2.2 L'entourage comme témoin quotidien de la
parentalité
La famille élargie
Pour Lisa, les parents de Véronique n'en ont que pour
Christian, seul coparent à leurs yeux. La mère de Lisa ne se
sentirait pas concernée. Dans la famille d'Eva, Martine trouve que c'est
plus compliqué que dans la sienne. La mère de Martine aurait
accueilli Esteban avec autant d'amour selon elle, que s'il était
né dans une famille hétéroparentale, que si Martine
était mariée à un homme.
Eva aurait vécu une épreuve difficile lors de
l'annonce de son homosexualité à 21 ans. Elle aurait
été rejetée, niée dans sa vie, ses désirs,
l'objet de manipulation et de railleries. Par la suite, le fait que Martine
porte un enfant - même si c'était leur projet à toutes les
deux - a donné lieu à la fois à de l'indifférence
pour ses parents et à de la condamnation pour son frère et ses
cousins. Le fait d'avoir un enfant représentait pour elle le scellement
de leur union, il serait devenu clair qu'elles avaient un projet de vie
à moyen terme. Elle pense que l'indifférence de ses parents
était une manière de nier son couple. L'arrivée d'Esteban
aurait ensuite très rapidement détendu les relations avec ses
parents. Sa mère aurait fondu devant le nourrisson, son père
aurait suivi. Ce serait aujourd'hui beaucoup par Esteban que leur relation
s'exprimerait mais à aucun moment, ses parents ne la
reconnaîtraient comme ayant un enfant. Ils penseraient tout au plus
qu'elle s'est mise une responsabilité sur le dos. Son frère quant
à lui, à ce jour serait très distant et
désapprouverait, selon elle, « qu'elle ne satisfasse pas tous
les désirs de ses parents ».
Les familles élargies d'Eva et de Lisa - et
principalement leurs parents - auraient pu jouer le rôle de
témoins de la parentalité, en reconnaissant l'enfant comme
appartenant à leurs familles. Cela se traduit par la définition
de soi comme grand-parent, et la définition de l'enfant comme
petit-fils. Ces définitions reviennent à inscrire symboliquement
l'enfant dans sa propre lignée et ainsi, confirmer l'identité de
parent d'Eva et de Lisa.
Elles ne peuvent pas ici faire valoir ce mode de
reconnaissance mais l'évocation même de ce qui me semble
être une déception, montre que certaines attentes existaient,
qu'elles n'ont pas trouvé réponse, et que cette reconnaissance de
la part de la famille est un élément important pour elles.
Par ailleurs si Lisa m'a parlée d'elle-même de sa
mère qui ne se sentait pas concernée, Eva et Martine ne m'ont
parlé au départ que d'une situation plus compliquée avec
la famille d'Eva. C'est parce que je lui ai demandé si elle pouvait m'en
dire plus, si cela n'était pas trop personnel qu'Eva a
précisé. Ce qui me fait penser que ce manque de reconnaissance
n'est que relativement dicible pour se faire valoir comme parent auprès
de moi, de ce que je représente. Si Lisa pouvait parler plus facilement
des personnes qui ne la reconnaissaient pas comme parent, c'est - je pense -
dû à notre mode de rencontre127 et à ses propres
études en sciences humaines et sociales. Elle connaît ma
démarche et pas seulement en tant qu'enquêtée, l'ayant
elle-même pratiquée en tant que chercheuse. Eva et Martine savent
moins ce que je vais faire de leur discours, la prudence est donc certainement
plus présente.
Les parents statutaires
Lisa n'est pas sûre que Véronique et Christian la
voient comme un coparent à part entière car cette
coparentalité est restée fortement axée sur le couple de
géniteur et génitrice. Elle croit que même Axel, si
présent auprès de Thibault, plus concrètement
présent que Christian qui serait accaparé par sa vie
professionnelle, n'est pas vraiment considéré comme père
ou parent et elle ne sait pas comment il le vit. Quant à elle, en 2001,
Christian ne voulait plus la croiser et Véronique la tolérait
comme « marraine » de Thibault. Si au début,
c'était une garantie qu'elle existait toujours, elle aurait tout fait
pour rester « parent » à part entière.
Quant au fait qu'elle se soit « affirmée comme
parent », cela aurait été une réponse au
sentiment qu'elle avait que ses coparents auraient bien tiré un trait
sur sa parentalité, notamment par cette nouvelle appellation de «
marraine », et il aurait donc fallu qu'elle s'impose. Elle serait
devenue « floue », précise-t-elle en faisant
référence à la chanson d'Anne Sylvestre qui dit ça
: « floue, je te vois floue » pour une histoire d'amour qui
s'est évaporée. Elle croit qu'elle n'aurait rien eu, aucun droit
si elle ne l'avait pas demandé car Thibault était trop petit pour
faire valoir cette sorte de besoin.
127 Nous nous sommes rencontrées sur une liste de
diffusion pour doctorant-e-s, étudiant-e-s, jeunes chercheur-es en
question de genre et études féministes.
Dans les récits de Martine et de Vanessa, il
apparaît clairement qu'elles ont un rôle important dans la
confirmation de leurs amies comme parents. Pour Martine, Eva a la place qu'elle
prend, qu'elle veut prendre mais Martine est la mère d'Esteban.
Qu'Esteban se réfère aux autres adultes, c'est parfait pour elle,
elle ne lui met pas de limites à ce niveau-là. C'est avant tout
avec Eva qu'elle fait des enfants. Vanessa dit qu'elle s'est battue pour que
Karine ait sa place de parent tout comme elle aurait aimé que Karine
fasse de même si elle avait été la mère
statutaire.
Les parents statutaires - et a fortiori la mère
à qui est conféré le savoir de ce qui est le mieux pour
son enfant - sont les premiers à être reconnus comme
légitimes à définir l'entourage de leur enfant. Par
ailleurs, Vanessa l'exprime comme un devoir lorsqu'elle dit qu'elle a du dire
« stop » à ce qu'elle juge être un manque de
responsabilité de la part de Karine, « stop » qui s'est
traduit par une rupture de contact. Ce sont les parents statutaires qui
décident de chez qui l'enfant peut se trouver, des lieux où il
peut être - à travers la notion de responsabilité. Si
l'enfant est chez un adulte sans l'autorisation des parents, cet adulte en
France, peut être accusé d'enlèvement. Donc l'absence de
statut n'implique pas seulement que la relation soit négociée
dans le privé, elle nécessite qu'elle soit négociée
avec les parents statutaires qui ont des droits.
Le choix des parrains et des
marraines
Du côté de Vanessa et Karine, Antoine aura deux
marraines et un parrain : une grande amie à Vanessa, la soeur de Karine
et le frère de Maël. Là encore, et dans la même
logique que la mobilisation des différentes structures de l'enfance, il
s'agit d'une stratégie qui permet de créer un lien plus «
officiel », reconnu à travers les parrains et marraines. Que la
soeur de Karine soit la marraine d'Antoine crée un lien entre la famille
de Karine et son enfant. De plus, le fait que la soeur de Karine accepte
d'être la marraine d'Antoine peut démontrer qu'elle
reconnaît Karine comme étant parent d'Antoine. Et le fait que les
parents statutaires, qui ont le pouvoir de décisions, acceptent que la
soeur de Karine soit la marraine d'Antoine, démontre également
qu'il la considère comme parent.
L'entourage quotidien qu'il soit la famille élargie,
les parents statutaires, ou les parrains et marraines peut témoigner de
l'exercice de l'activité parentale. Par l'accès ou leur
appartenance à la sphère privée des parents sans statut.
Si la reconnaissance ne parait pas « institutionnelle » de la
même manière que parait celle de l'école, l'Etat civil ou
le PaCS, elle
touche néanmoins à la vie de tous les jours, aux
pratiques de tous les jours, à la vie ordinaire des familles.
L'école, le PaCS, l'Etat Civil permettent de faire reconnaître les
parents tels qu'ils et elles sont dans la sphère publique tandis que
l'entourage quotidien permet de faire reconnaître leurs pratiques
privées, dans la sphère publique. C'est aussi ce que les
personnes rencontrées attendent généralement des
sociologues (ou tout autre chercheur/se rencontré-e). Notre accès
à leur espace privé dans une situation particulière (celle
de l'enquête) permet de faire passer leur expérience dans l'espace
publique.
Cela ne signifie pas que les parents sont toujours ce qu'ils
et elles sont de manière égale que ce soit en présence des
familles élargies, de la sociologue ou exclusivement du couple. La mise
en scène de soi est bien évidemment
différente128. Néanmoins, en mobilisant ces personnes
pour se faire reconnaître, c'est bien leur espace privé qu'ils et
elles cherchent à faire reconnaître - et à rendre public
par le biais de la sociologue.
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