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Autopsie du phénomène migratoire tunisien : entre "rationalité" de l'émigré et pragmatisme politique

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par Raef JERAD
Ecole Nationale d'Administration de Tunis - Cycle Supérieur de l'ENA 2011
  

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PARTIE I. DES ENJEUX

INDIVIDUELS

L'introduction de l'axiome du migrant-acteur rationnel en tant que variable interrogative du fait migratoire est d'autant plus impérieuse qu'on assiste, de nos jours, à une hyper-individualisation des projets et carrières migratoires des Tunisiens. Terrain de déploiement de la stigmatisation sociale par excellence, le fait migratoire s'est vu souvent fabriquer et construire des représentations collectives qui le relèguent au rang des phénomènes sociétaux désapprouvés, voire réprouvés. La dimension individuelle de l'émigration a été, pour longtemps, occultée et rejetée sous l'effet d'un schéma normatif ambiant qui confond sort individuel et sort collectif et appréhende le départ comme forfaiture et traitrise. Ceci dit, on oublie que le migrant tunisien n'est ni crédule ni pusillanime, du moins il ne se voit et ne se veut pas comme tel. Et s'il était un stratège ? un calculateur qui intègre dans son processus décisionnel coûts, risques et bénéfices ? un entrepreneur qui compose avec les aléas du milieu et anticipe la marge bénéficiaire future ? Certes, la logique qui anime au fond l'investissement migratoire se transforme et se modifie à travers les générations et catégories de migrants, suite à l'intégration d'autres données et perceptions, singulières et différenciées. Malgré toute cette marge de variabilité, nous demeurons devant une tendance générale qui consiste à dire que cette logique n'est pas dénuée d'esprit de calcul et de prévision destiné à maximiser l'intérêt individuel. Il convient, donc, de tenter d'exposer et dévoiler cette logique de l'égoRmiRlaRt (chapitre I). Néanmoins, l'observation et la décomposition du phénomène migratoire nous met à

l'évidence que cette logique n'est pas aussi infaillible et cartésienne, en effet, nous faisons le constat d'une « rationalité » entachée (chapitre II).

CHAPITRE I. UNE CERTAINE LOGIQUE DE L'ÉGO-
MIGRANT

L'entreprise migratoire ne se limite pas à la phase de déplacement géographique qui ne se produit qu'en aval d'un processus réflexif et décisionnel. Nous soutenons que le migrant tunisien, quelques soient ses motivation propres et son profil démographique et socio-économique, est capable, décidemment, de réflexivité et de méditation. Il arbitre entre coûts et avantages, effectue des projections, procède à des comparaisons, collecte des informations, évalue des risques, etc., se révélant, en définitive, un sujet pensant-migrant, un ego-migrant, à part entière, logicien et tacticien. La logique propre au migrant tunisien compose, à la fois, avec l'existant et le prospecté. Autrement dit, elle intègre et considère, les facteurs répulsifs (section I), d'une part, et les retombées attractives (section II), d'une autre part.

Section I. Des facteurs répulsifs

Sans pour autant sombrer dans un discours misérabiliste qui insiste, davantage, sur les raisons et les difficultés qui poussent le Tunisien à s'extrader de son propre pays, il y a lieu de noter que nous nous sommes heurtés à une grande multitude de facteurs aux sources de l'émigration tunisienne, aussi complexes que variés. Leur enchevêtrements et influence réciproque rendent extrêmement ardue la tâche de les classifier et de les démarquer les uns des autres. Le phénomène migratoire tunisien, avec sa portée et étendue propres et spécifiques, se livre à l'observation comme étant

le produit de la conjonction de deux grandes catégories, néanmoins différenciées, de facteurs. Il s'agit, dans le suivant développement, d'aborder les facteurs répulsifs en examinant les facteurs déclencheurs, dans un premier temps (paragraphe 1), avant de procéder à l'étude des facteurs aiguiseurs, dans un second temps (paragraphe 2).

§1. Des facteurs déclencheurs

Les facteurs déclencheurs sont considérés comme tels parce qu'ils sont des facteurs essentiels, dans le sens où le phénomène migratoire tunisien n'aura pas à surgir et jaillir s'ils ne pourraient se réaliser et survenir. Le chômage et le sous-emploi, la marginalité et le blocage de l'ascenseur social, et, enfin, l'autoritarisme politique, sont autant de facteurs insérés dans la catégorie des facteurs déclencheurs.

Le chômage et le sous-emploi, retombées directes d'une pression accrue sur un marché d'emploi tunisien fort exigu et de ses faibles performances qui durent, constituent les principales raisons à l'origine de l'éclosion du projet migratoire et de la persistance des flux d'émigration depuis la Tunisie. Les disparités entre les régions, en matière d'infrastructures et d'opportunités d'investissement, privent des franges entières de la population de débouchés réels et génèrent une sorte de sous-employabilité chronique qui entretient, dans ces contrées, une forte tendance à émigrer, notamment dans la clandestinité47. Par ailleurs, faut-il mentionner que les travailleurs diplômés ne se trouvent guère épargnés par un chômage et une sous-employabilité qui se sont avérés de type structurel. Les plus éduqués, en effet, devenant

47 Voir ROUIS (Samir), « La migration irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de recherches », actes de l'atelier de recherche Les migrations africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008, Rabat, Maroc, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]

désormais, paradoxalement, les plus touchés48. Nombreux sont ceux qui se voient condamnés à une sorte d'économie de débrouille au quotidien et, au mieux, contraints à occuper des métiers disproportionnés avec leur niveau d'instruction, voire jugés, à la limite, pénibles et dévalorisants. Ils pensaient, jusqu'ici, pouvoir convertir leur instruction et capital culturel en capital économique, mais les mésaventures de la politique tunisienne de l'emploi, venue à souffle par une certaine mode népotique d'attribution des postes, dans les deux secteurs, public et privé, ne leur donne pas cette possibilité. Avancés dans l'âge, de par l'allongement de leur parcours scolaire, comme ils sont, confinés dans des postes d'emploi précaires dépourvus d'un minimal de perspectives promotionnelles, mais, particulièrement, empreints de rationalité économique conduisant à un arbitrage coûts/avantages, ils expriment leur refus de ce qui prévaut et prédomine par l'extériorisation d'un désir de tout quitter et de partir sous d'autres cieux. Le départ découle d'une stratégie de maximisation du bien-être matériel, lequel demeure encore caressé et bien mérité. A vrai dire, c'est la conjonction entre offre locale et demande étrangère de main-d'oeuvre qui structure le phénomène migratoire tunisien. L'émigration tunisienne, en fait, perçue comme étant une expatriation de main-d'oeuvre non-occupée et/ou mal-occupée, n'a pu voir le jour sans la disponibilité de lieux potentiels d'expatriation. En d'autres termes, elle serait liée, inextricablement, comme d'ailleurs maintes tendances migratoires de par

48 La proportion des travailleurs qualifiés n'a cessé d'augmenter, passant de 19,6% du flux migratoire total en 2001, à 30,0% en 2008. Malgré les efforts consentis pour l'amélioration du système éducatif et l'augmentation des dépenses affectées à l'éducation, qui ont passé de 4,0% à 5,7% du PIB au cours de la même période, la création d'opportunités d'emploi pour les travailleurs qualifiés n'a pas suivi le même rythme. Ainsi, le taux de chômage parmi ceux-ci a bondi de 14,8% à 21,6%, entre 2005 et 2008, en dépit d'une stabilisation du taux de chômage global aux alentours de 14,2%, DI BARTOLOMEO (Anna), FAKHOURY (Tamirace) et PERRIN (Delphine), Tunisie : le cadre démographique-économique de la migration, le cadre juridique et le cadre socio-politique de la migration, CARIM, Profil Migratoire, juin 2010, p. 2.

le monde, à ce que les spécialistes appellent un facteur d'appel. La forte demande entretenue par le marché du travail des pays d'accueil constitue un facteur essentiel, mais non suffisant, à l'enclenchement du mécanisme migratoire, c'est-à-dire pour autant que les économies des pays émetteurs demeurent dégager un excédent de main-d'oeuvre. Les pays receveurs ont besoin de travailleurs pour occuper des emplois, naturellement vacants, ou peu ou prou évités par les nationaux pour diverses raisons : mal rémunérés, peu prestigieux, nocifs et/ou dangereux pour la santé, etc. En dernier lieu, faut-il souligner que, si l'émigration tunisienne est bel et bien liée à un facteur d'appel, elle ne peut être appréhendée, uniquement, à travers le seul prisme de la demande en main-d'oeuvre des économies des pays receveurs. Elle se prête à l'observation comme étant le produit de données contextuelles et des pays émetteurs et des pays récepteurs. Il s'agit, en l'occurrence, d'un processus compensateur d'un certain déséquilibre entre offre et demande, à la fois, de richesse et de main-d'oeuvre.

La marginalité et le blocage de l'ascension sociale se révèlent un second facteur expliquant le surgissement d'un fait migratoire tunisien. Un corps social qui n'insère plus mais qui produit, désormais, des laissés-pour-compte, enfante, inéluctablement et simultanément, des émigrants. Les jeunes Tunisiens, dans une société qui s'obstine à les exclure et à les confiner dans les régions intérieures du pays et dans les banlieues déshéritées de la capitale, se convertissent facilement en émigrants clandestins portés à prendre le large de la mer dans des embarcations de fortune pour rejoindre d'autres terres auto-représentées, à tort ou à raison, comme inclusives et plus généreuses. L'exclusion, la pauvreté et les conditions de vie déplorables deviennent, à la fois, les motifs et les arguments d'une jeunesse proclamant, haut et fort,

qu'elle ne fait que fuir une société qui s'acharne à lui faire tourner le dos, voire à lui faire des croches pieds. Par ailleurs, le déséquilibre régional transversal sévissant dans la Tunisie pré-révolutionnaire, et continue jusqu'à nos jours de sévir, condamne des franges entières de la population à subir le sort de citoyens de seconde zone. Les quelques mesures qui ont été prises en vue de désenclaver ces régions de la Tunisie profonde, se caractérisent par leur discontinuité et intermittence, étant donné qu'elles n'ont été que de simples outils pour le compte d'un pouvoir en déficit de légitimité, plutôt soucieux d'enjeux partisans que d'un réel équilibrage entre les régions. Ceci étant, les aides insignifiantes qui parvenaient, jusqu'ici, étaient les instruments de l'intériorisation et de l'enracinement d'une sorte de clientélisme politique, discriminateur en fonction du degré de l'allégeance et de la fidélité politiques, véhiculeur d'un déclassement social et condamnant, parfois les plus nécessiteux, à une captivité durable. La marginalité devient, donc, héréditaire, dans le sens où la marginalité produit la marginalité. La scolarisation, souvent interrompue depuis le plus jeune âge, et même parachevée, n'assure plus un minima de mobilité sociale. Le plus souvent, les jeunes issus de telles catégories sociales sont prêts à tout pour frayer le chemin de la réussite sociale, réussite qui demeure, à leurs yeux, toujours possible, outre-frontières. Corps et âmes ils se jettent, donc, dans des embarcations clandestines vers les côtes italiennes, avec l'opiniâtreté et la fierté du marginal qui refuse sa marginalité et brave son destin. La relation entre marginalisation sociale et émigration est d'autant plus forte qu'il ressort que ce sont les régions tunisiennes les plus enclavées qui produisent le plus grand nombre d'émigrants clandestins.

Les observations menées nous permettent d'avancer que l'autoritarisme

politique, perpétué par les deux régimes politiques qui se sont succédés à la tête de la Tunisie post-coloniale, pourrait être saisi comme une variable explicative d'un bon nombre de départs notamment vers le continent européen. Assurément, les exemples des Tunisiens fuyant le pays, suite aux exactions commises par ces deux régimes, ne manquent pas. Cela nous ramène, donc, à évoquer une forme spécifique de départ qui est l'exil politique. L'installation dans le pays hôte se présente comme une stratégie pour contourner les restrictions imposées aux libertés individuelles et politiques et relancer une carrière d'activiste politique, jusqu'ici obstruée par l'embrigadement hermétique de la sphère politique nationale49. Il arrive que le changement de lieu de résidence s'opère avec une certaine discrétion pour qu'il ne soit pas interprété, par le pouvoir en place, comme une forme de refus et, le cas échéant, embrouiller des liens courtois qu'on se garde, toujours, de ne pas compromettre. Pour tout dire, sans l'ombre d'un doute, la non-reconnaissance et la non-consécration des libertés individuelles et collectives incarnent un autre facteur à l'origine de l'engagement de la démarche migratoire.

La fréquence et la nature des trajectoires spatio-temporelles des départs ne se présentent, aucunement, comme l'effet des facteurs déclencheurs uniquement, elles sont, en fait, ce qu'elles sont, parce que sous l'influence conjointe des facteurs aiguiseurs.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus