Choisir l'exemple prolifique du Burundi comme cas pratique
pour analyser l'opérationnalité concrète du journalisme de
paix a permis de mettre en lumière toute la complexité de son
application sur le terrain. Les différents types d'acteurs peuvent
être nombreux, les types de productions également, les motivations
pour mobiliser le concept du journalisme de paix aussi. De même, les
attitudes varient selon l'époque et le degré de tension du
pays.
L'utilisation des médias dans le but de promouvoir la
paix est, somme toute, louable. Ne nous voilons pas la face : aucun journaliste
ne peut réaliser cet exploit qui consiste, lorsqu'il entre dans la salle
de rédaction, à mettre entièrement de côté
toutes ses expériences passées, ses déceptions ou ses
espoirs, ses idéaux religieux ou politiques. Le processus de
sélection de l'information lui-même résulte en quelque
sorte d'une prise de parti. Alors, quitte à prendre parti, autant le
faire en faveur d'une paix durable, en promouvant le dialogue ou en offrant aux
récepteurs de l'information toutes les clés pour qu'ils
comprennent réellement les tenants et aboutissants d'un fait de
société.
Quoiqu'il en soit, si le principe est beau, reste à
l'utiliser en toute conscience des problèmes qu'il peut engendrer.
Lorsqu'un organisme s'implante dans un pays en conflit et utilise les
médias comme vecteur de sortie de crise, il est légitime de
mettre sur pied des projets à court terme, tels des studios de
production ou une politique de concession d'émission. Mais une fois
l'urgence passée, il est primordial de penser le plus rapidement
possible à convertir la structure mise en place afin qu'elle s'inscrive
dans la durée. Au vu de l'exemple du Burundi, une évidence semble
s'imposer : c'est avant tout le problème de la pérennisation de
la pratique du journalisme de paix qu'il faut garder à l'esprit lorsque
l'on implante un média « pour la paix » ou que l'on
crée des partenariats dans ce sens avec des médias
déjà existants.
Nous conclurons ce travail en suggérant quelques
recommandations qui s'imposent une fois passé le plus fort de la
crise.
L'exemple de la RDC et de la radio Okapi est frappant : une
énorme structure radiophonique est mise sur pied, adoptant
d'emblée l'ampleur d'un média national. Pourtant, cette radio
risque de disparaître certainement avec le retrait de la Monuc, se
faisant l'exemple extrême d'un projet non pérennisé. Qui
aura les moyens dans le contexte congolais de financer une radio dont les
coûts de fonctionnement annuels s'élèvent à 8
millions de dollars ?
Une première recommandation s'adresse alors à
tout adepte du journalisme de paix : que les moyens mis en oeuvre pour
répondre à un besoin (nouvelle représentation de l'Autre),
n'en créent pas de nouveaux qui seront impossibles à satisfaire
une fois le programme abandonné ou terminé. Pour cela, il importe
de s'attacher davantage au renforcement des capacités locales
qu'à la création de nouvelles structures
éphémères. Plutôt que de créer une nouvelle
radio, un nouveau studio de production, mieux vaut travailler de pair avec les
médias présents et leur offrir les bases nécessaires, au
travers d'une formation en journalisme regroupant plusieurs aspects : formation
technique (si les productions sont inaudibles, l'audience sera moindre et
l'impact également), formation en déontologie et enfin, formation
en journalisme de paix. L'une ne va pas sans l'autre car être un bon
journaliste est la condition première pour être journaliste de
paix. Il est donc nécessaire de renforcer ces trois axes (technique,
déontologie et journalisme de paix) de front, plutôt que de
privilégier l'unique sensibilisation aux pratiques du journalisme de
paix. Car c'est avant tout par la formation que la
pérennité sera assurée. Les journalistes, alors mieux
à même de travailler indépendamment, n'auront pas à
touj ours tendre la main pour obtenir des productions de bonne qualité
et sensibles à l'impact sur les récepteurs. Ils seront capables
de les créer eux-mêmes. En parlant du Studio Ijambo, Charles
Ndayiziga disait : << S'il ferme, je pense que ça pourrait
être salutaire pour ses partenaires. Car à force de toujours
recevoir des bonnes émissions toutes prêtes à être
diffusées, sans rien avoir dépensé pour les produire, on
finit par penser que c 'est une ressource permanente. Sa fermeture pousserait
les autres rédactions à travailler davantage, à avoir leur
propre identité >>1.
De plus, à défaut de s'intégrer dans des
structures médiatiques déjà existantes, il est
préférable que l'échange entre studios << pour la
paix >> et médias locaux ne soit pas uniquement basé sur
l'argent, mais également sur un renforcement des capacités des
radios elles-mêmes : formations, invitations à des forums sur le
journalisme de paix, don d'un local pour les réunions des journalistes
spécialisés, ... De même, une attention particulière
doit être portée à ne pas déstabiliser le secteur
médiatique du pays dans lequel on s'implante en se posant les questions
suivantes : la nouvelle structure fait-elle double emploi ? Le fait d'avoir
recruté ces journalistes laisse-t-il leurs anciens médias
d'origine dans une situation précaire ? La politique salariale de la
structure est-elle en adéquation avec celle des autres médias ?
Mieux vaut en effet engager des journalistes inexpérimentés et
leur apprendre le métier, construisant ce faisant des nouveaux
professionnels de demain, plutôt que de dépouiller les
médias locaux de leurs meilleurs éléments grâce
à une politique salariale inabordable pour ces médias.
1Charles Ndayiziga est directeur du CENAP au Burundi,
Centre d'alerte et de prévention des conflits. Entretien du 11 janvier
2006.
Enfin, la dernière recommandation porte sur l'attitude
que les médias locaux doivent adopter face aux organes qui leur propo
sent des partenariats au nom du journalisme de paix. Bien entendu, leur
attitude à l'égard des offres de partenariats différera
selon leur situation financière : il est plus difficile de refuser
l'aide d'un bailleur lorsque l'on n'a pas payé les salaires de ses
employés depuis deux mois. Il n'empêche que, dans la mesure du
possible, les médias doivent tendre vers l'idéal
d'indépendance. Comme le disait Jean-Paul Marthoz, ex-directeur d'un
grand quotidien bruxellois, les journalistes se doivent de créer une
autonomie par rapport à tous les organes qui leur sont
extérieurs... même les plus sympathiques d'entre eux ! 1 Il ne
s'agit pas de rejeter purement et simplement les partenariats avec
d'éventuels bailleurs, mais bien de toujours garder une attitude
critique envers toute structure qui leur propose spontanément de l'aide
ou des productions. Le journaliste a un devoir de remise en question : le
thème couvert par ce financement correspond-il réellement aux
attentes et aux besoins du public ? Correspond-il à la ligne
éditoriale du média ?
Si la représentation erronée ou la
non-représentation d'un Autre peut être corrigée au travers
des médias, reste aux adeptes du journalisme de paix à le faire
sans déstabiliser le paysage médiatique du pays dans lequel ils
s'implantent. Quant aux médias locaux, libre à eux d'adopter ou
non ces pratiques dans leur propre traitement de l'actualité. En ce qui
concerne les partenariats, les structures médiatiques locales se doivent
cependant de toujours s'assurer que les objectifs qui les sous-tendent sont
conformes à leurs propres idéaux.
1 MARTHOZ J-P, Les ONG à la conquête du
territoire journalistique, Conférence du 3 mai 2006 à
l'ULB.