1.1.1. Le concept
Johan Galtung, sociologue norvégien, est une figure
emblématique de la recherche sur la résolution des conflits.
Fondateur de l'International Peace Research, c'est lui l'inventeur du terme
`journalisme de paix', et le précurseur de la théorie du
même nom. Il illustre le journaliste traditionnel en le comparant
à un médecin qui observerait l'évolution d'une maladie
sans tenter de soigner son patient3:
La maladie est conçue comme un phénomène
naturel, comme une lutte entre le corps humain et le facteur
pathogénique - un micro-organisme, un trauma ou un stress. Parfois c'est
un côté qui gagne, parfois c'est l'autre. Comme dans un jeu. Etre
fair play signifie donner sa chance à chacune des parties, sans
interférer avec les voies de la nature. La tâche du journalisme
[traditionnel] est de couvrir cette lutte de manière objective,
en gardant l'espoir que notre côté - le corps - sorte
vainqueur.
Ce type de journalisme, focalisé sur la lutte entre le
corps humain et la maladie (un compte-rendu objectif de la situation) et sur
son issue (qui gagne ?), Galtung l'appelle journalisme de guerre, par
opposition à un journalisme de paix qui porterait son attention
non seulement sur le conflit mais également sur les solutions pacifiques
à y apporter.
2 Search for Common Ground (SFCG), littéralement
<< recherche d'un terrain commun >>, est une ONG fondée en
1982 par John Marks. Elle a pour but de transformer la façon dont sont
gérés les conflits via l'utilisation des médias, de la
médiation, de la formation, du sport et même de la musique. SFCG
est actif dans 17 pays d'Europe, d'Asie, d'Afrique et du Moyen-Orient.
3 GALTUNG J., High Road, Low Road. Charting the course for
peace journalism, «Track Two», vol. 7 n°4.
<< Journalisme de paix >>, << journalisme
sensible aux conflits >>, << journalisme de médiation
>>, << journalisme proactif >>, les dénominations sont
variées mais toutes se rapportent à un seul et même concept
: celui d'une utilisation des techniques de communication de masse dans un but
avoué de prévention et de résolution des conflits. Nous
utiliserons dans cet ouvrage le terme journalisme de paix ou journalisme
proactif, puisque ce sont ceux qui nous ont semblés les plus
révélateurs. En effet, il s'agit d' << agir pour
>> la paix, mettant en évidence le but recherché.
Le journalisme proactif se veut le contre-pied d'une pratique
journalistique qui réduit les faits d'actualité, même les
plus sensibles, à une espèce de lutte de force entre bons et
méchants, entre gagnants et perdants, que les médias se limitent
à commenter en comptant le nombre de morts, de processus de paix
avortés et qu'ils ne considèrent comme achevés que
lorsqu'une des parties a eu raison de(s) l'autre(s) - par négociation,
élimination, ou encore en lui (leur) imposant sa
volonté1. << La vérité, c 'est que la
plupart des journalistes préfèrent porter leur attention
sur
l 'effet « bang-bang », représentant le
conflit comme la lutte du blanc contre le noir, sans la moindre nuance de gris
>>, explique Loretta Hieber2,
chercheur auprès de Média Action International et
spécialisée dans l'appui, via l'intermédiaire des
médias, aux peuples touchés par la guerre.
Et pourtant, c'est bien cette manière de couvrir
l'actualité qui semble être la norme dans nos pays occidentaux,
avec une influence certaine sur les médias du sud. Les journalistes
<< traditionnels >> s'appliquent à << rendre compte
des faits >> : 18 morts en Irak aujourd'hui, 9 hier et 22 demain, telle
est la ritournelle à laquelle a fini par s'habituer l'auditeur, le
lecteur ou le téléspectateur. Cette manière de <<
rendre compte des faits de manière objective >>, dans ce contexte,
s'apparente quelque peu à un compte-rendu d'une partie de football...
Le journaliste proactif met son travail au service de la
prévention et de la gestion des crises, au service de l'émergence
de la paix. D'aucuns argumenteraient qu'il ne s'agit de guère plus que
d'un << bon journalisme >>, c'est-à-dire d'un
journalisme responsable, pratiqué dans le respect des règles de
la déontologie professionnelle. << Le journaliste
professionnel, avec ses principes
d 'impartialité, de responsabilité et de
pertinence3, dispose automatiquement d 'un potentiel énorme
et souvent inconscient pour contribuer à la résolution des
conflits >>, explique Ross Howard,
1 Voir GALTUNG J., loc. cit.
2 HIEBER L., Lifeline media, reaching populations in crisis.
2001, Media Action International, p. 130.
3 Voir à ce sujet la Déclaration des devoirs
et des droits des journalistes, adoptée le 24 et 25 novembre 1971
à Munich par les représentants des syndicats et
fédérations de journalistes des six pays de la Communauté
économique européenne.
auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le
rôle des médias en zone de conflit1. Mais comme
Galtung l'a démontré plus haut, même
traité de manière impartiale, responsable et pertinente, une
guerre peut finir par être couverte comme s'il s'agissait d'un match de
football.
Pourtant, pour de nombreux journalistes, s'aventurer plus loin
qu'un simple compte-rendu des positions des parties revient à effectuer
une tâche non journalistique, à les sortir de leur rôle de
spectateur de l'état du monde pour en devenir acteur. Cependant, le
journaliste est touj ours inconsciemment acteur de la réalité et
l'image du journaliste comme spectateur extérieur à
l'actualité est une illusion. Deux fondements à cela :
Premièrement, la simple présence du journaliste
suffit à modifier la réalité, ne fût-ce que par le
comportement des acteurs de l'actualité : il est naturel d'adopter un
comportement différent face à une caméra et quand on se
sait à l'abri du regard des journalistes. Dans leur article
intitulé << Using the media for conflict transformation »,
Melone, Terzis et Beleli affirment qu' << alors que
nous ne voulons pas dépasser l 'idée que les médias d
'information puissent être contrôlés et utilisés
à des fins spécifiques, pas même pour la paix, la
perception d'un journaliste « neutre » doit être
dépassée. Par leur simple présence lors de la couverture d
'un évènement, les médias altèrent
l 'environnement de communication et sont donc
impliqués dans le conflit. Intrinsèquement, les médias
sont donc non neutres. »2.
Le deuxième argument, de Jake Lynch et
Annabel Mc Goldrick3, soutient
l'existence d'une relation circulaire d'influence entre acteurs et rapporteurs
de la réalité : chaque ministre, chaque chef d'Etat a son mentor
en matière de média. Derrière chaque geste que
réalise un ministre, se cache un conseiller qui a étudié
la façon dont celui-ci serait reflété par les
médias. Et si le conseiller sait prévoir l'image que l'une ou
l'autre action du ministre aura au travers des médias et donc les
répercussions que cette image aura sur les consommateurs de
médias, c'est tout simplement grâce à ses
expériences personnelles antérieures. Il analyse tout simplement
l'influence qu'ont eu les moyens de communication de masse sur ses propres
représentations de la réalité puis il projète ce
schéma sur les gestes du ministre. Ce sont donc ses expériences
passées qui lui permettent d'anticiper l'attitude des médias. Les
journalistes, leurs sources et leur audience font donc partie d'un cercle
d'influences réciproques. Ainsi, les attitudes des chefs de
gouvernements sont partiellement créées par les journalistes,
expliquent Lynch et Mc Goldrick, qui
1 ROSS H., Journalistes et conflits : débats
théoriques et actions concrètes in : FRERE M.-S. (dir.),
Afrique centrale. Médias et conflits : vecteurs de guerre ou acteurs
de paix, Bruxelles, Editions GRIP, 2005, p. 15.
2 MELONE S., TERZIS G. et BELELI O., Using the media for
conflict transformation, the Common Ground Experience, «Berghof
Handbook for conflict transformation», Berlin, avril 2002, pp. 2-3.
Sandra Melone est directrice du bureau
européen du European Centre For Common Ground (ECCG) ; Georgios
Terzis est un ancien journaliste. Il est aujourd'hui
responsable du programme Médias du ECCG ; Oszel Belei
est chargé de programme au sein de Search For Common Ground
3 LYNCH J. et Mc GOLDRICK A., What is peace journalism?
«Activate», winter 2001. p. 6.
Jake Lynch, ancien reporter de guerre, donne des
cours en résolution des conflits à l'université de Sydney.
Annabel Mc Goldrick, également ancien reporter de
guerre, est la co-fondatrice du Forum sur les Conflits et la Paix.
réfutent par ce raisonnement l'idée d'un
journaliste comme simple observateur puis rapporteur de la
réalité. Dans les conflits, chaque partie s'exprime donc sur les
faits qui renforcent sa position, puisque chacun sait l'effet que produira sa
déclaration. Dans cette optique, le journaliste qui reproduit
fidèlement les faits serait donc un simple porte-parole, facilement
manipulable par les hommes politiques.
Et puisque, quoiqu'il en soit, le journaliste est toujours un
acteur de l'actualité, le journalisme proactif s'accompagne d'une
série de règles pour réguler ce rôle du journaliste.
L'objectif étant la résolution des conflits, l'apaisement des
crises, les reportages ne doivent pas se limiter à une simple
description de la réalité - du combat entre le corps et la
maladie - mais, parallèlement, offrir des voies de solutions pour
combattre la maladie.
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