Au fil de cette étude, nous avons abordé les
différents types de productions qui composaient, au Burundi, le
journalisme de paix : les programmes de fiction, les programmes à
vocation réconciliatrice et enfin le traitement des informations
d'actualité au travers des journaux parlés et des
émissions d'analyse de l'actualité. Tirer des conclusions quant
à l'opérationnalité concrète de ces
différents concepts n'est pas chose aisée : les styles se
mélangent, les situations, les acteurs et les époques
également. Les niveaux de conscience ou d'application des
théories du journalisme de paix varient aussi : tandis que pour certains
ces principes sont une véritable ligne directrice de travail, d'autres
n'ont conscience que de leur responsabilité sociale en tant que
journaliste.
Nous tenterons dans ce chapitre de dresser un bilan de la
situation pour chaque acteur du journalisme de paix, en soulignant les
différents impacts, les éventuelles questions
déontologiques ou problèmes de pertinence qu'ils
soulèvent.
Rappelons les différentes catégories d'acteurs
du journalisme de paix ou proactif :
- Les organismes non médiatiques, tels des ONG, des
gouvernements, des organisations de la société civile ou des
organisations internationales, qui n'utilisent les médias que de
façon sporadique.
- Les studios de productions nés dans le but de
promouvoir la résolution des conflits au travers de l'utilisation des
médias.
- Les radios locales.
Un objectif commun
Quel était l'objectif poursuivi par ces acteurs au
Burundi? Tout comme le disait Alice Hakizimana (voir p. 65), secrétaire
de rédaction de Radio Bonesha, les objectifs ont évolué en
fonction de l'actualité : recherche de la paix avant les accords
d'Arusha ; cohabitation pacifique après la signature des accords de paix
et, aujourd'hui, réconciliation nationale. Ces trois buts en cachent en
réalité un seul : améliorer la représentation qu'a
l'auditeur de l'Autre. Entendons par l'Autre, toute personne n'appartenant pas
à un même groupe social, politique, ethnique, géographique
ou communautaire. Dans une situation de tension ou de conflit, une étape
incontournable est celle qui consiste à améliorer la
représentation que les parties ont l'une de l'autre, afin que puisse
naître le dialogue et que s'aplanissent les différends.
Des approches différentes
Après l'analyse du cas du Burundi, un constat s'impose
que nous pouvons transposer à l'extérieur du cas d'étude
pour en tirer une règle générale : il s'agit de la
différence de philosophie et donc de méthode de travail entre les
studios de production, les organismes non médiatiques et les radios.
Au Burundi, les studios de production sont nés de
l'idée que le dialogue était un outil idéal pour humaniser
l'Autre, et permettre dès lors l'émergence de compromis entre
deux parties en conflit, ou de solutions à un problème. La
méthodologie se fonde sur le dialogue qui permettra par la
suite de s'attaquer aux conflits ou problèmes, quels qu 'ils soient,
que rencontre la société.
Les organismes non médiatiques fonctionnent à
l'inverse. Il s'agit de professionnels d'un secteur déterminé
(Avocats sans frontières, Observatoire de l'action gouvernementale,
Association d'accueil des réfugiés, ...) qui ont comme point de
départ de leur méthodologie un problème précis
(le non-respect des droits de l'homme, les exactions, l'intégration
des réfugiés...) et donc un besoin qu'ils vont tenter de combler
au moyen du dialogue.
Les radios se basent non sur une philosophie (studios de
production) ou sur les besoins supposés de la population (organismes non
médiatiques) mais bien sur les attentes de leurs publics,
auxquelles elles essaient de répondre. Les possibilités offertes
par le direct sont dès lors une particularité précieuse
pour ces médias. Grâce au direct, elles arrivent à
entretenir un lien étroit avec les auditeurs et à mieux
connaître leurs attentes. Celui-ci offre la possibilité
d'interagir avec les producteurs d'information, mais aussi avec les autres
auditeurs via des appels téléphoniques par exemple. Le dialogue
ne naît pas uniquement au sein de la population après
réception des informations contenues dans une émission. Il se
noue également entre producteurs et récepteurs de l'information,
permettant dès lors aux journalistes de prendre en compte les attentes
du public et de tenter d'y répondre.
Il serait hasardeux de tenter de mesurer l'impact des
différentes émissions proactives que l'on trouve sur les ondes
burundaises. Cependant, les réactions des auditeurs et les appels aux
rédactions pour que les émissions soient rediffusées
tendent à répondre, si non à la question de l'impact, tout
au moins à la question de l'audience. Dans l'ensemble, les
émissions proactives sont appréciées par la population
burundaise, qui les suit avec un grand enthousiasme. On peut dès lors en
conclure qu'elles arrivent dans une certaine mesure à leur fin : lancer
un coup de projecteur sur un thème spécifique qu'elles
considèrent comme un obstacle à l'épanouissement des
citoyens ou la cohabitation paisible.
Le Studio Ijambo a joué un rôle central dans la
pratique du journalisme de paix au Burundi. Son arrivée en 1995 dans le
paysage médiatique burundais, alors totalement dominé par les
médias
publics, a fait l'effet d'une bouffée d'air frais.
Peut-on néanmoins affirmer que ce sont ses productions, toujours
équilibrées et axées vers la résolution pacifique
des conflits, qui ont inspiré les radios privées nées par
la suite ? Ou qu'elles ont contribué à l'amélioration des
programmes des radios publiques ? Les responsables du Studio Ijambo se plaisent
à le croire et à le dire, mais rien n'est moins facile à
prouver. Certes, le Studio Ijambo a montré qu'un autre type de
journalisme était possible, loin des productions formelles et partisanes
de la RTNB de l'époque. S'il n'était certainement pas le seul
à s'en être rendu compte, c'est bien le seul, à
l'époque, à avoir bénéficié des financements
nécessaires pour s'implanter au Burundi.
Une enquête datant de 2001 indique que 57% des
Burundais estimaient que le studio contribuait très fort au
retour à la paix ; 55,6% pensaient qu'il promouvait fortement
le dialogue ; et 5 1,9% trouvaient que les émissions du Studio
Ijambo aidaient très souvent à promouvoir la
réconciliation. Dès lors, si l'on ne pourra jamais prouver ou
nier qu'il ait été la source d'inspiration des autres radios,
l'on peut tout de même affirmer avec beaucoup de certitude qu'à
cette époque, le Studio Ijambo répondait aux objectifs qu'il
s'était fixés : promouvoir le dialogue grâce à une
représentation humanisée de l'Autre.
Les studios de productions ont su s'imposer dans les
médias locaux en raison de leur professionnalisme. Ils prennent le temps
de réaliser des enquêtes sur des sujets d'une grande
complexité, ne font pas de « direct » et ne doivent donc pas
traiter d'actualité chaude. Pour un même magazine, les
équipes de journalistes sont plus nombreuses et ont plus de temps
à consacrer que les journalistes des radios locales. C'est pourquoi
leurs productions sont bien souvent meilleures et qu'elles n'ont aucune
difficulté à trouver des stations partenaires pour être
diffusées. Cette qualité technique qui caractérise les
studios de production est également l'un des arguments qui justifie leur
présence sur le terrain. Contrairement aux médias locaux qui par
essence ne peuvent être parfaits, les studios de productions proactifs
aspirent à s'imposer comme modèle pour les médias locaux.
Faire des émissions techniquement irréprochables est
également un but en soi.
Des relations financières
déterminantes
Dans les relations entre les trois acteurs présents on
pourrait croire que l'intérêt fondamental est le partage d'une
vision commune sur les contenus. Mais les flux financiers jouent un rôle
essentiel dans ces relations en cela que faire du journalisme de paix est
parfois l'unique moyen d'obtenir des fonds pour que survive la radio.
Lors de l'émergence des nouvelles radios, les sommes
astronomiques données par le Studio Ijambo contre diffusion de ses
programmes ont joué un rôle essentiel pour la survie
financière de ces nouvelles stations. Cependant, au fil des ans, ces
dernières ont fini par développer une
dépendance aux émissions fournies par les
studios de production. Dans le cas d'une collaboration entre un studio de
production et un média, la dépendance est à double sens.
Par contre, lorsqu'un organisme parraine une émission, seule la radio
est dépendante de ce partenariat.
Il ne s'agit pas ici de critiquer le bien-fondé des
émissions initiées par des organismes tiers - leurs buts sont
généralement louables et leurs émissions utiles - mais de
mettre en exergue la relation financière qui lie les bailleurs et les
radios locales au-delà de la philosophie.
Les radios burundaises et les médias locaux dans leur
ensemble sont pauvres, très pauvres même : ils s'adonnent à
une gymnastique financière et jonglent entre les bailleurs pour arriver
à payer leurs factures et leurs employés. Quant à leurs
taxes, certains médias ne les paient plus depuis des années
déjà. Pour un grand nombre d'entre eux, l'unique façon
d'obtenir des rentrées financières est de conclure des
partenariats avec des associations locales ou internationales. Et très
peu de ces bailleurs offrent des subsides sans contrepartie plus ou moins
contraignante. L'échange se fonde généralement sur le
suivi d'une certaine ligne éditoriale ou de certains thèmes
d'actualité ou de société. Sans ces partenariats et/ou
mécénats, les radios burundaises seraient contraintes de mettre
la clé sous la porte plus ou moins rapidement.
La recherche de la paix, la réconciliation nationale,
la cohabitation pacifique, ... peu importe le nom que l'on met sur
l'idée, le thème attire immanquablement les bailleurs de fond. Et
lorsque l'un d'eux finance une émission, il fournit
généralement assez d'argent ou de moyens pour que d'autres
journalistes en profitent également1. C'est en cela qu'ils
sont indispensables aux radios locales. Dès lors, il importe de
s'interroger sur le degré d'implication de la radio dans la
définition des contenus des émissions qu'elle diffuse.
L'émission ou la ligne éditoriale a-t-elle été
imposée par un bailleur, ou au contraire le bailleur a-t-il
été attiré par une émission ou une ligne
éditoriale déjà existante ?
Le journalisme de paix rencontre un grand succès
auprès des organismes étrangers, nationaux ou internationaux. Ces
derniers ont en effet compris l'influence de la radio sur toutes les couches de
la population. L'exemple de Radio Burundi et de sa trentaine de partenaires est
le plus frappant, preuve du succès de la pratique de concession
d'antenne2.
1 Si le partenariat se fait sur base d'un échange
financier, la somme est généralement telle qu'elle permet non
seulement de payer l'essence pour les descentes, mais aussi de payer le salaire
de cinq ou six employés. Si le bailleur ne paie que les frais de
réalisation, d'autres journalistes peuvent aussi en profiter (d'autres
journalistes peuvent par exemple accompagner une descente sur le terrain pour
laquelle la voiture et l'essence sont payées par le bailleur).
2 Tous ces partenaires ne travaillent pas pour la promotion
de la paix. Ils visent parfois des thèmes connexes comme le SIDA ou
l'environnement. Mais c'est parmi ces partenaires que l'on retrouve ceux qui
mettent en oeuvre les « programmes à vocation
réconciliatrice ».
Les radios qui font l'objet de cette étude se sont
positionnées en faveur de la réconciliation dès leur
apparition et réalisent en règle générale un assez
bon travail journalistique. Pour qu'une radio ait un sens, elle doit pouvoir
imposer sa propre ligne éditoriale, choisir l'information qui
réponde aux attentes de son public. Or, la dépendance
financière des radios amenuise leurs possibilités de choisir
librement leurs orientations. Certes, les bailleurs ont tous des objectifs
louables, mais répondent-ils réellement aux besoins prioritaires
de la population ou plutôt à l'image qu'ils se font des besoins
prioritaires des publics? Si elles avaient les moyens de refuser l'aide des
bailleurs, les radios auraient-elles choisi d'approfondir les mêmes
thèmes ?
Augustin Kabayaya, président de l'association
burundaise des journalistes (ABJ), aspire à une prise de conscience des
producteurs médiatiques burundais : << Les médias
doivent s 'interroger sur les questions qui constituent la vraie
réalité et priorité de leurs publics. D 'accord pour le
dialogue et la réconciliation, mais les médias doivent rester
libres de choisir les domaines qu 'ils considèrent utiles pour leurs
publics >>. Et d'aj outer qu'aujourd'hui, << les
médias semblent suivre les financements, au lieu de les attirer
>>.1
Tel est-il réellement le cas ? C'est possible, mais
alors bien malgré eux. Bonesha est apparue au début de la crise
dans une optique de réconciliation, de retour à la paix. La RPA
est née de l'esprit rebelle de quelques personnes qui voulaient
révolutionner la façon de faire du journalisme au Burundi.
Isanganiro a tout d'abord servi de tribune aux émissions du Studio
Ijambo qui se sentait à l'étroit avec les autres radios
partenaires. Sa devise (le dialogue vaut mieux que la force)
correspond aux idées des journalistes qui y travaillent. Quant
à la radio nationale, elle n'a d'autres aspirations que de devenir un
jour ou l'autre un véritable service public d'information, et elle s'y
efforce.
Dans la relation bailleur-radio, les deux parties y trouvent
leur compte : d'une part, l'organisme payeur trouve la tribune à
laquelle il aspirait. D'autre part, la radio reçoit des fonds qui lui
permettent de financer deux ou trois émissions supplémentaires.
C'est donc un échange gagnant-gagnant, mais dans lequel le média
local est le plus susceptible de se transformer en perdant... si le bailleur se
retire ou si la radio se retrouve dans une situation financière telle
qu'elle ne peut refuser un partenariat qu'elle juge pourtant inutile ou
inadapté par rapport à son public ou à sa ligne
éditoriale.
1 Entretien du 07 février 2006.
ONG, organisations internationales et de la
société civile ont peu à peu envahi l'espace
journalistique burundais. Elles sont devenues actrices de l'information parce
que cette méthode s'avérait la plus efficace pour remplir leurs
objectifs : mettre en lumière un certain aspect de l'actualité ou
résoudre les problèmes de société au travers du
dialogue.