Chapitre III : Perception et gestion des risques
L'intérêt de ce chapitre est de déterminer
la représentation de la Saône en tant que rivière
c'est-à-dire la Saône comme élément naturel,
potentiellement imprévisible, dans un cadre urbain organisé et
maîtrisé. Il s'agit donc de s'intéresser à la
perception de la rivière par les auteurs mais surtout par les individus,
particuliers comme autorités, qui la côtoient. Pour cela, nous
nous pencherons, dans un premier temps, sur les descriptions de la Saône,
puis nous présenterons les risques qui résultent de sa
présence pour la ville de Lyon et la façon dont ils sont
perçus. Enfin, nous nous pencherons sur la question de la pollution de
cette rivière, qui révèle des usages mais aussi une
certaine vision de l'eau, ainsi que sur le rôle des autorités dans
ces questions.
A. Une rivière paisible
La mention de la rivière de Saône est un
élément fondamental de toute présentation de la ville de
Lyon. En effet, la ville est systématiquement associée à
cette rivière autour de laquelle elle s'est peu à peu construite,
depuis l'Antiquité. La Saône traverse la ville de Lyon en son
milieu à la période moderne c'est-à-dire avant que le site
urbain ne s'étende également à la rive gauche du
Rhône. En effet, l'actuel quartier de la Guillotière, qui existait
déjà au XVIe siècle, n'était qu'un
faubourg de la ville, très peu peuplé, qui ne sera
intégré au royaume de France qu'après le Traité de
Lyon en 1601, et à l'espace urbain plus tardivement. La
rivière
de Saône, au XVIe
siècle, est donc au
coeur de la ville de
Lyon comme cela
est figuré sur le
plan ci-contre,
réalisé vers 1564
par Antoine du
Pinet1. C'est une
rivière familière
pour ses riverains puisqu'il la côtoie quotidiennement.
L'installation progressive de la ville sur les deux berges de ce cours d'eau
révèle son caractère urbain, dans les différents
sens du terme. D'ailleurs, « il est symptomatique que tous les premiers
établissements humains se sont succédés sur ses rives
»2. Ainsi, le choix antique d'installer des habitats au bord de
la Saône, au détriment du Rhône pourtant tout proche, semble
être révélateur d'une certaine crainte de ce dernier ou,
à l'inverse mais de façon logique, la marque d'une perception
plus sereine de la Saône.
1 DU PINET, Antoine, « Plantz, pourtraictz et
descriptions de plusieurs villes et forteresses... », Lyon, Jean
d'Ogerolles, 1564, tiré de KRUMENACKER, Yves (dir.), Lyon
1562 capitale protestante, Lyon, Editions Olivétan, 2009, page
261.
2 DELLUS, Jean, FREBAULT, Jean, RIVET, Martine,
«Lyon, ville fluviale», in La ville et le fleuve, actes du
colloque de Lyon (avril 1987), Paris, Editions du Comité des Travaux
Historiques et Scientifiques, 1989, page 38.
Ces deux cours d'eau, profondément liés à
l'histoire de Lyon, sont souvent comparés par les auteurs. En effet, la
Saône et le Rhône, généralement décrits de
paire, sont présentés comme complémentaires, justement en
raison de leurs caractères si différents. Tout d'abord, ces cours
d'eau sont souvent assimilés aux deux constituantes d'un couple
amoureux. La Saône est régulièrement
présentée allégoriquement comme une femme en raison de la
douceur de son courant et le Rhône comme son amant. En 1537,
Clément Marot les décrit ainsi : « La Saône et son
mignon / Le Rhosne qui court de vistesse »3. La confluence des
deux fleuves est alors assimilée à une union. Celle-ci est, en
général, présentée comme dominée par le
puissant fleuve du Rhône, que Charles Fontaine présente comme
« courant d'une forte alaine : /Afin que d'un brave et beau train / Saone
son amie il emmeine »4. Dans ces deux descriptions, la
puissance du Rhône est mise en exergue et implique, par
conséquent, une moindre intensité du cours de la Saône.
Des l'Antiquité, les descriptions de ces deux cours
d'eau insistent sur leurs oppositions. Par exemple, selon René Choppin,
l'auteur latin Tibulle les qualifie ainsi : « Mitis Arar5,
Rhodanusque celer »6. Il présente donc la
Saône comme une rivière « calme, tranquille
»7, à l'opposé du fleuve « rapide »
qu'est le Rhône. François de Belleforest, auteur du
XVIe siècle, confirme cette description puisque selon lui,
« la Saone coule doucement, et le Rhosne est tout ravageant, enflé
et tourbilloneux »8. Le procédé de comparaison
employé par ces auteurs peut sembler exagérer les
différences entre ces deux cours d'eau, néanmoins, il est certain
que la perception de ceux-ci est nettement définie et que la Saône
est perçue comme une rivière beaucoup moins tumultueuse que le
fleuve voisin. D'ailleurs, l'absence de moulins sur cette rivière alors
qu'ils sont nombreux sur le Rhône9 est un indice
3 Extrait d'un poème de Clément Marot,
cité dans GARDES, Gilbert, Le voyage de Lyon, Lyon,
Editions Horvath, 1993, page 90.
4 FONTAINE, Charles, Ode de l'antiquité et
excellence de la ville de Lyon, Lyon, Société des
bibliophiles lyonnais, 1890 (1e éd. en 1557), pages 12 et 13.
5 Nom de la rivière de Saône durant
l'Antiquité.
6 Citation extraite de CHOPPIN, René, Trois
livres du domaine de la couronne, Paris, Michel Sonnius, 1613, page
169.
7 GAFFIOT, Félix, Dictionnaire
Latin-Français, Paris, Editions Hachette, 2001, page 464,
définition de mitis, e.
8 BELLEFOREST, François (de), De
l'effroyable et merveilleux desbord de la rivière du Rhosne en
1570, Lyon, J. Nigon (imprimeur), 1848 (ouvrage de 1570), page 3.
9 Cela est précisé dans le chapitre IV,
B.
supplémentaire de la vision de ces cours d'eau par les
contemporains mais aussi de leur débit constaté.
Si l'on s'écarte de ces présentations
comparatives des fleuves qui passent à Lyon pour se restreindre aux
seules descriptions de la Saône, les auteurs sont également
unanimes au sujet du caractère apaisé de cette dernière.
Encore une fois, un auteur antique nous permet de commencer cette
présentation. Il s'agit de Jules César, qui a écrit
à propos de la Saône que « son cours est d'une incroyable
lenteur, au point que l'oeil ne peut juger du sens du courant
»10. Cette affirmation, quoique exagérée et
lapidaire, qualifie le cours de la Saône d'une lenteur et d'une
tranquillité indéniables. Nicolas de Nicolay, qui réalise
une description de Lyon et sa région au début des années
1570, confirme cette présentation, mais de façon plus
mesurée, puisqu'il considère que la Saône « est fleuve
tres doux et lent »11.
Une anecdote de F. Vinchant confère même à
cette rivière, sur le ton de l'humour, des qualités de
guérison du fait de sa lenteur. En effet, il raconte qu'en 1589,
Guillaume Michel, un individu souffrant de la goutte, se fait conduire à
l'Ile Barbe, au nord de Lyon, afin d'obtenir une guérison. Au retour, la
barque, menée par une batelière ivre et suite à une
collision avec le pont de Saône, se renversa. Le malade « se sentant
en l'eau, donna si bien des pieds et des mains qu'il estendit ses membres et se
délivra de l'eau et de la goutte »12. L'auteur
précise au préalable que « ce fleuve coule bien paisiblement
et si doucement qu'il peut rendre garison aux goutteux ». Quelle que soit
la valeur de ce récit et le ton sur lequel il semble être
raconté, il confirme à nouveau que la Saône est
perçue depuis l'Antiquité, et en ce qui nous concerne au
début de la période moderne, comme une rivière calme et
paisible.
Ainsi, les propos des auteurs, antiques comme modernes,
concordent et leur vision unanime de la rivière de Saône
révèlent donc une perception favorable de celle-ci. Cependant,
cette perception n'est pas forcément représentative et la vision
qu'ont les riverains de ce cours d'eau n'est pas aisée à
déterminer. Il est tout de
10 CESAR, Jules, La Guerre des Gaules, 1937,
livre premier, XII, cité dans GARDES, Gilbert, Le voyage~
op. cit., page 194.
11 NICOLAY, Nicolas (de),
Généralle description de l'antique et célèbre
cité de Lyon, du païs de Lyonnois et du Beaujolloys selon
l'assiette, limites et confins d'iceux païs, Lyon,
Société de Topographie historique de Lyon, 1881 (édition
de l'ouvrage manuscrit de 1573), page 214.
12 Citation tirée de GARDES, Le voyage~,
op. cit., page 194.
même possible de supposer que la présence de
maisons tout au long de la rive droite de la Saône, de façon
presque continue, ainsi que sur la rive gauche dans une moindre
mesure13, montre que la Saône ne représente pas une
menace importante.
Ces maisons « plantées dans l'eau
»14, dont une partie est représentée sur
l'image ci-dessous15, sont caractéristiques
des rives de la Saône dans le cadre de la
ville de Lyon. A l'inverse, les maisons au bord du Rhône
ne sont pas accolées à la
berge, ou seulement de façon sporadique, et la rive
droite du Rhône n'est bordée en
certains points que par des remparts. Ainsi, il semble
possible d'affirmer que la rivière de Saône, tant par les auteurs,
que par les riverains, est perçue comme un cours d'eau calme et
paisible. D'ailleurs, l'on sait aujourd'hui que le débit moyen de la
Saône est beaucoup
moins élevé que celui de Rhône : 250
m3 pour la rivière alors que 650 m3 pour le
fleuve16. Il semble donc logique qu'il existe une
forte différence de perception de
ces cours d'eau et que la Saône est
considérée comme une rivière au cours
favorable.
Le régime de la Saône a été
étudié par des géographes, notamment par Laurent Astrade.
Ce dernier, dans un article qu'il consacre aux débordements de cette
rivière17, explique que les crues de la Saône sont
nombreuses et très fréquentes. Cependant, la plupart de ces
débordements se concentre en amont de
13 Cependant, dans la partie nord de la ville, la rive
gauche semble comporter un chemin de halage qui empêche la
présence d'édifices au bord de l'eau.
14 LABASSE, Jean, «Réflexion d'un
géographe sur le couple ville-fleuve», in La ville et le
fleuve, actes du colloque de Lyon (avril 1987), Paris, Editions du
Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1989, page 15.
15 CHAMPDOR, Albert (introduction), Plan
scénographique de la ville de Lyon au XVIe
siècle, Trévoux, Editions de Trévoux, 1981, extrait
de la planche XIII.
16 GARDES, Gilbert, Lyon, l'art et la ville,
Paris, Editions du CNRS, 1988, page 17.
17 ASTRADE, Laurent, "Les crues et les inondations de
la Saône", in La Saône, axe de civilisation, Actes du
colloque de Mâcon (2001), Presses universitaires de Lyon, 2002, pages 157
à 171.
Lyon ou, en ce qui concerne les crues dites «
méditerranéennes », elles sont en aval de cette ville.
Ainsi, la ville de Lyon semble plutôt épargnée par ces
phénomènes ; ce qui explique en partie la perception de la
Saône comme une rivière paisible. A cela s'ajoute bien sûr
la comparaison avec le Rhône, fleuve puissant, qui permet de rendre la
Saône d'autant plus familière pour les Lyonnais. Cependant, les
dangers de la présence d'une rivière, même s'ils peuvent
sembler lointains, font partie des aléas climatiques que la ville de
Lyon peut ponctuellement subir.
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