WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

( Télécharger le fichier original )
par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

2. EROTISME ET TRANSGRESSION

Comme le rappelle Georges Bataille, dans l'antiquité païenne, « l'ensemble de la sphère sacrée se composait du pur et de l'impur ». L'évolution apportée par le christianisme tient alors à une conception renouvelée du sacré où « l'impureté, la souillure, la culpabilité étaient rejetées hors de ces limites. Le sacré impur fut dès lors renvoyé au monde profane » 67. Paradoxalement, se livrer aux impuretés du monde profane ménage une ouverture vers le monde sacré, soumis à la notion d'interdit. En ce sens, l'érotisme, lieu paradigmatique de la souillure, apparaît comme le domaine où s'accomplit par excellence la transgression profane du sacré. De fait, la transgression de l'eros dans les fabliaux est placée sous le signe de la démesure ; démesure d'un couple élargi aux dimensions du triangle, démesure du désir s'abandonnant aux licences sacrilèges, démesure enfin dans l'exultation du langage érotique.

A. TRIANGLE EROTIQUE, « MIRAGE EROTIQUE » ET PROFANATION DU MARIAGE

« Le mariage spirituel est symbolisé par l'amour de l'Epoux et de l'Epouse et par leur

union. A ce moment l'Epouse ne cherche plus, elle possède une présence qu'elle ne veut plus quitter ».68

Du triangle érotique composé du mari, de la femme et de l'amant résulte la double transgression d'interdits sacrés : sacrement bafoué des liens matrimoniaux69, transgression consommée de la gauloiserie. Michel Olsen, dans Les Transformations du triangle érotique70, systématise l'étude du triangle érotique en proposant des « clefs », comme autant de configurations narratives : « Une fois ce triangle construit, on peut essayer établir une « clef de nouvelles », analogue à celles qui sont utilisées dans les taxinomies botaniques ou zoologiques ». Cette approche, qui évoque les multiples variations d'un thème fondamental, suggère l'importance de l'érotisme dans le corpus des fabliaux. Plus que d'une simple typologie narrative, la prégnance de l'érotisme est passible d'une lecture axiologique, l'adultère constituant une transgression d'importance. Au désir triangulaire se superpose le cynisme de la ruse, qui accroît d'autant la portée transgressive de l'adultère. Ce trait est particulièrement perceptible

67 Georges BATAILLE, L'Erotisme, op. cit., respectivement p. 127 et 128

68 Marie-Madeleine DAVY, Initiation à la symbolique romane, Paris, Flammarion, 1977, p. 236

69 Genèse, 2, 24 : « L'homme s'attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu'un » et Tobie, 7, 15 : « Que Dieu soit avec vous, que lui-même vous unisse et vous comble de sa bénédiction ».

70 Michel OLSEN, Les Transformations du triangle érotique, UNIVERSITETSFORLAGET I K0BENHAVN, Akademisk Forlag, 1976, p. 8. Michel Olsen s'est inspiré, dans ses analyses, des travaux de son maître, Per Nykrog.

dans les fables de Marie de France, qui par leurs personnages (animaux, humains) et leurs thèmes (adultère, ruse), se situent à la jonction du fabliau comme de la littérature animalière.

Le thème du « mirage érotique »71 emblématise la transgression des liens du mariage en l'enrichissant de considérations axiologiques. Les ressources fallacieuses du regard invitent en effet à une réflexion sur le bien et le mal, le vrai et le faux, la raison et le tort. Le « fablel courtois et petit »72 du « Prestre qui abevete » met ainsi en scène un prêtre épris d'une de ses ouailles (« Et icele le prestre aimoit », v. 10). Le prêtre, à la porte de la femme qu'il convoite (« si s'aresta / Près de l'uis, v. 23-24), feint de voir une scène érotique (« il m'est avis que vous foutés ! ») au lieu d'une scène domestique (« fu li vilains (...) au digner o sa femme asis », v. 38 et 17-18). L'étonnement du mari face aux accusations diffamatoires du prêtre amène le vilain à se positionner derrière la porte, laissant le prêtre libre de consommer l'adultère :

O moi venés chas fors ester,

Et je m'en irai là seoir ; 45

Lors porrez bien apperçevoir

Se j'ai voir dit u j'ai menti.

Le mensonge de la vision du prêtre devient vérité de la fiction, la vérité de la vision véritable du vilain est convertie en illusion des sens (« austretel sambloit ore a moi ! » / Dist le vilains : « Bien vous en croi », v. 77-78). Le mundus inversus du prêtre ébranle les certitudes ontologiques, ajoutant à la transgression érotique une inversion axiologique.

Le thème de la vision apparaît également dans deux autres fables de Marie de France, « D'un vilein cunte ki guaita... » et « D'un vilein vueil ici cunter... ». La première de ces fables joue sur l'inversion du vrai et du faux. La découverte de l'adultère par le vilain (« Un altre hume vit sur sun lit / Od sa femme fist sun delit », v. 3- 4) conduit l'épouse à anticiper la leçon immorale de la fable : « que mult valt mielz sens et quointise (...) / Que sis aveirs ne si parent », v. 33 et 36. L'exemplum de l'épouse infidèle tient en effet à inverser vérité et mensonge, en un discours moraliste sur l'illusion des sens : si le vilain observe son reflet dans la « cuve d'ewe pleine » (v. 18), il ne s'y trouve pas lui-même. « D'un vilein vueil ici cunter... » joue, à l'instar du

71 Cf. « Le Prestre qui abevete », « La Femme et son amant », « Encore la femme et son amant »

72 Garin, « Le Prestre qui abevete », in Fabliaux érotiques, op. cit., p. 156, v. 3

« Prestre qui abevete », sur le thème de l'apparition fantastique. L'épouse infidèle, qui se promenait dans la forêt avec son amant (« vers la forest sun dru od li », v. 3), est surprise par son mari, lequel se répand en injures : « Sa femme laidi e blasma » (v. 7). L'épouse feint alors d'ignorer ce dont lui parle le vilain, et de s'inquiéter de ce qu'il a pu voir :

« Sire », fet elle, « se vus plet,

Pur amur Deu, dites mei veir ! 15

Quidastes vus hume veeir

Aler od mei ? Nel me celer ! »

L'inquiétude feinte manifestée en ces vers permet le recours parodique à une croyance populaire, selon laquelle ce type de vision est annonciateur de mort : « Or sai jeo bien, pres est ma fins », « Dun vilain vueil ici conter... », v. 27. Le cynisme est sensible dans cette parole qui se disculpe en raillant, en creux, la superstition du vilain.

Le thème du mirage érotique rend ainsi compte des riches potentialités qu'offrent les contes à triangle (Per Nykrog). La vision optique est liée à une vision du monde, partant à une morale. La transgression du sacrement matrimonial, dans ce régime de sens, prend une dimension bien plus large : l'érotisme participe du mundus inversus, ajoutant à l'effritement des valeurs spirituelles la souillure des corps.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo