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L'encadrement de l'histoire par le droit dans les démocraties européennes

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par Pierre RICAU
Université Paul Cézanne Aix- Marseille 3 - Master de sciences politiques 2009
  

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INTRODUCTION

L'automne 2008 a été en France l'occasion de renouveler mais aussi d'apaiser un débat considérable, ne serait-ce que par la dimension qu'il a revêtu dans les médias et sur la scène politique, concernant la place de l'Histoire et de la Mémoire dans les institutions

démocratiques.

A quelques jours près, deux rapports sont venus établir une position ferme vis-à-vis de « la querelle des lois mémorielles »1, et de l'intrusion législative dans le domaine historique ; il s'agit tout d'abord du rapport de la Commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques, remis au Secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens combattants Jean-Marie Bockel le 12 novembre 20082, suivi six jours plus tard par les Conclusions de la Mission d'information sur les questions mémorielles de l'Assemblée Nationale3. Ces deux rapports, bien que de taille et d'importance inégales car le deuxième est le fruit d'un travail beaucoup plus large et d'une étude plus approfondie du problème, viennent montrer la nécessitée de définir clairement, dans le jeu institutionnel qui anime toute démocratie moderne, l'espace légal et l'espace réel attribués à l'Histoire et à la Mémoire des individus et des communautés d'individus, que ces dernières soient culturelles ou sociales, locales, nationales ou internationales.

Comme le remarquait l'académicien Pierre Nora dans un article du Nouvel Observateur publié peu de temps avant les deux rapports institutionnels, « il serait absurde de croire que l'usage politique du passé est une nouveauté », l'Histoire révèle une « dimension intensément politico-civique »4 qui la mène au centre du débat public.

Cependant on a pu constater depuis une trentaine d'années et notamment depuis l'adoption de la loi « Gayssot » du 13 juillet 1990 une recrudescence des débats et des interventions publiques dans la sphère du souvenir et de l'étude du passé.

La France, même si cette problématique y a pris une grande importance, est loin d'être le seul pays à s'être interrogé et à avoir légiféré sur l'Histoire. On constate, en effet, un développement des débats publics et des textes juridiques relatifs au passé dans la grande majorité des démocraties occidentales ou « occidentalisées »5, et certains pays (Espagne, Japon, Argentine, Turquie, ex-Démocraties Populaires) sont confrontés à une

1 Rapport d'information de la Mission d'information sur les questions mémorielles présidée par Bernard Accoyer, p. 18, disponible en ligne sur http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i1262.asp

2 Rapport de la Commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques du Secrétariat d'Etat à la Défense et aux Anciens Combattants, présidée par André Kaspi, disponible en ligne sur http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/084000707/0000.pdf

3 Rapport d'information de la Mission d'information sur les questions mémorielles présidée par Bernard Accoyer

4 Pierre Nora, « La politisation de l'histoire », Le Nouvel Observateur, Hors-série n°70: « L'histoire en procès », Octobre-novembre 2008, p. 6

5 On s'abstient ici de se positionner sur le caractère « démocratique » de régimes politiques « non-occidentaux » tel que l'Iran ou la Chine.

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histoire que la violence et la proximité rendent bien plus douloureuse et controversée que dans le cas français.

En notant parfois dans les débats une différence d'optique et d'argumentation entre acteurs et intellectuels du monde juridique et du monde des sciences-humaines, il se révèle intéressant de faire converger les deux approches et c'est pourquoi ce travail se propose d'analyser la place de l'Histoire dans la démocratie à travers l'étude des relations entre Droit et Histoire. Cette approche, il est évident, ne relèvera pas, ou seulement sporadiquement, de l'histoire du droit, c'est-à-dire de l'analyse de l'évolution du droit en fonction des différents contextes historiques ; elle se concentrera plutôt sur la situation de l'histoire dans les cadres juridiques contemporains, que ce soit au niveau des normes comme des institutions.

D'autre part, et même si le contexte français sera souvent amené à servir de base, les relations droit-histoire seront envisagées dans le cadre européen - tour à tour considéré comme ensemble régional ou comme ensemble juridique - car l'Europe bénéficie à la fois d'une certaine unité culturelle et juridique qui permet d'identifier et de rapprocher des problématiques et des phénomènes semblables, et parallèlement sa diversité rend possible des analyses comparatistes que ce soit entre les États ou entre droit national et international.

Il est nécessaire dans un premier temps d'étudier les évolutions qui ont conduit à une discussion voire une confrontation entre le Droit et l'Histoire, entre les juristes, les juges, les acteurs politiques et institutionnels d'une part, et les historiens, les enseignants, les journalistes ou les philosophes d'autre part - même si cette simplification est largement dépassée par un débat qui est avant tout transdisciplinaire, elle nous servira de point de départ pour comprendre l'opposition des points de vue et des intérêts entre les producteurs du droit et les spécialistes de l'histoire. Cette analyse sera aussi l'occasion de définir les deux notions « histoire » puis « droit » tel qu'on les entendra dans l'ensemble du mémoire.

Le 12 décembre 2005, dix neuf intellectuels célèbres, principalement des historiens, lançaient dans le journal Libération6 un appel aux hommes politiques intitulé « Liberté pour l'histoire » face à la multiplication des « lois mémorielles » sous la plume du

6 « Liberté pour l'histoire », 19 signataires, Libération, 12 décembre 2005

législateur français. Le 9 janvier 2006 cet appel qui venait de donner naissance à une association rassemblait déjà quatre cent quarante quatre signataires7 et allait pousser la revue L'Histoire à consacrer son numéro de février 2006 à ce débat. Pourtant l'intrusion politique dans le champ de l'histoire que dénonce le collectif, la « mise en place subreptice d'une histoire officielle »8, n'est pas chose nouvelle dans une France où, comme le rappelle Marc Ferro: en 1904 un professeur du Lycée Condorcet de Paris pouvait être blâmé par son proviseur pour simplement avoir « nié les « miracles » et parlé des « hallucinations » de Jeanne » d'Arc9.

L'analyse historiographique nous montre que, bien plus qu'une politisation de l'histoire, le phénomène en cause dans ce débat, qui en 2008 a révélé qu'il concernait l'ensemble de la sphère culturelle européenne avec « l'Appel de Blois »10, signé par des universitaires de tout le continent, relève plutôt d'un processus d'émancipation de la connaissance historique vis-à-vis du politique. On peut se demander pourquoi et comment.

L'histoire

L'histoire se réclamant de la science est précédée, ou du moins encadrée, par une histoire perçue comme outil politique et par une histoire-fiction relevant plus du domaine littéraire. Dans la Grèce du Vème siècle la naissance de la discipline et de son nom dans l'Historiai (445 av. J.-C.) d'Hérodote ne se cache pas de cette affinité avec les considérations politiques et si l'Histoire de la Guerre du Péloponnèse (entre 420 et 400 av. J.-C.) de Thucydide, introduit, elle, une tentative d'approche plus critique et une première méthodologie scientifique dans l'analyse de l'enchainement des événements et des périodes historiques, elle reste tout de même encore largement soumise au patriotisme hellénistique et athénien. L'Historien arabe Ibn Khaldoun avec son Histoire des exemples11 (1375-1379) est l'un des très rares intellectuels à avoir suivi la même voie que Thucydide, car enfin jusqu'au XIX siècle l'histoire est et reste principalement un instrument entre les mains du

7 Entretient avec Françoise Chandernagor, L'Histoire, n° 306, février 2006, p. 79

8 Ibid, p. 78

9 Marc Ferro, « Tentation et peur de l'histoire », Manière de voir, n°26: « Leçons d'histoire », publication du Monde diplomatique, mai 1995, p. 11

10 « Appel de Blois », Le Monde, 11 octobre 2008, p. 21

11 Nom original: Kitab al-ibar (1375-1379), Ibn Khaldoun, Le Livre des exemples, tome I, traduit et annoté par Abdesselam Cheddadi, éd. Gallimard, collection La Pléiade, 2002

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pouvoir politique et religieux pour se légitimer, vis-à-vis des autres pouvoirs: origines des frontières territoriales, des allégeances, et vis-à-vis de lui même: fondements de la « nation » romaine, des communautés chrétiennes, des dynasties monarchiques.

L'histoire romantique qui se développe à partir du Génie du christianisme (1802) de Chateaubriand, va faire entrer dans les arts littéraires une histoire esthétisée qui servira souvent là encore un fond politique dans une période d'incertitudes où les hommes font l'histoire plus qu'il ne l'étudient et pour reprendre une belle citation de Victor Hugo « brandissent leurs souvenir comme des torches »12 pour tenter d'éclairer un chemin semé de doutes. Cette histoire nouvelle qui va atteindre une grande qualité narrative dans des ouvrages tels que Le Récit des temps Mérovingiens (1833-1840) de Augustin Thierry, l'Histoire de France (1833-1869) de Jules Michelet ou encore l'Histoire du Consulat et de l'Empire (1845-1846) de Adolphe Thiers ne prétend pas encore à une véritable scientificité même si des auteurs comme François Guizot dans son Histoire de la Civilisation en Europe (1828) et son Histoire de la Civilisation en France (1830) commencent à associer une méthodologie plus stricte à une prose très travaillée.

La méthodologie la plus rigoureuse appliquée à l'histoire nait en Allemagne avec des universitaires comme Leopold von Ranke, Heinrich von Sybel ou Theodor Mommsen qui critiquent l'enthousiasme de l'histoire narrative romantique et imprègnent leurs études avec les sciences sociales naissantes: économie, sociologie, science-politique. Mais c'est surtout le développement des systèmes éducatifs en Europe, la création des premières revues spécialisées: Historische Zeitscrift allemande en 1859, Revue historique française en 1876, English Historical Review en 1886, et l'apparition d'institutions de protection et de classification des sources historiques avec notamment la création de l'Ecole des Chartes de Paris en 1821, de l'Institut de correspondance archéologique de Rome en 1829, de l'Ecole française d'Athènes en 1846, qui tend au développement d'une discipline scientifique à part. Cette évolution aboutira à la fondation de l'Ecole des Annales en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch et plus tard à l'émergence de la « nouvelle histoire » française rapidement repris dans toute l'Europe pour la qualité de son « analyse clinique et expérimentale du passé des sociétés »13.

A cheval sur la fin du XIX et la première moitié du XXème siècle l'établissement

12 Citation extraite du sujet de l'épreuve de culture générale de 4ème année à l'IEP d'Aix en janvier 2009, référence exacte non trouvée.

13 Marc Ferro, op.cit., p. 10

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de l'histoire comme une discipline scientifique à part est donc progressif . Il s'accompagne de son institutionnalisation dans les écoles et les universités qui fait de la matière un enseignement majeur et dont les bases sont largement répandues dans la société. Mais à cette histoire devenue enfin « non-pas une science de l'homme, mais la première d'entre-elles » pour reprendre l'expression d'Yves Florenne14, il restait encore à s'émanciper des prétentions positivistes et marxistes qui se réclament d'une réelle objectivité ou d'une exagérée parenté avec les sciences physiques et mathématiques, et que critiquait déjà Max Weber en 1904 dans L'Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales15: « Il est absurde de croire, suivant la conception qui règne même parfois chez certains historiens de notre spécialité, que le but, si éloigné soit-il, des sciences de la culture pourrait consister à élaborer un système clos de concepts qui condenserait d'une façon ou d'une autre la réalité dans une articulation définitive, à partir de laquelle on pourrait à nouveau la déduire après coup. Le flux du devenir incommensurable coule sans arrêt vers l'éternité. »16

Dans ce sens une critique forte de l'historiographie marxiste ou nationaliste qui dominait l'après Seconde Guerre mondiale, sous la plume d'historiens tels que François Furet et Mona Ozouf pour la Révolution française, a permis à l'histoire de reconnaitre ses limites et l'indépassable dimension politique qui accompagne le choix d'un sujet et la manière de l'aborder. Comme l'écrit Bernard Lepetit dans un article de 1995 intitulé « L'histoire prend-elle les acteurs au sérieux »: la société « redevient l'objet privilégié de l'histoire. Elle n'est plus définie comme l'une des dimensions particulières des rapports de production ou des représentations du monde, mais comme le produit de l'interaction, comme une catégorie de la pratique sociale » 17 , dans la continuité des apports épistémologiques de Max Weber et de Michel Foucault.

L'histoire éclatée qui nait aujourd'hui de la diversification des approches et des méthodes: microstoria18 venue d'Italie, histoire du temps présent, des minorités, des

14 Yves Florenne, article de présentation du livre Le phénomène « nouvelle histoire », d'Hérvé Couteau-Bégarie, Manière de voir, op.cit., p. 14

15 Max Werber, L'objectivité de la connaissance dans les sciencs et la politique sociale, trad. Julien Freund, Plon, 1904

16 Demander la ref exacte à Mme Doudet

17 Bernard Lepetit, « L'histoire prend-elle les acteurs au sérieux? », EspaceTemps, 1995, cité par Jean-Claude Ruano-Borbalan dans « Enjeux et débats », Sciences humaines, hors-série n°18, septembre-octobre 1997, p. 6

18 « micro-histoire », voire l'article de Jacques Revel dans Sciences humaines, op.cit, p. 22

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cultures, ne peut vraiment prétendre au statut de science qu'en ce qu'elle s'est enrichie d'une autocritique remarquable et ne vise plus qu'à la production d'un savoir précis mais partiel, libéré de toute idéologie globalisante. Comme le remarque le chroniqueur du Nouvel Observateur Jacques Julliard dans son article « L'avenir de l'histoire », la démarche des historiens d'aujourd'hui, qui à l'exemple de ceux réunis dans l'association « Liberté pour l'histoire » prônent l'indépendance de leur discipline vis-à-vis du politique et du droit, ressort moins d'un orgueil corporatiste qui les érigerait en maîtres de leur spécialité que d'un réflexe d'humilité qu'il résume ainsi: « De nos découvertes à l'indicatif nous ne voulons pas tirer de conclusions à l'impératif. A plus forte raison, nous refusons que d'autres les tirent en s'appuyant sur nous. Nous ne sommes pas des auxiliaires de justice. Nous ne sommes pas des témoins de moralité »19.

Mais l'histoire devenue une science à part entière peut-elle pour autant s'isoler hors de la sphère politique?

Le problème qui sous-tend l'ensemble du débat sur la place de l'histoire dans la démocratie relève du fait que l'histoire comme savoir et comme discipline ne s'identifie pas à l'histoire comme science.

Tout d'abord parce que en tant que savoir elle interfère avec la sphère du vécu et/ou de la mémoire, c'est-à-dire de la perception subjective des événements, et de leur retranscription sous la forme d'un savoir transmissible et généralement transmis à travers un filtre émotionnel et idéologique. Or la mémoire constitue la trame centrale du lien social qui unit une famille, une communauté, un peuple ou une nation, elle est le pilier d'une culture et l'étincelle libératrice d'une individualité, c'est pourquoi le droit et le politique ont la fonction et le devoir de la protéger et, dès lors qu'ils sont volontaristes, de la guider.

Pierre Nora dans Les Lieux de mémoire (1984) explique à propos des rapports entre histoire et mémoire: « loin d'être synonymes, tout les oppose: la mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants, ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie, vulnérable aux utilisations et aux manipulations. L'histoire est la reconstruction problématique et incomplète de ce qui n'est plus [...]. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque. [...] La mémoire est toujours suspecte à l'histoire »20.

19 Jacques Julliard, « L'avenir de l'histoire », Nouvel Observateur, hors-série n°70, octobre-novembre 2008, p83

20 Pierre Nora (dir. par), Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1984, p. 19-20

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Comme l'a remarqué Paul Ricoeur leurs ambitions sont distinctes et complémentaires: la mémoire cherche la fidélité, l'histoire la vérité21. Mais « que serait une vérité sans fidélité ou encore une fidélité sans vérité »22?

La mémoire est un sujet d'histoire, « le plus beau matériau de l'histoire » selon Jacques Le Goff23, mais ne peut s'assimiler à elle. Le droit doit donc bien distinguer les deux notions et la place qu'il leur donne.

D'où cette analyse de Jean-Claude Ruano-Borbalan: « l'organisation de l'histoire comme discipline d'enseignement n'est pas directement liée à son organisation comme « science » »24 ; l'enseignement de l'histoire peut répondre à des impératifs autres que l'acquisition et la recherche d'une connaissance précise et critique, il sert notamment la création d'un savoir et de références communes, la formation d'une mémoire particulière, qui fut longtemps nationale et qu'on voudrait maintenant européenne, il sert aussi « dans le contexte du développement exponentiel des technologies de l'information et de la communication »25 à l'acquisition égalitaire de compétences techniques pour accéder à l'information mais surtout à l'apprentissage d'une méthodologie et d'un esprit critique permettant aux futurs citoyens d'extraire une information de qualité de la profusion informationnelle.

D'autre part, parce que l'histoire conserve toujours son intérêt narratif, la science doit perpétuellement se confronter à la simplification et aux détournements ne servant que l'intérêt « médiatique », que la recherche du public au détriment de la qualité de l'information. Cela peut se traduire dans les évolutions récentes par le rôle de plus en plus important des « témoins ». Au départ appelés pour éclairer le discours de l'historiens, ceux-ci viennent peu à peu constituer un « tribunal de l'opinion »26 qui concurrence voire éclipse l'analyse historique dans les médias de masse.

21 Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Le Seuil, 2000, analysé par François Dosse dans « Paul Ricoeur: entre mémoire, histoire et oubli », Les Cahiers français, n°303: « La mémoire entre histoire et politique », juillet-août 2001, p. 15

22 F. Dosse, Ibid, p. 15

23 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, 1988, cité par Laurent Wirth, « Face aux détournements de l'histoire », Détournements de l'histoires, rapport général du symposium « Face aux détournements de l`histoire » organisé par le Conseil de la coopération culturelle du Conseil de l'Europe du 28 au 30 juin 1999, Editions du Conseil de l'Europe, p. 39

24 Jean-Claude Ruano-Borbalan, op.cit., p. 4

25 Jacques Tardif, Introduction de L'enseignement de l'histoire face aux défis des technologies de l'information et de la communication, Edition du Conseil de l'Europe, 1999, p. 15

26 Jacques Revel, « Le tribunal de l'opinion », Le Nouvel Observateur, op.cit., p. 9

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Enfin, et parce qu'elle reste « une activité politique, au sens large du mot : mythes d'origines, récits de fondation et de légitimation, généalogies célébratrices, modèles de vie et leçons de conduite pour les grands » 27 , l'histoire continue d'être interprétée et transformée au profit du discours politique, au point que selon Christophe Charles : le citoyen « ne peut pas, à la lettre, participer au débat politique dominant. Celui-ci est en effet surchargé en permanence d'allusions, de références, de mises en écho ou d'analogies historiques »28.

L'histoire à travers les multiples facettes du savoir qu'elle fonde est donc fondamentalement une discipline « politique », peut-être la plus politique de toutes, et dans le cadre d'un Etat de droit se trouve liée aux normes qui régissent la vie en société. L'articulation de ses différentes facettes à travers les normes démocratiques sera le principal objet de ce mémoire.

Le droit

Le développement de l'Etat de droit libéral est, en parallèle de l'évolution historiographique, lui aussi la cause de l'émergence du débat relatif à la place de l'histoire dans la société. La problématique des relations entre histoire et droit ne se pose que parce que l'Etat moderne prétend à la fois protéger les libertés individuelles, garantir le bien être et la paix sociale et veiller au respect de la « dignité » des personnes, ce à travers un équilibre des pouvoirs soigneusement ajusté.

L'Etat autoritaire et même l'Etat légal qui historiquement a précédé l'Etat de droit peuvent exercer toute leur influence sur l'histoire et la mémoire collective: en France l'ordonnance du 27 floréal appelait les poètes « à célébrer les principaux événements de la Révolution française, à composer des pièces dramatiques républicaines, à transmettre à la postérité les grandes époques de la régénération des Français, à donner à l'histoire le ferme caractère qui convient aux annales d'un grand peuple conquérant sa liberté, attaquée par tous les tyrans de l'Europe »29. L'Eglise Sainte-Geneviève de Paris transformée en « temple de la patrie », sous le nom de « Panthéon français » fut chargée d'accueillir des « pères de

27 Pierre Nora, « La politisation de l'histoire », Le Nouvel Observateur, op.cit., p. 6

28 Christophe Charles, «Être historien en France, une nouvelle profession? », L'Histoire et le métier d'historien en France, 1945-1995, sous la direction de François Bédarida, ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1995, p. 21

29 B. Accoyer, Rapport de la mission de l'Assemblée Nationale française, op.cit., p15

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la Révolution » tel que Voltaire et Rousseau.

Plus généralement dès la naissance de la IIIème République, « les parlementaires s'estiment fondés à marquer, par la loi, leur volonté d'honorer les grands hommes de leur temps »30, on assiste donc à la création volontaire d'une mémoire nationale républicaine qui comme on l'a déjà remarqué plus haut au sujet de Jeanne d'Arc conditionne fortement l'enseignement et le contenu du savoir historique hors du champs des spécialistes isolés dans leurs universités.

Sous la Vème République française, alors que la doctrine moniste a déjà fait rentrer le droit international dans la sphère juridique nationale depuis 1946, et que la création du Conseil Constitutionnel ouvre la voie vers un contrôle de constitutionalité qui achève de poser les bases en France d'un véritable Etat de droit, le pouvoir mémoriel, transféré du parlement au pouvoir règlementaire par un article 34 de la nouvelle Constitution qui limite expressément le champ de compétence législatif, tend à concentrer la définition publique de l'histoire entre les mains du Président de la République. Un Président de la République qui exerce en parallèle un contrôle étroit sur les médias et censure sans hésitation toute vision de l'histoire non conforme à la version officielle. Comme l'écrit Jean Daniel dans un article du Nouvel Observateur : « Le Général avait fini par persuader les siens, et peut-être se persuader lui-même, que c'était Leclerc qui avait libéré Paris ; et, dans son fameux discours du 25 août 1944, il n'a pas cité une seule fois les Alliés, et cela n'a choqué personne »31, et en 1969, un film comme « Le Chagrin et la pitié » de Marcel Ophuls ne pouvait accéder à une diffusion télévisée simplement parce qu'il montrait la vérité sur l'Occupation de la France: « qu'il y a eu un petit nombre de résistants, un petit nombre de collaborateurs, et une majorité plus ou moins pétainiste ou attentiste »32.

C'est un phénomène récent, plus vieux d'à peine dix ans que les premières « lois mémorielles » modernes des années 1990, qui voit émerger l'idée d'une primauté de la liberté d'expression, de publication et de diffusion, sur un discours historique officialisant, et qui met en avant les historiens « critiques » vis-à-vis du conte officiel, dans les « vieilles » démocraties d'Europe occidentale puis, et à plus fort titre, dans les jeunes démocraties naissantes d'Europe centrale et orientale. Cette évolution correspond à la création d'Etats démocratiques modernes où le droit s'enrichit d'une hiérarchie des normes

30 B. Accoyer, op.cit, p. 16

31 Jean Daniel, « Ouvriers du passé », Le Nouvel Observateur, op.cit., p. 3

32 Ibid., p. 3

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renforcée: contrôles constitutionnel et conventionnel, contrôles des juridictions internationales, prise d'assurance des juges nationaux dans l'exercice de leur compétence jurisprudentiel, limitation du domaine de la loi. Cette nouvelle hiérarchie vient limiter le contrôle de chaque pouvoir et de chaque institution sur les discours et les positions politiques ou scientifiques tenus sur la scène publique.

Toutefois l'évolution récente du droit, si elle a pu, en allant vers un plus grand équilibre des pouvoirs, renforcer les libertés civiques dites « de première génération » telle que la liberté d'expression et l'un de ses corollaires: la liberté de recherche scientifique, a aussi avec l'émergence des droits économiques et sociaux puis des divers droits dits « de troisième génération », limité ces premières libertés pour en garantir de nouvelles. Ainsi la liberté d'expression et de recherche des historiens peut-elle être amenée à se confronter à de nouveaux droits tel que le respect des traditions et des mémoires locales et minoritaires et plus largement le « droit à la dignité », droit qui peut d'ailleurs venir encadrer la pratique et la recherche scientifique dans d'autres domaines tels que la médecine et plus largement les sciences du vivant.

Si une vision libérale, privilégiant une forme de justice commutative, telle qu'elle peut prévaloir comme on le verra aux Etats-Unis, peut regretter la limitation des droits civiques, on peut aussi considérer que l'extension du champ des droits et libertés fondamentales en Europe va dans le sens d'une démocratie plus pragmatique et efficace qui tente d'équilibrer les différentes nécessités de l'épanouissement individuel et du « vivre ensemble », et c'est dans ce sens que le droit peut être amené à intervenir encore de nos jours dans le champ de l'histoire.

Le droit tel qu'il sera considéré dans ce mémoire sera donc pris dans un sens très large, englobant au-delà de la production législative les différents niveaux de normes, et incluant parfois des normes « non-impératives », pour reprendre l'expression du Conseil d'Etat français issue de l'arrêt de section du 18 décembre 2002, Mme Duvignères, au sens où elle ne seront pas forcement sanctionnées par un contrôle juridictionnel mais tendront plus à définir des modes d'action consensuels.

Notre analyse se focalisera donc autour de deux question concentriques:

- Dans quelle mesure les différents types de normes qui constituent le droit peuvent-ils et doivent-ils influencer, encadrer et protéger l'histoire dans ses différentes acceptions?

- Plus globalement quelle est et quelle doit-être la place occupée par une histoire multiple et souvent controversée dans les démocraties européennes modernes?

La première partie de ce travail se centrera sur les détournements, les controverses et les nécessités qui menacent et compliquent le savoir historique, son enseignement et sa diffusion et peuvent entrainer la nécessité d'une intervention juridique.

La deuxième partie viendra mettre en avant la richesse, tout comme les insuffisances des différents niveaux et sources de droits dans la place et le statut qu'ils accordent à l'histoire au sein de la démocratie.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo