1.4. Un système accompli
Pour plus de clarté aussi bien que dans
l'intérêt de notre étude, il est dorénavant
nécessaire de proposer une exposition générale du
système leibnizien, c'est-à-dire une exposition accomplie, sans
la considération des cheminements qui y amènent. Il nous faut
pour cela séparer les éléments démonstratifs et
historiques de la théorie proprement dite. Pour la présente
partie, aucune référence ne sera donc apportée, nous
laissons de telles justifications aux deux précédentes parties.
Il s'agit ici de proposer une exposition aussi limpide et exhaustive que
possible du système de Leibniz, donc ici point de commentaire non plus
mais une clarification méthodique qui laissera le champ libre aux
commentaires et aux extrapolations que nous fournirons ultérieurement.
Il faut cependant savoir que ce sera majoritairement la Monadologie
que nous utiliserons ici et notamment son langage et l'exigence de
méthode qui caractérise cet ouvrage.
Nous commencerons cette exposition par la considération
de la monade, prise individuellement, dans sa nature et dans ses
propriétés intrinsèques, ce qui nous amènera
à aborder la question de la liberté. C'est la communauté
des monades qui nous intéressera ensuite, leur agrégation comme
leur interaction, et par là la structure des corps et du monde ; ce sera
également l'occasion de traiter de la célèbre Harmonie
préétablie. Enfin nous en viendrons à Dieu car il
s'agit d'un socle essentiel pour tout le système mais aussi par ce que
ce n'est qu'à son propos que peut être abordé la
création du monde et éclaircie complètement
l'originalité de la condition humaine. Au sujet des preuves de
l'existence de Dieu, nous apporterons tout de même quelques
éléments démonstratifs. L'optimisme leibnizien sera
également évoqué car il découle directement des
qualités de Dieu.
1.4.1. La monade
Constitution, perception, et perfection
Une monade est une substance simple,
c'est-à-dire qu'elle est inétendue, sans figure et qu'elle n'est
en aucune manière divisible. Il s'agit d'une unité
véritable et dernière, elle n'a pas de partie et rien ne peut
être imaginé qui composerait les monades. Elle est comparable
à un point en géométrie mais elle est bien davantage, on
peut donc l'appeler point métaphysique. La monade
tient le rôle d'un atome mais elle n'est pas matérielle, elle est
bien plus un atome de substance, ou atome incorporel.
La monade est immortelle au sens où sa durée
doit être celle de l'ensemble de la création. Elle ne peut
connaître la dissolution ni la génération car elle n'a pas
de partie. Elle ne peut que apparaître d'un coup, par création et
ne disparaître qu'en étant complètement annihilée,
et l'un comme l'autre sont réservés, respectivement, au
début et à la fin des temps. Une monade est en
réalité inaltérable de l'extérieur car rien ne peut
entrer, et rien ne peut sortir non plus, d'une substance simple, d'une
unité indivisible.
La monade est pensée à l'image de notre propre
âme, elle est centre de perception. La monade est définie
par la perception en cela que c'est le contenu de cette perception qui la rend
discernable. C'est parce que son contenu est perceptions qu'elle peut, au sein
d'une substance simple, connaître la multiplicité. Et cette
multiplicité est essentielle notamment pour garantir à la monade
l'originalité qualitative qui la définit entre toutes. C'est donc
une multiplicité de perceptions qui habite la monade, et cette
multiplicité est infinie.
Chaque perception que possède une monade est
caractérisée par un certain degré de distinction, elle
varie du confus au distinct sur un axe infini et continu. Le degré de
distinction d'une perception permet à celle-ci d'être discernable
des autres. Ces degrés de distinction sont en nombre infini ce qui
signifie qu'entre deux perceptions différentes il y a toujours entre
elles une infinité d'autres degrés de distinction possibles. Le
caractère plus ou moins confus que revêt la perception d'une
monade concourt au degré de perfection que celle-ci connaît. Toute
monade contient de la perfection à mesure de la distinction qu'il y a
dans ses perceptions.
Une monade est un miroir de tout l'univers car perçoit
toutes les autres monades. Dans les replis de ses perceptions, bien
qu'enveloppé dans un irréductible degrés de confusion, une
monade contient tout l'univers. Une perception, à moins d'être
parfaitement distincte, ce qui n'est accessible qu'à Dieu, contient
toujours plusieurs perceptions qui sont confondues par leur confusion
intrinsèque. C'est pourquoi la monade ne connaît jamais
parfaitement et complètement le monde, car elle devrait pour cela
décomposer à l'infini toutes ses perceptions confuses en
perceptions plus distinctes, jusqu'à n'avoir plus que des perceptions
parfaitement distinctes.
Appétition et autonomie
Malgré le fait qu'une monade ne puisse être
altérée de manière extrinsèque, il demeure qu'elle
doit être soumise au changement. Et cette modification est interne et
propre à la monade car elle ne peut le recevoir de
l'extérieur.
Ainsi la monade varie et ce sont ses perceptions qui
changent ; de la même manière qu'elle ne peut recevoir
l'impulsion de son changement d'une autre monade, elle ne peut non plus
recevoir ses perceptions de l'extérieur. La monade contient donc de tout
temps toutes ses perceptions, passées, présentes et futures. Et
les perceptions qui ne semblent pas présentes le sont tout de même
sous forme de virtualité, enveloppées dans des
perceptions confuses.
Le changement de la monade consiste à passer d'une
perception à une autre, et comme les perceptions varient par leur
degré de distinction, c'est un passage à une perception plus
confuse ou plus distincte qui constitue ce changement. Cette variation est
permise par la spontanéité propre de la monade qui la rend
autonome par rapport aux autres monades. Il s'agit d'un automate
incorporel dont la succession des perceptions est opérée par
une loi interne. Ce changement est semblable à un algorithme se
déployant par le développement continu et réglé des
perceptions actuelles de la monade. Il s'agit d'une tendance naturelle
qui fait varier la perception d'une monade, et cette tendance s'opère
par degrés infinis, non par saut.
Comme l'instant est envisagé comme une durée
infiniment petite, plus petite que toute durée donnée, cette
tendance n'apparaît pas, comme le mouvement, avec la multiplicité
des instants. La tendance de la monade est dans chaque instant, car à
chaque instant celle-ci enveloppe toujours, dans le détail de ses
perceptions, son changement passé autant que son changement futur.
D'ailleurs, puisque la monade n'est pas étendue et que son changement a
une source interne, ce dernier ne peut être conçu comme un
mouvement. Le changement de la monade est qualitatif et non quantitatif, il ne
peut être envisagé ni comme un changement de lieu ni comme la
variation d'une quantité.
Et comme la monade est conçue par analogie avec une
âme, son action doit être une sorte d'appétition.
La règle de cette tendance, puisqu'elle est envisagée comme
appétit, doit être une recherche du meilleur, du moins du meilleur
tel que les perceptions de la monade lui permettent de l'imaginer. La monade
tend à passer d'une perception ayant un certain de degré de
confusion à une perception davantage distincte, et cela dans un souci de
perfection car passer à une perception plus distincte augmente la
perfection de la monade. Mais celle-ci, en raison de son imperfection propre,
ne peut avoir une tendance parfaitement réglée, et il arrive donc
parfois à la monade, malgré sa tendance à une perception
plus distincte, de passer à une perception plus confuse. Non pas qu'une
influence extérieure ne l'en empêche, car tout lui est
spontané, mais son développement est borné par
l'imperfection intrinsèque de sa loi interne.
Cette autonomie, tendance ou appétition de la monade
est également ce qui rend compte de la force qu'on peut lui
attribuer bien que celle-ci soit un effet davantage extrinsèque qui ne
prend son sens que dans la communication des substances.
Contingence et liberté
La monade n'est pourtant pas soumise à une
nécessité totale, ses évènements reste
contingents. Le principe de contradiction, qui discrimine
pour savoir ce qui est nécessaire, ne peut suffire à expliquer
les évènements de la monade car des événements
différents restent possibles. Ce n'est donc pas une loi de
nécessité qui fait passer la monade d'une perception à une
autre.
Mais il demeure que chaque perception a sa raison d'être
dans la perception antérieure, et ce complètement car toute
perception que connaîtra une monade est déjà en elle,
enveloppée à l'état de virtualité dans ses
présentes perceptions confuses. Ainsi il serait possible de
connaître a priori la suite de tous les changements et de tous
les états qu'a connus et que connaîtra une monade à partir
de ses perceptions présentes, si nous étions capable de parcourir
l'infini tout d'un coup, de saisir l'infini dans l'instant. En effet tout
évènement que connaît une monade est contingent, cela
signifie qu'il a sa raison prochaine dans un autre évènement
contingent de la monade. Mais une monade a une infinité de perceptions
et chacune est soumise à une infinité de changements, la
recherche de la raison dernière de n'importe quel
évènement d'une monade est donc sans fin.
Les évènements d'une monade peuvent être
seulement dits nécessaires ex hypothesi, c'est-à-dire
pas en eux-mêmes mais seulement parce que Dieu en a choisit ainsi. Un
évènement contingent n'est cependant jamais susceptible d'une
démonstration, d'une réduction en propositions identiques, tel
que cela est accessible aux vérités nécessaires. Seul Dieu
est donc capable de saisir les contingents avec une certitude du genre de celle
que nous avons des vérités nécessaires. Pour ce qui est
des créatures, il est possible de trouver des preuves a priori
d'un évènement, en se fondant sur les évènements
antérieurs qui en rendent raison mais il ne s'agit jamais d'une
démonstration.
La monade n'est donc pas nécessitée mais elle
reste déterminée par un principe de raison, et ce principe
incline sans nécessiter. Cela garantie donc une certaine liberté
à la monade car si elle tend vers le meilleur parce qu'elle y est
inclinée par le principe de raison suffisante, on ne peut dire
qu'elle y soit nécessitée car son contraire n'implique pas
contradiction. Mais cette détermination au meilleur ne signifie pas
qu'elle atteigne toujours un état meilleur, son imperfection
inhérente ne lui faisant rechercher que l'apparence du meilleur.
La différence entre la liberté de Dieu et celle
des monades tient à ce que celles-ci tendent au meilleur, en recherchant
le meilleur apparent, tandis que Dieu fait, sans borne ni faux semblant, le
meilleur. La compatibilité de ces deux libertés tient à ce
que Dieu comprend toutes nos raisons, car c'est lui qui les a choisies en
dernière instance, tandis que les monades ne peuvent comprendre celles
de Dieu puisque nous n'avons jamais une perception parfaite de Dieu pas plus
que du monde. Nous sommes donc dans l'incapacité de nier la
liberté car la compréhension totale du déterminisme,
imposé par la liberté de Dieu et qui dépasse la notre,
nous est radicalement inaccessible.
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