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L'estime de soi dans la philosophie de Kant

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par Thomas Giraud
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Master 2 Recherche 2010
  

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2.4. Estime de soi et sentiment du sublime

2.4.1. Le sentiment du sublime est une estime de soi

Il nous apparaît manifeste que la conception kantienne de la moralité sous sa forme subjective a évolué au cours des années. La Critique de la faculté de juger constitue sans doute un des jalons de cette évolution puisqu'elle présente la moralité subjective sous une forme nouvelle par rapport à la manière dont les Leçons d'éthique et la philosophie critique la concevaient. Dans une lettre destinée à un ancien étudiant, Johann Friedrich Reichardt, datée du 15 octobre 1790, donc après la publication de la Critique de la faculté de juger, Kant revient dans ces termes sur ce qu'il a voulu montrer dans cet ouvrage : « j'ai montré que la part subjective en nous de la moralité, que le nom de `sentiment moral' ne permet pas d'explorer, et dont les concepts objectifs de la raison, requis pour

174 Hegel (1987), p. 34

175 Aristote (1967), II, 6, 1107 a 8

émettre des jugements conformes à la loi morale, ne permettent pas de rendre
compte, est le goût »176. Ce que fait ce texte au nom de la Critique de la faculté de

juger, ce n'est ni plus ni moins que d'identifier la moralité subjective au goût. Les conditions « esthétiques » de la moralité, selon l'adjectif employé par la Doctrine de la vertu (voir notre section 1.1), seraient donc esthétiques au sens large et au sens étroit du terme : elles seraient affaire de sensation, mais aussi affaire de goût. Or, comme D. Dumouchel le constate, Kant n'était pas allé aussi loin dans ses

ouvrages précédents : « jamais il n'était allé jusqu'à faire du goût la `part
subjective de la moralité' »177. Nous voudrions, dans cette section 2.4.1, essayer

d'apporter quelques éléments pour l'interprétation de cette identification énigmatique de la moralité subjective et du goût, énigmatique puisqu'elle semble lier deux domaines qu'on pourrait croire indépendants : l'esthétique et la moralité. A cette fin, nous allons analyser le rapport entre, d'une part, la notion d'estime de soi, dont nous savons que, dans la Critique de la raison pratique, elle ne fait qu'un avec le sentiment moral (voir notre section 2.21) et, d'autre part, le sentiment du sublime, qui bien sûr relève du goût. Plus précisément, il s'agira d'essayer de montrer que, lorsque nous éprouvons le sentiment de la sublimité de quelque chose, nous éprouvons aussi un sentiment d'estime de soi et que, inversement, lorsque nous éprouvons un sentiment d'estime de soi, nous éprouvons aussi un sentiment du sublime. Nous en tirerons ensuite nos conclusions concernant le rapport du goût et de la moralité subjective.

Dans un premier temps, donc, nous voudrions montrer que, dans le

sentiment du sublime, nous éprouvons un sentiment d'estime de nous-mêmes :
« sans sentiment moral, il n'y aurait rien de beau ni de sublime pour nous »178.

176 Correspondance, p. 446-447

177 Dumouchel (2000), p. 114

178 Correspondance, p. 446-447

Pour ce faire, rappelons ce que dit Kant au sujet du sublime dans la Critique de la

faculté de juger. L'Analytique du sublime divise la notion de sublime en deux espèces. Il y a d'une part le sublime mathématique et, d'autre part, le sublime dynamique. Nous allons voir que l'un et l'autre s'accompagnent d'un sentiment d'estime de soi.

Commençons par le sublime mathématique. Celui-ci est défini par Kant comme « ce qui est purement et simplement grand »179, comme ce qui est

absolument grand, par opposition à ce qui est grand relativement ou

comparativement à autre chose. D'où cette nouvelle définition du sublime mathématique : « est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit »180.

Mais, dans ces conditions, il n'y a rien dans la nature qui soit absolument grand : rien de ce qui peut être objet des sens n'est absolument grand. Donc, si le sublime, l'absolument grand n'est pas dans la nature, c'est-à-dire si le caractère de la sublimité n'appartient à aucune des choses pouvant devenir des objets des sens, la sublimité doit appartenir à un certain état psychologique, une certaine disposition de l'esprit. Quels sont les caractères de cette disposition ? Pour répondre à cette question, Kant va chercher à savoir comment l'état d'esprit en question est produit dans l'esprit.

Selon Kant, cette disposition doit se produire lors de l'estimation esthétique de la grandeur d' « objets », non pas absolument grands (il n'y en a pas dans la nature), mais si grands que l'effort pour estimer esthétiquement leur grandeur doit échouer. En effet, on peut distinguer deux espèces de l'évaluation de grandeurs : celle qui se fait par des nombres et qui « est d'ordre mathématique » et « celle qui a lieu dans l'intuition » et qui « est d'ordre

esthétique »181. Et, pour déterminer par intuition la grandeur (quantum) de quelque chose, pour qu' « un quantum soit saisi intuitivement par l'imagination », il faut que celle-ci mène « deux opérations » : la première, qui consiste dans « l'appréhension » des parties de la chose ; la seconde, qui consiste dans « la compréhension » de ces parties visant à les réunir en un tout182. Or, la seconde opération, le travail de compréhension des parties de l'objet par l'imagination, ne peut être achevée et doit échouer devant certains objets, car « il y a dans la compréhension un maximum que l'imagination ne peut dépasser » lorsqu'on essaie de saisir une grandeur intuitivement, ce maximum étant « la mesure esthétique fondamentale la plus grande dans l'évaluation de la grandeur »183. Ainsi, l'imagination peut ne pas parvenir à estimer intuitivement la grandeur de quelque chose.

Puisque nous devons chercher comment la disposition d'esprit sublime est produite dans l'esprit, il faut chercher ce qui se produit dans l'esprit lorsque l'évaluation esthétique entreprend de saisir la grandeur d'objets si grands que l'imagination ne peut parvenir à réunir dans un tout les parties saisies par l'appréhension imaginative. Pour ce faire, on peut mener une expérience de pensée qui consiste à considérer dans l'intuition une chose particulière dont la grandeur est inestimable pour, ensuite, constater ce qui se produit dans notre esprit lors de cette contemplation. Prenons, par exemple, la seule chose qui soit littéralement considérable (du latin sideris, les astres, le ciel), à savoir la Voie lactée.

Lorsqu'on considère la Voie lactée, l'imagination mène une double opération, nous l'avons vu : elle cherche à l'appréhender, mais aussi à la

181 CJ, p. 1018

182 CJ, p. 1019

183 CJ, p1019

comprendre (au sens esthétique du terme), c'est-à-dire qu'elle « cherche toujours à

réunir les parties » ou les représentations « successivement saisies par

l'appréhension (...) en une représentation unique, qui comprenne toutes les
représentations partielles antérieurement »184 saisies dans l'appréhension. Mais,

dans le cas particulier de la Voie lactée comme grandeur inestimable,
l'imagination ne peut parvenir au but de l'opération de compréhension. Pourtant,

elle cherche à y parvenir. Or, cet effort de l'imagination « pour progresser vers
l'infini » manifeste la « présence en nous d'une faculté suprasensible »185, celle

qui consiste à « concevoir la totalité absolue des conditions (l'infini) (...) comme

donnée dans une intuition », « de le concevoir [l'infini] comme donné dans une
intuition suprasensible »186. En effet, l'imagination ne pourrait pas faire cet effort

si nous n'étions pas capables de concevoir l'infini comme donné dans une
intuition suprasensible. Ainsi, l' « inadéquation » de l'imagination qui se
manifeste dans son effort pour parvenir à la représentation comprenant toutes les

représentations partielles de la chose, « suscite le sentiment en nous d'une faculté
suprasensible »187. Tel est le sentiment du sublime mathématique : c'est le

sentiment (de la présence en nous) de cette faculté suprasensible qui est suscité par la contemplation d'un objet que notre imagination cherche vainement à comprendre esthétiquement.

Or ce sentiment d'une faculté « supérieure aux sens », suprasensible, n'est autre que le sentiment de « notre destination supérieure » et, comme tel, c'est un

sentiment de respect : « Le sentiment du sublime dans la nature consiste en un
respect pour notre propre destination »188. Et, en tant que respect de quelque chose

184 Barni (1850), p. 91

185 CJ, p. 1017

186 Barni (1850), p. 91-92

187 CJ, p.1017

188 CJ, p. 1027

propre à la nature humaine (sa destination), il s'agit d'un sentiment de respect de

soi, d'une estime de soi. Le paragraphe 12 de la Doctrine de la vertu donne le
nom même d' « estime de soi » au sentiment du sublime dans le passage déjà cité

où Kant parle du « sentiment de la sublimité de sa destination, c'est-à-dire l'élévation de l'âme (elatio animi) comme estime de soi-même »189.

Examinons maintenant l'autre espèce du sublime identifiée par Kant, à savoir le sublime dynamique, et analysons le sentiment du sublime correspondant. Kant définit ainsi le sublime dynamique de la nature : « La nature, considérée

comme une force dans le jugement esthétique, est sublime dynamiquement
lorsqu'elle est sans pouvoir sur nous »190. Le sentiment du sublime (au sens

dynamique du terme) est ainsi le sentiment que nous éprouvons devant le spectacle de la puissance de la nature et, plus particulièrement, devant le spectacle d'une force naturelle très puissante, bien supérieure à notre force physique, à laquelle nous ne pouvons résister, mais qui est sans pouvoir sur nous (si la nature puissante est susceptible de nous porter atteinte, le sentiment éprouvé n'est que pure peur). C'est par exemple le sentiment que je peux éprouver devant le « surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s'amoncelant dans le ciel et s'avançant parcourues d'éclairs et de fracas, des volcans dans toute

leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l'océan sans limites
soulevé en tempête, la chute vertigineuse d'un fleuve puissant, etc. »191. Dans la

contemplation d'un tel spectacle, nous éprouvons donc le sentiment de notre infériorité physique. Mais, « le caractère irrésistible de » la « force » de la nature qui se manifeste dans le spectacle du sublime dynamique « nous révèle en même temps une faculté de nous juger indépendants par rapport à cette force irrésistible,

189 DV, p. 725

190 CJ, p. 1030

191 CJ, p. 1031

ainsi qu'une supériorité sur la nature »192. Tel est le sentiment du sublime, au sens dynamique du terme. Il s'agit à nouveau de la « conscience du caractère véritablement sublime de sa destination, » (celle de « l'esprit » humain), « supérieure même à la nature »193. Et ce sentiment de notre valeur revêt bien sûr la forme de l' « estime de soi »194, selon les mots mêmes de la Critique de la faculté de juger.

On objectera peut-être que le sentiment du sublime dynamique, tel qu'il est conçu par Kant, apparaît comme le sentiment de quelque chose d' « effrayant »195, comme le concède le début du paragraphe 28 de la Critique de la faculté de juger. Aussi, Kant semble faire de ce sentiment une sorte de crainte, ce qui semble contredire notre expérience du sublime, dans laquelle le spectacle offert se donne comme « attirant »196. Mais cette crainte ne peut pas être une peur, une « crainte sérieuse »197. Par exemple, « l'homme vertueux craint Dieu sans en avoir peur parce que vouloir résister à Dieu et à ses commandements ne lui apparaît nullement un cas envisageable »198. Ainsi, devant un objet dont la force m'est supérieure, mais qui ne se donne pas comme quelque chose auquel j'aie à résister, j'éprouve un sentiment d'effroi, mais je ne suis pas terrorisé par son caractère effrayant. On a donc eu tort de présenter le sentiment du sublime comme une peur « que causerait l'idée d'un dieu manifestant par là », c'est-à-dire dans le spectacle des forces déchaînées de la nature, « sa puissance et sa colère »199. Et Kant répond à cela que le sentiment du sublime n'est pas un sentiment de peur, mais un sentiment de respect ou d'estime de soi : c'est le sentiment de la destination

192 CJ, p. 1032

193 CJ, p. 1032

194 CJ, p. 1032

195 CJ, p. 1030

196 CJ, p. 1031

197 Barni (1850), p. 96.

198 CJ, p. 1030-1031

199 Barni (1850), p. 97

supérieure de l'homme, laquelle ne peut être en effet, pour l'homme, qu'un objet

d'estime.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein