Au-delà des idées préconçues et standardisées, véhiculées tant sur la scène politique que médiatique, venant altérer et défigurer la signification de ce phénomène complexe, il s'agit d'essayer de répertorier ses causes profondes et de déterminer les façons par lesquelles, à la fois, les structures sociétales et l'imaginaire collectif, concourent à provoquer le désir du tunisien à émigrer vers le « paradis perdu ». Dans cette perspective d'analyse, par-delà un simple listing des causes sociales, économiques, politiques, etc., provoquant l'idée d'émigrer, lequel listing serait réducteur et frivole, nous allons tenter de pénétrer la logique propre au migrant tunisien-personne, chacun selon son profil particulier. En dépit de ce qui est admis, la décision d'émigrer est loin d'être une décision fortuite et prise à la hate. Couronnant un processus d'évaluation coûts/avantages, elle serait en effet « rationnelle », tout au moins contenant des éléments de rationalité. Autrement dit, pour décrypter ne seraitce qu'une partie du phénomène, nous pensons qu'il est impératif de se mettre à la place du migrant tunisien, pour saisir la manière avec laquelle il se

45 Voir DI BARTOLOMEO (Anna), FAKHOURY (Tamirace) et PERRIN (Delphine), Tunisie : le cadre démographique-économique de la migration, le cadre juridique et le cadre socio-politique de la migration, CARIM, Profil Migratoire, juin 2010.

46 Voir ANNEXE I.

représente sa propre condition au sein de sa société d'origine, les tensions qu'il vit avec, et la signification qu'il donne à l'action d'émigrer, pour tenter, en définitive, de reconstituer les composantes du contexte général en tant que cadre et soubassement du phénomène sus-mentionné. Par ailleurs, nous sommes persuadés qu'une compréhension satisfaisante du phénomène migratoire national n'est possible qu'avec l'intégration des enjeux politiques éventuels comme axe d'analyse. Ceci étant, l'émigration tunisienne, en sus des enjeux individuels, est, en même temps, un réceptacle des enjeux collectifs qui se rapportent à toute une communauté nationale. Notre tâche serait, en l'occurrence, d'étudier l'éventail des actions des pouvoirs publics en matière de gestion du flux migratoire et de prise en charge des émigrés tunisiens dans les pays de résidence. Exportation de l'excédent de main d'oeuvre, qualifiée et non-qualifiée, désengorgement du marché du travail local, drainage de devises, rapatriement des investissements, capitalisation de connaissances et « gain de cerveaux », constituent, entre autres, quelques pistes qui peuvent nous éclairer davantage sur le pragmatisme politique qui se faufile et s'insinue dans les pratiques gestionnaires du flux migratoire tunisien.

Le mémoire sera une tentative pour répondre à la problématique suivante : parlant du phénomène migratoire tunisien, comment l'incorporation de nouveaux axes de recherche, à savoir la « rationalité » de l'émigré et le pragmatisme politique, permettent-ils de surpasser les représentations standardisées et simplistes y afférentes et, dès lors, prélever une fidèle « échographie » permettant de sonder et de pénétrer la nature véritable du phénomène ?

Appréhendant la migration tunisienne, essentiellement, comme donnée

phénoménale, usant des concepts que fournit la Sociologie des migrations et la psychologie sociale, exploitant les données statistiques disponibles tout en restant vigilant de les confiner dans leur rôle instrumental initial de démonstration et d'illustration, cette recherche visera la dissection du phénomène étudié, complexe comme il est, et fixe pour ambition de servir d'outil d'aide à la prise de décision en la matière, au diapason avec les mutations politiques à l'oeuvre au plan national, lesquelles mutations nécessitent, bel et bien, de nouvelles recherches avec de nouveaux angles de réflexion.

Nous sommes conscients que parler d'une « autopsie » de l'émigration tunisienne est une entreprise ambitieuse, voire épineuse. Aspirant à saisir la réalité propre de ce phénomène complexe et à facettes multiples, nous n'avons eu d'autre choix que de porter sur lui un regard transversal pour l'appréhender dans le carrefour de disciplines oü il est déjà situé : sciences politiques, juridiques, économiques, sociales, historiques, démographiques, etc. Pour mener ce travail, nous avons eu recours à plusieurs ouvrages et articles issus de références nationales et internationales. Nous nous sommes basés, également, sur les données statistiques communiquées par les différents services et structures gouvernementaux et non-gouvernementaux, nationaux et internationaux, intervenant dans le champ du phénomène étudié. Nombre d'entrevues ont été effectuées avec le personnel des structures d'encadrement du flux migratoire tunisien. Nous avons recueilli, également, des témoignages oraux de la part de personnes résidentes à l'étranger et de certaines autres familières avec les milieux de l'émigration clandestine en Tunisie. Néanmoins, le présent travail se présente, principalement et avant tout, comme la terminaison et la somme d'idées et réflexions personnelles que

nous avons nourries par des lectures théoriques et des investigations de terrain. Notons que tout au long de ce travail nous sommes restés soucieux d'aller au-delà d'une éventuelle approche descriptive et inductive qui serait simpliste et stérile et opter pour une approche réflexive et spéculative, ce qui explique, entre autres, le choix que nous avons fait d'annexer les données statistiques et de ne pas les intégrer au corps du sujet que si le besoin se fait sentir. Toutes ces difficultés, néanmoins, ont constitué pour nous une occasion pour nous lancer dans l'exploration d'un phénomène aussi complexe que mutable que constitue l'émigration des Tunisiens, qui s'est avéré, in fine, un phénomène aussi mystérieux que captivant. Le présent mémoire se présente en deux volets, chacun correspond à l'auscultation du phénomène migratoire tunisien à l'aune d'une hypothèse de recherche bien précise.

Dans le premier volet, nous allons interroger le phénomène étudié à la lumière des enjeux individuels qui, dans une large mesure, le structurent et le modèlent (partie I).

Dans le deuxième volet, il serait question de le prospecter en fonction des enjeux politiques au profit desquels le pouvoir politique se hasarde à le récupérer et à l'instrumenter (partie II).

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