3.2.2. Les grands principes leibniziens et le formalisme
quantique
Principe de contradiction
Le principe de contradiction, que Leibniz identifie dans son
système à la nécessité, est un de ses piliers. Cela
n'a pourtant rien d'original car, en tant que pierre angulaire de toute
logique, il est également le pilier de tout système rationnel. Et
le formalisme quantique ne fait pas exception à cela, d'autant plus
qu'il compense en général l'impermanence de son objet par une
rigueur mathématique exceptionnelle. Le succès que connaissent
les règles quantiques en termes de prévisibilité,
malgré l'absence d'interprétation ontologique décisive
à son sujet, milite pour confirmer le rôle essentiel que doit
jouer le principe de contradiction dans toute entreprise rationnelle, et
notamment dans toute recherche empirique. Ce principe n'est de toute
façon pas susceptible de connaître un désaveu en
conséquence d'une quelconque théorie scientifique car, justement,
seul lui est capable de discriminer parmi les axiomes des théories en
excluant ceux qui présentent contradiction.
Aussi, parce qu'il sépare précisément le
principe de contradiction du principe de raison suffisante et qu'il fait du
premier la seule règle des vérités nécessaires,
Leibniz met la nécessité logique à l'abri de la menace que
peut faire peser la physique quantique sur le déterminisme et la
causalité. Le principe de contradiction concerne uniquement les
propositions réductibles en vérités identiques et
celles-ci ne craignent aucune remise en cause par le formalisme quantique car
celui-ci en fait un grand usage.
L'efficacité prédictive dont fait preuve la
physique quantique en conservant une foi certaine dans le principe de
contradiction, même si on limite le formalisme quantique à la
description de la réalité empirique, signifie que ce principe
doit bien correspondre à quelque chose dans la réalité
indépendante. Pour peu que l'on admette que la réalité
empirique est, d'une manière ou d'une autre, une conséquence de
la réalité indépendante, il est difficile d'imaginer
comment le principe de contradiction pourrait se montrer efficace au sujet de
la réalité empirique sans l'être également dans le
cas fictif où nous aurions accès à la
réalité indépendante. Si l'on admet que la moindre
information structurelle puisse être dérivée de notre
expérience au sujet du réel voilé, on ne pourra rien
conclure à son sujet sans admettre en premier lieu la
nécessité logique.
Principe de raison suffisante
Le principe de raison suffisante entretient cependant une
relation plus conflictuelle avec le formalisme quantique. En effet nous avons
pu voir que ce formalisme implique, mathématiquement, les relations
d'indétermination, ou d'incertitude, d'Heisenberg, relations qui ont pu
faire croire à ce dernier en l'échec de la causalité. Le
principe leibnizien de raison signifie que, de toute chose, on peut rendre
raison ; il s'agit de l'équivalent de la causalité dans le
système de Leibniz, bien qu'il soit plus fondamental, car la
causalité est phénoménale chez Leibniz. En d'autres termes
on doit toujours pouvoir expliquer une vérité contingente par
d'autres vérités contingentes antérieures et il est vrai
que le formalisme quantique nous interdit cela au sujet des mesures concernant
les particules élémentaires.
Il faut noter tout de même que le principe de raison de
Leibniz, au sujet des vérités contingentes, implique, à
cause de l'infinité du monde, que la chaîne qui permet de rendre
compte d'une existence contingente est composée d'une infinité de
maillons, qui sont autant de vérités de fait. En
conséquence de la finitude intrinsèque de toute créature,
aucun humain n'est en mesure de parcourir cette chaîne et il doit donc
finir par se trouver incapable de satisfaire au principe de raison, quoiqu'en
droit celui-ci continue de s'appliquer. Cela explique l'incapacité, que
Leibniz pouvait déjà remarquer à son époque, dont
les sciences peuvent témoigner pour déterminer de manière
définitive la cause exacte d'un phénomène précis.
Cependant, comme nous l'avons déjà vu, l'indéterminisme
dont semble témoigner la physique quantique ne peut pas être
rapporté ainsi à la méconnaissance de certaines
données.
Bien plus il s'agit d'une règle mathématique qui
empêche de connaître avec précision certaines variables
conjuguées sur un système étudié. Nous avons
pourtant vu l'étendue des controverses que connaît la physique
quantique, même au sein du formalisme conventionnel, concernant la nature
de ses objets. On est alors en droit de penser, comme tous les
défenseurs des théories à variables cachées mais
sans pour autant estimer avec eux qu'un meilleur formalisme soit possible, que
ce doit bien être l'incomplétude de notre description des
systèmes physiques quantiques qui provoque l'incertitude
mathématique qui en résulte, aussi bien que les controverses
évoquées. Donc, si le formalisme quantique est une description de
la réalité empirique qui ne satisfait pas pleinement au principe
de raison suffisante, il est tout à fait envisageable -voir naturel
étant donné l'utilité générale que l'on peut
trouver à ce principe- de supposer que la réalité
indépendante y souscrive. Il faut en effet rappeler que, comme la
métaphysique leibnizienne fait de l'entre-expression le rapport de base
entre les existants, le principe de raison peut s'appliquer dans une plus
grande mesure à la réalité fondamentale qu'au strict
domaine du connaissable humain. Autrement dit, si un esprit humain ne peut pas
trouver de quoi rendre compte du résultat de certaines mesures à
l'échelle quantique, même si cela est dû à une
nécessité mathématique, on ne peut pas en conclure que la
raison qui détermine telle observable à prendre telle valeur ne
se trouve dans aucune monade. D'ailleurs, par définition, Dieu, en
raison de sa perfection, contient nécessairement de quoi rendre compte
de toute chose.
Il est également possible de voir ici une analogie avec
l'exemple récurrent que Leibniz utilise pour expliquer la
présence du mal dans le monde par la notion de moindre mal : un
carré parfait implique, par une nécessité
mathématique, que sa diagonale soit un nombre incommensurable. Il n'est
pas exclu que l'incomplétude de la mécanique quantique soit
simplement due au même type d'incompossibilité entre essences.
Pour faire coexister un maximum de substances dans la création, Dieu a
peut-être dû les concevoir dans une organisation défiant les
capacités rationnelles humaines.
Malgré le caractère particulièrement
spéculatif de ces dernières assertions, de la même
manière que les théories à variables cachées
à propos du déterminisme, elles ont le mérite
indéniable de pouvoir servir de contre-exemple à toute conclusion
hâtive à partir du formalisme quantique qui tenterait
d'établir l'échec du principe de raison suffisante leibnizien.
Celui-ci, comme la causalité, n'a pas été contredit mais
seulement rendu inapplicable. De plus, si on limite le formalisme quantique
à la réalité empirique et que l'on admet la théorie
de la substance de Leibniz, on peut pleinement envisager que le principe de
raison suffisante garde tout son sens au sujet de la réalité
indépendante à l'échelle quantique.
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