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Haïti : Etat serendip? Mecanismes de blocage et/ou d'accélération de l'émergence de l'Etat moderne

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par Renald Luberice
Université Paris VIII - Master Science politique 2008
  

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2.3. Accélérer le monopole de la violence

D'abord pour gagner la guerre contre les Français une gestion centralisée de la violence a été nécessaire. Ce type de gestion est primordial à la sauvegarde de « la liberté » que revendiquent les esclaves. Ce processus de monopolisation a d'abord été le fait de Toussaint. Cependant nous devons toujours garder à l'esprit l'idée qu'il s'agit de phénomène sérendipitien qu'on pourrait dans une certaine mesure qualifié de mécaniste et écarter toute perspective téléologique. Ce sont des actions posées par les uns et par les autres dans le but de défendre leurs intérêts ou du moins ce qu'ils croient l'être qui vont donner des résultats non- escomptés ou non-désirés. On pourrait avancer ce même argument concernant l'Etat européen qui est le fruit de « résultats accidentels d'efforts accomplis pour des buts plus immédiats comme la création et l'entretien d'une force armée130 ».

Toussaint ne voulait pas l'indépendance ou en tout cas n'oeuvrait pas ouvertement dans ce sens131 pendant qu'un groupe de planteurs blancs la réclamait. Mais ces planteurs qui allaient profiter de septembre 1789 pour demander en vain le soutien de Raimond, leader mulâtre, en échange de la reconnaissance des droits des mulâtres n'avaient imaginé un seul instant que cette indépendance allait être acquise par les groupes les moins lotis de la société (les esclaves) et qu'ils n'en jouiront pas. Ils ne croyaient pas en la capacité des esclaves d'organiser un mouvement d'envergure132.

Toussaint va prendre une série de décisions (et non-décisions) qui vont permettre la monopolisation du pouvoir et de la « violence physique » à Saint-Domingue. Tout de suite après le (l'expulsion par Toussaint) départ du commissaire Sonthonax le 24 août 1797 pour la Métropole, le Spartacus des noirs va entreprendre des négociations avec les Anglais, accepter

130 Charles Tilly, Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l'Europe 990-1990, Paris, Aubier, 1992 , P.56

131 « Selon Kerverseau, général républicain qui fut proche des Girondins, Toussaint prépare secrètement, et depuis sa promotion, une indépendance noire avec le soutien des Américains et des Anglais » mais cette affirmation semble invraisemblable au regard de la constitution de 1801. D'autant plus que Kerverseau ne cite pas ses sources et qu'il est d'une part le seul à rapporter cela, d'autre part des travaux récents vont à l'encontre de cette thèse. Voir la revue : http://ahrf.revues.org/document2024.html consulté le 21/04/08

132 Cyril L. R. James, op. cit. Pp. 59 et 74

de recevoir les émigrés mais surtout structurer et renforcer l'armée (Indigène)133 en prenant le soin de justifier ces mesures auprès du directoire métropolitain. Toussaint n'agit pas en vue de l'indépendance mais d'une grande autonomie d'action vis-à-vis de la métropole. Il enverra ses enfants étudier en France, preuve qu'il ne souhaite pas rompre avec la mère patrie.

Les intérêts de Toussaint entant qu'ancien propriétaire d'esclaves (jusqu'à l'abolition) ne sont pas vraiment différents de ceux des autres colons attachés au système colonial. Mais la France semble ne pas souhaiter que Toussaint ait tout le monopole du pouvoir à Saint- Domingue. Le directoire envoie le 27 mars 1798, contre l'attente de Toussaint, de nouveaux commissaires sous la direction du Général Hédouville134 qui n'a pas reçu un accueil chaleureux de la part du nouveau maitre de la colonie. Celui qui a longtemps été surnommé « fratas bâton » en raison de sa laideur ne souhaite pas avoir d'adversaire de taille dans la colonie. En ce sens il contraint Rigaud (son adversaire mulâtre du sud) à quitter l'ile et devient le seul chef dans la colonie135. Son projet est désormais l'unification de l'île : « à la tête d'une armée de 40.000 hommes, entouré de ses lieutenants favoris Dessalines et Christophe, il occupa la partie espagnole presque sans coup férir (26 janvier 1801). Grâce à son apparente condescendance envers le clergé catholique, les habitants de cette partie de l'île, qui contenait beaucoup de colons blancs et d'émigrés, lui devinrent aussi dévoués que les Noirs »136.

La constitution de 1801 représente en quelque sorte la concrétisation formelle des efforts de monopolisation du pouvoir par Toussaint à Saint-Domingue. Il serait plus judicieux de voir en ces actes, non une volonté de délivrer les pauvres noirs longtemps croupissant sous le joug de l'esclavage (contrairement à ce que rapporte la mythologie haïtienne), mais des efforts en vue de la satisfaction d'ambition personnelle plus immédiate, notamment la désaltération de la soif du pouvoir personnel (autocratie) du « fatras bâton ». La Constitution de 1801 permet la concrétisation de ce désir.

133 Voir http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Toussaint.htm consulté le 21/04/08

134 De son nom complet Gabriel Marie Théodore Joseph de Hédouville (1755-1825), il se heurtera à Toussaint à Saint-Domingue

135 Ibid.

136 Ibid.

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L'article 8 de la constitution louverturienne écarte un autre adversaire potentiel qui est l'église catholique en affirmant : « Le gouverneur de la colonie assigne à chaque ministre de la religion l'étendue de son administration spirituelle ; et ces ministres ne peuvent jamais, sous aucun prétexte, former un corps dans la colonie »137. Tout est fait pour que Toussaint soit le seul à faire et défaire dans la colonie. Le titre VII de la constitution intitulé « de la législation et de l'autorité législative » stipule à l'article 19 :

Le régime de la colonie est déterminé par des lois proposées par le Gouverneur et rendues par une assemblée d'habitants, qui se réunissent à des époques fixes, au centre de cette colonie, sous le titre d'Assemblée Centrale de Saint-Domingue

Plus loin à l'article 34 il est dit :

Le Gouverneur scelle et promulgue les lois ; il nomme à tous les emplois civils et militaires. Il commande en chef la force armée et est chargé de son organisation ; les bâtiments de l'Etat en station dans les ports de la colonie reçoivent ses ordres.

Il détermine la division du territoire de la manière la plus conforme aux relations intérieures. Il veille et pourvoit, d'après les lois, à la sûreté intérieure et extérieure de la colonie, et attendu que l'état de guerre est un état d'abandon et de malaise et de nullité pour la colonie, le Gouverneur est chargé de prendre dans cette circonstance les mesures qu'il croit nécessaires pour assurer à la colonie les subsistances et approvisionnements de toute espèce.

Grace à cette constitution la volonté de monopolisation et de personnalisation du pouvoir se réalise. Toussaint est désormais le seul à pouvoir mettre en mouvement la force armée. Il s'autorise à dissiper tout « rassemblement séditieux » (cf. art. 67) par commandement verbal ou par voie militaire, à réglementer tous les domaines de l'activité sociale allant des inventions de machines rurales à la réunion publique. Cependant il demeure inapproprié de voir dans ces actions et ces mesures un quelconque acte d'indépendance, cette vision ne correspondrait pas à l'idée que les actants se faisaient eux-mêmes de leurs actions. Car, à titre d'illustration, après l'élaboration de la constitution Toussaint se donne pour obligation de la soumettre à la sanction de la métropole. L'assemblée constituante (métropole) avait préalablement accordé cette prérogative aux colonies. L'article 77 de la constitution de Toussaint Louverture le confirme :

137 Constitution de 1801, article 8.

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Le général en chef Toussaint Louverture est et demeure chargé d'envoyer la présente Constitution à la sanction du gouvernement français ; néanmoins, et vu l'absence des lois, l'urgence de sortir de cet état de péril, la nécessité de rétablir promptement les cultures et le voeu unanime bien prononcé des habitants de Saint-Domingue, le général en chef est et demeure invité, au nom du bien public, à la faire mettre à exécution dans toute l'étendue du territoire de la colonie.

Cet article met en exergue la volonté de Toussaint d'être loyal mais bon gestionnaire à la fois, capable de prendre les décisions qui s'imposent au moment difficile, sans avoir à attendre les décisions de la métropole, mais aussi la volonté d'asseoir son pouvoir personnel plutôt qu'un indépendantiste. C'est un gouverneur très ambitieux et courageux qui souvent faisait « à cheval cinquante lieues sans s'arrêter et ne dormait que deux heures ; il semblait que l'ambition, source de toutes ses actions, fût aussi le soutien de son existence. »138

Dans ce processus de monopolisation et de centralisation tout (presque) était bon pour éliminer son adversaire potentiel. Dessalines, « au cours de la campagne contre le général André Rigaud (1799-1800), qui dirigeait une insurrection d'hommes de couleur, /.../ se livra à de tels excès (exécutions massives d'officiers et de cadres métis) qu'aussitôt il s'attira les foudres de Toussaint Louverture : «J'ai dit d'émonder l'arbre, lui aurait lancé Toussaint, non de le déraciner». En 1801, il écrasa la tentative d'insurrection du général noir Moïse, dans la région du Cap. »139

Les ambitions personnelles sont déterminantes dans ce « jeu », parfois cruel, de pouvoir. « En septembre 1802, il (Dessalines) livra à Leclerc un autre général noir, Charles Belair, qui venait d'entrer en dissidence. Cette apparente volte-face s'explique, selon toute probabilité, par la certitude qu'avait Dessalines d'une reprise prochaine de la lutte contre les Français sous la forme d'une guerre totale d'indépendance, dont il entendait assurer seul la conduite ; ce qui supposait au préalable l'élimination de ses rivaux potentiels et ceux des chefs noirs qui, comme Toussaint Louverture, pourraient être favorables à un compromis avec les Blancs : il

138 Voir « Toussaint » http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haïti/Toussaint.htm consulté le 29/04/08

139 Voir « Dessalines » . http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Dessalines.htm consulté le 21/04/08

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servait ses ennemis en attendant l'occasion de se retourner contre eux »140 Suite à la confirmation de l'annonce du rétablissement de l'esclavage par Napoléon, Dessalines va, en octobre 1802, rejoindre les révoltés. Ce qui va lui permettre de centraliser sous ses ordres le commandement de l'armée indigène à l'Arcahaye du 15 au 18 mai 1803. Il a désormais la capacité militaire de faire capituler le puissant Rochambeau du Cap qui ordonne l'évacuation de l'île. Plus la centralisation du pouvoir est effective plus on avance vers l'indépendance. La bataille de Vertières sera décisive.

L'expulsion des français engendre une nouvelle donne dans le processus d'accélération du monopole de la violence. Dessalines est général en chef et n'a plus d'ennemis ou d'adversaires colons dans la colonie mais cela ne veut pas dire qu'il n'a pas de dangereux adversaires. Nonobstant, Dessalines semblent croire qu'il détient désormais le monopole de la violence du point de vue intérieur et qu'il lui reste à, tout simplement, « par un dernier acte d'autorité nationale, assurer à jamais l'empire de la liberté dans le pays qui [l'a vu] naître ; [à] ravir au gouvernement inhumain, qui tient depuis longtemps [nos] (ses esprits et celui de ses compatriotes) esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous réasservir ; [à] enfin vivre indépendant ou mourir. »141 Un peu plus d'un an après la proclamation de l'indépendance nationale, il s'est fait, dans le sillage de Napoléon, proclamé empereur. Octobre 1806 prouvera que la bataille pour le monopole de la gestion de la violence et l'accès aux ressources était loin d'être terminée. L'empereur s'est fait lâchement assassiné à travers un complot insuffisamment élucidé. La mort de Dessalines ouvre la porte à une guerre ouverte pour le pouvoir qui se soldera par la séparation du pays.

Le général Christophe rétablira un gouvernement dans le Nord que son adversaire, le général Pétion ne reconnaît pas. Mécontent de la limitation de son pouvoir par le Sénat Christophe marchera sur Port-au-Prince le 1er janvier 1807 ce qui provoquera sa destitution par l'Assemblée et son remplacement par Pétion. Grace à son armée Christophe parviendra tout de même à s'installer dans la partie Nord d'Haïti. Ce qui signifie une gestion éclatée de la violence à l'échelle nationale. Dans le Nord Christophe symbolise le pouvoir des Noirs et Pétion dans l'Ouest et le Sud celui des mulâtres.

140 Jean-Marcel CHAMPION, notice biographique consacrée à Jean-Jacques Dessalines dans le Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1989, p. 599

141 Tiré in Acte de l'indépendance Nationale

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Dessalines dans sa déclaration du premier janvier 1804 semble négliger les divisions, les luttes intérieures qui pouvaient mettre en péril le monopole de la violence qu'il a désormais entre ses mains. Pour lui la seule vraie menace est la France. D'où cette déclaration : « Jurons à l'univers entier, à la postérité, à nous-mêmes, de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination. De combattre jusqu'au dernier soupir pour l'indépendance de notre pays ! »142

L'empereur s'autoproclame le père du peuple qu'il exhorte ainsi :

Rappelle-toi que j'ai tout sacrifié pour voler à ta défense, parents, enfants, fortune, et que maintenant je ne suis riche que de ta liberté ; que mon nom est devenu en horreur à tous les peuples qui veulent l'esclavage, et que les despotes et les tyrans ne le prononcent qu'en maudissant le jour qui m'a vu naître ; et si jamais tu refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veille a tes destinées me dictera pour ton bonheur, tu mériterais le sort des peuples ingrats.

Celui qui allait peu de temps après Napoléon se faire proclamer Empereur n'a vraisemblablement pas évalué les véritables forces intérieures dans les luttes pour l'accès à la direction des monopoles qui pouvaient remettre en cause sa propre légitimité et mais également l'Etat qui est sur le point de se construire. Ccet Etat repose sur Dessalines, son unité dépend de lui. L'assassinat de l'empereur donne à l'Etat une nouvelle direction pour le meilleur ou pour le pire.

Au lendemain de 1806 plusieurs Etats naissent dans l'Etat, ce qui enlève à l'Etat d'Haïti son essence jusqu'à la mort d'Henri Christophe dans le nord et l'avènement de Jean-Pierre Boyer en 1822 qui allait, grâce à une armée de 20.000 hommes, lancer une expédition contre la partie orientale de l'ile qu'il annexe avec succès le 9 janvier ou février 1822143. Ainsi la violence physique légitime est monopolisée à l'échelle de tout le territoire. Haïti a désormais la mer pour frontière comme l'ont souhaité les héros de l'indépendance. Mais les esclaves qui se sont révoltés l'ont fait surtout pour transcender leurs conditions matérielles et sociales d'existence. Les différents gouvernements qui se succèdent mettent en place des dispositifs d'arbitrages entre les intérêts, les valeurs qui ne sont pas toujours compatibles en vue d'agir

142 Ibid.

143 http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Christophe.htm, op. cit.

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ou ne pas agir sur « l'environnement » des individus. Ces actes d'arbitrages que posent les élites vont souvent à l'encontre des aspirations de la masse. Un Etat est certes construit mais c'est un Etat qui agit contre la société ou qui n'agit pas dans le « sens de la société ».

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