1.5. Conclusion
Dans le système leibnizien, outre Dieu, l'âme est
première et fonde la réalité de tout le reste. C'est
cependant ce reste qui semble se dévoiler le plus facilement, nous
voyons les corps qui nous entourent avant de concevoir les âmes qui
doivent les constituer. Mais cela tient à un excès d'empirisme
dans nos raisonnements, car la rigueur logique nous fait en
réalité connaître l'âme avant les corps, c'est
là la signification du cogito. La rigueur rationnelle, qui est
plus que le vulgaire empirisme puisqu'elle recherche davantage que des
vérités de fait, nous montre par là qu'il ne peut y avoir
de corps sans âme, ne serait-ce parce que c'est par elle que ces corps
peuvent être connus. Cette expérience des corps étant la
seule que nous ayons, il n'y a que sur elle que nous puissions fonder la
moindre théorie physique. Et Leibniz prend conscience de cette
tâche et tente, avec sa dynamique, de construire une théorie des
corps qui cesse d'omettre l'âme et de la considérer, à la
manière de Descartes, comme quelque chose qui s'y superposerait.
Cette réflexion sur l'essence des corps est de
surcroît alimentée par l'insuffisance qui se constate dans la pure
mécanique. Insuffisance concrète, car ce sont de réelles
et importantes erreurs que Leibniz découvre dans la mécanique
lorsqu'il l'a soumet à l'expérience la plus commune, mais
également insuffisance plus philosophique, car le mécanisme
souffre de ne point satisfaire à certains principes logiques essentiels.
Certaines considérations qui mènent à la
métaphysique et à l'âme ne sont cependant pas tirer des
erreurs de la mécanique mais parfois également de ses
vérités, Leibniz à seulement le mérite de fournir
l'effort pour en tirer des conséquences inédites ou de continuer
des raisonnements qui n'avaient étés arrêtés que par
l'apparence d'une solution.
Dans une autre optique, l'expérience commune aussi bien
que l'expérience scientifique nous montre un monde bien loin des
schèmes cloisonnés de la connaissance humaine. La
métaphysique parle d'entités bien séparées et
classées dans des catégories qui revêtent des attributs
ontologiques alors que l'analyse de la constitution du monde nous le montre
davantage continu, à la fois homogène dans son ensemble et
hétérogène dans tous ses détails, à
l'infini. Leibniz prend la mesure du fonctionnement phénoménal de
notre connaissance, les dénominations et les catégorisations dont
nous sommes susceptibles et qui nous permettent cette connaissance ne devant
pas nous masquer la continuité et l'infinité qui
caractérise le monde. Ce principe de continuité, que Leibniz
pose, lui est d'un grand usage dans la physique mais également dans la
métaphysique comme dans les mathématiques, il n'a d'ailleurs de
valeur que s'il peut ainsi s'appliquer dans tous les domaines
indifféremment. Il n'y a plus de catégories ontologiques car
elles tiennent toutes à notre perception et à l'échelle
à laquelle nous nous situons ; même les esprits commencent
entéléchies et doivent connaître un changement progressif
et continu qui n'est jamais un saut d'une catégorie à une autre.
Bien plus toute catégorie est épistémologique mais peut
tout de même conserver ainsi une certaine légitimité et une
efficacité ; comme le corps, qui n'est qu'un agrégat
phénoménal, possède cependant une certaine
réalité, dans notre perception, dont la réalité est
plus fondamentale.
Cette continuité quintessencielle a également
pour conséquence de former un monde où tout est lié d'une
manière ou d'une autre. Toutes les monades perçoivent toutes les
autres dans le commerce des âmes tandis que tous les corps entrent dans
un certain rapport mécanique avec tous les autres dans le monde
corporel. De même les monades sont dans une harmonie spéciale avec
les corps de sorte que ces derniers symbolisent par leur propre communication
avec l'accord que connaissent les premières. Le monde de Leibniz est un
monde où tout sympathise dans un souci d'harmonie et d'économie,
cela s'observe dans la physique comme dans la philosophie et cela ne peut
être que le fruit d'une intelligence ; en dernière instance,
c'est grâce à Dieu et à ses attributs si tout peut
être ainsi parfaitement lié. C'est également cette
intelligence qui rend le monde intelligible car il n'y aurait rien à
comprendre dans un monde qui n'aurait pas de sens.
Ce principe de continuité est aussi à mettre en
relation avec le concept d'infiniment petit si chère à Leibniz.
Sans celui-ci tout le système peut s'en trouver très dur à
saisir. Il sert aussi bien à justifier le calcul différentiel, en
substituant un point par une distance infiniment petite, qu'à comprendre
ce que peut être la force physique et le mouvement dans un point et dans
un instant. C'est également la seule manière, outre le
cogito, de saisir la monade inétendue et de la rendre
intelligible. Le rapport de cet infiniment petit avec la continuité
tient à ce qu'il permette de comprendre la continuité qu'il doit
y avoir entre des notions d'apparence hétérogènes comme le
repos et le mouvement ou la puissance et l'acte. Pour dépasser ces
catégorisations physiques et métaphysiques il est
nécessaire de penser le repos comme un mouvement infiniment petit et de
n'admettre ni puissance ni acte pur mais seulement une tendance allant de
l'infiniment petit à l'infiniment grand.
La grande originalité que nous attribuons cependant au
système leibnizien reste la primauté qui y est donnée
à l'expression. La réalité fondamentale est
constituée de monades, dont la modalité d'action est un rapport
d'entre-expression. Tout autre type de communication observable n'est justement
qu'observé, toute la mécanique des corps n'est qu'un
phénomène, bien qu'elle témoigne tout de même d'une
certaine efficacité. La transmission de l'information n'est pas permise
par un support matériel, elle est première, ontologique,
basée sur un accord préalable ; c'est le support
matériel qui n'est lui-même qu'une conséquence de cette
interconnexion idéale qui fait l'harmonie entre les monades. Et si cette
information circule instantanément, c'est parce qu'il ne s'agit pas
proprement d'une communication ou d'un transfert, mais d'une concordance
préétablie entre tous les centres de perception que sont toutes
les monades du monde. Tous les phénomènes observables trouvent
leur fondement dans cette information, de la même manière que le
corps a sa raison d'être dans une monade qui le perçoit, que ce
soit son entéléchie dominante dans le cas d'un corps
organisé ou une tierce monade dans le cas de matière inerte. Mais
la monade n'est pas seulement un centre de perception, elle est
également douée d'appétit. Car là encore une
perception ou une information n'est pas soit vraie soit fausse, elle varie du
confus au distinct autant que de l'infiniment petit à l'infiniment
grand ; cette information est donc douée d'une tendance. Puisque
que cette tendance est le fruit d'une pure spontanéité dans la
monade, celle-ci témoigne d'une autonomie très comparable
à la liberté. Cette information suppose une espèce
d'intelligence dans la monade de même que cette spontanéité
appelle à une forme de volonté, donc on peut considérer
toutes les monades comme proprement douées d'intentionnalité,
même si parfois elle peut n'être qu'infiniment peu
développée.
Leibniz eut le mérite de tenir pleinement compte des
avancées scientifiques de son époque, lorsqu'il n'y participait
pas lui-même. Son système était non seulement en partie le
fruit de ces considérations scientifiques, mais également mis
à l'épreuve de ces nouvelles données. La science, et
notamment la physique, a cependant énormément
évolué depuis le dix-septième siècle ! En
quantité de connaissances, mais aussi dans ses modalités
d'acquisition et dans ses axiomes épistémologiques. Ayant
achevé son exposé, nous pouvons désormais reprendre le
système de Leibniz afin de réitérer son entreprise visant
à mettre la théorie à l'épreuve de
l'expérience et d'opérer la jonction entre les
considérations de métaphysique et celles de la science. C'est
donc en abordant ces nouvelles données apportées par la physique
quantique que nous allons tenter d'éprouver le système de Leibniz
pour en estimer l'actuel degré de validité concernant ses
prétentions ontologiques.
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