2.2. Le journalisme de paix au Burundi
En jetant un coup d'oeil aux grilles de diffusion des
différentes chaînes analysées, on est frappé par la
diversité des programmes, mais aussi par l'apparente qualité de
la programmation : émissions sur la réconciliation nationale,
pour la promotion de la femme, sur l'intégration des sidéens, sur
l'acceptation des réfugiés, sur la problématique
foncière ; les grilles regorgent de programmes proactifs. On croirait
d'ailleurs que le Burundi est le pays d'origine de la théorie
du journalisme proactif. Comme nous le verrons, il en représente non
l'origine, mais bien un terrain privilégié
d'expérimentation.
Avant toute chose, il importe de souligner la nette
distinction entre d'une part les médias d'information et d'autre part
ceux qui utilisent ces producteurs afin de s'offrir une tribune pour
promouvoir les idées qu'ils jugent nécessaires à la
population burundaise. Dans la première catégorie entrent les
stations de radios << naturellement >> créées par des
journalistes ou par des passionnés des médias et qui auraient
certainement agi de même quelle qu'eût été la
situation politique à l'époque. Être un organe producteur
d'information n'empêche nullement de faire du journalisme de paix, que ce
soit dans le traitement de l'information ou dans le choix des sujets
d'émissions.
Dans la seconde catégorie, on peut classer les
organismes (ONG, société civile, organisations internationales)
qui, à un moment ou un autre, ont compris l'influence des médias
sur la population burundaise et ont décidé de les utiliser comme
médium pour faire passer un message. Ces organismes concluent alors des
partenariats avec les médias locaux (première catégorie).
Ils leur proposent de << louer >> l'antenne pour y diffuser une
production qu'ils ont réalisée eux-mêmes ; ou encore de
créer une émission qui sera réalisée par les
journalistes des radios partenaires qui devront suivre une ligne
éditoriale imposée par l'organisme. En échange, celui-ci
financera le programme. Ces productions sont appelées
émissions concédées. Leur but est de faire une
promotion directe de la paix ou de leurs activités, qu'ils
considèrent d'une façon ou d'une autre comme promotrices de paix.
Il s'agit notamment des studios de productions Ijambo, Onub, IRIN, ou encore
d'association de la société civile comme l'Observatoire de
l'action gouvernementale (OAG). Cette distinction entre les médias
d'informations et ceux qui les utilisent pour diffuser un message précis
est importante lorsqu'on analyse la programmation des différentes
radios.
Dans cette étude de cas pratique, seuls les programmes
produits ou diffusés sur la radio nationale (Radio Burundi) ainsi que
sur une sélection de stations de radios privées (Bonesha, RPA,
Isanganiro) ont été analysés. Ce sont les radios les plus
écoutées au Burundi. Il ne nous a donc pas semblé opportun
de nous attarder sur les productions des autres radios, ce qui aurait alourdi
cette étude sans pour autant lui donner une valeur
supplémentaire.
2.2.1. Les types de production
Puisque l'application d'un journalisme de paix peut se faire
de trois façons différentes, elle a aussi été
étudiée selon trois axes différents : les programmes de
fiction d'une part, les programmes à vocation réconciliatrice
d'autre part et enfin les informations d'actualité.
Les programmes de fiction
Même si la fiction ne fait pas à proprement
parler partie du domaine de la production journalistique, nous en parlerons
brièvement ici. En effet, la radio étant le médium
africain au taux de pénétration le plus élevé, il
s'agit d'un des moyens les plus efficaces pour faire passer un message à
la population. Sans télévision, les populations locales se
fidélisent facilement aux programmes radiophoniques et d'autant plus aux
fictions, plus divertissantes, puisqu'il s'agit d'un des seuls loisirs
disponibles dans les zones rurales. On distingue trois types de productions
fictives : les spots, les feuilletons et le théâtre
radiophonique.
Le spot consiste en une scène
d'environ une minute jouée par des acteurs. Introduisant
généralement une émission, il sert à donner une
représentation plus concrète du problème qui va être
abordé.
Exemple : Une femme en pleurs entre chez sa voisine. Celle-ci
lui demande la cause de sa tristesse. J'ai été battue par mon
mari, répond-elle. La voisine et ses amis retournent alors chez le mari
violent et le chahutent, lui expliquant qu'un bon mari ne doit pas frapper sa
femme.
Basé sur un principe identique, le feuilleton
radiophonique diffère du spot par sa longueur (une vingtaine de
minutes) et par les personnages et le << décor >>, qui
restent immuables d'un épisode à l'autre. A l'instar des
séries américaines du type Seven Heaven qui diffusait
voici quelques années les valeurs chrétiennes, la fiction et le
divertissement créés par les feuilletons radiophoniques ont pour
but de propager des messages de paix et de réconciliation nationale.
Parmi les différents feuilletons diffusés sur les ondes
burundaises, deux ont connu un succès remarquable : il s'agit de
Ababanyi Ni Tebwe (<< Notre voisin, notre famille >>),
produit par le Studio Ijambo, et de Tuyage Twongere (<< Parlons
encore et encore >>), production d'IRIN radio.
Notre voisin, notre famille, écrit par
l'auteur Marie-Louise Sibazuri, a cessé d'être diffusé car
il ne correspondait plus à la réalité nationale.
Lancé en 1997, le feuilleton relatait l'histoire de deux familles et
mettait en scène des situations de la vie de tous les jours. Le
thème du feuilleton peut être résumé de la sorte :
<< Nous avons tous quelque chose en commun quoique l 'on en dise.
Même le jour et la nuit se rejoignent à l 'aurore et à la
tombée de la nuit >>. L'histoire se déroule dans les
collines rurales burundaises et des thèmes nouveaux étaient
abordés à chaque nouvel épisode : SIDA, exactions,
corruptions, viols, retour des réfugiés, etc. Les
problèmes mis en scène par Notre voisin, notre famille
sont ceux du quotidien, avec en toile de fond un thème
récurrent : la réconciliation. Le titre reflète une des
valeurs fondamentales pour le Burundais : la famille. << Si j'ai
choisi ce titre, c'est pour rappeler qu 'un voisin au Burundi, c'est comme un
frère à qui tu peux confier tes enfants malades quand tu vas au
champs, c 'est lui qui va venir inspecter ta maison s 'il sent une odeur
suspecte >>, explique Marie-Louise Sibazuri. << Or avec la
guerre, les gens commençaient à perdre cette notion au profit de
l'ethnicité : on ne voyait plus en lui le voisin, mais bien le Hutu ou
le Tutsi >>1. Au coeur du feuilleton deux familles
évoluent, l'une hutue l'autre tutsie, sans que l'auditeur ne sache
laquelle appartient à quelle ethnie. Jamais cela n'a été
mentionné, afin que << les Burundais comprennent que les
comportements ne sont pas forcément liés à l
'ethnicité >>.
Tuyage Twongere, lancé en 2004, a
été créé afin d'apporter une solution à une
thématique très sensible au Burundi : le retour de ceux qui,
durant la guerre, s'étaient exilés dans les camps de
réfugiés, notamment en Tanzanie. En effet, avec le retour de la
paix au Burundi, de nombreuses personnes ont repris le chemin de leur pays
d'origine. Parmi ceux-ci, beaucoup ont éprouvé des
difficultés au retour, car les Burundais restés au pays les
étiquetaient communément de criminels ayant fui de peur des
représailles. De l'autre côté, dans les camps, les
exilés hésitaient à retourner au pays de peur de retrouver
leurs bourreaux. << Il existait dès lors un énorme
`gap' entre ceux qui avaient fui et ceux qui étaient restés
>>, explique Laurent Martin Harimenshi, responsable du programme
IRIN radio au Burundi. << À travers les feuilletons, nous
développons deux optiques : d'une part, il s 'agit de montrer la vie
menée dans les camps, pour faire savoir que les gens qui s'y sont
réfugiés l'ont fait non pas parce qu 'ils avaient tué,
mais bien parce qu 'ils avaient peur d'être tués. D 'autre part,
nous développons des thèmes de la vie burundaise (SIDA,
système éducationnel, agriculture, ...) afin que les
réfugiés de Tanzanie ne soient pas coupés de l'information
de leur pays d'origine >>. Également écrit par
Marie-Louise Sibazuri, le feuilleton est joué par des acteurs
recrutés dans les camps de réfugiés en Tanzanie.
1 Interview du 10 décembre 2004.
L'avantage principal de ce format est qu'il permet aux
auditeurs de s'identifier aux acteurs et d'imaginer des moyens non violents
pour résoudre leurs conflits, à l'image de se qui se fait dans la
série.
Enfin, le théâtre radiophonique
est similaire au feuilleton, si ce n'est que les épisodes n'ont
pas de lien entre elles. Au Burundi, c'est la célèbre troupe de
théâtre «N'inde ?», très appréciée
de la population, qui fait le bonheur des auditeurs de la Radio Burundi.
L'émission, baptisée Nkinankebura, est produite par le
Studio Tubane. Financée au départ par Avocats sans
frontières, l'émission traitait du code pénal
radiophonique sous forme de théâtre, dans le but d'informer les
paysans de leurs droits et d'influencer les juristes et les avocats.
Aujourd'hui, ce financement a disparu, mais le Studio Tubane continue à
produire ces émissions théâtrales, sur des matières
qui lui tiennent à coeur : droits de l'homme, bonne gouvernance,
cohabitation ; chaque sujet est abordé durant deux mois.
Parmi ces trois styles fictifs, le plus apte à faire
passer des messages est sans aucun doute le feuilleton. En effet, celui-ci a
l'avantage de fidéliser l'auditeur, qui voit les vies des acteurs
évoluer au gré de leurs choix. Il tire de la sorte des
leçons de ces expériences fictives, ce qui le pousse à
adopter lui-même une attitude positive, à faire des choix
responsables. Sans nul doute, les deux séries précitées
ont eu un impact très important sur la perception qu'ont les Burundais
des membres de l'autre ethnie, des autres communautés. Le genre est
apprécié par les Burundais et par conséquent les radios
les diffusent facilement.
Ainsi, les quatre radios étudiées ont
intégré Tuyage twongere dans leur programme (feuilleton
d'IRIN sur les réfugiés). De plus, Radio Burundi diffuse
Nkinankebura (produit par le studio Tubane) et elle produit
également sur fonds propres un autre théâtre radiophonique
avec la troupe N'inde. De même, trois fois par jour des spots
résonnent dans les oreilles de ses auditeurs. Quant à Bonesha,
elle a inclus dans ses programmations deux feuilletons du Studio Ijambo :
Semerera Sida sur la problématique du SIDA et Tubiri
tuvurana ubupfu sur le rapatriement. Enfin, Isanganiro diffuse
Semerera, Tubiri tuvuruna ubupfu, six minutes de spots quotidiens
ainsi que Museke Weya, feuilleton sur la réconciliation produit
par l'association Benevolencia (ONG hollandaise active au Rwanda).
Les programmes à vocation
réconciiatrice1
Par << programme à vocation
réconciliatrice >>, il faut entendre des émissions
d'information générale sur des thèmes controversés
ou sur des problèmes de société, traités dans une
optique d'intégration, de réconciliation nationale et/ou de
cohabitation pacifique. C'est avant tout dans cette catégorie de
productions que prolifèrent les partenariats en tous genres avec les
radios locales, ainsi que les émissions concédées :
Bonesha2 travaille en partenariat
avec le Studio Ijambo, l'Union européenne, PADCO, le Centre d'alertes et
de prévention des conflits (CENAP), l'OAG, ainsi qu'avec IRIN. La
RPA, quant à elle, collabore avec le Studio Tubane,
Médecins Sans Frontières, IRIN, le Projet Cadre d'Appui aux
Communautés (PCAC) et le gouvernement belge. Isanganiro
travaille presque en exclusivité avec le Studio Ijambo.
Cependant, il tente de diversifier ses partenaires et travaille avec l'OAG
ainsi qu'avec le Réseau Citoyen Network (RCN). Enfin, Radio
Burundi travaille avec un nombre impressionnant de partenaires, que
nous détaillerons plus loin dans l'étude.
Bien entendu, les thèmes choisis pour ces
émissions à vocation réconciliatrice varient en fonction
de l'actualité, mais aussi du climat social. Aujourd'hui, avec la fin du
processus de transition, la tenue d'élections libres et la mise sur pied
du nouveau gouvernement démocratique, les priorités ont
changé par rapport à 2000, les peurs aussi. Par
conséquent, les thèmes abordés par les radios et les
studios de productions ont également évolué, dans la
mesure où il s'avère fondamental de lier les productions
médiatiques aux besoins de la population.
Pour illustrer cette évolution de ligne
éditoriale, nous allons emprunter l'exemple du Studio Ijambo et de ses
différentes productions au cours des ans :
· En 1998, la guerre a commencé depuis
cinq ans déjà. La capitale est balkanisée : les Hutu ne
s'aventurent pas dans les quartiers tutsis, de peur d'y perdre la vie. Et
vice versa. C'est dans ce climat qu'est lancée
l'émission Ikingi y 'ubuntu (Héros), qui retrace
l'expérience de justes anonymes. Le magazine met en avant
l'expérience de personnes qui, pendant la période des massacres
de 1993 à 1996, ont risqué leur vie pour sauver celle d'une
personne de l'autre ethnie. Ce programme << n 'a pas une audience
exceptionnelle, mais rassemble des auditeurs passionnés
>>3. On y raconte notamment l'histoire de Rebecca
Hatungimana, une femme tutsie mariée, qui, au lendemain de l'assassinat
de Melchior Ndadaye, le président burundais, a agi
1 Remarque : dans cette rubrique, les informations
présentées ne concernent que les émissions à
vocation réconciliatrice. Par exemple, la Radio Burundi travaille en
partenariat avec de nombreux organismes ou associations, mais n'ont
été mentionnés ici que les partenariats pertinents dans le
cadre de cette rubrique.
2 A la date du 1 er février 2006.
3 << Independent program evaluation: Search For Common
Ground in Burundi 1999-2001>>, avril 2002, p. 73. Voir
aussi sur
www.sfcg.org/sfcg/evaluations/burundiev.pdf
directement en cachant 41 voisins hutus dans sa maison. Avec
son mari, un officier militaire, ils ont défendu leur
propriété toute la nuit contre les att aquants armés de
lances et de machettes. La semaine d'après c'est de Nimbona Natanaye, un
habitant hutu de Kamenge, que l'on parlera. Lui a sauvé un jeune vendeur
de rue tutsi alors qu'un groupe de jeunes Hutu le rouait de coup1.
Chaque semaine, ce sont de nouveaux témoignages qui mettent en
lumière les actes héroïques de simples citoyens.
Lors du lancement de l'émission, des journalistes sont
attaqués dans la rue par des gens qui les accusent d'avoir monté
de toute pièce des scénarios joués par des acteurs, parce
qu'ils n'arrivaient pas à imaginer qu'un Hutu ait risqué sa vie
pour un Tutsi ou vice versa. Mais comme semaine après semaine
les témoignages continuent d'affluer, plus personne ne peut contester la
véracité des propos. De plus, entendre ces actes de justes
permet à certains de rassembler le courage nécessaire pour
raconter, eux aussi, leurs propres actions héroïques, sans plus
(trop) craindre les représailles de leurs proches. D'après une
enquête indépendante de SFCG2, 46% des Burundais
estiment que ce programme leur a fait changer leur perception de l'autre ethnie
et 65% affirment qu'écouter << Héros >> leur donnait
de l'espoir pour une coexistence pacifique.
· En 2000, les pôles politiques hutu
(G7) et tutsi (G10), le FDD, le CNDD et le Palipehutu-FNL sont à Arusha
(Tanzanie). Ils y discutent un éventuel accord de paix, et de ces
négociations dépend l'avenir du pays. Bien qu'il y ait eu
plusieurs émissions dédiées uniquement aux
négociations et au processus de paix, c'est au travers de son
émission d'actualité hebdomadaire Amasanganzira (et
Express, la version française) que le Studio Ijambo va tenter
de faire comprendre à la population tous les enjeux de ces
négociations. Donnant la parole à toutes les parties en
négociation (gouvernement, mais aussi opposition et forces rebelles),
l'émission permet dès lors non seulement d'humaniser les
différents acteurs politiques en faisant connaître leurs
revendications et leurs motivations, mais elle sert également de
médiatrice entre des groupes aux idéologies opposées. En
effet, de par la recherche de solutions pacifiques, les journalistes du Studio
Ijambo proposent des alternatives, canalisent les idées3 afin
de faire émerger un terrain d'entente. De plus, la présence de
membres de la société civile, d'analystes, de facilitateurs des
négociations, d'hommes d'église, et de la population permet de
transformer cette mosaïque de points de vue en une réalité
cohérente.
1 Pour plus de témoignages, voir
http://www.sfcg.org/programmes/burundi/burundi_hero_fr.html
2
<< Independent program evaluation: Search For Common
Ground in Burundi 1999-2001>>, loc. cit.
3 Les différents acteurs ne se retrouvaient pas
toujours assis autour de la même table : il arrivait
régulièrement qu'une émission et son invité
répondent à des propos recueillis au cours d'une interview, ou
diffusés dans une émission précédente, car il
était par exemple impossible de rassembler chefs rebelles et membres du
gouvernement autour d'une même table.
· Durant toute l'année 2005,
l'activité politique est frénétique : les
premières élections législatives depuis 1993 se
préparent. La tension monte, car nombreux sont ceux qui craignent que
les élections ravivent les haines. Une couverture responsable des
informations politiques est dès lors primordiale. Le Studio Ijambo
initie alors une série d'émissions intitulée Ntorere
Kazoza (Votons pour demain), qui accompagnera les élections depuis
la création de la Commission électorale indépendante
(CENI), jusqu'à la mise en place des nouvelles institutions. La
structure de l'émission permet de mêler les interrogations de la
population aux réponses des acteurs de la société civile :
un reportage de terrain donne la parole aux gens de la rue, qui expriment leurs
doutes, leurs attentes ou leurs peurs face aux élections, tandis que
grâce à la table ronde menée dans les studios, des
personnalités éclairées tentent de répondre aux
questions de la population. Parmi ces invités, un membre de la CENI ou
du ministère de l'intérieur est incontournable, ainsi qu'un
témoin d'une expérience d'ailleurs détaillant la
situation d'autres pays ayant connu des élections démocratiques
après un long conflit. Enfin, une dernière partie aborde
uniquement le thème des femmes leaders, afin d'encourager une
participation massive des femmes dans le processus électoral.
A chaque époque, sa priorité. Aujourd'hui,
celles-ci sont d'un tout autre ordre qu'au cours de la guerre : relance
économique, problématique foncière, valorisation de la
femme, intégration des démobilisés, retour des
rapatriés, etc. Les radios approchées au cours de cette
étude comptent toutes, ont compté ou compteront, dans leur grille
de programmation, au moins une émission consacrée à chacun
de ces thèmes. Car l'enjeu est de taille : il s'agit de redresser un
pays, le leur.
Dans la partie théorique, il avait été
expliqué que le journalisme proactif consiste, entre autres, à
expliquer en profondeur les thèmes conflictuels, à donner la
parole aux différents acteurs, les amener à exprimer leur propre
perception du problème, afin que chaque partie puisse se mettre dans la
peau de l'autre, aboutissant dès lors à une solution apte
à satisfaire tous les protagonistes. Au Burundi, rares sont ceux qui
connaissent les théories du journalisme de paix, si ce n'est le
personnel du Studio Ijambo. Pourtant, sans le savoir, toutes les stations
étudiées le pratiquent à un degré ou à un
autre. En effet, en ce qui concerne les émissions portant sur les
thèmes sensibles, toutes suivent cette méthodologie. D'ailleurs,
lorsqu'il s'agit de différencier journalisme
classique du journalisme proactif, les réponses des
professionnels burundais des médias sont claires : dans un pays en
guerre, il n'existe pas de journalisme classique, on ne peut que faire
du journalisme de paix. Dieudonné Jujute, responsable de la
programmation du Studio Tubane, s'exprime très clairement dans ce sens :
« Après douze ans de crise et de guerre, il est difficile de
démarquer toute activité du programme humanitaire. Car tout est
humanitaire après tout : il faut reconstruire les infrastructures, les
pays et les esprits. Dans ces conditions, même le journaliste ne
peut pas faire un simple compte-rendu de la
réalité. Personne ne peut, après douze ans de conflit dans
son pays, se démarquer du cadre humanitaire. Pas même le
journaliste »1.
Il serait inutile de passer en revue toutes les
émissions à vocation réconciliatrice pour le
démontrer. Nous nous contenterons dès lors d'analyser une
émission pour chacune des quatre radios étudiées, en
commençant par un exemple de production type du Studio Ijambo. Le
lecteur pourra dès lors comparer ce qui se fait chez les adeptes du
journalisme de paix d'une part, chez ceux qui n'ont pas connaissance de ces
théories d'autre part.
Studio Ijambo : Dusangire Ikivi N'Ikiyago
(Battons-nous ensemble pour la paix)
Dusangire Ikivi N'Ikiyago
Cette émission, produite en collaboration avec la
Commission nationale chargée de la démobilisation,
réinsertion et la réintégration des ex-combattants
(CNDRR), a été lancée en novembre 2005.
Groupe cible : Les démobilisés, quelle que
soit leur orientation (ex-rebelles, mais aussi démobilisés des
ex-Forces armées régulières), ainsi que leurs proches.
But : permettre aux démobilisés de se sentir
intégrés dans la société d'un point de vue social
et économique.
- Intégration économique : la CNDRR
offre à tous les démobilisés l'équivalent en nature
de 600.000 Fbu (€500). Au travers de l'émission, le journaliste
essaie de montrer aux démobilisés les options qui existent afin
de monter efficacement leurs propres projets. De même, on y parle de
démobilisés qui ont investi intelligemment cet argent et qui
arrivent aujourd'hui à faire vivre leur famille grâce à ce
placement.
- Intégration sociale : Il s'agit de faire
sentir aux démobilisés qu'ils sont désormais des citoyens
ordinaires, et non plus des soldats, rebelles ou mercenaires. L'émission
vise à leur faire comprendre qu'ils doivent se sentir à l'aise
dans la communauté, en acceptant de vivre comme les autres. Dès
lors, ils connaîtront des mêmes difficultés que tous les
Burundais et ils devront apprendre à les résoudre par
eux-mêmes sans toujours tendre la main dans l'espoir d'une aide
extérieure.
Format : Le programme de trente minutes
correspond toujours à un même format (d'ailleurs similaire
à toutes les émissions du studio Ijambo) : tout d'abord, un
reportage auprès des ex-combattants à propos du thème
choisi. Dans cette rubrique, la parole est laissée aux protagonistes,
qui s'expriment sur leur expérience, leurs problèmes et les
solutions qu'ils envisagent. Ensuite, vient la table ronde avec un
représentant de la CNDRR ainsi que d'autres intervenants selon
l'émission (ONG, ex-combattant, membre du gouvernement, ...). Par la
suite, un démobilisé a l'opportunité de poser une question
directe (en duplex) au représentant de la CNDRR qui se doit d'y
répondre. Dusangire Ikivi N'ikiyago se termine enfin par un
sketch joué par des acteurs visant à dépeindre la vie des
excombattants en fonction du thème choisi.
|
|
Cette structure, touj ours identique, est une formule
trouvée par le studio afin de rassembler au sein d'une même
émission les différents genres journalistiques : enquête et
reportage de terrain,
1 Entretien du 11 janvier 2006.
table ronde, sketch, analyse, expérience d'ailleurs,
chaque émission du Studio Ijambo correspond à ce format. Si
l'idée est bonne, on déplore cependant cette redondance dans la
mesure où certaines radios, comme la radio Isanganiro, qui diffusent de
nombreux magazines produits par le Studio Ijambo, ont également
adopté ce format pour leurs propres magazines.
À force de réorientations stratégiques
régulières, le Studio entend traiter de sujets qu'il juge
pertinents. Pour 2006, il s'agira désormais d'axer les émissions
sur trois thèmes prioritaires : dialogue, réconciliation des
communautés divisées et bonne gouvernance. Ces
trois axes ont été jugés comme les plus en pertinents vu
le contexte politique actuel, et seules sept émissions continuent
à être produites, afin de ne pas faire double emploi avec ce qui
se fait dans les autres radios partenaires. Le studio vise donc, dans la mesure
du possible, à calquer ses productions sur la réalité, et
ses émissions sont axées sur les thèmes jugés
pertinents c'est-à-dire les problèmes considérés
comme les plus actuels. << Aujourd'hui par exemple, la
priorité n 'est plus aux conflits interethniques, d'où la
disparition du magazine Héros >>, explique Annick Nsabimana,
sousdirectrice du Studio. << Désormais, on s 'occupe beaucoup
plus de conflits d'intérêts, même entre des membres de la
même ethnie, car ce sont ceux qui prévalent
>>.1
Au menu du Studio Ijambo : Dusangire ikivi n 'ikiyago
(voir supra) ; Icibare cacu qui traite des conflits fonciers,
Kumugaragaro sur la bonne gouvernance ; Ramutswa iwanyu qui
aborde le retour des rapatriés ; le magazine d'actualité
Amasanganziro et son équivalent francophone Express ; Buri
irya n 'ino (femme et gouvernance).
1 Entretien du 11 janvier 2006.
Radio sans frontière Bonesha FM : Yaga
Dushirehamwe turwanyintambara (Réconciliation)
Yaga Dushirehamwe turwanyintambara
Cette émission, produite en partenariat avec USAID/OTI
via le projet PADCO1, existe depuis 2003. Groupe cible :
- Déplacés qui ont trouvé refuge
dans d'autres parties du Burundi (principalement des Tutsi).
- Réfugiés qui se sont exilés dans
les pays limitrophes (principalement des Hutu).
- Les non déplacés.
But : Il s'agissait au départ de préparer les
esprits au retour des rapatriés et des réfugiés, afin
d'anticiper les étincelles que ces mouvements de population pourraient
produire. Le but ? Que les non déplacés parviennent à
accepter de se réconcilier avec ceux qui reviennent et de vivre ainsi
pacifiquement sur les collines. Il y a énormément de conflits
avec les réfugiés de retour au pays (intolérance, refus de
pardonner, problèmes fonciers, ...), et le message global de
l'émission vient remédier à cette situation.
Méthodologie : L'émission utilise une
méthodologie participative. C'est-à-dire que l'idéal de
réconciliation est exposé par les journalistes, mais que les
idées proposées proviennent directement de la population, qui
montre les limites de l'application et de la faisabilité d'une
cohabitation pacifique, et recherche alors des solutions.
Format : Il s'agit d'un magazine de 30 minutes,
composé principalement de reportages de terrain et d'interviews de la
population rurale. Le journaliste s'applique à illustrer la
thématique exposée par différents exemples, positifs et
négatifs, afin d'en tirer des conclusions.
Exemple : Sur certaines collines, la guerre a tout
détruit : les maisons, les écoles, les champs et les routes. Sur
d'autres collines, par contre, les habitants ne se sont pas battus, et ces
collines ont accédé aujourd'hui à un bon niveau de
développement (école, dispensaire, routes en bon
état,...). Le journaliste essaie alors d'amener les auditeurs à
tirer les conclusions de cet exemple, afin qu'ils se rendent compte par
eux-mêmes du bien-fondé d'une réconciliation pacifique avec
les réfugiés.
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Alice Hakizimana, secrétaire de rédaction de
Radio Bonesha, divise l'histoire récente du Burundi en trois phases, sur
lesquelles la radio s'est appuyée pour déterminer les
thèmes prioritaires à aborder2. La première
période est celle de l'avant-Arusha, c'est-à-dire
précédent les accords d'Arusha. La priorité est alors
la recherche de la paix, optique dans laquelle avait
été fondée la radio. À l'époque où le
gouvernement commence à négocier avec les rebelles, la situation
est difficile et tendue dans le monde des médias, car la RTNB fait alors
une couverture strictement gouvernementale des négociations, ne parlant
pratiquement pas des rebelles et de leurs revendications. Chez Bonesha, on
prend le parti de tendre le micro aux rebelles, même au risque de voir
les journalistes encourir des peines de prison. Au début, le
gouvernement prend des sanctions et des journalistes sont
inquiétés et retenus en prison (trois journalistes de Bonesha
sont
1 USAID (United States Agency for International Development)
est la principale agence de coopération au développement
états-unienne. OTI est l'Office of Transition Initiative, l'agence de
développement du gouvernement américain active lors des
périodes de transition. PADCO (Planning and Development Collaborative
International), firme internationale de consultance en développement,
est l'une des agences d'exécution de USAID/OTI au Burundi.
2 Entretien du 3 février 2006.
emprisonnés à cette époque pour avoir
fait parler les rebelles). Mais une fois les négociations officiellement
commencées, il devient dès lors possible de donner la parole aux
leaders rebelles, puisqu'il s'agit de partenaires de négociations. C'est
un point de gagné, ce qui représente une avancée
primordiale pour les médias burundais. Les journalistes burundais ont
alors une avance spectaculaire par rapport aux autres médias de la
sous-région. Offrir son antenne à un rebelle qui a
déclaré la guerre au pouvoir - même s'il accepte alors de
négocier la paix - est inimaginable sous d'autres cieux. Malgré
cette éclaircie, le gouvernement ne relâchera pas toute la
pression sur les radios, puisque par la suite, il enverra à nouveau des
journalistes en prison pour avoir diffusé des interviews des rebelles
non signataires des accords de paix.
La deuxième époque est celle qui suit
directement les négociations, c'est la période de transition.
Bonesha décide d'approfondir le thème de la cohabitation
pacifique. << A ce moment, il fallait prêter une
attention particulière au vocabulaire employé, par exemple, ne
pas appeler les ex-rebelles des assaillants ou des génocidaires, puisque
désormais il allait falloir vivre pacifiquement avec eux >>.
A l'époque, les Burundais ont peur : peur des ex-rebelles, peur des
réfugiés, peur des rapatriés,... Bonesha organise alors
des débats, où sont invités différents
protagonistes aux points de vue divergents, afin de les amener à trouver
une solution pacifique de manière conjointe. << Au
début du débat, tout était touj ours très tendu,
mais c 'est le journaliste qui devait arriver à déceler les
aspects positifs des deux parties, afin d 'arriver à concilier les
points de vue>>, explique Alice Hakizimana. Trouver chez chaque
intervenant la part de lui-même qui est prête à
négocier, puis l'exacerber afin d'arriver à un consensus entre
les invités, voilà la difficile tâche du journaliste dans
ce type de débat.
Aujourd'hui, c'est une troisième phase qui commence,
et le rôle de Bonesha est dès lors d'oeuvrer à la
réconciliation nationale, de manière à ce
que les gens arrivent à vivre ensemble en pardonnant à un tel
d'avoir tué ses parents, d'avoir brûlé son champs ou
volé ses vaches. Chez Bonesha, c'était surtout au travers des
débats politiques que s'exerçait le proactivisme.
Aujourd'hui, c'est via trois émissions, financées par
PADCO1, que la radio travaille sur le thème de la
réconciliation nationale, en fonction de l'actualité, <<
car on ne peut pas parler tous les jours de réconciliation, comme
ça, dans le vague, il faut en parler, mais en rattachant ce thème
à des sujets d'actualité >>. Parmi ces
émissions, on retrouve Yaga Dushire et son homologue
swahiliophone Mawasiliyano, ainsi que l'émission
Rwaniramahoro qui met en avant les initiatives citoyennes en faveur de
la paix. PADCO finance également un magazine sur la femme (Ikiyago c
'abakenyezi) ainsi qu'un débat où les citoyens discutent de
la politique du pays (Mubivuze kwiki). Le principe de départ de
PADCO était de rapprocher les communautés à la base pour
une
1 Planning and Development Collaborative International.
résolution pacifique des conflits, dans tous les
thèmes connexes. Avec Bonesha, PADCO a trouvé un partenaire
privilégié pour un moyen d'action efficace. << Et nous,
ça nous arrange bien >>, explique Innocent
Manirakiza1, responsable de la programmation, << car nous
sommes désireux de promouvoir la réconciliation nationale, mais
sans toujours avoir les moyens de produire ce type d'émissions
>>. Un partenariat qui fait donc deux heureux : PADCO qui trouve une
tribune pour faire valoir ses idées, et Bonesha qui trouve
l'opportunité de couvrir des thèmes qui lui tiennent à
coeur, et ce à moindre frais.
Et après analyse de la grille des programmes de
Bonesha, on se rend compte que ce type de partenariat rentre dans la norme, aux
dépens des productions apparues sur la base d'une initiative propre. En
effet, l'émission de débats d'actualité politique et
sociale (Tribune Bonesha en français, son jumeau Inkuru
Y'imvaho en kirundi et Jambo na Jambo en swahili) et celle sur la
promotion de la femme (Maerndele ya wanawoke) sont les seules
émissions financées sur fonds propres pouvant prétendre au
titre d'émissions à vocation réconciliatrice. Ce
vide est comblé par l'apport du Studio Ijambo, qui diffusait sept de ses
magazines et feuilletons sur les ondes de Bonesha en janvier 2006. Ou encore
par les trois émissions sur la justice que finance l'Union
européenne. À l'instar de la collaboration mise en place avec
PADCO, l'organisme extérieur partenaire offre les moyens (essence,
minidisque, nuits d'hôtel) aux journalistes de faire des descentes sur le
terrain dans le cadre de l'émission concédée.
Ces étroites et multiples collaborations
n'entraînent-t-elles pas un amenuisement de l'identité de Bonesha
? Pas du tout, se défend Innocent Manirakiza, pour qui être
partenaire d'un organisme extérieur n'implique pas une perte de
souveraineté en faveur de ce bailleur. << Quand PADCO s 'en
ira, Bonesha continuera à diffuser des messages de paix et de
réconciliation, puisque ceci entre dans notre mission : nous garderons
les messages, même si nous n 'aurons plus les mêmes moyens pour les
produire >>. Certes, ces émissions représentent un
moyen considérable pour diffuser ces messages de réconciliation
nationales, mais il n'empêche que toute la ligne éditoriale est
axée sur la même thématique, financement extérieur
ou pas. Le message reste donc sous-jacent, notamment dans animations libres
qui, elles, ne coûtent rien en production. Mais de toute façon,
ajoute le responsable de programmation, la situation du Burundi évolue.
Bientôt, c'est sur des thèmes tels la bonne gouvernance,
l'environnement ou le développement économique que les radios
burundaises devront axer leurs émissions. << Et là, ce
ne sera pas trop dur de trouver des financements dans ce sens...
>>.
1 Entretien du 25 février 2006
RPA : Ubuzima Ni Akatimabwa (La vie est
sacrée)
Ubuzima fii akatimabwa
Créé au départ en partenariat avec l'Office
du Haut Commissariat pour les droits de l'homme, le magazine a
débuté en janvier 2005.
But : sensibiliser les auditeurs aux droits de l'homme,
dénoncer et condamner les éventuels manquements à ces
droits et enseigner aux Burundais les différents recours possibles pour
les victimes de violations.
Public-cible : toute la population burundaise
Méthodologie : Se base souvent sur des
témoignages des victimes d'enfreintes aux droits de l'homme, avec si
possible des interviews des coupables (pourquoi ont-ils fait cela ?),
des représentants des ligues des droits de l'homme et de la police
(il y a-t-il des sanctions prévues ?)
Format : magazine de 30 minutes. Les interviews des
différents acteurs sont entrecoupées de plages musicales. De
temps à autres, l'émission se déroule sous forme de
débat avec une table ronde.
Exemple : programme du 05-02-2006. Thème
abordé : la peine de mort.
Alors que la condamnation à mort n'est pas reconnue
par tous les juristes, qu'une relaxation de prisonniers politiques se
déroule depuis janvier, et qu'une commission vérité et
réconciliation chargée d'enquêter sur les crimes commis
durant la guerre doit être mise en place, l'émission cherche
à faire le point : est-il nécessaire de poursuivre les
exécutions capitales alors que de telles évolutions vont avoir
lieu sous peu ? Ce numéro utilise les interviews d'un condamné
à mort (propos : ne devrait pas être exécuté,
car il a commis ces crimes sous des pressions politiques), d'un professeur
d'université (redonne une explication de la justice et de son
rôle : justice n 'a rien à voir avec vengeance), ainsi qu'un
débat entre un partisan (Alexis Sinduhije, directeur de la RPA) et un
adversaire (avocat du TPIR) de la peine de mort.
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La grille de la RPA regorge de magazines aux thèmes
variés (Voir grille des programmes : annexe p. 158) : bonne gouvernance
(2 émissions), promotion de la femme (2), intégration des
personnes marginalisées, conflits fonciers, témoignages de
personnes au comportement exemplaire, intégration et respect des Batwa
(2), droits de l'homme (2). Et étonnamment, cette diversité dans
la programmation n'est pas issue de partenariats particuliers, contrairement
à la majorité des autres radios. Ainsi, seules les deux
émissions sur les Batwa sont directement financées par le
gouvernement belge.
Il arrive cependant que quelques magazines nais sent
grâce à un << coup de pouce » externe : Ubuzima ni
akatimabwa, par exemple, naît à l'initiative de l'Office du
Haut Commissariat pour les droits de l'homme. Puis, début 2006, le
financement se tarit. La RPA décide néanmoins de continuer
à produire le magazine sur fonds propres. Nul besoin de posséder
des connaissances poussées en arithmétique pour se douter que
d'un jour à l'autre, les moyens d'actions du journaliste en charge de
l'émission sont fortement réduits. Emery Madirisha explique les
difficultés qu'il connaît depuis le retrait du
bailleur1 : << Pour créer une émission de
qualité, il faut sortir de Bujumbura car les violations des droits de l
'homme ont principalement lieu à l 'intérieur
1 Entretien du 7 février 2006.
du pays. Avant [quand l 'émission était
financée], c 'était facile de se déplacer : je louais une
voiture et un chauffeur, et on partait. Aujourd'hui, je dois attendre qu 'un
groupe de journalistes se rende là où je veux aller, pour pouvoir
partir avec eux. Alors j 'en profite pour ramener du matériel pour trois
ou quatre émissions ». Difficile d'être journaliste ? Il
s'agit pourtant du sort de tous les professionnels des médias de la
région. C'est d'ailleurs une pratique commune au Burundi de demander
à un collègue en déplacement de ramener des sons utiles
à ses propres émissions, et cela afin de s'éviter un
voyage. Ce type d'interviews perd dès lors toute la finesse que peut
avoir l'entretien tenu par deux personnes maîtrisant leur sujet. Il
arrive régulièrement que les résultats soient
médiocres et que les productions finales ressemblent malheureusement
plus à du copiercoller de ce que le journaliste aura trouvé
d'utilisable, de diffusable, qu'à une émission réellement
réfléchie et construite en conséquence.
Dès lors, si la grille de programmation de la RPA est
très riche, il faut néanmoins relativiser cette première
impression. L'effort est certes remarquable, mais la RPA emploie des jeunes
journalistes, peu formés et manquant parfois de professionnalisme : une
émission peut être entrecoupée de morceaux de musique qui
diminueront de moitié la durée de contenu pertinent. Ou, faute de
pouvoir interviewer la personne adéquate au bon moment, certains
débats ont lieu sur deux, voire trois semaines : Mme X donne ses
arguments cette semaine, Mr Z y répondra dans le numéro suivant.
D'accord donc pour équilibrer l'information, mais pas
nécessairement dans une seule et même émission : les
journalistes de la RPA considèrent que cet équilibre peut tout
aussi bien être atteint en plusieurs émissions. Enfin, la grille
de programme n'est pas toujours respectée. Il arrive que des
émissions soient remplacées à l'improviste par des plages
musicales, tandis que d'autres programmes accusent des retards
considérables ou ne respectent pas le minutage prévu1.
Un bel effort, donc, mais les résultats obtenus ne cadrent pas toujours
avec la volonté de départ.
1 CNC, Rapport sur les contenus du média radio
publique africaine, p.1, document non publié.
Radio Isanganiro : Gira Ahuba wubahwe (Sois
respecté chez toi et dans tes biens)
Gira Ahuba wubahwe
L'émission, financée par l'ambassade des
États-Unis à hauteur de 10.000$, a débuté en
janvier 2006 et s'est achevée fin février 2006.
But : Il s'agissait d'une émission divisée en
deux phases : la première portant sur la bonne gouvernance chez les
élus locaux pour dresser un bilan après trois mois
d'entrée en fonction ; le deuxième axe visait la question du
rapatriement. Public-cible : toute la population burundaise.
Format : 25 minutes. Le magazine mêle le
reportage (une vingtaine de minutes) avec une table ronde. Au cours du
reportage de terrain, interviennent les élus locaux, des
représentants de la société civile, mais avant tout des
citoyens ordinaires qui expriment leur avis sur le thème de
l'émission, partagent leur expérience personnelle et mettent les
élus face à leurs responsabilités. Les journalistes
tentent toujours de trouver un témoignage positif, afin que les
auditeurs puis sent en prendre exemple pour gérer leur propre
situation.
Thèmes abordés : Le projet
s'étalait sur huit semaines et donc sur huit thèmes liés
aux deux angles d'approche (bonne gouvernance et rapatriement) : cohabitation
des élus locaux et des notables traditionnels, rôle des conseils
communaux et bilan de ces conseils, rapatriement des réfugiés,
les structures mises en place pour les accueillir, leur réinsertion
qu'ils soient écoliers ou citoyens actifs, les problèmes de
terres rencontrés par ces réfugiés, etc. Pour chaque
émission, les journalistes se rendaient dans une province
représentative du thème abordé
La dernière émission, qui clôturait le
projet, a pris la forme d'un débat en direct. Les correspondants de
l'intérieur du pays se trouvaient avec les conseillers communaux et la
population. En communication téléphonique avec le studio, ceux-ci
avaient dès lors la latitude d'intervenir dans le débat et de
poser des questions en direct au ministre de l'Intérieur présent
à la table ronde.
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Après découpage de la grille de programme
d'Isanganiro, la proportion de magazines ; de programmes informatifs ;
et autres1 se répartit comme tel :
magazines 36%
autres 43%
informations 21%
Par magazine, on entend toutes les
émissions à contenu (émissions environnementale,
sportive, sociale, d'actualité, de débat, ...). Dans la
catégorie autres, entrent les émissions musicales, les
publicités, les communiqués, les ouvertures et fermetures
d'antenne, etc. Une étude plus approfondie de la catégorie «
magazine » s'avère pertinente. Dans le graphique suivant,
1 Source : grille des programmes disponible sur le site de la
radio :
www.isanganiro.org, en
date du 15 février 2006. Voir annexe p. 157.
l'auteur a mis en évidence, parmi les magazines
jugés proactifs, l'origine de leur financement (production propre,
partenariat, ou produit par le Studio Ijambo) :
partenariats extérieurs 14%
production sur fonds propres
25%
Studio Ijambo 61%
Parmi les productions autofinancées par la station,
ont été jugés comme proactifs les magazines suivants :
Nyibuka (Rappelle-toi de moi) ; un magazine sur les conflits fonciers
; un dialogue avec la diaspora, une émission où les
auditeurs ont l'opportunité de faire entendre leurs avis sur des
questions d'actualité (Giricushikirije), un forum jeune,
l'émission de débat politique Mosaïque et son
équivalent kirundophone Ku nama, et enfin un magazine sur la
démobilisation. C'est-à-dire huit émissions
représentant en moyenne 50 minutes de programme quotidien. Au premier
abord, cette grille a donc l'air raisonnablement bien fournie.
Pourtant, en comparant ce temps d'antenne avec celui
accordé aux productions du Studio Ijambo, cette même grille prend
automatiquement un autre relief : les magazines produits par le Studio Ijambo
passent sur les ondes d'Isanganiro en moyenne 2 heures et 6 minutes par jour.
Tous ces magazines étant considérés comme proactifs, les
émissions du Studio Ijambo représentent dès lors 61% de la
grille proactive d'Isanganiro. Le fait que ce type d'émissions soit
majoritairement à l'origine d'un organisme extérieur à la
station de radio n'est pas exceptionnel. On l'a vu, les autres médias
n'ont généralement de programmes proactifs que dans la mesure
où ceux-ci sont spécifiquement financés par un bailleur.
Il y a pourtant un fait frappant chez Isanganiro, c'est la grande
dépendance de ce média vis-à-vis de son voisin le Studio
Ijambo, dont les productions représentent 36% de la catégorie
<< magazine >>.
Est-ce dû à cette prolifération de
programmes qui viennent combler la grille de programmation, ou à un
manque d'habileté pour trouver des bailleurs extérieurs ?
Toujours est-il qu'Isanganiro conclut très peu de partenariats avec des
organismes autres que le Studio Ijambo. Les émissions financées
par des bailleurs externes n'occupent que 3% du temps de diffusion total
d'Isanganiro (16 heures par jour), contre 13% pour le Studio Ijambo. Ce lien
étroit entre le Studio Ijambo et sa << fille >> la radio
Isanganiro ne peut en réalité que rendre cette dernière
plus faible :
habituée à recevoir des émissions de
qualité, elle n'a aucun autre bailleur solide qui pourrait la soutenir
si SFCG pliait bagage du jour au lendemain. Si tel était le cas, ces
plages horaires seraient très certainement remplacées par de la
programmation musicale, du moins dans un premier temps. Ce qui diminuerait
inévitablement la qualité de programmation d'Isanganiro. Or la
grande qualité et la rigueur des émissions diffusées sur
la radio sont les éléments de son succès. Elle tire
d'ailleurs profit de cette popularité pour essayer d'attirer les
annonceurs.
Radio Burundi : Rondera Amahoro (Chercher la
paix)
Rondera Amahoro
Le magazine, produit sur fonds propre, a été
lancé lors des négociations d'Arusha (2000)
But : aider les Burundais à trouver, ensemble, une
façon de se réconcilier. L'émission, lancée alors
que le pays était toujours en guerre, visait à apprendre aux
populations rurales à vivre ensemble pacifiquement. Aujourd'hui, en
situation post-conflit, le programme s'est orienté vers la consolidation
de la paix, afin de reconstruire un Burundi viable pour tous. C'est un magazine
qui vise à aider les Burundais à trouver, ensemble, la
réconciliation.
Public cible : toute la population burundaise.
Format : 25 minutes, sur la base d'interviews et de
reportages, entrecoupés de commentaires du journaliste.
Sujet : tous les thèmes connexes à la
consolidation de la paix, c'est-à-dire tous les thèmes qui
pourraient éventuellement créer des conflits, et auxquels un
journaliste peut apporter sa contribution par le biais de la médiation,
l'explication et la remise en contexte.
Exemples : rôle de la femme dans la
recherche de la paix : le journaliste interroge des femmes leaders et des
paysannes, pour montrer comment elles vivent pacifiquement avec des femmes
d'autres communautés et/ou ethnies. Chacun donne sa vision de la
situation, apporte ses propres solutions, et le journaliste se sert de leur
expérience pour en tirer des généralités sur des
comportements adoptables par toutes les Burundaises.
Libération des prisonniers politiques : donne
la parole à la population. Certains expriment leurs peurs face au retour
de personnes accusées de crimes de sang ; d'autres sont d'avis qu'il
s'agit d'un geste positif pour promouvoir la réconciliation nationale.
Puis le journaliste tend le micro à des gouverneurs de provinces
où beaucoup de génocides ont eu lieu, à des
représentants de la ligue des droits de l'homme. Dans cette
émission, le journaliste a surtout tendu le micro aux divers
intervenants et n'est pas beaucoup intervenu, préférant qu'une
interview vienne en réponse à la précédente.
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En 2003, les productions propres de Radio Burundi
(créées et financées par la radio) n'occupaient qu'un
temps d'antenne très limité (une moyenne de 1h30 par jour, sauf
le week-end). Pour le reste, l'antenne était essentiellement
occupée d'une part par de très longues plages musicales, d'autre
part par une multiplicité d'émissions concédées (40
émissions concédées par semaine !).
Trois ans plus tard, la situation a évolué
sensiblement : les productions propres occupent désormais 2h25 d'antenne
en semaine (13% du temps total), et 4h30 le week-end (25%). Parmi
celles-ci, 12 émissions (moyenne : 53 minutes
quotidiennes) peuvent être considérées comme des programmes
proactifs1:
- Rondera Amahoro (voir supra) ;
- Rema Ntiwihebure (<< sois solide, ne te
décourage pas >> : émission qui vient soutenir les
sinistrés de la guerre) ;
- 1 programme sur l'environnement (Dukingire Ibidukikije)
;
- 3 magazines sur le développement (Terimbere,
Dusanure Igihugu et Turwanye Ubukene) ;
- 1 << éloge des braves >> (Intore
Irayagwa) où l'on parle des exploits des gens en faveur de la
résolution du conflit ;
- 2 programmes sur l'intégration des minorités
(Ntunkumire, << Ne m'exclus pas >> et Ni abacu,
<< Ils sont nôtres >>), Ubugirigiri (<<
L'Entraide >>) ;
- 1 émission sur les femmes (Ikiyago c 'abakenyezi)
;
- et enfin 1 émission de théâtre
radiophonique avec la troupe N'Inde.
Les magazines programmés sont bien le reflet de la
réalité politique et sociale du Burundi, tout au moins, les
journalistes s'évertuent à ce qu'ils représentent le plus
fidèlement possible la situation du pays. On y trouve un mélange
de magazines réconciliateurs, qui visent à favoriser la
vie commune et à réparer les esprits après la guerre ; et
de magazines réparateurs. Ces derniers ont pour but de
reconstruire le pays d'un point de vue social, économique et logistique.
En cela, les émissions reflètent la réalité
burundaise : d'une part, la guerre n'est pas encore entièrement finie ni
sur le terrain ni dans les esprits, d'autre part après la période
de transition les préoccupations sont toutes au développement et
à la reconstruction. Et tout comme dans la réalité, les
magazines réconciliateurs tendent à disparaître au
profit des émissions réparatrices
En ce qui concerne les émissions
concédées, la situation ne s'est pas améliorée
depuis 2003 puisqu'on dénombre aujourd'hui... une cinquantaine
d'émissions concédées par semaine. La radio nationale
était auparavant un passage obligé pour se faire entendre dans
tout le pays, avant l'arrivée des radios privées. Certains
organismes ont donc gardé le réflexe de s'associer à la
RTNB. Pour d'autres, il s'agit tout simplement de privilégier les
partenariats avec la radio publique.
Parmi les organismes partenaires de Radio Burundi et qui
diffusent des émissions proactives, l'on retrouve bien entendu le Studio
Ijambo et le Studio Tubane, mais aussi d'autres acteurs non présents sur
les ondes des radios privées :
1 Au 15 février 2006.
- Les associations religieuses : Fallait-il introduire
les magazines qui promeuvent l'amour du prochain sur des bases religieuses dans
la catégorie << émissions proactives >> ? Nous avons
décidé de les y classer puisqu'il s'agit bien d'utilisation des
médias dans le but de favoriser la paix. Et même si c'est
au nom de dieu et sur base des livres sacrés que les
présentateurs cherchent à pacifier les âmes, il s'agit tout
de même de médias pour la paix. Attention cependant à ne
pas assimiler émission religieuse et émission proactive : l'une
n'entraîne pas nécessairement l'autre et de nombreux magazines
religieux n'ont d'autre but que de dire la messe, où de diffuser des
chants religieux. Il faut cependant citer le Studio Transworld Radio,
d'obédience anglicane, qui a une place prépondérante parmi
les émissions proactives (émissions de lutte contre le SIDA, de
cohabitation, de santé, touj ours en référence à
Dieu).
- Les associations locales : trois d'entre elles ont
créé un partenariat avec Radio Burundi. L'association Ubuntu a
monté un magazine de l'humanisme et l'association Burundi Buhire
(<< Burundi bienheureux >>) tend le micro à des
interlocuteurs qui expliquent comment se déroulait la cohabitation dans
le temps. Enfin, une association locale de défense des droits de l'homme
loue les ondes de la radio pour y sensibiliser les auditeurs au thème
des droits humains.
Avec une trentaine de partenaires, dont une dizaine qui
réalisent des émissions proactives, cette politique de concession
devrait rapporter gros à la Radio Burundi, notamment lorsque les
partenariats se font avec des grandes associations internationales ou ONG, qui
sont parmi les rares à payer leur dû en temps et en heure.
Pourtant, ce ne sont pas les concessions qui remplissent les caisses de la
Radio Burundi, et malgré ces nombreux partenariats, la radio publique
est certainement celle qui est le moins dépendante des bailleurs
extérieurs pour sa survie financière, grâce au financement
étatique.
Les informations d'actualité : étude
d'un cas concret
Un journalisme proactif peut se réaliser au travers de
chaque phrase prononcée à l'antenne. Il serait dès lors
réducteur de n'envisager l'influence positive des médias
qu'à travers des magazines ou du théâtre radiophonique. Le
journalisme de paix peut s'appliquer à tout moment : dans le choix d'un
interlocuteur, dans les propos tenus au cours d'animations libres, dans la
façon de présenter les informations chaudes. Les radios
privées abordées plus haut (Bonesha, Isanganiro, RPA), disent
toutes vouloir promouvoir la paix et la réconciliation de la population
burundaise, volonté d'ailleurs inscrite dans leurs statuts. Nous avons
vu qu'elles diffusaient toutes des émissions proactives, en
quantité et en qualité variables selon leurs revenus. Peut-on
pour autant les qualifier de << radios promotrices de paix et de la
réconciliation >> ? Pas si cette volonté ne
transparait pas dans l'ensemble des productions radiophoniques.
C'est pour cela que nous allons tenter, dans ce point, d'analyser chez chacune
de ces radios, le traitement de l'information d'actualité qui elle,
n'est pas financée directement par des bailleurs externes.
Une enquête réalisée par l'auteur
auprès d'un échantillon représentatif des professionnels
des médias burundais met en évidence la conception qu'ont les
journalistes burundais de leur rôle dans la
société1. La plupart des personnes interrogées
s 'accordent à dire que leur rôle est de diffuser des informations
exactes qui ont été recoupées (76% tout à fait
d'accord), d'éduquer ses auditeurs (55% tout à fait d'accord, 32%
d'accord), de les protéger (37% tout à fait d'accord, 39%
d'accord) et enfin, 87% des journalistes considèrent qu'ils
possèdent un rôle de contre-pouvoir, de << chien de garde de
la démocratie >>. Dès lors que les journalistes se
définissent en tant qu'acteur à part entière de la
société civile, jouant un rôle essentiel dans la vie des
récepteurs des médias, cette conception influence leur traitement
de l'information : 77% des répondants se déclarent en
désaccord avec le postulat selon lequel << Ce que fait la
population de l 'information que j 'ai diffusée ne me concerne plus. Mon
rôle est de fournir de l 'information exacte, et libre à ceux qui
la reçoivent de l 'utiliser comme ils l 'entendent >>. A
contrario, avant de diffuser une information, 97% disent
réfléchir aux conséquences que celle-ci aura sur la
population réceptrice.
De même, lorsqu'ils sont mis devant la
possibilité de diffuser un scoop, qui aurait la fâcheuse
conséquence de raviver les tensions entre les différentes
communautés et/ou ethnies, 71% préféreraient ne pas
informer la population plutôt que de le faire sans précaution
particulière. 86% des journalistes accompagneraient cette nouvelle
délicate d'émissions spéciales consacrées au sujet,
dans lesquelles ils feraient intervenir des personnes modérées de
façon à éviter les tensions entre communautés et/ou
ethnies. Tous les journalistes burundais seraient-ils, sans le savoir, des
journalistes proactifs ?
Les attitudes révélées par ce
questionnaire appartiennent au domaine de la théorie : les
journalistes n'ont pas toujours la latitude de travailler comme bon leur
semble. Ils doivent respecter les grilles de programmations, les instructions
du rédacteur en chef et les exigences des bailleurs. Afin de mesurer le
degré d'application, par les journalistes, des techniques de
construction de la paix et des principes journalistiques de base dans les
bulletins d'information, le présent document se propose d'étudier
la couverture des informations d'actualités par les radios Bone sha,
Isanganiro, RPA et radio Burundi.
1 Enquête réalisée sur un échantillon
de 72 journalistes issus de la RPA, la RTNB, Isanganiro, Studio Ijambo, Studio
Tubane, Bonesha, CCIB et le studio de production de l'Onub. Voir les
résultats complets en annexe p. 160.
Dans la mesure où il était impossible de traiter
l'ensemble des bulletins d'information diffusés par les médias
précités, une sélection était nécessaire. Il
nous a semblé intéressant de faire l'analyse du traitement
médiatique d'une actualité spécifique, la
libération des prisonniers politiques annoncée de 10 janvier 2006
par la ministre de la Justice. Pourquoi avoir choisi ce sujet ? Il s'agissait
d'un sujet sensible, susceptible de réveiller de vieux démons
parmi la population touj ours pas entièrement guérie de la crise
dont elle sort petit à petit. Cette libération au cours de notre
séjour au Burundi présentait une opportunité
exceptionnelle d'analyser la façon dont les radios allaient
présenter cette libération, choisiraient les intervenants et
leurs consacreraient des temps d'antenne différents.
La libération des prisonniers
politiques
Le 10 janvier 2006, Clotilde Niragira, ministre burundaise de
la Justice, annonce la libération provisoire de 673 prisonniers
politiques, qu'elle motive par un désir de réconciliation de la
population burundaise, conformément aux accords pris à Arusha.
Cet élargissement provoque des remous dans tout le pays et ce pour deux
raisons. D'une part parce que parmi les bénéficiaires de cette
mesure figurent des personnes accusées d'avoir participé aux
massacres qui ont suivi l'assassinat du président Ndadaye en 1993, alors
que le président Nkurunziza avait affirmé lors de ses voeux
à la nation (3 1/12/05) qu'aucune personne soupçonnée
d'avoir commis des crimes de sang ne bénéficierait de cette
mesure. Une grande confusion règne donc sur la définition du
prisonnier politique. D'autre part, nombreux sont ceux qui prennent peur
à l'idée de voir revenir au village des personnes ayant
peut-être pris part au massacre de leur famille douze ans plus
tôt.
Afin d'étudier le traitement médiatique de cette
actualité controversée, nous utiliserons une grille d'analyse
mêlant les recommandations énoncées par Lynch et Mc
Goldrick pour réaliser un journalisme proactif (voir supra,
p.6)
· Eviter de réduire le conflit à
l'espace-temps des violences.
· Prêter une attention particulière au
vocabulaire employé.
· Eviter de mettre en évidence continuellement ce
qui divise les parties, les différences entre ce qu'elles
déclarent vouloir : mettre en évidence les intérêts
et buts partagés.
· Eviter de toujours se concentrer sur les souffrances et
les peurs du même côté.
· Eviter de laisser les protagonistes se définir par
les déclarations de leurs chefs quant à leurs demandes, leurs
réclamations : donner l'occasion aux gens ordinaires d'exprimer leurs
opinions... Aux principes journalistiques de base :
· Non-séparation des faits et des commentaires
· Déséquilibre dans le traitement de
l'information
· Incitation à la haine, à la révolte
ou à la violence, apologie du crime
· Exagération des faits, sensationnalisme à
outrance...
Puisque les bulletins d'information ne se prêtent
guère à la médiation, nous nous pencherons principalement
sur le choix des intervenants au cours des jours qui ont suivi l'annonce de
l'ordonnance ministérielle. Ensuite, nous verrons les efforts fournis
par les radios pour éclairer et peut-être calmer les esprits, et
ce dans les magazines d'actualité dédiés à ce
sujet.
Les bulletins d'informations de la radio Bonesha,
RPA, Isanganiro et Radio Nationale (2e chaîne
publique)
Le 10 janvier, jour de la libération des prisonniers
politiques, toutes les radios font preuve d'un sérieux
déséquilibre de l'information, dans la mesure où
seuls les propos de la ministre de la Justice passent sur antenne :
La Ministre s'exprime sur les motivations de cette
libération (réconciliation du peuple burundais) ;
déclare qu'il ne s'agit pas d'une mesure favorisant
l'impunité (puisqu 'elle n 'est que provisoire en attendant les
jugements de la future CVR - Commission vérité et
réconciliation, prévue par les accords d 'Arusha) ; rassure
la population sur le fait que ces ex-prisonniers ne pourront pas
échapper à la justice (dans la mesure où ils n 'ont
pas le droit de franchir les frontières). Elle explique
également l'origine du choix des prisonniers à libérer
(liste établie par une Commission chargée d 'identifier les
prisonniers politiques). Temps d'antenne (T.A.) de la Ministre : Bonesha
2'46, RPA 3'14, Isanganiro 2'00, Ndegarakura 3'48.
Des réactions auraient du être
récoltées à chaud, et diffusées sur antenne le jour
même, si ce n'est dans l'édition de la mi-journée, tout au
moins dans les bulletins de la soirée. De plus, aucune des radios n'a
mis cette information en perspective, en expliquant l'origine de cette
relaxation. Ce n'est que le lendemain que les échos se font entendre, du
moins pour les radios privées. La radio nationale n'approfondira pas le
sujet les jours suivants, alors que les autres radios diffuseront des
informations jusqu'au 14 janvier.
Le mercredi, les réactions fusent de toutes parts :
Bonesha :
- Monde politique : satisfaction du parti Frodebu,
le parti du président Ndadaye mort en 1993, qui salue la mesure.
T.A. 1'00
- Société civile : AC Génocide
qualifie cet acte de consécration de l'impunité et d'un
<< coup de poignard dans le dos des victimes des massacres de 1993
>>. T.A. 1'50
Maître Sinarinzi parle de << culture
d'impunité >> et de danger imminent pour les rescapés des
génocides, témoins gênants qui risqueraient d'être
éliminés par les prisonniers libérés. T.A.1 '06
RPA : le journaliste parle désormais de
prisonniers dits politiques.
- Monde politique : re-diffusion d'un extrait d'interview
de la ministre de la Justice. T.A. 0'52
|
|
P.A. Masekanya : parle d'inamnestiabilité du
crime de génocide, et qualifie les libérés de
terroristes génocidaires. Déclare que les victimes des
massacres croupissent dans des camps de réfugiés alors que leurs
bourreaux, les terroristes génocidaires, << sont
traités comme des généraux et doivent recevoir des
millions >>. T.A. 1 '30 Parti Uprona : Demande la suppression de
la mesure et met en garde contre les conséquences néfastes de
cette libération (suppression des témoins et rescapés).
T.A. 0'20
Isanganiro :
- Monde politique : Frodebu : affirme son
soutien à la mesure, et sa confiance dans le choix des prisonniers par
la commission chargée d'identifier les prisonniers politiques. T.A.
2'00
CNDD-Nyangoma : la libération sans
avoir déterminé les responsables des massacres de 1993 et de la
mort de Ndadaye est une gifle à la population burundaise qui attend
impatiemment la vérité. Mais qualifie la mesure de <<
salutaire >> pour ceux qui étaient détenus sans dossier.
T.A. 1'00
- Société civile : A.C.
Génocide fait part de sa déception, parle du sentiment de
désespoir des rescapés << qui vont voir défiler
leurs bourreaux >>. T.A. 0'51
Les trois stations réalisent un billet d'information
relativement équilibré, où des intervenants du pour
et du contre expriment leurs positions. Cependant, ces interviews auraient
dû être réalisées et diffusées à chaud
la veille.
Notons que le journaliste de la RPA parle désormais non
plus de prisonniers politiques mais de prisonniers dits
politiques, ce qui peut faire l'objet d'une double interprétation.
D'une part ce changement peut être considéré comme
l'expression d'une stricte neutralité, puisque les intervenants ne sont
pas tous d'accord pour qualifier les personnes libérées de
<< prisonniers politiques >>. D'autre part, ceci peut être
interprété comme une prise de position du journaliste qui nierait
par là le fait que ces prisonniers soient réellement
politiques. Si tel était le cas, il s'agirait d'un cas de
non-séparation des faits et commentaires. Notons enfin que
lorsque le porte-parole du mouvement P.A. Masekanya s'exprime sur les ondes de
la RPA en faisant allusion aux << terroristes génocidaires
>>, il rappelle tristement les propos qu'utilisait la radio nationale
avant les accords d'Arusha, lorsqu'elle qualifiait les rebelles de <<
tribalo terroristes génocidaires >>. Aujourd'hui, plus aucun
journaliste n'utilise ce terme représentatif d'une époque
révolue. Bien que ce qualificatif n'ait pas été
employé par le journaliste lui-même, celui-ci aurait pu utiliser
l'interview en choisissant d'autres extraits significatifs, où
l'intervenant ne parlait pas de terroristes génocidaires.
Le jeudi, le sujet fait à nouveau la Une des journaux
parlés des trois stations.
Bonesha : un seul intervenant, le
président de l'AproDH (ligue des droits de l'homme) :
déclare que plus de 90% des libérés sont des Hutu
accusés des massacres de 1993. S'étonne que cette mesure ne
s'applique qu'à un groupe si peu diversifié. T.A. 2'28.
RPA :
|
Vice-président de la Commission chargée
d'identifier les prisonniers politiques : répond aux reproches
d'exclusivité de la mesure aux auteurs des massacres de 1993. Explique
qu'il n'y a pas de traitement préférentiel, que les listes sont
établies selon des critères objectifs inspirés des accords
d'Arusha et des codes de droit burundais. T.A.2'00 Isanganiro
:
Uprona : se dit théoriquement d'accord avec
une libération des prisonniers politiques, mais en désaccord avec
cette ordonnance, puisqu'en libérant des auteurs de crime de sang, elle
va à l'encontre des propos du président Nkurunziza. « Mesure
qui pêche par excès ». T.A. 1 '35
Ligue des droits de l'homme Iteka : mesure
caractérisée par la précipitation. Illustre par l'exemple
du Rwanda où des témoins furent tués lors de
précédentes libérations de prisonniers. T.A. 1'18
La RPA sort du lot puisqu'elle confronte les propos
diffusés la veille avec une intervention du vice-président de la
Commission chargée d'identifier les prisonniers politiques. Les autres
radios, quant à elles, diffusent toujours des réactions critiques
vis-à-vis de cette ordonnance, sans apporter ni opinion constructive, ni
réponse de la part des responsables politiques (ministère de la
Justice ou commission susmentionnée). Laisser la parole à un
côté sans permettre à la partie critiquée de se
justifier ne répond pas aux critères énoncés par
Lynch et Mc Goldrick, qui préconisent le dialogue comme source de
solutions. Les journalistes auraient pu dès lors poser des questions
donnant lieu à un débat constructif, notamment en demandant aux
intervenants d'exposer des solutions aux diverses conséquences
négatives de cette libération (intégrer les prisonniers
dans leur communauté d'origine, favoriser le pardon des victimes qui
allaient bientôt se retrouver face à face avec ceux qui avaient
attenté à leur vie ou à celle de leurs proches, ...).
Le 13 janvier, une fois encore, les billets portant sur le suivi
de cette affaire laissent la parole à de nombreuses critiques :
Bonesha : Le Collectif des associations
burundaises des droits de l'homme s'insurge. Il rappelle que crimes de
sang et de guerre sont inamnestiables. En appelle à la justice pour
qu'elle réclame son indépendance au nom du principe de
séparation des pouvoirs. T.A. 1 '38
L 'Eglise anglicane approuve la mesure mais
déplore un manque de préparation des esprits des
libérés comme de la population qui devra les accueillir, car le
pardon du gouvernement n'est pas suffisant pour une réintégration
efficiente des ex-détenus. T.A.1'53
RPA :
Les prisonniers récemment libérés
demandent à la population de les accueillir comme des citoyens en
quête de respectabilité et non comme des tueurs. Demandent aux
politiciens de cesser le discours incitant la population à la peur mais
plutôt de tenir des propos réconciliateurs. T.A. 0'40
AproDH salue la mesure, mais exprime des
inquiétudes quant aux critères utilisés pour
définir le prisonnier politique. T.A. 1'45
Isanganiro :
AproDH exprime ses doutes quant au choix des
critères utilisés pour qualifier les détenus de
prisonniers politiques, puisque de nombreux auteurs de crimes de sang figurent
parmi eux. T.A. 1'15
Action des chrétiens pour l'abolition de la torture
: parle << d'impunité criante >>. T.A. 1 '23
Le journaliste rappelle la déclaration qu'avait faite
Nkurunziza lors de ses voeux à la nation. Extrait du
discours.
L'objet de cette étude n'est pas de juger du
bien-fondé de cette libération des prisonniers, ou du choix des
prisonniers, mais bien de vérifier la diversité des sources et
des avis. Or, une fois de plus, les radios donnent l'antenne libre aux
protestations de la société civile, sans pour autant demander des
comptes à la partie gouvernementale. De même, les journalistes ne
mettent pas le Président devant ses responsabilités en lui
demandant de s'exprimer sur son soudain revirement d'opinion quant à la
relaxation des auteurs de crimes de sang. De plus, la société
civile polémique beaucoup sur le choix des détenus
libérés. Les médias auraient dès lors dû
exposer aux auditeurs une définition communément acceptée
d'un << prisonnier politique >>.
Enfin, elles auraient pu tendre le micro aux premiers
intéressés de cette mesure : les détenus
libérés d'une part, les rescapés de massacres de 1993
d'autre part, ce qui aurait permis de mettre cette libération en relief,
en donnant aux auditeurs une idée de l'état d'esprit
régnant au sein de ces groupes. Or seule la RPA prend l'initiative de
donner la parole à un ex-prisonnier dans le dernier billet de la semaine
consacré à ce sujet.
Le 14 janvier, seules les radios Bonesha et Isanganiro
couvriront encore la nouvelle, à la suite d'un communiqué de
presse du parti MRC-Rurenzangemero, qui propose une solution pour contrer la
précipitation dans laquelle le gouvernement a pris l'initiative de
libérer provisoirement les 673 prisonniers :
Bonesha : Le parti
MRC-Rurenzangemero s'affiche contre la relaxation des
prisonniers politiques. Il propose au gouvernement d'organiser un grand
débat autour de cette question, afin de ne pas agir dans la
précipitation. T.A.0'44 Isanganiro :
MRC-Rurenzangemero (mêmes propos que sur
Bonesha). T.A. 0'50
Rappelle les idées principales des intervenants de la
veille : Action des chrétiens pour l'abolition de la torture, AproDH,
Collectif des associations burundaises des Droits de l'Homme, discours de
Nkurunziza.
En conclusion, on remarque que le traitement de cette nouvelle
pourtant délicate n'est pas entièrement conforme aux principes
journalistiques de base ni à ceux du journalisme proactif. La Radio
nationale ne couvre l'évènement que d'un point de vue strictement
gouvernemental, sans chercher à recueillir des opinions en faveur ou en
défaveur de la mesure. Il s'agit d'un déséquilibre de
l'information. De même, la rédaction ne travaille absolument pas
en profondeur puisque malgré les remous causés par cette
libération, le lendemain, le sujet est déjà oublié
pour ses journalistes.
Bone sha et Isanganiro adoptent un comportement plus ou moins
similaire : Interview de la Ministre le premier jour, réactions
positives (du Frodebu) et négatives le deuxième jour, puis,
les
deux jours suivants, une suite d'intervenants contestant la me
sure. Elles manquent dès lors aux recommandations suivantes :
· Eviter de toujours se concentrer sur les souffrances et
les peurs du même côté.
· Équilibrer l'information.
· Eviter de laisser les protagonistes se définir
par les déclarations de leurs chefs quant à leurs demandes, leurs
réclamations. Ici, en laissant les associations de la
société civile s 'exprimer sur les peurs de la population -
notamment les rescapés des massacres de 1993 - sans récolter
directement les avis de la population.
· Donner aux gens ordinaires l'occasion d'exprimer leurs
opinions au même titre que les personnalités officielles.
Pour généraliser, ces trois médias ont
attendu que l'information « leur tombe dessus », se contentant de
diffuser ce que les officiels et la société civile leur
fournissaient. Elles auraient dû aller de l'avant, et aller chercher
l'information chez d'autres acteurs.
La RPA se démarque puisqu'elle demande des comptes au
vice-président de la commission chargée d'identifier les
prisonniers politiques (12/0 1) et qu'elle offre la voix au chapitre à
un exdétenu ayant bénéficié de la mesure (13/01).
Cependant, pas plus que les trois autres stations, elle n'offre de
définition du prisonnier politique, n'explique les modalités du
caractère provisoire de cette libération, ni ne la contextualise
dans le cadre des accords d'Arusha.
C'est donc une information pluraliste que nous offrent les
radios privées, dans la mesure où partisans et opposants de la
mesure ont eu voix au chapitre sur antenne. Mais ce pluralisme n'est pas assez
poussé pour répondre aux exigences du journalisme de paix, tels
qu'énoncés plus haut. Les informations sont un peu
superficielles, même si les radios privées ont continué
à traiter de l'information durant cinq jours. Voyons maintenant ce qui a
été fait du côté des émissions
d'actualité/d'analyse, qui sont par nature moins superficielles.
Les émissions
d'actualité/d'analyse
Tous les dimanches à 7 heures 30, la deuxième
chaîne radio de la RTNB (la chaîne dite internationale), diffuse
l'émission Infos+, qui traite d'un sujet à la Une de la
semaine achevée. Constituée d'une part d'une revue de presse tant
nationale qu'internationale, l'émission consacre d'autre part une
vingtaine de minutes à un dossier d'actualité au choix. Le
programme du dimanche 15 janvier se penche sur cette libération des
prisonniers politiques, peut-être pour compenser la
légèreté avec laquelle le service d'information de la RTNB
avait suivi le sujet.
L'émission est constituée sous la forme d'un
reportage en profondeur sur les positions et les réactions des
différentes composantes de la société : elle mêle
des extraits d'entretiens avec la ministre de la Justice - qui défend le
bien-fondé de l'ordonnance qu'elle a prise, sa légalité,
et son rôle positif pour la réconciliation - avec des interviews
de différents acteurs de la société civile. Les
représentants de la Ligue des droits de l'homme Iteka et de
l'Association pour la restructuration d'un état de droit au Burundi
expliquent leurs peurs, parlent d'impunité flagrante et donnent leur
définition du prisonnier politique, qui exclut les auteurs de massacres.
Il s'agit d'un montage d'interviews, et les extraits sont montés de
façon à se répondre les uns aux autres. Dès lors
l'interview de la Ministre semble répondre à celle du
président de la Ligue Iteka, sans pour autant qu'il n'y ait de
réel débat. Lorsque le journaliste demande à ce dernier ce
qui devrait être fait, << puisque après tout, il faut
bien avancer >>, celui-là conseille de << passer
pas la justice d'abord, le pardon après >>, tandis que son
collègue affirme que la solution réside dans la suppression de la
mesure, afin de réhabiliter la justice.
Enfin, le présentateur clôture l'émission
en regrettant que le parti Frodebu ait manqué l'interview promise, et
s'attriste de l'attitude des responsables de la commission chargée
d'identifier les prisonniers politiques, qui selon lui fuient les
médias.
Tribune Bonesha, l'émission de débat
sur l'actualité burundaise, est diffusée en direct chaque
dimanche à 10 heures sur les ondes de Bonesha. Le 15 janvier, Alice
Hakizimana, la journaliste en charge du programme, avait invité un
représentant du CENAP (Centre d'alerte et de prévention des
conflits), de l'AproDH (Association de promotion des droits de l'homme), ainsi
que du Frodebu. Finalement, seuls deux des invités débattront,
puisque le porte-parole du Frodebu n'arrivera jamais dans les studios de
Bonesha. L'émission est judicieusement construite : un rappel des faits,
puis les réactions par rapport à la mesure elle-même et
à la définition du prisonnier politique, un débat sur les
conséquences de cette libération et enfin les recommandations des
invités pour éviter une montée de la violence.
Les débats sont calmes, à vrai dire il n'y a
pas vraiment de controverse puisque les deux parties présentes sont
à peu près d'accord sur les mêmes points et que
l'invité supposé être en discorde avec eux n'arrivera
jamais (porte-parole du Frodebu). Dès lors, il s'agit d'une exposition
d'idées, de concepts de la justice, de l'Etat de droit, et de la
réconciliation, tenant davantage de la discussion philosophique que du
débat politique.
L'émission a le mérite de mettre en avant des
points de vue non abordés à l'époque dans les journaux
parlés, brefs par nature. Les points de vue des invités, les
questions précises de la journaliste permettent d'affiner les propos
tenus par la société civile tout au long de la semaine
écoulée. Désormais, l'auditeur sait que ces deux parties
ne sont pas contre une libération des prisonniers politiques dans
l'absolu, mais qu'ils préconisent une batterie de mesures
menées
conjointement, afin de rendre crédible une
réconciliation sans passer par l'impunité. Les adversités
sont aplanies, et la médiatrice conclut en disant que « les
pouvoirs publics ont désormais compris que la société
civile est présente pour l 'aider dans cette lourde tâche
».
À visage découvert, l'émission
du dimanche matin de la RPA, comptait comme invités le
vice-président de la commission chargée d'identifier les
prisonniers politiques, le directeur du CENAP ainsi que le secrétaire
général de l'AproDH. Un débat somme toute assez similaire
à celui de Tribune Bonesha (mêmes associations
invitées). Le thème du débat : la libération des
prisonniers dits politiques va-t-elle réellement renforcer le
processus de paix ? Le journaliste met le représentant de la commission
devant ses responsabilités, dans la mesure où les questions
posées sont axées sur le futur et les éventuelles
répercussions de cette mesure sur la réconciliation nationale.
Même principe pour Mosaïque,
l'émission de débat politique d'Isanganiro. Le samedi 14
janvier, ils sont quatre invités à avoir répondu
présent à l'appel de Franck Kaze, le journaliste en charge du
magazine d'actualité : Clotilde Niragira, ministre de la Justice, le
porte-parole de l'association AC Génocide, le président de la
ligue Iteka, ainsi que le porte-parole du parti Frodebu. Le débat durera
60 minutes, mené par le journaliste qui répartit
équitablement les tours de parole. Les invités s'emportent de
temps à autres, mais sans faire preuve d'une réelle
confrontation. Tout d'abord, il est demandé à la Ministre de
préciser les critères établis afin de définir les
prisonniers politiques. Les trois autres parties réagiront par la suite
à cette définition, mettant en évidence les lacunes et
donnant leur point de vue sur la question. Cela permet à Mme Niragira de
répondre à ces critiques, mais ses réponses sont soit peu
convaincantes, soit les représentants de la société civile
se montrent trop pointilleux. En effet, le débat semble
s'éterniser sans aboutir à un accord de principe. Le journaliste
engage alors un nouveau thème, celui du caractère provisoire de
la libération. Ensuite, il engage le débat sur la pertinence
d'avoir libéré des auteurs de crimes de sang. Toutes ces
questions découlent en réalité du manque de transparence
de la commission chargée de définir les prisonniers politiques.
Le porte-parole du Frodebu n'est guère loquace, et la Ministre elle se
retranche sans cesse derrière les deux mêmes principes :
l'idée de libérer les prisonniers n'est pas la sienne, mais celle
issue des accords d'Arusha ; le choix des prisonniers n'est pas le sien mais
celui de la commission. En deuxième partie, l'émission aborde les
conséquences futures et concrètes de cette libération :
premièrement, savoir si les combattants du FNL pourraient être
considérés comme des prisonniers politiques et donc
relaxés ; deuxièmement, voir les mesures qui sont faites pour
protéger les libérés et leurs anciennes victimes. Enfin,
le débat se termine sur un tour de table afin que chacun fasse part de
ses recommandations pour éviter frictions et frustrations.
Analyse de contenu
A vrai dire, aucune des émissions proposées par
les différentes radios n'obéit entièrement aux principes
du journalisme de paix : les animateurs de débats se contentent de poser
les questions - certes judicieuses - sans toutefois donner aux gens
ordinaires l'occasion de s'exprimer sur la question, sans proposer
eux-mêmes de solutions alternatives au problème rencontré.
Toutefois, dans un cas comme celui de la libération des prisonniers
politiques, la seule solution à apporter consiste à faire
connaître les peurs et les revendications de chacun à la Ministre
en charge du dossier, en espérant qu'elle les prendra en
considération pour ses futures décisions. En cela, les
journalistes de Bonesha et d'Isanganiro ont le mérite d'avoir
creusé le sujet, permettant dès lors aux auditeurs de
relativiser les divers sentiments qui avaient pu surgir lors de l'annonce de la
libération des prisonniers politiques.
Les quatre stations ont le mérite de montrer la
face invisible de cette mesure : elles analysent et mettent en perspective
les risques, à long terme, de dommages psychologiques sur la population,
et intègrent cette libération dans le processus plus complexe de
réconciliation nationale. De plus, les deux rédactions n'oublient
pas de clôturer l'émission par une note positive, demandant
à chacun des invités de donner leurs recommandations pour une
issue positive. L'émission de la RTNB, elle, reste assez
superficielle, se contentant de coller des morceaux d'interviews, et n'atteint
pas le degré de finesse d'un débat où les intervenants
auraient l'occasion de rebondir sur les propos les uns des autres. Pour les
intervenants choisis dans l'émission, le format de la table ronde se
serait révélé beaucoup plus riche. Il en aurait
été autrement s'il s'était agi d'interviews de personnes
difficilement disponibles pour se rendre en studio (paysan,
réfugié, détenu bénéficiaire de la
mesure,...). Malheureusement, aucune des radios n'a tendu le micro à
cette frange de la population dans ces émissions.
Enfin, dernière constatation, aucune des trois radios
n'explique clairement l'historique de cette mesure, se contentant dès
lors de limiter l'actualité à l'espace-temps des
polémiques, alors que la source même du problème
remonte à 1993, puisque les prisonniers libérés ont pour
la plupart été mêlés aux tueries de cette
époque. Il aurait dès lors fallu brosser un rapide tableau, en
deux minutes, du pourquoi de cette idée née à Arusha de
libérer les prisonniers politiques, afin de permettre à toute la
population de comprendre l'objet du débat.
Nous sommes dès lors assez éloignés d'un
exemple scolaire du traitement proactif de l'actualité. Pourtant, une
enquête menée par Research Solutions Ltd pour le compte de Search
For Common Ground (février 2005) sur l'attitude des professionnels de la
radio en Afrique
subsaharienne révélait une forte conscience des
principes de construction de la paix dans des émissions d'information et
d'actualité1 :
87%
90%
80%
69%
71% 70%
73%
74%
77% 78%
83%
73%
69%
75%
63%
65%
donner aux "gens ordinaires" l'occasion d'exprimer leurs
opinions au même titre que les hommes politiques et les
personnalités off icielles
mettre en évidence les intérêts et les
buts partagés qui peuvent révéler un terrain d'entente
entre factions opposées
trouver des personnes affectées qui sont
opposées à la violence et inclure leurs opinions
distinguer vos propres opinions des faits
citer le nom de celui qui donne son opinion af in de souligner
que c'est une opinion et non un fait
appeler les gens par le nom qu'ils s'attribuent au lieu
d'utiliser des mots comme "terroriste", "extrémiste", ou
"fanatique"
confronter les leaders à des solutions alternatives et
faire écho de leurs réactions
Utilisation précise et prudente d'un vocabulaire fort,
de mots comme "assassinat", "massacre" ou "génocide"
0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100
%
Programmes d'information
Programmes d'actualités / analyse
Etre d'accord avec des affirmations lues sur un questionnaire
est une chose. Penser intuitivement à les appliquer en est une autre.
Les journalistes burundais, dans l'absolu, ne connaissent pas les règles
du journalisme proactif. Ou du moins, pas en théorie. La plupart d'entre
eux n'ont jamais entendu parler de John Galtung ou de Jake Lynch. Pourtant en
pratique, ils
1 Source : Research Solutions Ltd, Rapport d'enquête :
synthèse, Enquête de base sur l'attitude des professionnels de
la radio en Afrique subsaharienne, conçu pour SFCG, Nairobi,
févier 2005, version révisée.
appliquent déjà ces principes, bien que de
façon non systématique. Tous ont compris l'impact positif qu'ils
peuvent avoir sur le processus de réconciliation nationale : la
totalité des journalistes burundais interrogés s'accordent pour
dire qu 'en tant que journalistes, ils ont la sensation d'avoir joué
un rôle important dans le processus de retour à la paix et
à la réconciliation. Pour ce faire, ils s'évertuent
à poser les bonnes questions aux bonnes personnes et au bon moment, afin
de toujours rendre les décideurs responsables de leurs actes face
à la population, de faire connaître les desideratas du peuple, de
servir de forum à la société civile,...
Cependant, ils ne réalisent pas toutes ces
tâches simultanément. En témoigne l'exemple du traitement
médiatique de la libération des prisonniers politiques : les
journalistes laissent le champ libre aux critiques et organisent des
émissions visant à approfondir le sujet, puisque les journaux
parlés sont par nature assez superficiels. Les journalistes burundais
sont proactifs à leur façon, sans pour autant répondre
à toutes les exigences des théoriciens du journalisme de paix. En
effet, l'analyse faite démontre qu'il manque certains
éléments pour correspondre à l'attitude proactive
recommandée par Lynch et Mc Goldrick, par exemple. Cependant, si tous
les impératifs du journalisme de paix ne sont pas pris en compte dans
chaque émission séparément, il faut savoir que d'autres
magazines sont venus compléter les manquements des émissions
analysées ci-dessus, notamment en laissant davantage la parole aux
petites gens.
C'est en cela que les radios locales divergent des studios de
productions rompus aux méthodes du proactivisme : elles ne visent pas
toujours l'équilibre au sein de chaque émission. Si ce sont des
officiels qui expriment leur avis dans un magazine, alors les gens ordinaires
auront la parole la semaine suivante, au travers d'appels
téléphonique par exemple.
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