A. L'intérêt de groupe : les raisons de
l'incompréhension
1) L'approche strictement économique de
l'intérêt social en droit fiscal
a) L'aide financière aux sociétés soeurs
constitue un acte anormal de gestion
Le droit fiscal se montre particulièrement exigeant et
se situe à contre-courant de la position pénaliste : l'aide
financière entre sociétés est par principe et
jusqu'à preuve du contraire, un acte anormal de gestion. Autrement dit,
lorsqu'une entreprise en aide une autre qui appartient à un même
groupe, elle commet un acte contraire à son intérêt
social2 sauf si elle démontre un intérêt
commercial. Il était déjà admis que l'aide apportée
à une autre société, sans aucun lien juridique,
1 DEBOISSY (F.), Obs. sous CE, 8ème et
9ème sous-sect., 7 janvier 2000, Société
entreprise Jean-François, RTDCom.2000, p. 758
2 Pour une application récente ; CE, 1er mars
2004, req. n° 237013, SA Représentation, Dr. Fisc. 2004,
n° 37, comm. 669, concl. GOULARD
ne pouvait que s'apparenter à une gestion
anormale1. Cette solution apparait logique au regard de la
conception strictement économique de l'administration fiscale. Comme le
faisait remarquer Maurice Cozian : « une entreprise n'est pas une
oeuvre de bienfaisance ; sa mission est de réaliser des profits non de
faire la charité »2. En revanche, lorsque les
sociétés font parti d'un même groupe, cette même
position semble excessive pour ne pas dire inappropriée au regard des
réalités économiques.
En effet, si l'on s'en tient à l'habituelle approche
strictement économique propre au droit fiscal, les
désagréments rencontrés par une société se
répercuteront nécessairement, à moyen ou long terme sur sa
société-soeur. De plus et comme le fait remarquer un auteur,
l'intérêt social d'une filiale ne peut se concevoir pleinement
sans tenir compte de l'intérêt du groupe dans lequel elle est
intégrée3. Le réalisme du droit fiscal montre
ici ses limites puisque cette réalité économique n'est pas
prise en compte4.
Un début de changement s'est néanmoins fait
sentir à l'initiative de la Cour administrative d'appel de Paris dans un
arrêt en date du 10 décembre 20045 : « c'est
au regard de l'intérêt du groupe intégré [...] que
doit être apprécié le caractère normal de l'acte de
gestion en cause ». Cette solution n'a pas été reprise
par le Conseil d'État qui étend même cette jurisprudence
à l'aide apportée par une filiale à sa
société-mère. A l'inverse, l'aide apportée par une
société-mère à une filiale n'est pas
considérée comme anormale.
b) L'aide financière d'une société
mère à sa filiale ne constitue pas un acte anormal de gestion
L'aide financière d'une société à
sa filiale en difficulté constitue une réalité
économique que le droit fiscal a décidé de prendre en
considération. Au-delà de la théorie de l'acte anormal de
gestion, le code général des impôts prévoit à
son article 223 A, la possibilité pour une
sociétémère d'intégrer les déclarations
fiscales de ses filiales dans sa propre imposition. Autrement dit, la
société-mère peut acquitter le paiement de l'impôt
de sa filiale. Cette faculté accordée aux
sociétés-mères explique en partie la bienveillance de
l'administration fiscale. Pour autant, il ne
1 Sauf à prouver un acte conforme à
l'intérêt social
2 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 243
3 LEGENDRE (A.), Plaidoyer pour la reconnaissance en droit fiscal
de l'existence d'une part, non détachable de l'intérêt du
groupe auquel elle appartient, de l'intérêt propre d'une
société, Dr. Fisc. 2006, n° 11, p. 606
4 A noter toutefois que malgré le refus des tribunaux,
les entreprises invoquent souvent deux types de justification pour obtenir la
déductibilité d'une aide à une autre société
du même groupe : la sauvegarde de leur propre pérennité
juridique (souvent rejeté) et la sauvegarde leur propre
pérennité économique (parfois admise).
5 CAA Paris, 10 décembre 2004, n° 00-36
faut pas s'y tromper : le juge fiscal n'admet aucunement
l'existence d'un intérêt de groupe mais tient uniquement compte de
l'intérêt propre de la société-mère.
L'intérêt financier de telles opérations motive la solution
apportée par le Conseil d'État.
Cette solution est étendue aux sous-filiales en
difficulté (les filiales des filiales) pour les mêmes raisons. Il
a été ainsi jugé qu'une telle aide ne constituait pas un
acte anormal de gestion puisque cette opération visait à
sauvegarder l'intérêt de la sous-filiale1.
Face à cette rigueur fiscaliste, le droit pénal
se montre particulièrement bienveillant et tranche encore une fois avec
une solution paradoxalement basée sur l'intérêt
économique.
2) L'approche fortement subjective de
l'intérêt social en droit pénal des
affaires
a) L'admission d'un intérêt de groupe
Le droit pénal se montre paradoxalement beaucoup plus
réaliste que le droit fiscal lorsque les abus ont lieu au sein d'un
groupe de sociétés. Les juges de la chambre criminelle
reconnaissent en effet un fait justificatif tiré de
l'intérêt de groupe. Il convient de rappeler à titre
liminaire que l'abus de bien social a pour mission de sanctionner les
comportements des dirigeants sociaux, pillant des biens de la
société à leur profit. Cet éclairage permet de
resserrer le questionnement sur l'hypothèse d'un dirigeant utilisant les
biens de la société pour aider une seconde société
qu'il possède ou dont il est actionnaire. Contrairement au droit fiscal
qui n'y voit qu'un acte anormal de gestion, sauf exceptions, le droit
pénal fait preuve de beaucoup plus de subtilités.
Tout comme pour l'acte anormal de gestion, le premier pas vers
l'admission d'un intérêt de groupe a très tôt
été franchi par des juges du fond, en l'occurrence le tribunal
correctionnel de Paris. Dans cette affaire « Willot »2,
les juges ont admis que l'existence d'un intérêt de groupe puisse
assouplir le régime de l'abus de biens social. Cette souplesse est
néanmoins limitée à la réunion de trois conditions
: d'une part les sociétés doivent faire partie d'un groupement
économique ; d'autre part, les sacrifices de la société
doivent avoir été réalisés dans
l'intérêt du groupe ; enfin, ces sacrifices ne doivent pas avoir
fait peser des risques trop lourds sur la société.
1 CE, 10 mars 2006 : Dr. Fisc. 2006, n° 21-22, comm. 414,
concl. SENERS
2 Trib. Corr. Paris 16 mai 1974, Rev. Soc. 1975, 665, note B.O. ;
D. 1975, 37
Contrairement à son homologue fiscaliste, les juges de
la Cour de cassation décidèrent de poursuivre dans cette voie et
officialisèrent l'existence de la notion d'intérêt de
groupe en 1985, dans un arrêt « Rozenblum »1.
b) Les conséquences de l'admission d'un
intérêt de groupe
L'arrêt « Rozenblum » est la décision
de principe qui admet donc l'existence d'un intérêt de groupe dans
l'intérêt social, susceptible d'assouplir les règles
d'application du délit d'abus de bien social. La chambre criminelle
considère donc que l'intérêt d'une société
donnée est lui-même constitué -en partie- de
l'intérêt du groupe dans lequel il est intégré.
Cette conception repose sur des considérations économiques mais
pas exclusivement puisque se dessine en filigrane l'admission d'une
solidarité de groupe, là où le droit fiscal est
régi par un « égoïsme sacré
»2. Ce solidarisme est empreint de considérations
morales : pourquoi poursuivre un dirigeant qui aide financièrement une
filiale ou une société soeur sur le point de s'écrouler
?
Pour autant, l'utilisation des biens de la
société au profit d'une société du même
groupe n'immunise pas automatiquement le dirigeant qui en est l'auteur. On peut
le comprendre aisément puisque qu'il suffirait pour un dirigeant
indélicat d'intégrer au sein du groupe sa propre
société (fictive ou non), arguer de difficultés
financières et détourner l'argent de la société en
toute impunité. Pour ces raisons, la jurisprudence pénale a tenu
à entourer cette justification de conditions cumulatives
inspirées de l'arrêt « Willot ». Les
sociétés concernées doivent appartenir au même
groupement économique et le flux financier doit être interne au
groupe ; ensuite, il doit effectivement exister un intérêt de
groupe commun ; par ailleurs, le concours financier doit apporter une
contrepartie à la société et ne doit pas excéder
ses capacités.
Tous ces éléments aboutissent donc à
limiter cette justification mais l'existence de cette distorsion conduit
à des situations asymétriques entre le juge fiscal et le juge
pénal. L'illustration de cas jurisprudentiels permet de mettre en
lumière cette incompréhension.
B. L'illustration de la conception morale 1)
Le cas des abandons de créance3
a) La vision stricte du droit fiscal
1 Crim.4 février 1985, Bull. Crim. n° 54 ; D. 1985,
478, note OHL; JCP 1986.II.20585, note JEANDIDIER
2 TUROT (J.), Avantages consentis entre
sociétés d'un groupe multinational, RJF 1989, chron. p.
263
3 L'abandon de créance est la situation dans laquelle
une société va renoncer à une créance qu'elle
détient au profit d'une autre société. Cette situation
n'est a priori pas conforme à l'intérêt social lorsqu'elle
est réalisée sans contrepartie.
Sauf lorsqu'elle est réalisée par une
société-mère au profit de sa filiale en difficulté
ou lorsqu'elle est justifiée par l'intérêt social,
l'abandon de créance est un acte anormal de gestion. Maurice Cozian
rangeait ces deux exceptions en deux catégories1. La
première qu'il qualifiait d'abandon de créance présentant
un caractère commercial renvoyait à l'hypothèse d'aide
financière entre deux partenaires commerciaux2 que la
jurisprudence fiscale admet aisément même s'ils sont
indépendants juridiquement l'un de l'autre. La seconde catégorie
est celle des abandons de créance présentant un caractère
financier qui renvoie aux groupes de sociétés. Les aides
financières entre sociétés soeurs sont des actes anormaux
de gestion comme un arrêt Leclerc a pu le rappeler3.
Les magasins Leclerc avait mis en place une règle de
solidarité entre les différents magasins. Ainsi, lorsqu'un
nouveau commerçant intégrait le réseau Leclerc, il
était parrainé par un autre commerçant Leclerc. En
l'espèce, ce nouvel adhérent Leclerc rencontrait quelques
difficultés financières qui furent résolues par l'apport
financier du « parrain ». Ce dernier souhaitait déduire
fiscalement ces sommes qu'il a « données » au nouvel
adhérent, mais le Fisc le lui refusa arguant de l'absence de relations
commerciales. Il s'agissait ici de savoir si le Conseil d'État allait
reconnaitre cette solidarité contractuellement prévue. Elle
confirma la décision de la Cour d'appel, écartant ici encore
l'idée d'intérêt de groupe ou de solidarité
intra-groupe.
b) La vision souple du droit pénal
La vision pénaliste est résolument plus souple
en ce qu'elle prend en considération l'intérêt du groupe
dans son ensemble, intérêt de groupe qu'elle estime
nécessairement rattaché à l'intérêt social
propre de la société. Pour autant, les conditions imposées
par la jurisprudence limitent les cas admissibles d'abandons de créances
réalisés par des dirigeants.
Tout d'abord, les abandons de créances
réalisées par les dirigeants sociaux doivent
bénéficier à des sociétés
intégrées dans le groupe. Dans le cas contraire, l'abus de bien
social est constitué si ces sommes bénéficient à
des sociétés au sein desquelles les dirigeants ont des
intérêts4. D'autre part, ces abandons de
créances, ces aides financières doivent fournir des contreparties
à la société débitrice. Les abandons de
créance faisant peser plus de risques sur la société
débitrice que sur la société bénéficiaire
peuvent être constitutifs d'abus de bien social s'ils sont commis par
1 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 241
2 CE, 8ème et 9ème
sous-sect., 9 octobre 1991, Laboratoires Goupil : laboratoire qui
avait aidé financièrement une filiale étrangère.
3 CE, 26 septembre 2001 : Dr. Fisc. 2002, n° 24, comm. 490,
concl. BACHELIER
4 Crim. 25 octobre 2006
un dirigeant à des fins personnelles1. Autre
cas : celui d'une société intégrée au sein d'un
groupe mais de façon fictive, sans intégration dans la politique
commune du groupe. Tel est le cas lorsque « aucune politique n'est
décidée en conseil d'administration ou en assemblée
générale »2.
Ces limitations jurisprudentielles constituent un rempart
contre l'utilisation de cet intérêt de groupe pour commettre des
abus de biens sociaux et permet de conserver une éthique. Cette
éthique se retrouve également au sujet de la question
épineuse des rémunérations excessives mêmes si le
sujet ne s'inscrit pas toujours dans le cadre d'un groupe.
2) Le cas des rémunérations excessives
versées aux dirigeants a) Un cas particulier
Le thème des rémunérations et avantages
excessifs est récurrent et nourrit de nombreux contentieux. S'il
apparait normal qu'un dirigeant social soit rétribué pour le
travail accompli, certaines rémunérations ou certains avantages
excèdent ce que la société peut financièrement
offrir aux dirigeants. La particularité du sujet réside d'une
part dans le fait qu'il s'agisse d'un problème d'actualité et
d'autre part que ces sommes ou avantages sont à la fois constitutifs
d'un acte anormal de gestion et d'un abus de bien social.
L'article 39-1-1° CGI dispose « Les
rémunérations ne sont pas admises en déduction des
résultats que dans la mesure où elles correspondent à un
travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à
l'importance du service rendu ». Cette disposition du code
général des impôts condamne directement le versement
excessif de rémunérations. De son côté, le code
pénal ne fait pas clairement référence aux
rémunérations excessives, ni aux avantages en nature.
La vision du droit fiscal et du droit pénal est la
même et permet de constater qu'en dépit d'une approche
différente de l'intérêt social, certaines situations
reçoivent une compréhension strictement identiques. Cette
particularité tranche avec les dissensions rencontrées tant
concernant l'illicéité des actes ou les groupes de
sociétés et s'explique par le caractère à la fois
économique et moral de l'atteinte causée par les
rémunérations excessives.
1 Crim. 20 mars 2007 : un dirigeant social a fait régler
les factures de la société dans laquelle il était
intéressé par la société débitrice
2 Crim. 8 aout 1995
b) Les regards croisés du droit fiscal et du droit
pénal
Les rémunérations excessives concernent
principalement les dirigeants sociaux (d'où cette symétrie
parfaite entre le droit fiscal et le droit pénal). Dès lors, sont
considérées comme excessives par le droit fiscal, toutes les
dépenses qui excèdent les capacités financières de
la société1. Ces dépenses ne seront pas
déductibles et seront réintégrées dans le
bénéfice de la société. Le droit pénal quant
à lui, considère que ces dépenses « manifestement
excessives »2 sont constitutives d'un abus de bien social. La preuve est
aisée à apporter puisque par définition, ces
rémunérations sont directement versées aux dirigeants
à des fins personnelles (dol spécial).
Le droit pénal distingue deux cas : le premier est
l'hypothèse dans laquelle un dirigeant s'est octroyé des
rémunérations excessives sans l'accord du conseil
d'administration. Dans ce cas, l'abus de bien social ne fait aucun
doute3. En revanche, lorsque les rémunérations ont
été décidées par le conseil d'administration, le
problème est plus délicat puisque le dirigeant ne s'est pas
lui-même octroyé les biens de la société. En
dépit des critiques de la doctrine4, la chambre criminelle
ajoute une seconde condition empruntée au droit fiscal : il ne faut pas
que ces rémunérations décidées par le conseil
d'administration soit excessives par rapport aux possibilités
financières de la société5, ni
dénuées de contreparties.
Les solutions apportées aux actes anormaux de gestion
et aux abus de biens sociaux sont divergentes et aboutissent parfois à
des situations contradictoires qui nuisent à la cohérence
d'ensemble du droit.
1 COZIAN (M.), Précis de fiscalité des
entreprises, LITEC, 2008, 31ème éd., p. 247
2 Crim. 22 septembre 2004 : Rev. Soc. 2005, p. 45, note
BARBIERI
3 Crim. 26 juin 1978, Bull. Crim. N° 212
4 Notamment : BOULOC (B.), Abus de biens sociaux,
Rép. Pén., DALLOZ, janv. 2009, p. 12
5 Crim. 9 mai 1973, Bull. Crim. n° 216
Section 2 : Une divergence de solution devant l'atteinte à
l'intérêt social : l'approche financière du droit fiscal
face à l'approche punitive du droit pénal
Les solutions apportées à l'atteinte sont
nombreuses et diverses. Cette diversité s'explique par les buts
respectivement différents suivis par les juges fiscaux et pénaux.
La recherche de l'atteinte se traduit pour les services fiscaux par une
souplesse étonnante alors qu'elle apparait très stricte pour les
juridictions pénales (I.). Par ailleurs, les sanctions infligées
ont une dimension presque exclusivement punitives pour l'abus de bien social et
ne sont que rectificatives en droit fiscal (II.)
I. La recherche de l'atteinte à
l'intérêt social
Tant en ce qui concerne l'acte anormal de gestion que pour
l'abus de bien social, l'auteur de l'acte litigieux bénéficie
d'une présomption de bonne foi. Celle-ci peut être brisée
si sont découverts des éléments de nature à
remettre en cause la sincérité ou la légalité de
l'acte (A.), auquel cas, il appartient à l'administration fiscale et aux
services judiciaires de prouver leurs allégations (B.).
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