1.3.3. Âme et substance
Unité, multiplicité et
indivisibilité
Leibniz entreprend, comme Descartes, de partir d'emblée
de l'âme pour en connaître les propriétés, car aucun
point de vue extrinsèque ne peut la trouver et l'observer. Mais
là où Descartes recherche les limites de la connaissance humaine
par les idées claires, Leibniz, parce qu'il ne partage pas le même
dualisme, recherche à éclaircir par cette voie la notion de
substance en usant également d'idées distinctes. Car Leibniz
n'utilise pas proprement le doute méthodique cartésien mais
davantage sa propre méthode logique qui concède guère plus
car elle n'admet que des vérités identiques et les propositions
qui s'y réduisent. Elle va même plus loin car Descartes admet les
idées claires, qui montrent une évidence immédiate, alors
que Leibniz admet seulement les idées claires et distinctes,
c'est-à-dire qu'il n'admet que des propositions dont on peut rendre
complètement compte du détail et dont le détail est
évident.
Leibniz reprend donc le Cogito cartésien
à son compte. Nous expérimentons une substance, notre âme,
qui a une unité indiscutable, cela est l'évidence
métaphysique première. Le moi constitue une unité
fondamentale qui est supposée par toute pensée. Leibniz n'ira pas
aussi rapidement que Descartes pour faire de l'âme une substance, sa
considération des notions distinctes doit préalablement montrer
si la connaissance par principes que nous avons d'une substance simple
s'accorde avec la connaissance que nous avons de notre âme par le
cogito. Nous devons donc admettre que notre âme est une
substance car nous ne lui connaissons ni étendue, ni figure et donc ni
partie ni divisibilité possible, éléments constitutifs
d'une substance simple. Cela fait que nous avons une expérience directe
d'une substance simple et, là où Descartes prouve la
réalité matérielle indépendamment du
cogito et fait de l'étendue une autre substance, Leibniz reste
fidèle à son principe de continuité en recherchant une
homogénéité entre l'étendue et l'âme. Et il
la trouve dans le rapport du tout à ses parties, l'étendue ne
peut être une substance simple car elle divisible en partie, elle doit
donc être un composé, un agrégat de substances simples, et
nous ne connaissons celles-ci que comme des âmes. La considération
métaphysique de l'âme permet donc à Leibniz, parce qu'il
admet une solution de continuité, de remonter à celle de
l'étendue. « Il faut qu'il y ait des substances simples,
puisqu'il y a des composés : car le composé n'est autre
chose qu'un amas ou aggregatum des simples »
(Monadologie).
L'autre originalité leibnizienne tient à ce
qu'il ne se contente pas, comme seule évidence métaphysique, de
l'unité de l'âme, l'autre évidence que Leibniz admet est
que nous pouvons constater une multitude dans notre âme. C'est un point
étrange est presque paradoxal qu'il concède ici : notre
âme est une et multiple. Elle présente toutes les
caractéristiques d'une substance simple mais nous y constatons une
pluralité. Et comme il a préalablement admis par analyse
l'identité de l'âme avec une substance simple, c'est la substance
simple qui doit être également multiple. C'est bien cette
identité qui écarte le paradoxe car « nous
expérimentons nous-même une multitude dans la substance simple,
lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous apercevons,
enveloppe une variété dans l'objet. Ainsi tous ceux qui
reconnaissent que l'âme est une substance simple doivent
reconnaître cette multitude dans la Monade »
(Monadologie).
L'âme, en tant que substance simple, doit donc
être inétendue, sans partie et indivisible. Et cela n'est pas sans
conséquence car lorsque la question de son action sur les autres
substances, et des autres substances sur elle, se posera, il sera impossible
d'imaginer un moyen, mécanique ou autre, pour qu'elles se communiquent
quoique ce soit. Comme les monades sont les éléments derniers des
choses, il est inconcevable d'imaginer des espèces entrant dans leur
composition qui puisse passer de l'une à l'autre. Cette multitude dans
la substance sera alors essentielle afin de rendre compte de son changement car
la monade n'ayant pas de partie, son changement ne peut constituer dans le
mouvement de celles-ci, il doit consister plutôt dans une variation
qualitative qui implique une pluralité dans la substance. Si les
substances simples ne contenaient aucune pluralité, elles ne pourraient
non plus satisfaire au principe des indiscernables.
Spontanéité, communication des substances et
liberté
C'est une conséquence essentielle de la
métaphysique leibnizienne que les notions de substance simple et
d'action au sens habituel ne soient pas compatibles. La première
implique une unité et une indivisibilité qui ne laissent
guère de place à la communication quelconque que
présuppose la seconde. L'action et passion entre deux substances
devraient signifier que l'une donne quelque chose à l'autre mais il est
inconcevable que l'une perde quoi que ce soit tandis que l'autre ne saurait
être augmentée d'une partie en restant une substance simple. Et ce
problème prend toute son ampleur avec l'âme, car nous avons
l'expérience de perceptions que nous semblons recevoir de
l'extérieur.
Il s'agit du même problème que celui qui
préoccupa Descartes, Spinoza et bien d'autres. Comment l'âme
peut-elle subir l'influence d'un environnement extérieur et
matériel qui semble lui être hétérogène, et
l'influencer en retour ? La solution cartésienne est bien connue, la
glande pinéale servant d'intermédiaire d'une façon bien
occulte car, si Descartes explique ce qui dans l'âme correspond à
l'influence de son corps et dans le monde des corps, par le changement de
direction, ce qu'est l'action de l'âme, il ne rend pas compte de
manière intelligible de ce en quoi consiste précisément la
communication de l'un à l'autre. Et Leibniz généralise ce
problème à celui de la communication de toutes les substances
simples entre elles, puisqu'elles sont toutes pensées par analogie avec
notre âme, transformant une question d'ordre physique en un
problème davantage logique. Pourtant la solution leibnizienne,
l'Harmonie préétablie, trouvera son usage, aussi bien
pour rendre compte de l'union de l'âme et du corps que pour rendre
intelligible le commerce des corps ou pour éclaircir la polémique
au sujet des idées innées.
La définition de la substance simple implique que
celle-ci, parce qu'elle n'a ni porte ni fenêtre, ne peut recevoir aucune
impulsion ni influence d'une autre substance, excepté de Dieu. La suite
des changements que connaît toute substance ne peut être par
conséquent que spontanée ou opérée par le concours
permanent de Dieu. L'occasionnalisme défendu par les cartésiens
n'utilise que la deuxième solution, le commerce des corps et des
substances est toujours assuré par Dieu qui transmet lui-même le
mouvement entre les corps autant qu'il bouge le corps à l'occasion des
choix de l'âme ou affecte celle-ci pour répondre au mouvement du
corps. Spinoza, ayant fait de Dieu la seule substance, ne pose pas le
problème en ces termes ; tout arrive par une
nécessité suprême dans l'étendue comme dans la
pensée, tous deux conçus comme des attributs de la substance
unique, et l'action de l'un sur l'autre est une illusion due au fait que ces
deux attributs obéissent parallèlement à la même
loi, à la même nécessité.
La solution leibnizienne se présente à
première vue de cette manière : tous les changements de la
substance lui viennent de son fond intérieur avec une parfaite
spontanéité, d'une manière analogue à un algorithme
qui se développe spontanément. Mais ce déploiement est
sans cesse garantie par la puissance divine car, si on peut parler comme chez
Descartes de création continuée dans le système de
Leibniz, ce n'est pas tout à fait approprié dans le sens
où la création du monde initiale fait intervenir la
volonté divine et son choix, en plus de la puissance divine, tandis que
cette dernière suffit au maintient du monde. Non pas que la
volonté divine n'est pas le loisir ou le droit d'intervenir après
la création, c'est que celle-ci n'est pas nécessaire, cela ne
l'empêche donc pas d'intervenir exceptionnellement, par miracle par
exemple. Leibniz utilise encore son principe du meilleur pour juger de l'action
divine, rien ne peut empêcher Dieu, par souci d'économie, de
créer les substances comme des automates parfaits, de prévoir
toutes leurs actions, de sorte que leur développement soit
entièrement spontané. Cela peut paraître extravagant mais
il serait contradictoire d'affirmer cela impossible à l'être sans
borne. Et comme cela lui permet d'économiser sa volonté, il ne
peut s'être gardé de le faire ; de plus, son entendement
parfait ne peut manquer d'avoir prévu la suite de tous les
évènements de tous les mondes possibles et sa volonté tout
aussi parfaite d'avoir déjà choisi un monde en fonction de la
suite de ces évènements dés la création.
L'intervention de la volonté divine après la création
n'est donc pas nécessaire et Dieu devrait donc en faire
l'économie. Pour Leibniz, même le concours exceptionnel de Dieu,
qui est toujours envisageable, ne peut manquer d'obéir tout de
même à ce principe suprême ; lorsque nous croyons que
Dieu agit sans règle, c'est qu'il agit selon une loi que nous ne
connaissons pas et il peut ainsi transgresser les lois du monde telles que nous
les connaissons imparfaitement. Leibniz est donc d'accord avec les
cartésiens sur le fait que Dieu est nécessaire pour maintenir le
monde mais il juge illégitime d'expliquer tous les
évènements particuliers et tous les détails du monde par
son seul concours.
« Il est bien vrai qu'il n'y a point d'influence
réelle d'une substance créée sur l'autre, en parlant selon
la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs
réalités, sont continuellement produites par la vertu de
Dieu : mais pour résoudre des problèmes, il n'est pas assez
d'employer la cause générale, et de faire venir ce qu'on appelle
Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu'il y ait autre
explication qui se puisse tirer de l'ordre des causes secondes, c'est
proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre
raison, en faisant connaître de quelle façon les choses
s'exécutent par la sagesse divine, conformément à la
notion du sujet dont il s'agit » (Système nouveau de la
nature). Si les cartésiens se défendent de recourir au
miracle en affirmant que Dieu intervient certes exceptionnellement mais en
suivant tout de même des lois fixes, Leibniz donne ici une autre
définition du miracle qui consiste dans l'intervention de Dieu sans
causes secondes c'est-à-dire hors du cours naturel des choses et de la
contingence. Les cartésiens font en réalités exactement ce
qu'ils reprochent aux scolastiques et à leurs qualités occultes,
tout expliquer par une cause qui ne nous donne pas le fonctionnement des choses
et de leur détail.
Nous avons explicité comment une substance simple peut
avoir une telle spontanéité mais il nous reste encore à
voir ce que signifie cette action et cette passion que nous constatons partout
dans le commerce des corps et des âmes. Si toutes les substances tiennent
leurs changements de leur fond, la puissance de Dieu a pu cependant les
créer toutes pour qu'elles s'entre-répondent
perpétuellement, que lorsque l'une agit l'autre pâtit
proportionnellement. Cela ne fait pas de l'action des corps et des substances
une illusion, au contraire cette Harmonie préétablie
permet de rendre raison intelligiblement de tout phénomène
physique aussi bien que des substances qui se cachent derrière ces
phénomènes. C'est certes Dieu qui a créé ces
substances, prévu leur développement et qui les maintient
perpétuellement, mais il est possible d'expliquer les actions et les
passions d'une substance par sa constitution interne et par la
multiplicité qui l'habite. Là encore l'étrangeté de
cette théorie ne doit pas nous incliner à croire, comme certain
contemporains de Leibniz, que cela pourrait être une entreprise
inaccessible à Dieu. Et comme l'âme est une substance simple qui
est à une place spéciale dans l'agrégat de substances
simple qui est son corps, l'union de l'âme et du corps peut s'expliquer
également par la spontanéité de chaque monade et par
l'accord de toutes les monades ensembles. « Outre tous ces avantages
qui rendent cette Hypothèse recommandable, on peut dire que c'est
quelque chose de plus qu'une Hypothèse, puisqu'il ne paraît
guère possible d'expliquer les choses d'une autre manière
intelligible » (Système nouveau de la nature). En
effet, non seulement l'Harmonie préétablie se montre
être une théorie plus appropriée pour rendre gloire
à Dieu que celles de ses concurrentes, mais elle semble la seule
rigoureusement envisageable à partir des principes que Leibniz a
posé.
Mais un tel système, si dans l'âme est
prévu dés le début du monde tout ce qui doit lui arriver,
n'introduit-il pas un déterminisme qui réduit à
néant la liberté comme la nécessité dans
l'occasionalisme ou dans le spinozisme ? Leibniz, face à un tel
problème redouble d'effort et c'est encore les principes qu'il a
posé qui lui permette de se tirer d'affaire. Car il a grand besoin de
garantir la liberté humaine, c'est un élément essentiel
pour que la justice divine ait un sens. Le problème se pose ainsi :
il faut concilier l'omniscience divine, qui doit lui permettre de
prévoir toute nos actions, sa volonté, qui nous a choisi avec nos
actions futures, et notre liberté, qui doit laisser nos actions non
nécessaires. C'est la distinction des vérités
nécessaires et des vérités contingentes ainsi que les
principes de contradiction et de raison qui permettent la solution
leibnizienne. En effet nous avons montré précédemment que
les vérités contingentes sont indémontrable a
priori car il est impossible à un esprit fini de les réduire
en propositions identiques. La prévisibilité dont nous sommes
capables au sujet des êtres contingents n'est jamais absolue car elle ne
peut être confirmée qu'a posteriori lorsque nous testons
un système en le soumettant à l'expérience, jamais a
priori en le prouvant par analyse. Dieu par contre, parce qu'il est seul
capable de saisir la série infinie des êtres contingents, est
capable d'une prévision totale à leur sujet, seul Dieu peut
connaître a priori la suite des changements des êtres
contingents. Et puisque nous sommes des êtres contingents, notre
existence n'étant pas nécessaire, la multiplicité qui nous
habite et qui contient déjà tout ce qui nous est arrivé,
qui nous arrive et qui doit nous arriver ne nous est jamais entièrement
accessible. Ainsi tout ce qui arrive à un esprit est aussi
spontané et déterminé que tout ce qui arrive à tout
autre substance, mais il ne s'agit jamais d'une vérité
nécessaire, cela est du au choix du meilleur que Dieu a
opéré parmi les possibles lors de la création. Ainsi, il y
a une raison à toute action libre mais celle-ci ne peut jamais
bénéficier d'une démonstration basée sur la
nécessité car son contraire n'implique pas contradiction et reste
par conséquent possible. Et cette raison de toute action libre est le
choix du meilleur, Dieu choisit en toute liberté ce qui est le
meilleur, car il ne peut se tromper, tandis que les créatures
choisissent, librement également, ce qui leur paraît le
meilleur, en fonction de leur imperfection. Toute action libre est
inclinée par le principe du meilleur mais jamais
nécessitée, bien que Dieu connaisse tout de même nos
actions futures par avance du fait que c'est lui qui a opéré le
choix qui nous fait exister. Car Leibniz ne croit pas comme Descartes,
justement à cause de son principe de raison, que la liberté doit
être une liberté d'indifférence, bien au contraire cela n'a
pas de sens à ses yeux. Bien plus pose-t-il, comme à son
habitude, des définitions claires et distinctes des termes du
problème : la liberté n'est pas antinomique avec
l'inclination mais avec la nécessité, si la liberté est
inclinée mais pas nécessitée, elle est donc sauve. C'est
par cette erreur que Descartes en vient à nier la bonté de Dieu
au non de sa liberté, il veut lui garantir une volonté parfaite
en la privant de toute inclination. Pour Leibniz la volonté divine est
d'autant plus parfaite qu'elle est complètement inclinée par la
recherche du meilleur.
Par cette solution il réduit à néant
aussi bien les opinions quiétistes que connaît son temps que le
vieil argument paresseux des anciens. En effet Dieu a effectivement
prévu toutes nos actions mais il nous est incapable de les
prévoir nous-même de la même manière, ainsi ne
pouvons nous pas connaître à quoi la volonté divine nous a
destinés. La providence s'opère grâce à la
série des êtres contingents et non contre nos actions, car
celles-ci font partie de cette même providence.
Leibniz parvient donc, par son Harmonie
préétablie et par la rigueur logique qu'il maintient dans
ses raisonnements, à construire un système qui concilie parmi les
substances simples à la fois leur spontanéité et leur
communication, et dans la création, le déterminisme et la
liberté.
Innéité et perceptions insensibles
La notion leibnizienne de l'âme, qui est
également celle de la substance, montrera son utilité pour
traiter un autre sujet de controverse, à savoir celui des idées
innées. Alors que Descartes estime que les vérités
éternelles, pour rendre raison de leur caractère absolu, doivent
être dans l'âme dés sa création, reprenant ainsi la
réminiscence platonicienne. Les divers sensualismes rejoignent
d'avantage d'Aristote pour comparer l'âme à une tablette vide qui
reçoit tout de l'expérience. La première hypothèse
se trouve confrontée au fait que nous ne naissons pas en connaissant ces
vérités et que nous ne pouvons les apprendre ou les
découvrir que par la suite. Le sensualisme pour sa part ne rend pas
convenablement raison du fait que ces vérités soient identiques
pour tout le monde malgré des expériences différentes.
Nous ne connaissons pas dés la naissance le rapport de
l'hypoténuse au deux autres côtés d'un triangle rectangle
mais nous finirons tous, pourvu que nous nous y intéressions, à
trouver que le carré de l'hypoténuse est égal à la
somme des carrés des deux autres côtés. Cette connaissance
ne dépend d'aucune expérience particulière, il est
même possible de l'appréhender sans même avoir
déjà vu empiriquement le moindre triangle rectangle. Cette
polémique, qui ne semble pas avoir de rapport spécifique avec la
communication des substances, trouvera cependant une solution, grâce
à l'Harmonie préétablie, qui écarte le
problème précédemment soulevé.
L'âme, ou la substance car on peut désormais
utiliser indifféremment les deux termes, dans le système
leibnizien, possède dés sa création, enveloppée, la
suite de tous ses changements et de tous les états qu'elle sera
amenée à connaître. Et son existence consiste dans le
développement algorithmique de cette suite sans que rien ne puisse
l'influencer de l'extérieur. Leibniz tend donc à rejoindre
l'opinion cartésienne qui veut que les vérités
éternelles soient des idées innées. Il semble même
aller plus loin car il affirme que toutes les affections de l'âme, ses
idées aussi bien que ses sensations, lui sont innées et viennent
de son propre fond. Dans le système cartésien, l'âme a des
idées innées mais elle subit également une influence
extérieure à laquelle correspondent les sensations et les
passions. La critique la plus évidente à laquelle Leibniz se
confronte, et que l'on avait déjà faite aux idées
innées de Descartes, consiste à demander comment quelque chose
pourrait être dans l'âme sans que nous en ayons conscience. La
réponse leibnizienne utilisera un autre élément pivot de
son système, les perceptions insensibles.
C'est parce que le système leibnizien a une vision de
l'âme radicalement différente de celle du cartésianisme
qu'elle peut se permettre une telle réponse. En effet Descartes
définit l'âme par la pensée et la conscience, ce qui rend
l'idée de quelque chose dans l'âme, dont on n'ait pas conscience,
contradictoire. Chez Leibniz toute substance est une espèce d'âme
car toute substance connaît la perception, non pas que toute substance
soit consciente au sens où on l'entend généralement. Il y
a continuité entre l'inconscience et la conscience, et c'est la
même continuité qu'il y a entre les perceptions confuses et les
perceptions distinctes. Aussi bien que nous ne passons pas du sommeil à
la veille par un saut mais par une infinité de degrés, aucune
perception de devient distincte sans être apparue confusément.
Ainsi notre âme ne se vide pas chaque fois que nous tombons dans
l'inconscience, et nous percevons même dans cet état, comme en
témoigne le fait qu'un grand bruit suffit souvent à nous en
extraire. Il suffit d'admettre qu'il peut y avoir perception sans conscience
pour non seulement accorder une âme aux bêtes mais aussi une forme
d'âme et de perception à toute les substances. « Et
c'est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté
pour rien les perceptions, dont on ne s'aperçoit pas »
(Monadologie).
C'est donc de cette manière que l'âme peut
contenir, dés le commencement, enveloppé, l'ensemble des
états futurs qu'elle connaîtra, sous forme de pensées
confuses, si confuses qu'on ne les aperçoit pas. C'est donc sous la
forme d'une virtualité que l'âme contient toutes ses
idées et toutes ses sensations. Et c'est par cette tendance, ce
développement, qui fait passer d'un perception confuse à une
perception plus distincte, que cette virtualité se concrétise
à nous en accédant à la conscience, en passant de la
perception à l'aperception, mais toujours par une variation de
degrés continue. Ce qui donne alors l'impression que les sensations et
les connaissances empiriques nous viennent de l'extérieur, c'est cette
même Harmonie préétablie qui fait que toute les
substances sont accordées entre elles et que ce qui arrive dans chacune
correspond à ce qui arrive dans toutes les autres.
Leibniz se servira également de cette théorie
des perceptions insensibles pour régler d'autres problèmes et
elle deviendra rapidement un élément essentiel pour la
cohérence de son système. Ainsi la monade peut-elle percevoir
l'infinité des monades qui constitue le monde, de sorte qu'elle ait une
perception pour chacune d'elles, car une perception confuse est la somme de
nombreuses perceptions qui se confondent. De la même manière que
lorsque nous entendons une foule, nous percevons confusément, sans nous
en rendre compte, le bruit émit par chaque individu, nous percevons
individuellement toutes les substances simples qui composent un corps, mais
inconsciemment seulement, c'est pourquoi nous voyons d'avantage une masse, une
étendue, qui fait l'objet d'une perception claire mais confuse.
« Et c'est à peu près comme le murmure confus
qu'entendent ceux qui approchent du rivage de la mer, vient de l'assemblage des
répercussions des vagues innumérables » (Discours
de métaphysique).
Ce sont des conséquences essentielles que Leibniz tire
de sa métaphysique, des conséquences qui rejoignent d'ailleurs
bien souvent celles que sa physique avait auguré. La substance
leibnizienne revêt les mêmes caractéristiques, qu'elle soit
nécessitée par les exigences de la dynamique ou déduite
à partir de principes logiques et métaphysiques. Mieux encore la
métaphysique, comme nous avons déjà commencé de le
montrer dans le cheminement extrinsèque, complète magnifiquement
la physique car elle permet de rendre compte et d'expliciter ce qui peut
paraître déconcertant dans ses conclusions aux yeux de qui
voudrait se limiter cette seule physique. De même les extravagances de la
métaphysique leibnizienne, pourtant obtenues avec une certaine rigueur
méthodologique, trouve leur confirmation en rejoignant des
considérations liées aux découvertes mécanistes,
aussi bien que des applications en mathématiques alors que se construit
le calcul différentiel. Le cheminement intrinsèque de Leibniz se
montre cependant plus large dans le sens où il permet également
d'aborder des questions purement métaphysiques ou théologiques.
C'est également la conciliation de certaines antinomies, anciennes comme
nouvelles, dans le système leibnizien, qui concourent à sa
validité.
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