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L'estime de soi dans la philosophie de Kant

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par Thomas Giraud
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Master 2 Recherche 2010
  

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3. L'éducation morale

3.1. La culture de l'estime de soi

Nous n'avons pas le devoir de produire en nous un sentiment d'estime de nous-mêmes parce que les conditions subjectives qui nous rendent sensibles à l'action des concepts du devoir sont des « dispositions (...) naturelles » 209 et qu'il ne dépend donc pas de nous de les avoir ou non. Mais ce qui dépend de nous, c'est de les entretenir et de les fortifier, en nous-mêmes ou chez autrui. C'est même un devoir que de développer le « sentiment moral » : « l'obligation peut uniquement consister à le cultiver et à le fortifier en allant jusqu'à admirer son origine insondable »210. Or, l'affirmation de ce devoir et de cette possibilité ouvre la voie à des considérations qui intéressent la théorie de l'éducation morale. Si, en effet, on peut développer le sentiment de l'estime de soi éprouvé devant la loi morale et si ce sentiment est lié au respect qui constitue le mobile moral, n'est-il pas de la plus haute importance, dans le cadre d'une éducation morale, de chercher à cultiver l'estime de soi chez les jeunes âmes ? La pédagogie doit-elle donc enseigner l'estime de soi ? Pour le savoir, tournons-nous vers la « Méthodologie de la raison pure pratique » de la Critique de la raison pratique, où Kant se demande quel est l'ensemble des moyens à employer pour « donner aux lois de la raison pure pratique un accès dans l'esprit humain », c'est-à-dire les lois morales, « de l'influence »211 sur la volonté et produire ainsi chez l'éduqué une volonté bonne.

Ce chapitre confirme que l'estime de soi joue un rôle dans la motivation morale puisqu'elle est présentée ici comme facilitant à la loi morale son accès

209 CrPr, p. 681

210 DV, p. 682

211 CrPr, p. 789

dans l'esprit humain. En effet, « la loi du devoir, par la valeur positive que

l'obéissance à cette loi nous fait sentir, trouve un accès plus facile, grâce à ce
respect pour nous-mêmes »212 parce que, si « ce respect pour nous-mêmes dans la

conscience de notre liberté (...) est bien établi », alors « l'homme ne craint rien de

plus que de se trouver », lorsqu'il se soumet à l'examen de son juge intérieur, « vil
et condamnable à ses propres yeux »213. Ainsi, l'estime de soi, si elle est bien

établie, constitue une disposition stable à respecter la liberté qui entre dans la composition de notre nature et la dignité qu'elle nous confère. Et cette disposition impliquerait une disposition à craindre et avoir de l'aversion pour les actes qui nous rendraient méprisable à nous-mêmes puisque, nous l'avons vu, l'estime de soi kantienne implique dans son essence l'« appréhension » de se rendre méprisable à soi par ses actes (voir notre section 2.2.2). Autrement dit, dans le sentiment de la valeur absolue que nous acquérons en prenant conscience de notre liberté, nous ne pouvons qu'être incités par le mobile de la crainte à ne pas diminuer cette valeur de notre liberté en accomplissant des actes qui manifesteraient une hétéronomie de la volonté. A s'attribuer une haute valeur, l'homme ne peut qu'être déterminé à agir pour le maintien de cette valeur au-

dessus de toute valeur. C'est pourquoi sur « ce respect (...) peut être greffée toute
bonne intention morale »214. L'éducateur doit donc chercher à cultiver ce

sentiment.

Mais comment cultiver l'estime de soi ? Pour le savoir, posons-nous avec Kant la question centrale de la « Méthodologie de la raison pure pratique ». Demandons-nous comment « faire entrer dans la voie du bien moral un esprit ou

212 CrPr, p. 801.

213 CrPr, p. 801.

214 CrPr, p. 801

encore inculte ou déjà dégradé »215. Il faut avant tout (« à tout prix ») « présenter à l'âme le principe déterminant moral pur »216, répond Kant. L'une des raisons qu'il avance pour justifier cette réponse concerne précisément l'estime de soi : « il [ce principe] apprend à l'homme à sentir sa propre dignité »217. En effet, ce principe enseigne à l'éduqué l'estime de soi comme sentiment de sa propre dignité en lui faisant prendre conscience de « l'indépendance de sa nature intelligible » et en lui faisant prendre conscience de sa haute destination, à savoir « la grandeur d'âme à laquelle il se voit destiné »218. Dans la présentation de la pure loi morale (telle qu'elle se manifeste dans tel ou tel devoir particulier, par exemple le devoir de véracité, présenté indépendamment de tout intérêt sensible de la véracité), l'élève prend en effet conscience de sa liberté comme indépendance à l'égard des penchants et des circonstances et, dans cette conscience de sa liberté, il éprouve le sentiment de son essence d'être intelligible, de sa haute destination, et, partant, un sentiment d'estime de soi.

Plus précisément, la démarche à suivre consistera en deux étapes. D'abord, il faut faire faire aux éduqués un premier exercice consistant pour eux à exercer leur jugement moral de façon à ce qu'ils apprennent à discerner la véritable moralité de ce qui n'en a que l'apparence. On y parviendra en leur demandant si l'action est conforme ou contraire à la loi morale et à quelle loi particulière, puis en leur demandant si telle action, extérieurement conforme à telle ou telle loi, l'est aussi intérieurement, c'est-à-dire si elle a été faite en vue de cette loi même et si l'intention a été véritablement morale219.

215 CrPr, p. 790

216 CrPr, p. 790 217CrPr, p. 790-791

218 CrPr, p. 791

219 Sur cette première étape de la méthodologie, voir CrPr, p. 799 sq

Pourtant, on ne doit pas se borner à faire exercer aux éduqués leur

jugement moral. Il faut aussi, selon une deuxième étape, chercher à cultiver chez
eux le sentiment de leur « liberté intérieure, c'est-à-dire le pouvoir de se
débarrasser de l'importunité violente des penchants de telle façon qu'aucun d'eux

(...) n'ait d'influence sur une détermination pour laquelle nous devons maintenant
employer notre raison »220. Il faut développer le sentiment de notre liberté comme

pouvoir d'agir indépendamment des inclinations et des circonstances. Pourquoi ? Comment ? Répondons d'abord à la question du comment.

Pour produire cette conscience de notre liberté comme indépendance, il faut proposer des exemples d'une détermination purement morale, comme dans l'exemple que donne Kant d'un homme qui, reconnaissant qu'il a eu des torts envers un autre, est disposé à en faire l'aveu, même si cela est pénible pour sa vanité et que cela va à l'encontre de ses intérêts particuliers. Pourquoi de tels exemples excitent ou développent-ils la conscience de notre liberté ? Parce qu'un exemple de ce type nous fait sentir notre pouvoir d'agir en dehors de toute considération personnelle et intéressée et en vue seulement d'obéir à une loi supérieure, pouvoir qui coïncide avec notre liberté intérieure.

On peut répondre dès lors à la question du pourquoi que nous posions ci-

avant. C'est que cette conscience de notre pouvoir, à son tour, est associée en
nous à un sentiment de « respect pour nous-mêmes »221. Or, ce sentiment d'estime

de soi est « le meilleur, et même le seul gardien qui puisse préserver l'esprit de
l'invasion d'impulsions vulgaires et pernicieuses »222, l'unique gardien de cette

liberté même. On retrouve ici l'idée selon laquelle l'estime de soi facilite la
détermination de la volonté par la seule loi morale. Par là même, elle nuit à

220 CrPr, p. 801

221 CrPr, p. 801

222 CrPr, p. 801

l'influence des mobiles sensibles sur la même volonté, la préservant ainsi d'une

dépendance à l'égard de la sensibilité, d'une hétéronomie, qui ruinerait sa liberté. 3.2. Estime d'autrui, estime de soi

Si l'éducation morale doit apprendre à l'homme à sentir sa propre dignité, peut-elle s'aider de la passion de l'estime publique pour faire naître l'estime de soi comme qualité morale ? C'est que cette passion semble jouer un rôle de mobile important, sinon chez tous les hommes, au moins chez la plupart, comme l'indique Kant dans ses Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime. Il ne s'agit pas ici de dire que cette fièvre des honneurs entre dans la composition de la nature humaine, puisqu'elle est contemporaine de l'état de société : « Aussi peu que l'on puisse dire que la nature a implanté en nous une

inclination immédiate à l'acquisition (...), tout aussi peu doit-on dire qu'elle nous
aurait donné un penchant immédiat à l'honneur »223 car « l'homme s'y préoccupe

de l'opinion d'autrui »224. Mais la vie sociale dispose certainement l'homme tel
qu'il se rencontre à l'état civil à éprouver cette passion en affublant la gloire de

nombreux attraits : « Ils se développent tous deux [les penchants à l'acquisition et à l'honneur] et sont tous deux utiles dans l'état général d'opulence »225.

On objectera que le désir d'estime publique ne peut être instrumentalisé par une pédagogie morale parce qu'il s'agit là, non pas d'une qualité morale, mais

d'une inclination parmi les plus dangereuses moralement. Kant ne nie pas que ce
désir peut dégénérer en une passion, une « fièvre »226, et que, sous cette forme, elle

peut engendrer de nombreux maux : elle peut conduire au sentiment de son
honorabilité et, si celui-ci se change en amour-propre, elle est source d'injustice,

223 Remarques, p. 102

224 Remarques, p. 236

225 Remarques, p. 102

226 Anthr., pp. 1088, 1089

de vanité, d'envie et de mépris d'autrui. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il

faille chercher à éradiquer cette passion en l'homme. Tout d'abord, cette entreprise serait vaine parce que, comme nous l'avons dit, l'amour de l'honneur est une disposition contemporaine de l'état de société et que seule une difficile ascèse permettrait de résister à la force qui nous y dispose, ascèse dont peu sont capables : le sage stoïcien qui extirpe ceux de ses désirs qui sont susceptibles de nuire à sa liberté constitue l'exception qui confirme la règle. Il semble donc pour le moins très difficile de réprimer cette passion dans les conditions de l'état civil. Par ailleurs, il ne semble pas possible non plus de conduire un retour de l'homme à l'état naturel. Le chérubin au glaive de feu interdit le retour au Paradis Perdu de l'état de nature. Enfin, dans plusieurs propos des Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant semble moins promouvoir l'éradication des passions que leur bon usage. Il ne s'agit pas, selon Kant, de préconiser une limitation de ses penchants aux seuls besoins primordiaux, comme l'affirmait l' « école d'Antisthène », qui « cherchait à éliminer l'opulence elle-même », mais plutôt de « montrer comment, en fonction

de tous les penchants déjà acquis », et notamment les penchants « à l'honneur et à
l'opulence, l'on peut atteindre ses buts »227. L'éducation morale doit donc

chercher à faire servir les passions à l'amélioration morale du passionné en instrumentalisant leur force motrice en vue d'un but plus élevé que leurs visées premières (la production de « la moralité de l'intention »).

Il ne faut pas chercher l'éradication du penchant à l'honneur, mais chercher à faire servir cette passion aux fins de la pédagogie morale. La question devient alors : comment l'éducation morale peut-elle faire bon usage de l'inclination pour l'honneur ? Il est difficile de reconstruire une doctrine kantienne

de l'honneur en son bon usage à partir des considérations éparses des Remarques

touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime. Mais nous
allons essayer de présenter les éléments qui auraient pu permettre à Kant

d'élaborer une telle doctrine, à partir du texte des Remarques déjà mentionnées, mais aussi de la présentation de B. Geonget des mêmes Remarques228.

L'éducateur cherchera d'abord à développer chez l'élève, à partir de sa passion de l'estime d'autrui, le sentiment de son « honneur extérieur », c'est-à-dire

le sentiment qu'on a de sa propre valeur devant autrui. En effet, « l'honneur
extérieur est vrai comme moyen », comme « moyen de se rassurer »229. La valeur

morale que m'attribue autrui, lorsque j'en prends conscience, me rassure en
confirmant le jugement dans lequel je m'attribue moi-même une valeur à moi-

même : c'est pourquoi il faut « explorer les jugements d'autrui car cela peut, tant
au plan logique qu'au plan moral, améliorer la vérité des nôtres »230. Un véritable

processus dialectique s'opère alors, où l'éduqué, rassuré quant à sa valeur morale par le sentiment de son honneur extérieur, entreprend plus volontiers d'exercer les vertus et prend ainsi conscience de sa capacité à faire le bien malgré les circonstances défavorables et les écueils possibles, de son courage à surmonter la crainte de ce que la bonne action peut coûter, de son caractère (comme pouvoir d'agir toujours selon des principes déterminés qu'on s'est fixé, et ce quelle que soit la situation), bref, de qualités morales intérieures puisque propres à son âme

propre. Ce dont le sujet prend ainsi conscience, c'est en réalité de son « honneur
intérieur », et ce dans un véritable sentiment d' « estime de soi » 231 : il s'agit, avec

cette forme interne de l'honneur, non plus de la valeur morale que m'attribue

228 Voir Remarques, pp. 59-61

229 Remarques, p. 207

230 Remarques, p. 178

231 Remarques, p. 207

autrui, mais plutôt de celle que me confèrent mes vertus en tant qu'elles me

donnent une capacité à tendre vers la moralité (puisque telle est la vertu humaine,
capacité à tendre vers la sainteté, et non sainteté véritable). Et, dans la conscience
de son honneur interne, l'éduqué réalise la dimension extérieure et illusoire de son

honneur extérieur, qui ne lui appartient pas vraiment : « on croit en être
détenteur », mais l' « honneur extérieur (...) est une illusion »232. Alors, l'éduqué

est amené à comprendre que son plus grand honneur, son véritable honneur, ne réside pas dans l'honneur extérieur, lequel n'a pas d'existence hors de son apparaître dans le regard d'autrui, mais dans l'honneur intérieur. Et le sentiment de l'honneur qui était le sien originellement se débarrasse de ce qu'il avait de mauvais à mesure qu'il change d'objet (non plus l'honorabilité, mais la vertu), pour se transformer dans l'estime qu'un homme de bien éprouve raisonnablement pour lui-même et pour sa vertu.

Voilà comment l'éducateur moral peut se servir de la passion des honneurs pour faire d'abord chercher l'honneur extérieur et laisser le sentiment de l'honorabilité ainsi suscité se convertir, selon sa propre logique de développement, dans une estime de soi vertueuse. On veillera néanmoins à ne pas faire que l'estime publique devienne une fin en soi pour l'éduqué. Dans une telle attitude, la conduite de l'éduqué n'aurait plus de la moralité que l'apparence : on sait que Kant caractérisera plus tard l'honneur extérieur, dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, comme moralité factice : « l'idée de la moralité appartient encore à la culture ; en revanche, l'usage de cette

idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l'honneur et la
bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation »233. Dans la recherche

de l'honneur extérieur pour l'honneur extérieur, la conduite peut bien être conforme au devoir, mais elle n'est pas accomplie par devoir. En outre, faire de l'estime de l'honorabilité une valeur absolue des jeunes âmes, ce serait « faire en sorte que tous aient pour visée la grandeur », ce qui est « une chose absurde qui est à l'origine de l'envie »234 : dans la recherche sans limite de la grandeur, nous cherchons à être estimés supérieurs aux autres et nous sommes donc conduits à envier ce qui les rend supérieurs à nous-mêmes.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote