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Haïti : Etat serendip? Mecanismes de blocage et/ou d'accélération de l'émergence de l'Etat moderne

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par Renald Luberice
Université Paris VIII - Master Science politique 2008
  

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2.2. Destruction des bases sur lesquelles l'Etat « moderne » devrait émerger

L'Etat moderne est une affaire d'appareil administratif fortement bureaucratisé et différencié, « disposant d'une armée importante et quasi permanente, bénéficiant d'un système fiscal complexe »111 et nécessitant des ressources matérielles et humaines appropriées. La révolution haïtienne s'est axée autour du « mot d'ordre » : Koupe tèt boule kay112. Du point de vue des ressources économiques, la destruction a été quasi-totale. Henri Christophe n'a pas hésité à mettre le feu dans la ville du Cap en détruisant tout. « Le 26 février 1802, au moment où les Français, maîtres de Port-au-Prince, marchaient sous les ordres du général Boudet sur la ville de Saint-Marc, Dessalines, qui la commandait, ordonna de l'incendier et mit lui-même le feu à sa maison, dont l'ameublement et la construction lui avaient coûté beaucoup d'argent. »113 Cette pratique était générale. Les esclaves étaient des « sans parts » sur le plan économique, social et politique et n'avaient donc « rien à perdre » et « tout à gagner ». Le slogan « vivre

111 Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presse de Science po et Dalloz, 5eme éd., 2006, p. 44

112 Décapiter, destruction matérielle (des biens des colons).

113 « Dessalines », http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Dessalines.htm consulté le 21/04/08

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libre ou mourir » illustre bien cet état d'esprit. Point n'est besoin d'affirmer que le nouvel Etat haïtien se trouve au lendemain de l'indépendance dans une situation économique préoccupante, d'autant plus qu'il fera l'objet d'isolement diplomatique et d'un « cordon sanitaire » (cf. isolement diplomatique et cordon sanitaire). Ce qui entache les relations commerciales.

Or bon nombre d'auteurs ont, à la suite de Marx, montré combien le développement de l'économie marchande ont accéléré la construction étatique en Europe114. Certains, comme Immanuel Wallerstein, ont même privilégié la structure économique qui aura des incidences politiques décisives115. L'insertion des sociétés historiques dans de vastes et complexes « systèmes sociaux » avec une organisation économique globale et une organisation politique appropriée favorisant « l'extraction des surplus de production et de richesse créée, et l'exploitation des producteurs par les dominants »1 16 . Ce processus allait peu à peu s'imposer à l'Europe du Nord-ouest puis à toute l'Europe (à quelques rares exceptions près) avant de s'élargir au monde entier.

Le système économique de Saint-Domingue se base essentiellement sur l'agriculture. C'est ce « binôme capitalisme-esclavage » qui allait faire de Saint-Domingue la colonie la plus prospère du monde117. L'absence de la `main-d'oeuvre noire' remet automatique en cause « l'alliance entre l'Etat et la bourgeoisie /.../ dont la traite des noirs et l'exploitation coloniale étaient deux des principaux piliers »118 à la base du « miracle économique ». Cette remise en question porte un gros coup à l'économie coloniale. Par ailleurs, la révolution s'est attelée à la destruction de cette prospérité économique, bâtie grâce « au sang » des nègres, si importante à la métropole car « sans colonie, point de commerce ; sans commerce, point d'industrie et sans industrie point de richesse »119 . Si cette destruction a occasionné la fuite des colons

114 Voir, par exemple, Immanuel Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, 1450-1640, Ed. Flammarion, 1980, Le capitalisme historique, Ed. La Découverte, 1985 [nouvelle édition 2002, avec Postface : "La mondialisation n'est pas nouvelle."]

115 Jacques Lagroye, op. cit.

116 Ibid.

117 Sauveur pierre Etienne, op. cit. p. 52

118 Ibid. p. 53

119 Delmas (1814), Histoire de la révolution de Saint-Domingue, t.2, Pp. 263 et 268, cité par Jacques Barros, Haïti. De 1804 à nos jours, op. cit. P. 172

oppresseurs, elle ne saurait favoriser l'émergence de l'Etat moderne c'est-à-dire la constitution « de gouvernements forts et centralisateurs, d'institutions diversifiées, d'une bureaucratie puissante, de flottes et d'armées capable de faire régner l'ordre sur mer et sur terre »120. L'autre aspect de cette révolution c'est qu'elle est nécessairement inscrite dans la continuité des structures structurantes qui structurent (jadis) la colonie.

La colonie s'est construite autour du principe de déshumanisation, de dévalorisation de « cet autrui qui m'est étranger et différent, ce moi qui n'est pas moi mais qui prétend être mon semblable, mon alter ego »121 (cet homme-objet) afin de pouvoir justifier son exploitation. La révolution de Saint-Domingue qui est l'affirmation de l'égalité, la réalisation des Droits de l'Homme, qui demeuraient jusque-là formels, s'est vue obliger de « massacrer, de chasser » l'homme Blanc qui serait un obstacle à la concrétisation de cette ambition. Car, dans la colonie la figure de l'homme Blanc désignait pour plus d'un celle de l'oppresseur. Aujourd'hui encore la mythologie haïtienne rapporte que Dessalines « pat janm vle wè Blan »122. Elle trouve probablement sa justification dans les combats de Dessalines contre les colons et ces passages de l'Acte de l'Indépendance prononcé par le premier chef d'Haïti :

Tout y retrace le souvenir des cruautés de ce peuple barbare: nos lois, nos moeurs, nos villes, tout porte encore l'empreinte française; que dis-je? Il existe des Français dans notre île, et vous vous croyez libres et indépendants de cette République qui a combattu toutes les nations, il est vrai, mais qui n'a jamais vaincu celles qui ont voulu être libres. Eh quoi! victimes pendant quatorze ans de notre crédulité et de notre indulgence ; vaincus, non par des armées françaises, mais par la piteuse éloquence des proclamations de leurs agents ; quand nous lasserons-nous de respirer le même air qu'eux ? Sa cruauté comparée a notre patiente modération ; sa couleur à la nôtre ; l'étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur, nous disent assez qu'ils ne sont pas nos frères, qu'ils ne le deviendront jamais et que, s'ils trouvent un asile parmi nous, ils seront encore les machinateurs de nos troubles et de nos divisions.

Citoyens indigènes, hommes, femmes, filles et enfants, portez les regards sur toutes les parties
de cette île ; cherchez-y, vous, vos épouses, vous, vos maris, vous, vos frères, vous, vos soeurs;
que dis-je? Cherchez-y vos enfants, vos enfants à la mamelle ! Que sont-ils devenus ?... Je

120 Jacques Lagroye, Op. cit. P. 43

121 R. Lubérice, Débat autour de « la question de couleur », http://luberice.blogspot.com/2008/04/question-decouleur-suite.html

122 Dessalines fut hostile envers les Blancs.

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frémis de le dire... la proie de ces vautours. Au lieu de ces victimes intéressantes, votre oeil consterné n'aperçoit que leurs assassins ; que les tigres encore dégoûtants de leur sang, et dont l'affreuse présence vous reproche votre insensibilité et votre lenteur à les venger. Qu'attendez- vous pour apaiser leurs mânes ? Songez que vous avez voulu que vos restes reposassent auprès de ceux de vos pères, quand vous avez chassé la tyrannie ; descendrez-vous dans la tombe sans les avoir vengés ? Non, leurs ossements repousseraient les vôtres. »123

Or la chasse de ces hommes qui étaient du haut de l'échelle sociale signifiait la chasse des capitaux économique, politique dans une certaine mesure, intellectuels, etc. Une certaine haine a semblé canaliser la ferveur des héros de l'indépendance et leur volonté de ne plus avoir sur le sol nation les anciens colons : « Que ces mots sacrés nous rallient, et qu'ils soient le signal des combats et de notre réunion. /.../ Paix à nos voisins ! Mais anathème au nom français ! Haine éternelle à la France ! Voilà notre cri ! »124

Comment constituer un ensemble d'organes administratifs, policiers et militaires, collecteurs d'impôts coiffés par un pouvoir exécutif sans un personnel qualifié ? Comment entretenir des appareils coercitifs et administratifs sans les ressources suffisantes et appropriées ?

Ainsi nous pouvons affirmer, à la suite d'autres, qu'Haïti est le résultat « du processus de `sélection sociale' par l'élimination des Blancs en tant que force sociale sur l'échiquier politique à Saint-Domingue »125.

L'économie dominguoise à la sortie de la guerre de l'indépendance est exsangue. Une grande partie de la population est fraichement issue de l'esclavage avec le taux d'analphabétisme que cela suppose. Malgré les dispositions qui ont été prises en vue de garder les professeurs, médecins, prêtres etc. très peu sont effectivement restés. La fuite massive des capitaux et des cerveaux handicape profondément toute velléité de construction de l'Etat moderne. Selon Dorsainvil, Haïti est le seul pays des « continents américains à avoir perdu l'ensemble de sa classe dominante durant les guerres pour l'indépendance, /.../ il lui manquait par conséquent ce genre de continuité et ces contacts qui s'instaurent entre jeunes Etats et anciennes

123 Acte de l'Indépendance D'Haïti. Op. cit.

124 Jean Jacques Dessalines, op. cit.

125 Sauveur pierre Etienne, op. cit. p. 86

métropoles, et /.../ (qui) facilite justement le maintien d'une élite À comme c'était le cas dans les autres républiques indépendantes des Amériques. »126

Il parait que les haïtiens surtout les masses paysannes gardaient plus de contacts (imaginaires et culturels) avec l'Afrique grâce aux « forces invisibles qui dirigent » les destinées communes d'Haïti et la terre ancestrale127. Il serait par ailleurs intéressant d'étudier dans quelle mesure l'attachement à une forme de culture non-occidentale ait pu bloquer l'émergence de l'Etat wébérien qui est avant tout un « modèle normatif »128 correspondant à une culture donnée.

Par ailleurs, les mesures constitutionnelles prises en vue d'empêcher l'investissement étranger n'ont pas aidé à établir les liens aptes à favoriser la continuité nécessaire à l'émergence de l'Etat moderne. L'article 12 de la constitution stipule : « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune propriété. »129 L'article suivant allait essayer d'amoindrir les effets en affirmant : « L'article précédent ne pourra produire aucun effet tant à l'égard des femmes blanches qui se sont naturalisées Haïtiennes par le gouvernement qu'à l'égard des enfants nés ou à naître d'elles. Sont compris dans les dispositions du présent article, les Allemands et Polonais naturalisés par le gouvernement. » Mais cela n'a pas permis de résoudre le problème.

Haïti peinera pendant longtemps à se faire une élite nationale qui soit capable de contribuer à son développement socioéconomique. Les expulsions, le massacre de blancs, la destruction des bases économiques et sociales du pays ont sans doute pesé lourdement sur le développement ultérieur d'Ayiti Quisqueya Bohio mais ont indéniablement accéléré le processus de l'indépendance. Mais qui dit l'indépendance dira la monopolisation de la violence et des contraintes.

126 Cité par David Nicholls, « Idéologie et mouvements politiques en Haïti, 1915-1946 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, Année 1975, Volume 30, Numéro 4

p. 654 - 679

127 Arthur Holly cité par David Nicholls, Op. cit. p. 660

128 David Nugent, Acompanion to the Anthropology of politics, London: Blackwell, 2004, p.

129 La Constitution de 1805, op. cit.

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