I.3 LA REANIMATION
COMME PRATIQUE DANS SON CONTEXTE CULTUREL
I.3.a La relation entre mutation d'une culture et psychologie
individuelle
Intégrer un regard culturel à l'étude des souffrances
psychiques
L'approche ethnopsychiatrique permet de prendre en compte une
dimension culturelle pour mieux comprendre les origines des souffrances
psychiques des individus. Elle intègre des travaux en anthropologie et
ethnologie dans sa démarche de recherche clinique. Habituellement mis en
application dans les contextes de migration ou de sous-groupes culturels, nous
proposons d'étudier la mutation des techniques de soins de
réanimation propre à notre culture occidentale afin de mieux
comprendre le vécu des malades de réanimation. La
réanimation est une invention du 20e siècle, un
« outil » et « une institution » qui a
changé le rapport à la mort dans notre culture et entraîne
aussi un changement profond de l' « espèce ».
(LEROI-GOURHAN, 1964).
Nous pourrions alors classer notre civilisation comme celle
qui a réussi le rêve des civilisations passées, consistant
à repousser les limites naturelles de la mort car « Outils
et instruments sont si bien objets-du-monde qu'ils peuvent servir de
critères pour classer des civilisations
entières » (ARENDT, 1958, p. 196). La
caractéristique de notre société est bien la
suivante : « Pendant des millions d'années, un
être vivant qu'on appelle l'homme a vécu sa finitude et sa
capacité d'anticiper sa propre mort comme une lutte contre la
toute-puissance de la Nature, identifiable à la toute-puissance de Dieu.
Depuis quelques siècles, cette puissance est passée entre les
mains de l'homme. » (STIEGLER B. in SHEPS R. &
Coll. ;1998, page 197)
Les changements culturels se sont opérés
très vite car en quelques décennies après l'invention de
la réanimation dans les années 50, celle-ci devint
institutionnelle et s'est étendue aux pays occidentaux. La
définition de la mort a changé : alors que celle-ci se
définissait pas l'arrêt de la respiration et du coeur,
aujourd'hui, il est possible de suspendre le processus de mort biologique au
niveau des organes lorsque les fonctions respiratoires et cardiaques ne sont
plus autonomes en les maintenant artificiellement, alors que le cerveau ne
fonctionne plus. La déclaration en état de mort clinique permet
le prélèvement d'organe car le processus de mort biologique n'est
pas encore entamé. La personne vivante ou la famille peut faire don de
ses organes à la collectivité et le corps passe du statut
privé à un statut de propriété publique. De plus,
il est largement admis aujourd'hui que la mort est un moment qui peut
être repoussé par des moyens thérapeutiques agressifs et
douloureux sur le corps. La mort qui était irrévocable,
gérée de manière privée avec des rites
traditionnels est maintenant vue comme une maladie dont on peut repousser
l'échéance, gérée de manière
institutionnelle et déritualisée.
La notion de
défenses culturelles
Nous avons vu que la réanimation semble produire une
situation traumatique où les défenses psychiques habituelles sont
débordées et inopérantes. Ces défenses sont
liées au groupe d'appartenance du sujet traumatisé :
« Dans notre conception, le traumatisme psychique,
corrélat conscient et inconscient de la rupture et/ou de la crise, se
manifeste sous des modalités pathologiques, quand le sujet n'est pas en
mesure d'échafauder une formation de suture dans son groupe
social » (BARROIS, 1998, page 161)
Afin d'interpréter la relation entre défense
psychique et culture d'appartenance, nous emprunterons la notion de
défenses culturelles qui est associée au
« segment inconscient de la personnalité
ethnique » (DEVEREUX, 1970, page 4),
« composé de tout ce que, conformément aux
exigences fondamentales de sa culture, chaque génération apprend
elle-même à refouler puis, à son tour, force la
génération suivante à refouler. Il change comme change la
culture et se transmet comme se transmet la culture. » (ibid. ,
page 5)
« Dans les situations humaines-
c'est-à-dire culturelles - le stress sera traumatisant seulement s'il
est atypique ou si, bien que typique de par sa nature, il est
exceptionnellement intense ou encore prématuré. Un stress
est atypique si la culture ne dispose d'aucune défense
préétablie.» (ibid. , page 8)
La réanimation fait partie des situations humaines
d'une culture dont les comportements face à la maladie aigue a
récemment changé. On peut poser alors la question de
l'atypicité de cette situation si de nouvelles défenses ne se
sont pas encore constituées. Nous tenterons de déterminer ces
aspects défensifs culturels à travers les discours des
différents sujets, en portant notre attention sur l'expression du
bien-fondé des soins.
Les défenses culturelles peuvent se lire à
travers les théories sous-jacentes aux discours des malades et de
l'équipe médicale.
Quand la culture évolue, les moyens de défenses
habituels qui sont fournis par le groupe d'appartenance ne sont plus
disponibles et d'autres défenses peuvent alors se développer mais
ils ne sont peut-être pas accessibles à tous les individus du
groupe car ils n'auraient pas encore pu, par leur expérience de vie,
internaliser ce nouveau discours et avec eux les nouveaux moyens de
défense. D'autre part, notre culture entretient une attitude de
déni face à la mort qui a pu également faire
disparaître les rituels et accompagnement des mourants (ARIES, 1975).
Malgré les efforts des associations soutenant la réintroduction
du mourant dans la société, les soins palliatifs sont encore
très peu développés. (mettre une donnée)
Dans ces conditions, toute personne serait susceptible de
souffrir d'une défaillance de ses ressources défensives dans une
situation de danger vital. Nous avons observé que des malades
âgés et souffrant de multiples maladies fonctionnelles ont
exprimé le sentiment d'avoir transgressé une règle
naturelle : « ce n'est pas de mon âge tout
ça », « « à quoi cela sert, je suis
trop vieux » ou exprimait le souhait de ne plus être
réanimés contre leur volonté.
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