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La chronique de Philippe Mousket

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par Thibault Montbazet
Université Paris-IV Sorbonne - Master dà¢â‚¬â„¢histoire médiévale 2011
  

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6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les croisades

P. Bennet avait proposé, on l'a dit, de voir en l'oeuvre de Mousket une apologie de la croisade, célébration finalement déçue par l'échec de saint Louis

1 E. Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, Gallimard, Bibliothèque des histoires, Paris, 1987, pour la traduction française ; F. Rapp, Le Saint Empire romain germanique, Tallandier, Paris, 2000.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 31 021-27.

3 Ibid., v. 30 933-38.

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en 12501. Rien n'est moins sûr, et il faut se pencher sur le problème de la croisade chez Philippe Mousket. Il passe d'abord sous silence les deux premières expéditions, ainsi que la perte de Jérusalem en 1187. Par ailleurs, elle semble être d'abord chez lui une expédition militaire, certes lointaine et placée sous le signe de Dieu (v. 22 830, « Pour Dieu siervir et onorer »), mais sans jusqu'au-boutisme. Il se félicite ainsi de la prudence de Jean de Brienne qui, en 1219, s'était retiré et avait rendu Damiette, tandis qu'il loue la magnanimité du sultan Al-Kamel :

Et bien s'i prouva li soudans,

Quar à nos gens fist moult de bien,

Ne de lui ne se plainsent rien.

Et par couvent furent rendu

Tout li caitif et retenu,

Et li Sarrasin délivré,

Qui furent en prison livré2.

On est plus proche ici de l'entente pragmatique et du respect de caste souligné par D. Barthélemy entre les chevaliers chrétiens et musulmans3, que du discours exalté d'un Rutebeuf. Les récits de croisade sont d'ailleurs marqués par l'exploit chevaleresque et la distinction personnelle, loin de la figure humiliée du guerrier pénitent. Le récit de la troisième croisade est ainsi surtout l'occasion de voir rivaliser de prouesses Français et Anglais. On y voit de même s'illustrer des noms :

Et Jakes d'Avesnes i fu,

Ki moult grant pris i ot éu4.

(...)

Et si estoit li quens Tiébaus, Ki moult estoit vaillans et baus, Et Jakes, li fius Jakemon, Celui d'Avesnes, le baron ; Si fut Pières de Bréécuel, Ki moult i fut de grant aquel ;

1 P. Bennet, « Epopée, histoire, généalogie », op. cit.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 22 924-930.

3 D. Barthélemy, La chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Fayard, Paris, 2007, p. 27887.

4 Reiffenberg, op. cit., v. 19 620-21.

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Si fu Quennes de la Biétune,

Si ot moult d'autre gent coumune1.

La croisade est presque vécue comme un vaste tournoi, un jeu chevaleresque. On retrouve un peu le témoignage de Joinville à la Mansurah, qui évoque un « prix de la journée » remporté par le meilleur chevalier du jour et rapporte le mot fameux du comte de Soissons, en plein milieu de la bataille :

« encore en parlerons nous, entre vous et moy, de ceste journee es chambres des dames »2.

Plus que celles de Palestine, ce sont les expéditions de Constantinople et contre les Albigeois qui ont de l'importance. A elles deux, il faut le remarquer, elles monopolisent la quasi-totalité de la narration après Bouvines. La première tient avant tout sa place parce que, de 1204 et l'avènement du comte Baudouin comme empereur, à 1260 et la mort de Beaudouin II, la Flandre rentre directement en jeu. C'est ce que le chroniqueur assume sans ambages :

... de la lignie

Des flamens et des Hainnuiers,

Que tout aussi, come faus gruiers,

Prent sa proie as cans et as bois,

Prisent la contrée as Grijois,

Et la cité vallant et noble

C'on apiele Coustantinoble ;

Et là furent emperéour,

Comme preudome, tamaint jor3.

Il est notable d'ailleurs que Mousket ne cherche pas, contrairement à ses contemporains Robert de Clari et Geoffroy de Villehardouin, à justifier le détournement de la croisade et la prise de Constantinople. Plus que par la constitution d'une base arrière pour la reconquête de la Terre sainte, il a sans doute été séduit, comme beaucoup, par le mirage de Byzance. L'empire d'Orient prend alors une grande place dans le récit. C'est aussi, on l'a dit, la croisade en Occitanie, dont le siège d'Avignon (1226) constitue la clef de voûte. Des vers 25 559 à 27 488, soit près de deux mille, il fait de ce siège le centre de sa chronique. L'évènement avait marqué les contemporains : on compte près de 80 chroniqueurs qui l'évoquent au XIIIème siècle. C'était certes un temps fort de la

1 Ibid., v. 20 445-52.

2 Jean de Joinville, Vie de saint Louis, Jacques Monfrin (éd.), Le Livre de Poche, Lettres gothiques, Paris, 1995, §242 et 296.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 27 350-58.

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campagne de Louis VIII contre Raymond VII, mobilisant une très importante armée et concentrant pour plusieurs mois les enjeux politiques et religieux du Sud du royaume. La défaite des Avignonnais marquait ainsi un virage important de la guerre en Occitanie et redistribuait les influences avant le traité définitif de 12291. Plus surprenant est ce long épanchement sur la mort du comte de Saint-Pol, Guy II de Châtillon, lors de ce siège. Faut-il penser à une source proche du comte dans laquelle Mousket aurait trouvé sa matière ou, moins probable, d'un patronage ? Nous n'en savons rien. Toujours est-il que c'est le seul moment où le chroniqueur fait preuve d'emphase pour le martyre et la guerre sainte :

S'orent des nos assés ocis,

Mais cil nos ont adevancis, Quar Dieux les a, avoec ses sains, O lui mis tout saus et tous sains, Là sus en permenable glorie : Ce doit estre nostre mémorie2.

Au-delà de l'idée de guerre sainte, il y a peut-être chez Mousket la conscience vague de l'importance pour le roi de France de cette ingérence en Occitanie. La conclusion de l'expédition de Louis VIII est ainsi claire :

Et li rois, par sa poesté, Fist Aubugois sogire à lui3.

En tous les cas, c'est en France que se situe la vraie guerre sainte et non en Palestine, ni même en Espagne sur laquelle le regard du chroniqueur ne se pose pas. Sans doute participait-il de cette atmosphère nouvelle à l'égard de la croisade, critique et peu encline à des expéditions lointaines alors qu'en Occident même l'hérésie semblait s'étendre. La croisade des enfants (celle de 1212 ? Il n'en parle qu'à la fin de sa chronique) lui vaut d'ailleurs des réflexions à l'encontre de la piété populaire et spontanée, que l'on retrouvera après le mouvement des Pastoureaux :

1 M. Aurell, « Les sources de la croisade albigeoise : bilan et problématiques », La Croisade albigeoise. Colloque de Carcassonne, octobre 2002 (Centre d'études cathares, 2004), p. 21-38 ; C. Peytavie, « Le lys aux portes de la Méditerranée. Le siège d'Avignon », in L. Albaret, N. Gouzy (dir.), Les grandes batailles méridonales (1209-1271), Privat, Paris, 2005, p. 137-159.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 26 789-794.

3 Ibid., v. 27 944-45.

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Frère Willaumes des cordieles Vint et parla des crois novieles Pour Jérusalem délivrer.

Mais que vaut de gens enivrer Par parole, et faire croissier ? Cou fait moult petit à proisier, S'il n'i a kief de signorage, Qui gart le port et le voïage Et l'ost, quant ele sera outre ; Peu vaut l'afaires sans le coutre. Se cil enfant éussent kief, N'éuissent pas si grant mesquief1.

Philippe Mousket a donc un rapport équivoque à l'égard de la croisade, sans célébration catégorique ni extrémisme. Elle s'installe cependant largement dans le récit à mesure qu'elle se rapproche géographiquement, et reste une donnée majeure du jeu géopolitique (la référence à Jean de Brienne, roi de Jérusalem de 1210 à 1225, puis empereur latin de Constantinople de 1229 à 1237, se fait ainsi très présente dans la dernière partie de la chronique). C'est surtout l'hérésie qui se fait obsédante à la fin de l'oeuvre, comme les Catiers de Stade, Bougres, Albigeois et ceux qu'il appelle du même nom et qui essaiment dans le Nord. Mousket se fait alors témoin important des premiers pas de l'Inquisition, menée par les Ordres mendiants, dont on a vu que la parole se diffusait dans cette première moitié du XIIIème siècle. Ainsi voit-on, à côté de quelques critiques contre un clergé jugé trop cupide, apparaître les Jacobins et les Cordeliers qui eux mènent réellement la lutte contre l'hérésie, sous l'impulsion conjointe du pape et du roi de France :

Puis revint par France I Robiers,

I jacopins trop mal apiers,

Et dist qu'il ot més à Mélans

Et si eut esté par X ans

En la loi de mescréandise,

Pour connoistre et aus et lor guise.

Ardoir en fis tassés en oire

Droit à la Carité-sor-Loire

Par le commant de l'apostole,

Qui li ot enjoint par estole

Et par la volenté dou roi

De France, ki l'en fist otroi1.

1 Ibid., v. 29 226-37.

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Aussi faut-il sans doute voir dans la chronique de Philippe Mousket une grande influence des Franciscains et des Dominicains, déjà bien implantés dans les villes du Nord autour de 1230-12402, et dont le discours affirmait la prééminence de la prédication sur la violence pour obtenir la conversion, celle du combat contre les proches hérétiques plutôt que contre les Infidèles outremer, celle du pape sur l'empereur enfin, que l'on a vu plus haut poindre chez Mousket. L'insistance sur la croisade albigeoise, notamment, pourrait ainsi s'expliquer par de fréquents contacts avec la prédication mendiante.

Au-delà de la croisade comme expédition militaire, c'est aussi un regard porté sur l'Orient, lointain et fantasmé. Comme l'écrit J. Le Goff, « l'Orient, c'est le grand réservoir du merveilleux, l'Orient, c'est le grand horizon onirique et magique des hommes de l'Occident médiéval, parce que c'est le vrai étranger, et parce qu'il a joué ce rôle, si l'on peut dire, depuis toujours pour les Grecs et les Romains au moins. Tout vient de l'Orient, le bon et le mauvais, les merveilles et les hérésies »3. La geste d'Alexandre, mêlée aux récits de croisade viennent nourrir cet imaginaire de l'Orient. La légende du prêtre Jean appartient aussi à ce corpus de mythes, dont le texte de la lettre à Frédéric II est, on l'a dit, intégré au manuscrit de la chronique de Philippe Mousket. La Bible ajoute elle-même un calque symbolique sur la perception de la Palestine et de la Syrie. A. Grabois souligne ainsi la coexistence, pour les hommes du XIIIème siècle d'une géographie savante et d'une géographie sainte de la Terre sainte4, que l'on retrouve bien chez Philippe Mousket. Il y a d'une part la longue description des lieux saints qu'il interpole aux vers 10 466-11 063, issue des Ecritures et portant un savoir géographique symbolique :

Del mont de Cauvaire si a XIII piés, sans plus, jusques là U la moitiés de tot le mont Est en largaice et en réont5.

D'autre part, une connaissance plus précise et empirique de la région quand il relate les expéditions : Damas, Acre, Damiette, Le Caire (alors nommée Babylone), le Krak de Montréal... Ces toponymes sont de plus cités sans réelle

1 Ibid., v. 28 871-882.

2 J. Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation dans la France médiévale », Annales ESC, 1970, 4, p. 924-946.

3 J. Le Goff, « Le merveilleux... », op. cit., p. 474.

4 A. Grabois, « From Holy Geography to Palestinography: Changes in the Descriptions of Thirteenth Century Pilgrims », Jerusalem Cathedra, 31, 1984, p. 43-66.

5 Reiffenberg, op. cit., v. 10 828-31.

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mise en contexte, ce qui tend à faire penser qu'ils sont plus ou moins familiers du public.

L'Orient est inquiétant par son étrangeté et aussi sa violence. L'imaginaire se tisse ainsi autour de la figure du Vieux de la Montagne et de ses assassins, semble-t-il déjà bien connu :

Or oïés miervelle autresi. Li Vious de la Montagne oï Dire que li rois ert croisiés De France, si n'en fu pas liés II siens Hakesins apiela Et II coutiaus leur balla, Et commanda mer à passer Pour le roi Loéys tuer'.

Le récit est mêlé de peur et de respect pour le Vieux et ses sbires. Quand finalement les deux assassins voient leur mission annulée, Louis IX procède à un échange de cadeaux diplomatiques :

Li rois moult biaus dons lor douna

Et sauvement les renvoïa,

Et à leur signor, par ses gens, Envoïa trop rices présens2.

Ambivalence donc, mêlée de fantasmes et d'une curiosité admirative. Comme J. Le Goff le souligne, « même si leur mission était effroyable, ces terroristes fidèles jusqu'à la mort au Vieux de la Montagne étaient des héros de ce sentiment que les chrétiens féodaux prisaient plus que tout : la foi et la fidélité. Orient détestable et merveilleux »3. Cette attitude se retrouve pour les Mongols, dont le surgissement fut un choc pour l'Occident. Aisément, ils furent associés au Tartare, les enfers antiques et, par l'intermédiaire de la Bible (Ezéchiel) et du Roman d'Alexandre, aux peuples de Gog et Magog. On a évoqué plus haut le rôle de la rumeur dans les informations lacunaires et inquiètes de Mousket :

A cest tans, ne tempre ne tart, Vint noviele que li Tafart,

' Ibid., v. 29 340-47.

2 Ibid., v. 29 382-85.

3 J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 552.

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Une gent de tière lointaine

(Jhésus lor doinst honte proçainne)

S'adrécièrent parmi Rousie.

Si l'ont praée et défroisie,

Et ne sai quante autre cité,

Dont pas ne me sont recordé

Li non, ne recorder n'es sai1.

Leur intention ne pouvait qu'être le ravage de l'Occident. Plus encore, on disait qu'ils voulaient venir prendre les reliques des Rois Mages, ces derniers étant identifiés aux seigneurs des lointaines contrées dont venaient les Mongols. On voit ainsi la confusion de multiples imaginaires (antique, biblique, merveilleux romanesque) dans l'image donnée à l'Orient et aux peuples qui en sortent. Encore une fois, nous pouvons constater comme la figuration de l'autre fait appel à la légende, à la caricature et à l'illusion, effrayée ou fascinée. Il est encore un dernier lointain qu'il faut évoquer pour la chronique de Philippe Mousket, ô combien ambivalent puisqu'il fonde aussi l'identité : celui du passé.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon