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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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3 La reconnaissance de la santé des détenus en tant que problème de santé publique

Les conditions d'une réforme de l'organisation de soin en milieu carcéral semblent réunies au début des années quatre-vingt-dix : les soignants intervenant en prison sont demandeurs d'un nouveau statut, les besoins de prise en charge de la population carcérale apparaissent démesurés vis-à-vis des moyens dont dispose la médecine pénitentiaire, alors que dans un même temps l'épidémie de Sida a souligné l'incompatibilité entre le soin et l'administration pénitentiaire. Le projet d'une réforme n'est cependant pas encore évoqué au début des années quatre-vingt-dix par les pouvoirs publics et l'idée d'une réorganisation des soins en milieu carcéral se limite à un petit cercle de spécialistes. La santé en prison n'est pas reconnue à cette époque comme une question de santé publique au sein de l'espace politique. Le risque que les prisons constituent un lieu de propagation du virus dans l'ensemble de la société ne semble alors pas pris en compte, sauf de la part de quelques professionnels. C'est uniquement la crise du sang contaminé qui va souligner le lien qui unit la santé des détenus à celle de tous les citoyens et rendre ainsi nécessaire une intervention des pouvoirs publics.

3.1 Le scandale du sang contaminé : une crise de gouvernance de la santé en milieu carcéral

Avant même l'affaire du sang contaminé, la médecine pénitentiaire a toujours souffert d'un manque de crédibilité. Longtemps perçus comme étant au service de l'administration pénitentiaire, les médecins intervenant en milieu carcéral étaient soupçonnés de servir l'institution qui les employait. La sur-prescription de psychotropes est une critique récurrente à l'égard des psychiatres accusés de vouloir pacifier la détention en médicalisant les détenus178(*). Plusieurs scandales ont défrayé la chronique au cours des vingt dernières années. Le « scandale des grâces », qui symbolisa une atteinte grave à la moralité des médecins pénitentiaires, en offre un bon exemple:

« La médecine pénitentiaire revient de loin dans son image de marque auprès des personnes détenues, de leur entourage et auprès du reste du corps soignant. [...] Il y a eu à côté de ça, quelques erreurs ici et là, qui ont été largement montées en épingle pour conforter l'image que tout ce qui se passe derrière les murs d'une prison est trouble [...] Exemple, le scandale des grâces [...] Dans les années 80, un certain nombre de collègues du sud de la France se sont mis à se laisser convaincre de faire des certificats de complaisance [...] Ces médecins ont fait contresigner ces certificats par le médecin inspecteur national de l'administration pénitentiaire qui était le docteur Solange Troisier à l'époque. »179(*)

Plusieurs cas de morts violentes et de suicides suspects amènent épisodiquement des militants des droits de l'homme à condamner l'opacité du milieu carcéral180(*). Le silence du personnel soignant était perçu à cet égard comme un aveu d'impuissance, ou pire, de complicité181(*). Le manque de transparence de la prison entachait la réputation d'une médecine mal connue. L'unité d'hospitalisation pour détenus de Lyon a ainsi été implantée au sein d'un Centre hospitalo-universitaire, comme le constate une psychologue, afin d'apporter aux détenus une médecine équivalente à celle dont bénéficie n'importe quel citoyen et répondre ainsi aux accusations selon lesquelles la médecine pénitentiaire recourait aux prisonniers en tant que cobayes182(*). Il s'agissait pour les personnels soignants, non seulement, de se démarquer de certaines pratiques face auxquelles ils ne pouvaient intervenir en raison du lien de dépendance qui les liait à l'administration pénitentiaire, mais le rattachement à la médecine de droit commun était surtout perçu comme une opportunité pour réhabiliter une discipline socialement et professionnellement disqualifiée. La médecine pénitentiaire a été traversée par une série de crises à répétition qui ont profondément ébranlé son image de marque. Aucune n'ont cependant mis en évidence son incapacité à assurer l'organisation des soins et à légitimer ainsi une forme globale de son fonctionnement. La santé des détenus n'était à l'époque encore pas perçue comme un enjeu de santé publique. La non-confidentialité des soin, la sur-prescription de psychotropes, voire les expérimentations médicales sur des détenus ne suffisaient pas à concerner l'ensemble de la société civile car leurs conséquences ne dépassaient pas l'enceinte de la prison. C'est uniquement le scandale du sang contaminé qui, en révélant la menace que la prison pouvait constituer pour la santé de chacun, va imposer une réforme de la médecine pénitentiaire.

L'affaire du sang contaminé a mis en crise de nombreuses institutions: le système transfusionnel français, la tutelle des autorités sanitaires, le système judiciaire mal adapté pour pouvoir y répondre correctement. Le milieu carcéral n'a pas échappé à cette crise. Le sang contaminé a soulevé, par la question de la sélection des donneurs, le problème des risques encourus par la collectivité dans son ensemble. Ainsi, comme le rappelle Monika Steffen, «lorsque l'épidémie arrive, elle présente un problème mal structuré pour les systèmes de santé en général, mais plus particulièrement pour le sous-secteur transfusionnel [...] L'incertitude règne sur la nature du risque, sa gravité et les stratégies pour l'éviter. Faut-il ou non exclure de la collecte du sang les personnes appartenant au groupe touché par la maladie, les homosexuels, les toxicomanes et les ressortissants de certains pays, au risque de manquer de sang ? Comment identifier les sujets à risque ? »183(*).

Le scandale du sang contaminé s'explique avant tout par la structuration du système de prélèvement sanguin hérité de la Libération184(*). Organisé selon un modèle associatif, il apparaît au cours des années 80 de plus en plus décalé vis-à-vis des exigences fonctionnelles d'une industrie biomédicale moderne, alors que les besoins en plasma augmentent. La réticence des centres de transfusion et des associations de donneurs à modifier leurs politiques traditionnelles de collecte pour développer la plasmaphérèse185(*) amène les centres à amplifier la collecte extensive du sang et à recourir systématiquement aux collectes dans les prisons. Les prélèvements en milieu carcéral atteignent un pic entre 1984 et 1985, au moment précis où le Sida se développe et où le nombre de toxicomanes incarcérés augmente. Le système se caractérise alors par une absence totale de contrôle sur l'activité des centres de transfusions. Seule la Direction générale de la santé (DGS), récemment constituée, assure la tutelle sur l'ensemble des activités des centres. Ainsi, comme le résume Monika Steffen, « les mesures de prévention contre le Sida devaient donc être imposées par une tutelle faiblement équipée sans soutien politique, la DGS, dans un secteur fermé, marqué par l'indépendance médicale et plus sensible à l'éthique du don qu'à la sécurité des patients ».

Parmi les mesures de prévention existantes pour limiter les risques de contamination liés au sang186(*), la plus simple à appliquer et la plus efficace était la sélection des donneurs. Des dispositions existaient depuis longtemps en matière de sélection des détenus candidats au don du sang187(*). Celles-ci sont cependant restées lettre-morte pendant longtemps en raison de la pénurie du dispositif sanitaire, incapable de mettre en oeuvre une démarche de sélection des donneurs188(*). Ainsi, comme le souligne Aquilino Morelle, « comment aurait-on pu faire respecter ces consignes, puisqu'il n'y avait pas assez de personnel médical et paramédical pour respecter la loi et simplement faire face aux besoins sanitaires élémentaires des personnes incarcérés ? »189(*). Pourtant, la Direction générale de la santé (DGS) diffuse le 20 juin 1983 une circulaire « relative à la prévention de l'éventuelle transmission du Sida par transfusion sanguine » qui préconise le repérage des populations à risque, dont le sang serait réservé à la préparation du plasma qui ne présente, en raison de son procédé de fabrication, aucun pouvoir contaminant190(*). Cette circulaire adressée aux 164 Centres de transfusion sanguine (CTS) imposait un interrogatoire détaillé des donneurs et précisait les critères d'identification des personnes à risque (personnes homosexuelles ou bisexuelles, utilisateurs de drogues injectables par voie intraveineuse, personnes originaires d'Haïti ou d'Afrique équatoriale et les partenaires sexuels des personnes appartenant à ces catégories) et la recherche de signes cliniques suspects ayant valeur de contre-indication dans le don. Le texte ne mentionne cependant pas de façon précise les collectes en milieu carcéral191(*). En février 1984 l'étude de suivi montre que la directive n'est pas appliquée192(*). La majorité des centres considèrent l'intervention de la DGS comme illégitime et la mesure comme inutile. Aquilino Morelle remarque qu'une sélection satisfaisante des donneurs exigeait une relation de confiance, ce qui nécessitait un temps d'interrogatoire suffisant et le respect de la stricte confidentialité. Ces deux conditions sont difficiles à garantir en milieu carcéral. Les entretiens étaient le plus souvent absents car cela constituait une charge supplémentaire pour la prison193(*). Mais la résistance face à l'épidémie de Sida est davantage d'ordre culturel. La circulaire impose d'adopter, par le biais de l'interrogatoire, une relation différente avec le donneur en le considérant comme une menace potentielle, ce qui heurtait les conceptions alors en présence. Comme l'affirme Aquilino Morelle, « elle laissait entendre que les donneurs de sang français pouvaient représenter une source de contamination, ce qui allait directement à l'encontre des croyances les mieux enracinées dans l'esprit des transfuseurs français »194(*). L'origine du système de la transfusion sanguine accorde un rôle central à une éthique militante incompatible avec la prise en considération du risque de contamination encourue. La mise en équivalence entre le bénévolat et la nature saine est à l'origine de « l'incapacité structurelle à envisager le donneur de sang comme un possible sujet à risque »195(*).

Les collectes en milieu carcéral continuent malgré les risques de contamination. Les tentatives de la DGS de mettre fin aux collectes se heurtent à l'opposition des cabinets ministériels196(*). Une circulaire datée du 13 janvier 1984 et signée par Myriam Ezratty, alors directrice de l'administration pénitentiaire, encourage même les collectes de sang en prison197(*). Le 29 février 1984, une réunion de la Société nationale de transfusion sanguine a lieu, durant laquelle les risques de contamination de lots liés aux collectes en prison sont soulevés198(*). Le directeur de la DGS adresse une nouvelle circulaire à chaque établissement français de transfusion où il rappelle la responsabilité des centres en cas de non-respect de la circulaire de 1983. Suite à deux études réalisées en mai 1985 par le docteur Pierre Espinoza, Mme Ezratty convoque une réunion du groupe santé-justice, coprésidée par Michel Lucas, directeur de l'IGAS, au terme de laquelle, il fut décider de « ne pas arrêter ni suspendre les prélèvements sanguins réalisés en établissements pénitentiaires »199(*). Il est cependant admis que les services de la DGS contactent téléphoniquement les directeurs régionaux responsables des centres de transfusion sanguine pour « leur donner toute recommandation utile sur l'utilisation des dons de sang ». La recommandation de stopper les collectes ne sera finalement adressée par les directions régionales de l'administration pénitentiaire aux chefs d'établissement que par une note datée du 11 octobre 1985.

Si la plupart des collectes en prison s'arrêtent vers la fin de 1985, certaines se poursuivent jusqu'à l'inculpation pénale des responsables de la transfusion sanguine en 1991, faute d'une interdiction officielle. Ces collectes ne représentaient pourtant que 0,35% du volume total de sang prélevé en France chaque année et n'étaient donc pas justifiées. L'absence de mesures de prévention dans les collectes effectuées en milieu carcéral était à cette époque d'autant plus coupable, comme l'estime Aquilino Morelle, que les risques de contamination à VIH étaient fortement prévisibles au regard de l'hépatite B. En effet, avant même qu'apparaisse le virus du Sida, les prélèvements de sang en prison représentaient une menace de vis-à-vis de l'hépatite B. A la fin des années 60, le risque d'hépatite post-transfusionnelle était évalué entre 25 à 50 %, selon les lieux de collecte, la nature et la quantité de produits sanguins injectés. La mise en place en 1971 du dépistage systématique de l'antigène Australia (HBs), marqueur biologique spécifique de l'hépatite B, rassura et promit un nouvel essor de la transfusion sanguine. Néanmoins, malgré le dépistage de l'hépatite B, le risque d'hépatite transfusionnel avoisinait les 7 ou 8 %. La prévalence de l'hépatite B était alors très forte en milieu carcéral. Le docteur Noël, directeur du CDTS de Versailles, indique en 1984 que la prévalence de l'hépatite était en moyenne 4,5 fois plus élevée dans une maison d'arrêt que dans la population générale200(*). Cette prévalence indiquait un risque de recueillir, malgré le test de dépistage, des dons de sang contaminé par l'hépatite B en raison de la période pré-sérologique. Le docteur Noël écrivait d'ailleurs que « cette forte prévalence de l'infection par le VHB implique un risque élevé d'infection par des agents transmissibles [...] et assimile cette population de donneurs de sang en milieu carcéral à une population à risque de transmission du VHB et probablement d'autres agents infectieux identifiés. Il est inconcevable éthiquement et économiquement de prélever des populations et d'écarter 31,5 % des unités provenant des donneurs ayant été en contact avec le VHB. Cette population à risque ayant l'avantage d'être bien délimitée, nous avons préféré suspendre provisoirement la collecte de sang à la maison d'arrêt jusqu'à ce que le risque infectieux soit mieux décidé »201(*). Une « dissonance cognitive » ne permit cependant pas de tirer toutes les conclusions de la mise en parallèle entre le VIH et le VHB202(*). En effet, au début des années quatre-vingts, la plupart des hémophiles sont atteints de l'hépatite B et le risque semble accepté. Environ 10% des cas s'avèrent fatals, d'où l'hypothèse largement partagée en 1985, selon laquelle 10% seulement des patients séropositifs au VIH développeraient un jour un Sida. Dans le monde transfusionnel, le risque du Sida était donc considéré au début des années quatre-vingts comme un risque acceptable.

Alors que les risques de contamination sont élevés, les collectes de sang ont eu lieu en milieu carcéral entre 1984 et 1985 infectant ainsi de nombreux lots sanguins203(*). Evaluer la part de responsabilité de cette non-application des mesures de prévention est une opération délicate204(*). Selon les calculs effectués par la mission d'enquête IGAS de 1992, les collectes de sang en prison seraient responsables de 25 % des contaminations liées aux transfusions pour l'année 1985, à partir de laquelle on disposait d'un test de dépistage et où il a été possible de calculer les taux de séroprévalence205(*). Comme le remarque Aquilino Morelle, « le danger que faisaient courir ces collectes paraît plus impressionnant encore quand on compare leur poids dans le total des prélèvements et leur part dans la contamination. En effet, le taux de séropositivité était en moyenne 60 fois plus élevé que le taux moyen observé sur l'ensemble des dons recueillis dans la population générale (détenus compris)206(*). Ainsi, les prélèvements de sang en milieu carcéral qui représentaient 0,3 % des dons de sang en 1985 ont été à l'origine de 25,4% de la contamination post-transfusionnelle du Sida. Cet écart phénoménal du taux de séropositivité entre les collectes effectuées en prison et celles effectuées à l'extérieur, en poste fixe, s'explique par la forte prévalence de toxicomanes intraveineux en milieu carcéral. Ce phénomène était amplifié du fait que 139 des 183 établissements pénitentiaires français sont des maisons d'arrêt où la population est composée de petits délinquants dont les délits sont liés à la consommation de stupéfiants.

Le non-respect des mesures de prévention en milieu carcéral fut responsable de nombreuses contaminations. C'est en 1992 qu'éclate le scandale du sang contaminé et que le problème des collectes de sang en prison est évoqué pour la première fois par une enquête publiée par Le Monde207(*). Le journal met en avant la responsabilité de l'ancienne directrice de l'Administration pénitentiaire, Myriam Ezratty. L'incapacité de l'administration pénitentiaire à gérer cette crise sanitaire est soulevée quelques mois après par un rapport conjoint Santé (IGAS), Justice (IGSJ), rendu public par Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé et de l'Action humanitaire, le 6 novembre 1992208(*). Pourtant, cette mauvaise gestion d'un problème de santé publique est restée sans suite. Au cours du procès du sang contaminé, Myriam Ezratty, qui avait été nommée depuis première présidente de la cour d'appel de Paris, n'a pas été appelée à comparaître209(*). C'est pourtant sous sa direction que les collectes ont été intensifiées en prison en 1984. Un proche collaborateur de Myriam Ezratty, Jean-Pierre Dintilhac a fait l'objet d'une plainte devant le procureur de la République de Paris par une jeune femme contaminée par le VIH et par l'hépatite C le 8 juin 1984 lors d'une transfusion sanguine où les lots étaient contaminés probablement par des collectes en milieu pénitentiaire. Celle-ci demeura cependant sans conséquence suite à la relaxe générale. D'autres responsabilités enfin semblent lever des doutes notamment au sein de l'IGAS210(*).

L'incapacité de l'administration pénitentiaire française à gérer les collectes de sang en milieu carcéral semble liée à un déficit de santé publique. Une comparaison internationale permet de s'en rendre compte211(*). On peut remarquer que les pays scandinaves (Finlande, Suède, Norvège) ont cessé très tôt les collectes en prison de même que les pays de tradition anglo-saxonne (Afrique du Sud, Australie, Canada, États-Unis). Le Royaume-Uni et l'Allemagne ont mis fin à ces collectes plus tardivement, en 1982. La principale raison qui a été à l'origine et qui a motivé ces décisions était le risque de transmission de l'hépatite que n'a pas su prendre en compte le dispositif politico-sanitaire français. Aquilino Morelle en déduit que « ce sont précisément les pays ayant la culture d'hygiène publique la plus ancienne et la plus développée qui enregistre les meilleurs résultats ». Le manque de lien entre la médecine pénitentiaire et le reste du système de santé est probablement en partie à l'origine de la non-application des mesures de précaution recommandées par la DGS. Il semblerait toutefois que le principal facteur explicatif de l'immobilisme de l'administration soit son mode de gouvernance.

L'institution carcérale est durement remise en cause depuis le début des années soixante-dix sous le poids de mouvements sociaux d'un ordre nouveau212(*). La tendance est alors à gérer les problèmes pénitentiaires sans passer par le politique. Comme le remarque Pierre Favre, « l'administration, confrontée à un problème, tente généralement de le résoudre seule, hors de l'intervention du champ politique. Les gestionnaires ou les experts dans l'administration se défient des interventions changeantes des cabinets ministériels et cultivent une vision de l'administration comme le lieu d'une compétence technique qui doit être à l'écart des initiatives inopportunes et souvent suspectes des hommes politiques. Loin d'être cet organe de transmission automatique au champ politique, qu'on a pu voir en elle, l'administration serait spontanément une instance de captation des problèmes »213(*). Face à l'aggravation de l'état de santé des détenus et à l'insuffisance des moyens sanitaires au cours des années quatre-vingts, l'administration pénitentiaire adopte une stratégie d'« évitement » du conflit afin de prévenir la « politisation » du problème. C'est ainsi qu'à son arrivée à la direction de l'administration pénitentiaire Myriam Ezratty décide en 1984 de confier une mission de contrôle sanitaire des prisons à l'Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) qui venait d'être chargée de cette compétence. La gestion de la crise du sang contaminé en milieu carcéral témoigne de ce mode de gouvernance des problèmes214(*). C'est par directive téléphonique, puis par voie de circulaire, que l'administration pénitentiaire cherche à faire stopper les collectes sans que cela ne soit connu du public. Le scandale du sang contaminé constitue une crise de gouvernance de l'institution carcérale qui a mis en évidence l'incompatibilité entre l'ancienne structuration de l'organisation des soins et les principes prévalant au sein du système sanitaire. Elle a ouvert une « fenêtre politique »215(*) à la mobilisation des différents acteurs en vue d'une réforme globale de la médecine pénitentiaire à partir de l'exemple des prisons « 13 000 ».

* 178 Entretien n°16, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

* 179 Entretien n°8, Pierre Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. Ancien médecin-inspecteur général de l'administration pénitentiaire, Solange Troisier a été démise de ses fonctions suite au scandale des trafics des grâces médicales des Baumettes. Inculpée de corruption et trafic d'influence, elle avait été relaxée en appel. Logeart Agathe, « Le rapport du docteur Solange Troisier préconise d'améliorer l'information et l'hygiène dans les prisons », Le Monde, 12 février 1988.

* 180 Ces accusations semblent être liées avant tout, selon l'Observatoire international des prisons, au silence qui entoure parfois la mort de plusieurs détenus, en l'absence d'une information suffisante des familles. Observatoire international des prisons, Prisons : un état des lieux, Paris, L'Esprit frappeur, 2000, p.97.

* 181 De tels événements ne sont bien sûr pas propres à la médecine pénitentiaire française mais concernent également l'Italie comme le rappelle le responsable du Sert de Rebbibia : « Au milieu des années 90 [...] plusieurs cas de mort pour non-assistance ont défrayé la chronique, par overdose ou encore pour un infarctus. Il y avait même des mauvaises langues qui affirmaient que les corps trouvés en cellule étaient réchauffés pour ne pas montrer qu'ils n'avaient été découverts que le matin. À l'époque je ne travaillais pas encore en prison et j'avais reçu dans mon cabinet un détenu mort depuis plus de deux heures, la personne avait le bras complètement rigide et on essayait encore de le réanimer artificiellement ». Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 182 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 183 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.143.

* 184 L'origine du système de la transfusion sanguine remonte à la deuxième guerre mondiale, au don du sang gratuit et militant pour les résistants et les armées de libération. Après la guerre, les organisateurs de la « route du sang » livrèrent un combat aux banques de sang privées pour imposer leur modèle dans le cadre du service public. Le principal héritage en fut un système décentralisé composé de centres de transfusion autonomes, sans véritable coordination nationale, et une forte valorisation morale du donneur de sang qui entre dans l'histoire comme un héros national. Ibid., pp.171-172

* 185 Il s'agit d'un procédé particulier de recueil du plasma qui exige, outre des infrastructures technologiques, le déplacement des donneurs et un fonctionnement par rendez-vous individuels ce qui aurait perturbé le mode de fonctionnement établi depuis l'après-guerre.

* 186 Les mesures à prendre pour éliminer le risque de contamination dans le secteur du sang et du plasma sont au nombre de quatre : la sélection des donneurs de sang qui constitue la première mesure à l'entrée de la chaîne transfusionnelle, le test de dépistage afin de dépister les lots contaminés provenant de donneurs séropositifs qui n'ont pas été écartés lors de l'étape de sélection, l'élimination du virus par un procédé de chauffage, enfin le retrait des produits non chauffés. Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit.,p.148.

* 187 Le repérage des personnes à risques était essentiel. Une circulaire du 7 Août 1963 de l'administration pénitentiaire recommandait aux médecins de « signaler les détenus (candidats au don du sang) pour lesquels le prélèvement semblerait médicament déconseillé ». En outre, l'article 3 du décret du 17 mai 1976, réglementant le prélèvement, dispose que « chaque prélèvement doit obligatoirement être précédé d'un examen médical du donneur, comportant un interrogatoire orienté plus spécialement sur le dépistage des affections contre-indiquant le prélèvement et des maladies transmissibles ; un examen clinique comprenant notamment l'appréciation de l'état général et la mesure de la tension artérielle ». Morelle Aquilino, « L'institution médicale en question. Retour sur l'affaire du sang contaminé », Esprit, octobre 1993, n°195, p.28.

* 188 En 1984, le dispositif sanitaire carcéral se caractérise alors, selon Aquilino Morelle, par une pauvreté structurelle accablante. L'administration pénitentiaire ne dispose, par exemple, pas de médecin chargé de l'inspection des services médicaux, depuis le départ de Solange Troisier. On dénombrait au 31 décembre 1983 319 médecins vacataires et 30 spécialistes rémunérés à l'acte pour prendre en charge un stock de 40.013 détenus et un flux de 85.362 entrants. Morelle Aquilino, La défaite de la santé publique, op.cit., p.246

* 189 Ibid., p.247.

* 190 DGS (Circulaire DGS/3 B n°569 du 20 juin 1983, non parue au Journal officiel) .

* 191 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.178

* 192 Une enquête réalisée en janvier 1984 par le docteur J.P Saleur, directeur du CDTS de Brest, établit le non-respect de ces mesures de la part des directeurs de CTS. Revue française de transfusion et immuno-hématologie, tome XXVII, n°4, septembre 1984, p.33.

* 193 Aquilino Morelle souligne le fait que les collectes représentaient pour la direction de l'établissement une charge, parce qu'elles détournaient le personnel de ses tâches habituelles, et des risques en terme de sécurité. Les contraintes du milieu carcéral incitaient les médecins à réduire l'examen clinique au strict minimum. On procédait ainsi souvent à l'examen de 120 à 140 détenus en une matinée, soit un temps moyen par détenu de 3 à 4 minutes. Morelle Aquilino, La défaite de la santé publique, op.cit., p.44.

* 194 Morelle Aquilino, « L'institution médicale en question. Retour sur l'affaire du sang contaminé », art.cit., p.33. Aquilino Morelle précise : « Bénévole, le donneur français a été considéré automatiquement, sans restriction, comme un individu par définition « sain » moralement et physiquement [...] Voilà pourquoi il était structurellement impossible aux directeurs de centres d'accepter d'effectuer une sélection de ces donneurs ». Morelle Aquilino, La défaite de la santé publique, op.cit., p.49

* 195 Setbon Michel., Pouvoirs contre Sida, op.cit., p.109.

* 196 Un projet de circulaire est préparé par la DGS qui comporte six paragraphes consacrés spécifiquement à la question des collectes en prison. Ceux-ci sont supprimés lors du passage du projet de circulaire au cabinet d'Edmond Hervé et le texte final ne comporte aucune mention de ces collectes. Morelle Aquilino, La défaite de la santé publique, op.cit., p.285

* 197 Circulaire n°AP.84 05.G1 émanant du ministère de la Justice, direction de l'administration pénitentiaire, sous-direction de la réinsertion sociale, bureau des méthodes de réinsertion sociale et de la réglementation. Greilsamer L., Le procès du sang contaminé, Le Monde Editions, Paris, 1992, p.88.

* 198 Nouchi Franck, Nau Jean-yves, « Contamination : le sang des prisons », Le Monde, 11 avril 1992.

* 199 Cette décision est justifiée par le fait que « l'arrêt, même temporaire des dons de sang ne serait pas sans poser de difficultés dans les centres de détention, mais aussi dans les centres de transfusion qui verraient disparaître une importante source de prélèvements ». Procès verbal de la réunion du 10 juin 1985. Cité in Nouchi Franck, Nau Jean-yves, « Contamination : le sang des prisons », Le Monde, 11 avril 1992.

* 200 « Marqueurs du VHB, bêta 2, microglobuline et anti-HTLV dans une population de donneurs de sang en milieu carcéral », Revue française de transfusion et immuno-hématologie, tome XXVII, n°4, septembre 1984.

* 201 Ibid, p.27-28.

* 202 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.144.

* 203 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.146.

* 204 Le nombre de victimes des contaminations liées au sang demeure minoritaire parmi les sidéens en Europe. Le nombre de cas de Sida déclarés, cumulés au 30 septembre 1998 était en France 582 pour les hémophiles et de 1799 pour les transfusés, pour un total de 2381, tandis qu'il était, pour comparaison, en Italie de 332 pour les hémophiles et de 392 pour les transfusés, pour un total de 724. Le haut niveau de contamination des patients transfusés en France traduit une double causalité : le refus de sélectionner les donneurs de sang et la surconsommation de transfusion sanguine dans les hôpitaux français. Source : Surveillance du Sida en Europe, n°61, 1999. Cité in Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.149.

* 205 Cité in Morelle Aquilino, « L'institution médicale en question. Retour sur l'affaire du sang contaminé », art.cit..

* 206 Tandis que la séroprévalence de l'ensemble des dons recueillis en 1985 était de 0,0064%, celle des seuls dons était de 4,24%, soit un degré de contamination 66 fois plus élevé. La séroprévalence du sang collecté pouvait atteindre des valeurs bien plus élevées selon les sites : 8,2% à Pontoise, 9,5% à Meaux, 10,6% à Fresnes, 11,1% à Gradignan et aux Baumettes, 13,3% à Carcassonne. Morelle Aquilino, La défaite de la santé publique, op.cit., p.42.

* 207 Les journalistes déclarent notamment que « des documents jusqu'alors inédits permettent d'affirmer que l'épicentre du scandale du sang contaminé se situe dans les prisons françaises. C'est pour l'essentiel parce que les services de plusieurs ministères (santé, affaires sociales et justice) ont laissé pratiquer, puis encouragé à partir de 1984, les transfuseurs qui réalisaient des collectes massives de sang en prison, que la France compte aujourd'hui autant de cas de Sida post-transfusionnels [1 021 au 31 décembre 1991] ». Nouchi Franck, Nau Jean-yves, « Contamination : le sang des prisons », Le Monde, 11 avril 1992. C'est également à la même époque qu'une journaliste d'investigation, A-M.Casteret, déclenche un scandale avec la publication de son ouvrage l'« affaire du sang ». Patrick Champagne et D.Marchetti ont montré en quoi ces publications correspondent à des enjeux propres au champ médiatique : les médias rivalisent pour porter des documents secrets à la connaissance du public par lesquels ils mettent en cause la corruption au sommet de l'Etat. Cf. Champagne P., Marchetti D., « L'information médiatique sous contrainte. A propos du « scandale du sang contaminé » », Actes de la recherche en sciences sociales, n°101-102, 1994, pp.40-62.

* 208 Rapport d'enquête sur les collectes de sang en milieu pénitentiaire, IGAS, IGSJ, novembre 1992. Cf. , « Les suites de l'affaire du sang contaminé. Le drame des collectes en prison », Le Monde, 5 novembre 1992.

* 209 Lors de la troisième journée du procès de l'affaire du sang contaminé, le mercredi 24 juin 1992, un des avocats de la partie civile, Me Kaman, critiqua l'absence d'une enquête à l'encontre de Mme Ezratty: « Le juge d'instruction a interrogé le docteur Wetter sur les collectes de sang [directeur général du laboratoire national de la santé en 1984 et 1985] mais sa curiosité s'est arrêtée aux portes du ministère de la Justice... C'est ainsi dans notre système : le premier président de la cour d'appel note tous les magistrats du siège. Je ne sais pas s'il existe des possibilités d'inculpation. Je constate que Mme Ezratty n'a pas été entendue ». Greilsamer L., Le procès du sang contaminé, op.cit., pp.97-98.

* 210 C'est le cas de Michel Lucas, ancien responsable de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui a réalisé un rapport en 1991 sur la contamination des hémophiles, dans lequel il avait omis de traiter le problème des collectes en milieu carcéral, alors qu'il était lui-même membre dès octobre 1984 des « comités santé-justice » chargés de contrôler la médecine pénitentiaire et qu'il ne pouvait ignorer cette question délicate.

* 211 Cette comparaison est établie par Aquilino Morelle à partir de trois études : celle réalisée par le docteur Habbibi en juillet 1985, l'enquête effectuée par la mission IGAS-IGSJ et celle réalisée par le conseil de l'Europe. Morelle Aquilino, « L'institution médicale en question. Retour sur l'affaire du sang contaminé », art.cit.

* 212 Après mai 68, plus d'une centaine de militants gauchistes sont arrêtés. Cette nouvelle catégorie de détenus attire l'attention sur les prisons, dont on dénonce de nouveau la fonction politique. Mais ce mouvement n'aurait pas été suffisant si un certain nombre d'intellectuels n'avaient étendu la protestation à la question des détenus de droit commun. Le Groupe d'information sur les prisons (GIP) est créé le 8 février 1971, autour de Michel Foucault. Son objectif est d'informer, de faire sortir les prisons du silence. Petit Jacques-Guy, Faugeron Claude, Pierre Michel, Histoire des prisons en France. 1789-2000, op.cit., p.254.

* 213 Favre Pierre, « La gestion administrative du Sida ou l'impossible captation d'un problème de santé par la Haute administration », in Favre Pierre (dir.), Sida et politique. Les premiers affrontements (1981-1987), Paris, L'Harmattan, 1992, pp.75-92.

* 214 De façon plus générale, Michel Setbon relève l'existence de ce problème de captation d'un problème par l'administration au sujet de la crise du sang contaminé. Le retard d'une action publique en matière de Sida alors même que l'agent infectieux avait été identifié par le professeur Luc Montagnier au sein de l'institut Pasteur en mars 1983 s'explique par une dissociation entre les acteurs administratifs et politiques. « Le divorce est ainsi de plus en plus manifeste entre l'acteur administratif soutenu par le groupe d'alerte qui produit de l'information scientifiquement crédible et l'acteur politique conseillé par des acteurs prestigieux qui lui recommandent l'immobilité ». Les acteurs administratifs cherchent à agir dans la limite de leurs fonctions et de leur pouvoir, c'est-à-dire de façon technique. C'est ainsi que deux mesures sont adoptées en 1983. D'une part, une première circulaire de la DGS qui vise à réduire les risques de contamination par les produits sanguins par la mise à l'écart des donneurs de sang à risque, évoquée auparavant. D'autre part, une seconde circulaire qui a pour but de mettre en place un réseau national d'information et de surveillance de la maladie. (Circulaire DGS/PGE/1 C n°547 du 26 août 1983, non parue au journal officiel). L'intervention des pouvoirs publics n'interviendra qu'après la redécouverte aux États-Unis du virus par l'équipe de Gallo aux États-Unis en avril 1984 et découvert au préalable par l'équipe de l'institut Pasteur. Setbon, Michel., Pouvoirs contre Sida, op.cit., pp.60-63.

* 215 Kingdom propose la notion de « fenêtre politique » pour désigner un changement d'opinion brusque qui suspend le fonctionnement ordinaire des institutions et rend possible la réorientation d'une politique sectorielle par une plus grande réceptivité des pouvoirs publics aux intérêts de certains acteurs. Cf., Muller, P., Surel, Y., L'analyse des politiques publiques, op.cit., p.74.

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