![]() |
Histoire et épidémiologie historique de la noyade dans le Rhône XIXème-XXème sièclespar Charlotte Gouillon Université Lyon 2 - Master 2 2025 |
III- La noyade comme outil de suicideDans un troisième temps, nous allons nous attarder sur les noyades qui sont utilisées comme un moyen de mettre fin à ses jours. Nous identifions 144 cas de suicides parmi les 1064 noyades recensées. a) Le profil des suicidés Tout d'abord, nous allons nous intéresser au profil de ces suicidés qui ont eu recours à la noyade afin de mettre fin à leurs jours. La majorité de ces victimes sont de sexe masculin, nous recensons un total de 110 hommes pour 34 femmes ce qui fait de la noyade le moyen le plus couramment utilisé par les femmes pour se suicider. 213 Voir annexe n°7 dans la partie « Annexes ». 214 Jean ROBERT, « Le Fort Montluc », Musée militaire Lyon, mis en ligne le 7 août 2021. Consulté le 17 juin 2024. Disponible sur : < https://museemilitairelyon.com/2021/08/07/548/> 215 ADR, Lyon, Série 4M « Police », 1800-1939, Côte 4M494. 216Rym HAOUARI, Baignades dans le Rhône et la Saône au XXème siècle, Rapport de stage sous la direction de Magali Delavenne, 2023. Si l'on s'intéresse désormais à la nationalité des suicidés, on observe que 113 victimes sont françaises, l'une est algérienne et pour les 30 cas restants, la nationalité est inconnue. Pour la profession, cette dernière est connue pour 68 victimes, parmi lesquelles tous les milieux sociaux sont représentés. La majorité des victimes sont issues du milieu ouvrier, avec la présence par exemple d'ouvriers en soie, d'ouvriers tailleur ou de menuisiers. Cependant, on observe également la présence de victimes issues de la bourgeoisie et des classes aisées avec la présence en particulier d'un chirurgien, d'un agent de change, d'un négociant et d'un rentier. On recense aussi des victimes issues cette fois-ci d'un milieu défavorisé telles que des domestiques ou un voiturier. Enfin, plus surprenant, le milieu religieux est également représenté avec la présence d'un prêtre, le nommé Guillot, qui s'est suicidé en sautant du pont des Culattes dans le Rhône à Lyon le 1er février 1833. Ce qui peut être considéré comme surprenant concernant ce cas en particulier, c'est le recours à la noyade comme moyen de suicide étant donné que la noyade n'offre que rarement l'opportunité de donner une sépulture à la victime, mais également dû au fait que le suicide est condamné dans la religion chrétienne et empêcherait l'accès au paradis lors du Jugement dernier. Ce dernier se serait suicidé à cause de douleurs nerveuses très aigües217. Enfin, en étudiant désormais l'âge des suicidés, que l'on connait dans 74 des cas recensés, on observe que l'âge moyen des victimes de suicide par noyade est plus élevé que dans les autres circonstances de noyades évoquées précédemment. En effet, la moyenne d'âge des suicidés se situe vers les 40 ans. La victime la plus jeune est un jeune homme âgé de seulement 13 ans qui souffrait d'une maladie vénérienne depuis longtemps tandis que la victime la plus âgée est une femme de 70 ans dont on ignore les motifs qui l'ont poussée à se suicider. b) Les motifs Afin d'en apprendre un peu plus, et d'essayer de comprendre les raisons qui poussent ces personnes à se suicider en se noyant durant le XIXème siècle et le début du XXème siècle, nous allons étudier les motifs et les raisons de leur désespoir, si désespoir il y a. Comme nous avons pu l'évoquer, les suicides touchent l'ensemble de la population, jeunes et vieux, riches et pauvres, femmes et hommes, nous allons donc tenter d'établir le profil de ces suicidés en se basant non pas sur leur identité ou leur milieu social mais sur les motifs personnels. Les motifs ne sont pas évoqués régulièrement pour la simple et bonne raison qu'ils ne sont pas connus dans la majorité des cas. 217 ADR, Lyon, Série 4M « Police », 1800-1939, Côte 4M493. 101 102 Lorsqu'ils sont connus, c'est grâce à l'entourage des victimes ou à des écrits qui ont été laissés par la victime elle-même. Nous pouvons identifier les motifs qui reviennent le plus souvent. L'une des raisons poussant au suicide qui est le plus souvent évoquée est celle des douleurs qui sont devenues insurmontables pour les victimes de maladies ou de blessures tel que le cas d'Ennemond Gillet, un rentier français qui s'est suicidé en 1818 et qui « sujet à de violents maux de nerfs s'est noyé volontairement218 ». Nous pouvons également évoquer le cas de Louis Aubert, un jeune ouvrier horloger de 21 ans qui s'est suicidé dans la Saône à Lyon le 11 juillet 1822 en raison d'une maladie qui « l'avait rendu très mélancolique » et dont la guérison, trop longue, avait provoqué chez lui une douleur et un chagrin trop important pour continuer à vivre219. L'aliénation mentale constitue également un motif que nous rencontrons à plusieurs occasions tels que pour les cas de Benoît Cusin qui est mort noyé dans un fossé à Arnas en 1821220 et celui de Marguerite Bullion, 65 ans, décideuse, qui s'est suicidée en se précipitant dans une citerne en 1850. Un autre motif que nous avons pu rencontrer à maintes reprises est celui du chagrin et/ou de la dépression provoquée par une vie de misère ou après un événement traumatisant comme la perte d'un proche tel que ce fut le cas pour Gabrielle Fayolle, dont la douleur d'avoir son perdu son mari 6 mois auparavant était devenue insurmontable et l'a ainsi poussée à se jeter dans la Saône du haut du pont de la Mulatière à Lyon le 5 mai 1819221. Enfin, la dernière raison poussant au suicide que nous avons pu rencontrer plusieurs fois au cours de nos recherches est l'ivresse et la faculté de l'alcool à désinhiber ou à déprimer les personnes qui en consomment. Déjà évoquée dans le cas des noyades accidentelles, l'ivresse est une fois de plus mentionnée dans le cas des suicides et ne concernent que des hommes tel que le nommé Desimart, crochetier français âgé de 45 ans qui se jeta dans la Saône à Lyon le 15 décembre 1818 étant dans un état complet d'ivresse222. 218 ADR, Lyon, Série 4M « Police », 1800-1939, Côte 4M489. 219 ADR, Lyon, Série 4M « Police », 1800-1939, Côte 4M491. 220 ADR, Lyon, Série 4M « Police », 1800-1939, Côte 4M491. 221 ADR, Lyon, Série 4M « Police », 1800-1939, Côte 4M490. 222 ADR, Lyon, Série 4M « Police », 1800-1939, Côte 4M489. 103 c) Les lieux et les dates de prédilection des suicidés Nous allons maintenant nous intéresser aux lieux et aux périodes de prédilection des suicidés par noyade. Tout d'abord, concernant les lieux de suicide recensés au sein des archives, on observe que la majorité des suicides ont lieu à Lyon dans la Saône puis dans le Rhône. 24% des suicides ont lieu dans le Rhône tandis que 26% ont lieu dans la Saône. Les autres lieux dans lesquels on recense des suicides sont divers et variés et ne concernent qu'une minorité des cas, nous rencontrons par exemple des noyés dans des cuves, réservoirs, des mares, des boutasses, des fossés ou dans le canal situé à Villeurbanne.
En nous intéressant désormais aux ponts utilisés à Lyon pour se noyer, nous nous apercevons que celui qui est le plus souvent cité est le pont de Pierre223. Concernant les mois durant lesquels nous recensons le plus de suicide, nous observons que c'est le mois d'avril qui revient le plus souvent, représentant 14 suicides, puis le mois de juin qui représente quant à lui 11 suicides, tandis que nous ne connaissons pas la date du suicide de 63 victimes. 223 Voir annexe n°8 dans la partie « Annexes ».
104 Pour conclure, nous pouvons dire que la noyade est très souvent utilisée par les personnes souhaitant mettre fin à leurs jours et demeure ainsi la première circonstance de suicide. Si la majorité des victimes sont des hommes, il est intéressant d'observer qu'une part non négligeable de femmes a également recours à la noyade pour se suicider. L'ensemble des milieux sociaux sont représentés, tandis que la moyenne d'âge est quant à elle plus élevée que celle établie au sein des noyades accidentelles. Le nombre de suicide retranscrit au sein des PV et des registres est cependant à remettre en question. Il est probable qu'il y en ait en réalité plus de suicides que ce qui a été retranscrit, notamment par rapport au fait que la fiabilité des conclusions, souvent hâtives est à remettre en cause, mais également par le fait que même lorsque le suicide d'une personne était connue des autorités, il n'était pas forcément rendu public tel que Sébastien Jahan le déclare : « L'inhumation en terre non consacrée attendait aussi parfois celui que l'on pensait s'être suicidé par noyade. Encore, les preuves d'une certaine indulgence sont-elles ici fréquentes, en particulier lorsque la personne jouissait d'une bonne réputation. Le nom du mort et les pressions de la famille vont servir ici à échapper la honte d'une exclusion de la communauté des morts224 ». 224 Sébastien JAHANB, « Le corps englouti : les noyés aux Temps modernes », Corps submergés, corps engloutis : une histoire des noyés et de la noyade dans l'Antiquité à nos jours, sous la direction de Frédéric Chauvaud, Créaphis, 2007, pp. 60-61. |
|