A. La découverte de l'atteinte à
l'intérêt social
1) La constatation d'une irrégularité
de gestion
a) La constatation fiscale par le vérificateur fiscal
La théorie de l'acte anormal de gestion ne concerne que
l'imposition du bénéfice et les impôts sur les
sociétés sont déclaratifs, c'est-à-dire
établis d'après la déclaration du contribuable. A ce
titre, cette déclaration bénéficie d'une
présomption de sincérité et d'exactitude, à charge
pour l'administration fiscale d'apporter la preuve d'une
irrégularité. Deux cas de figure se présentent alors :
soit le contribuable a rempli ses obligations déclaratives et dans cette
hypothèse, si l'administration fiscale estime que certains de ses
éléments sont inexacts, elle doit engager une procédure de
rectification contradictoire. Soit le contribuable n'a pas rempli son
obligation déclarative, et dans ce cas, si à l'issue d'une mise
en demeure de l'administration1 il ne s'en acquitte pas, son
bénéfice fera l'objet d'une taxation d'office2.
L'inexactitude est susceptible de résulter d'anomalies,
d'incohérences ou du montant excessif de certaines dépenses,
ce qui motivera l'administration fiscale pour enclencher une procédure
de
1 Mise en demeure avec un délai de 30 jours
2 Art. L. 65 et s. LPF
vérification fiscale1. Les services fiscaux
adressent au contribuable une demande d'éclaircissement et de
justification qui satisferont l'administration fiscale ou au contraire le
conforteront dans son idée première.
Enfin, en dépit du fait que la constatation d'un acte
anormal de gestion est une question de droit, la commission
départementale des impôts peut être appelée à
se prononcer sur la matérialité ou l'appréciation des
faits invoqués par l'administration (questions de faits). Elle n'est en
principe pas compétente pour se prononcer sur la qualification des faits
mais l'est exceptionnellement en matière d'actes anormaux de gestion.
Son rôle s'étend donc jusqu'à apprécier si un acte
est conforme à l'intérêt social ou s'il lui est
contraire.
b) La constatation d'un abus de bien social
Les services fiscaux sont donc en position
privilégiée pour constater l'existence
d'irrégularités fiscales voire pénales, mais ils ne sont
pas les seuls : les commissaires aux comptes, les actionnaires, les dirigeants
peuvent également porter à la connaissance du procureur de la
République des faits délictueux. Le procureur est en effet
à l'initiative des poursuites pénales, il décide des
suites à donner aux faits qui lui sont soumis en se plaçant au
jour de leur commission pour apprécier la réunion des
éléments constitutifs du délit et en veillant à ce
que les faits ne soient pas prescrits. Il peut également faire
procéder à une enquête de flagrance2.
A la différence de l'acte anormal de gestion, la
société n'est jamais mise en cause en tant que personne morale.
L'abus de bien social est commis directement ou indirectement par les
dirigeants de fait ou de droit de celle-ci. Le magistrat peut également
poursuivre les complices et les recéleurs3.
2) Les conséquences de la
constatation
a) Plusieurs cas de figure
L'administration fiscale non satisfaite des
éclaircissements du contribuable peut procéder à des
vérifications de comptabilité sur place. Cette étape
permettra aux services fiscaux de différencier la simple erreur
comptable de l'acte anormal de gestion. Elle ne peut porter que sur les trois
derniers exercices clos mais peut remonter au-delà (jusqu'à six
ans) en cas d'activités occultes tel
1 Art. 10 et s. LPF
2 Art. 53 CPP
3 Les personnes ayant bénéficié des biens
utilisés frauduleusement, en connaissance de cause, peuvent être
poursuivis. Le profit peut se matérialiser par des cadeaux, des voyages
d'agréments ou des avantages divers (Crim. 29 avril 1996, Bull. Crim.
n° 174)
qu'un atelier clandestin. Cette vérification donnera
lieu à la remise d'une proposition et le contribuable pourra se faire
assister d'un conseil1. Elle ne peut excéder une
année, sauf en cas de découverte d'un délit où la
durée de vérification peut aller jusqu'à deux ans. La
vérification de comptabilité se conclut presque toujours par une
rectification fiscale2 et si les faits découverts sont
constitutifs d'un délit, les services fiscaux ont l'obligation d'en
avertir le procureur de la République du lieu où se situe le
siège social de la société vérifiée.
Cette procédure de vérification contradictoire
est à différencier de la procédure d'imposition d'office.
Dans trois hypothèses, l'administration fiscale est en droit de
procéder à une rectification d'office de l'imposition : lorsque
le contribuable n'a pas déposé de déclarations, lorsqu'il
ne répond pas à la mise en demeure lui intimant de
présenter des éclaircissements ou lorsqu'il s'oppose à la
rectification fiscale. Cette procédure est unilatérale mais
l'administration fiscale est néanmoins tenue de présenter les
méthodes lui ayant permis d'aboutir à l'imposition d'office.
b) La mise en examen dans le cas d'un abus de bien social
La procédure pour l'abus de bien social est
différente puisque contrairement aux services fiscaux, sauf pour
l'instruction, la procédure est contradictoire. De plus, il n'y a pas de
durée imposée par le législateur, mais celle-ci doit
rester raisonnable conformément aux exigences de la Convention
Européennes des Droits de l'Homme et si les investigations du juge
d'instruction excèdent deux années, le magistrat est tenu de
rendre une ordonnance motivée expliquant les raisons de cette
durée.
Si à l'issue des investigations, des indices graves et
concordants existent et rendent vraisemblable que le dirigeant ait pu
participer à l'abus de bien social, ce dernier est mis en examen. Mais
depuis 2004, il peut bénéficier du statut de témoin
assisté, statut hybride entre le mise en examen et le simple
témoignage : il est entendu en qualité de témoin mais ne
prête pas serment, peut être confronté à la personne
mise en cause et peut se faire assister d'un avocat3. Le dirigeant
peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire ou être placé en
détention provisoire jusqu'au procès.
La procédure pénale est entourée de
davantage de précautions en raison des conséquences
particulièrement attentatoires à la liberté auxquelles
elle peut aboutir. Ces précautions sont dictées par la loi mais
surtout par la Convention européenne des droits de l'Homme.
1 A noter qu'en cas de refus par le contribuable d'accueillir une
procédure de vérification de comptabilité, il s'expose
à une taxation d'office et à des pénalités pour
l'entreprise.
2 Connue avant la circulaire du 25 mars 2004 sous le terme «
redressement fiscal »
3 Il ne peut pas être placé en détention
(art. 113-5 CPP)
B. La preuve de l'atteinte à
l'intérêt social
1) La constitution et la charge de la preuve :
autonomie des deux notions
a) Les obligations qui incombent aux services fiscaux et
judiciaires Lors de la découverte d'un acte ne semblant pas relever
d'une gestion normale, l'administration doit être en mesure de prouver
ses allégations puisque la charge de la preuve lui incombe sauf lorsque
le contribuable refuse le dialogue. En dehors des cas où il existe un
renversement de la charge de la preuve, la théorie de l'acte anormal de
gestion a fait naitre des règles spécifiques en matière de
preuves. Un arrêt de principe, rendu par l'assemblée
plénière le 27 juillet 19841 dit « SA
Renfort-Service » fixe les principes de charge de la preuve,
complétés par la jurisprudence ultérieure. Par cette
décision, le Conseil d'État pose le principe selon lequel
l'appréciation de l'anormalité d'un acte est une question de
droit et qu'il appartient à l'administration d'établir les faits
qui lui ont permis de déduire l'anormalité. Elle ajoute en second
lieu que pour les contribuables relevant de l'impôt sur les
sociétés, la charge de la preuve dépend de la nature des
écritures comptables : si l'acte s'est traduit par une écriture
portant sur les charges, le fardeau de la preuve incombe au contribuable. En
revanche, lorsque l'acte de gestion litigieux a été
enregistré en comptabilité par une écriture sur l'actif,
la preuve incombe à l'administration.
Le droit pénal ne connait pas toutes ces
évolutions jurisprudentielles puisque la matière est régie
par le principe de la liberté de la preuve sous réserve de
l'utilisation de moyens licites, légaux et obtenus sans
provocations2.
b) Les exceptions : présomptions et renversement de la
charge de la preuve
La matière fiscale a connu une grande
atténuation de la charge de la preuve avec l'arrêt « SA
Renfort ». En effet, depuis cet arrêt, lorsque les actes litigieux
portent sur dettes, amortissements, provisions ou charges, le contribuable doit
être en mesure de pouvoir justifier ces dépenses dans leur
principe et dans leur montant. Cet arrêt n'est cependant pas isolé
puisque certaines dispositions législatives attribuent la charge de la
preuve et même lorsqu'il est disposé à dialoguer
1 CE, 7ème, 8ème et
9ème sous-sect., 27 juillet 1984, SA
Renfort-Service, req. n° 34588 : Dr. Fisc. 1985, n° 11, comm.
596 ; RJF 1984, n° 10, p. 562, concl. RACINE
2 Ce principe de liberté de la preuve est renforcée
par l'absence de règles concernant le mode de preuve et par le principe
de l'intime conviction du juge qui prévaut (art. 427, al. 1 CPP)
avec l'administration. Conformément aux dispositions de
l'article 39-1-1° CGI1, le contribuable est dans l'obligation
de pouvoir justifier des frais généraux et des dépenses
personnelles.
Mais ce renversement légal est également
prévu pour d'autres types de dépenses. Ainsi, l'article
39-1-2° dispose que les amortissements ne doivent pas excéder ceux
généralement admis par le commerce ou l'industrie
concernée2. L'article 39-1-5° CGI concerne les
provisions qui ne peuvent correspondre qu'à des pertes et charges
nettement précisés.
En raison du principe de légalité des peines et
des incriminations et conformément au respect de la présomption
d'innocence, le droit pénal d'admet qu'une seule exception
qualifiée de « présomption simple » d'abus. Il s'agit
d'une part, des détournements occultes ou illicites qui sont
présumés avoir été réalisés dans
l'intérêt du dirigeant, à charge pour lui de prouver que
ses motivations étaient toutes autres et qu'il a entendu agir dans
l'intérêt de la société.
2) L'appréciation de la mauvaise foi et des
justifications de l'auteur a) Les justifications admises
Les justifications admises pour justifier l'anormalité
d'un acte ou l'abus d'un dirigeant sont volontairement restreintes. Les
débordements résultant d'une gestion risquée peuvent
être amenés à atténuer l'application des notions.
Ainsi, en droit fiscal la bonne foi du dirigeant ayant fait peser sur son
entreprise des risques excessifs peut être de nature à
écarter l'acte anormal de gestion et la rectification fiscale. A
condition toutefois que cette bonne foi n'ait pas été
anéantie par un entêtement déraisonnable3,
où qu'elle ne nuise pas excessivement à l'intérêt
social.
Dans le cadre d'un abus de bien social, les justifications
tirées de la sauvegarde d'une des filiales ou d'une
société-soeur est admise par la jurisprudence. La bonne foi de
l'auteur de l'opération litigieuse n'est pas susceptible
d'écarter l'incrimination. Enfin, la jurisprudence n'accorde a priori
aucune importance à l'accord donné par les actionnaires
étant entendu que le délit vise à protéger non pas
l'intérêt des actionnaires mais l'intérêt de la
société (qui constitue une combinaison d'intérêts,
pas seulement ceux des actionnaires). De plus, « Nul ne peut autoriser
une personne à commettre une infraction »4 et enfin
seul le Ministère public dispose de l'opportunité des poursuites.
Pourtant, l'accord des actionnaires dans le cadre d'une gestion de
1 Art. 39-1-1° CGI : « Toutes les
rémunérations ne sont admises en déduction des
résultats que dans la mesure où elles correspondent à un
travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à
l'importance du service rendu »
2 On constate ici un des rares cas où la loi fiscal fait
référence aux usages professionnels. Cf. Supra, p. 28 et
s.
3 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 27 février 1991, req. n° 69971, Cf. supra p.
18
4 MEDINA (A.), Abus de biens sociaux : prévention,
détection, poursuite, DALLOZ, 2001, p. 122
type Corporate Governance pourrait amener à faire
évoluer la jurisprudence et conduire le juge à atténuer la
peine de l'auteur.
b) Les justifications non admises
Les justifications non admises sont nombreuses tant dans le
cadre de la théorie de l'acte anormal de gestion que dans le domaine
pénal de l'abus de bien social. La méconnaissance de la loi ne
peut être admise conformément à l'adage « Nul
n'est censé ignorer la loi » qu'elle soit pénale ou
fiscale. Si cette maxime peut apparaitre évidente, elle ne constitue
pourtant pas un argument inapproprié tant les connaissances des
dirigeants de petites entreprises sont limitées concernant les risques
pénaux et fiscaux pesant sur leur exploitation.
L'intérêt du groupe de société
n'est pas invocable en droit fiscal, mais l'est en droit
pénal1. De la même manière, les actes illicites
conformes à l'intérêt social ne sont pas des justifications
solides en droit pénal mais sont admises par le juge fiscal. Enfin,
l'excuse tirée de la prescription est limitée : la rectification
peut intervenir dans les trois ans précédents le contrôle
et la prescription est triennale en matière
délictuelle2. Le droit de reprise est étendu en droit
fiscal en cas de fraude et est facilitée en droit pénal puisque
la chambre criminelle a décidée que le point de départ de
l'infraction ne débutait pas au jour de la présentation des
comptes sociaux mais au jour de leur découverte lorsque les faits ont
été dissimulés, même si connus par le commissaire
aux comptes3.
II. Les solutions disparates de l'atteinte à
l'intérêt social
Le sort de l'auteur de l'acte et de la société
diffère là encore. Alors que l'acte anormal de gestion aura des
conséquences aussi bien pour l'entreprise que pour le
bénéficiaire, l'abus de bien social ne punit que le
bénéficiaire des opérations délictueuses et jamais
la société (A.) ; ces sanctions ont un impact différent
suivant qu'elles concernent une petite structure ou une grande (B.).
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