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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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3.2 L'expérience « 13 000 » : un premier décloisonnement de la médecine pénitentiaire

La réforme de 1994 qui transfère l'organisation des soins au système public hospitalier a connu une première expérimentation au cours des années quatre-vingt-dix dans le cadre du programme « 13 000 »216(*). Les activités sanitaires sont déléguées à des groupes privés et sortent du contrôle de l'administration pénitentiaire pour la première fois217(*). Le cahier des charges des marchés de fonctionnement attribue à l'opérateur privé l'ensemble des actions de prévention, de diagnostic et de soin nécessaires à la préservation de la santé des détenus, à l'exception des hospitalisations, dans le cadre de la réglementation en vigueur. Il définit la composition de l'équipe médicale et paramédicale pour chaque type d'établissement. La mise en place de ces conventions Etat-privé ont constitué un premier pas dans le décloisonnement de la médecine pénitentiaire. Les services médicaux des établissements « 13 000 » ont par exemple mis fin aux distributions de médicaments dans la fiole et ont insisté sur le respect du secret médical. Bien que la réforme de 1994 s'inspire de l'expérience 13 000, elle s'en distingue considérablement dans ses modalités à la suite de la remise du rapport du Haut comité de la santé publique (HCSP) publié en 1993 qui a effectué un bilan du fonctionnement de ces services218(*). Celui-ci visait notamment à mettre en comparaison les établissements pénitentiaires déjà conventionnés avec le fonctionnement des établissements 13 000219(*). Le rapport note dans ces derniers un progrès sensible vis-à-vis des effectifs soignants et de l'équipement médical au regard des établissements du parc pénitentiaire classique et estime que leur service sanitaire fonctionne « globalement de manière satisfaisante ». Il relève cependant un certain nombre de dysfonctionnements : la continuité des soins n'est pas toujours assurée ; les hospitalisations extérieures restent trop nombreuses ; le relais de la prise en charge sanitaire des sortants n'est pas nécessairement assuré, aucun lien institutionnel n'existant entre les soignants en prison et le réseau de soin extérieur ; la dimension de la réinsertion ne paraît enfin pas avoir été intégrée. Le manque de coordination entre les services sanitaires des établissements 13 000 et le reste du système sanitaire apparaît plus grave dans le dépistage et la prise en charge du Sida, pour laquelle, faute de ressources internes, le recours aux structures extérieures est d'autant plus important. Le professeur Luc Montagnier remarque dans son rapport sur « Le Sida et la société française », remis au gouvernement en 1993, que la coordination des établissements 13 000 avec les Centres de dépistage anonymes et gratuits (CDAG) est très insuffisante220(*).

Un second problème est fréquemment soulevé : la coordination entre le personnel soignant et le personnel de l'établissement pénitentiaire semblait insuffisante à deux niveaux. En premier lieu, Luc Montagnier remarque le manque de lien entre l'administration pénitentiaire et l'infirmerie. Ainsi, « c'est dans les prisons du programme 13 000 que la séparation et la plus nette entre les surveillants et le personnel médical puisqu'ils n'appartiennent pas à la même administration »221(*). Une responsable pénitentiaire qui a travaillé cinq ans dans un établissement « 13 000 » (la maison d'arrêt de Douai) confirme l'absence de relation entre la direction et le personnel médical. La délégation au secteur privé avait, semble t-il, aboutit à une séparation nette entre les deux services sans que s'établisse un rapport de coopération : « Nous on avait l'habitude de leur répondre "c'est le 13 000 et le médecin, c'est du privé" [...] On avait quasiment aucun rapport avec eux. C'est essentiellement le privé qui gérait la santé. Ça n'était pas nous. Ça représentait vraiment une difficulté, ça c'est sûr »222(*). Une seconde coupure existait dans les prisons « 13 000 » entre le service sanitaire et les services sociaux, titulaires de l'administration pénitentiaire. Le rapport du HCNSP a mis en évidence l'absence de coordination entre les deux services223(*), ce que souligna également le rapport du professeur Montagnier224(*). Ce constat doit pourtant être relativisé par l'expérience de la prison de Villefranche, établissement du « programme 13000 » où le directeur de l'établissement et l'opérateur privé entretenaient un rapport de collusion qui a probablement contribué à rejeter le modèle des prisons « 13 000 »225(*).

Le fonctionnement des services de santé des prisons « 13 000 » présentait certains dysfonctionnements qui ont amené le Haut comité de la santé publique à privilégier comme modèle pour la réforme de 1994 le système de convention entre les établissements pénitentiaires et les hôpitaux publics226(*). Les prisons « 13 000 » furent exclues de la réforme de 1994 et conservèrent leur ancien mode de fonctionnement. En 1997, le professeur Marc Gentilini publia un rapport sur la prise en charge sanitaire des détenus dans lequel il critiqua la gestion des infirmeries « 13 000 », dont notamment la mauvaise coordination avec le secteur hospitalier et les réticences à mettre en place des programmes de substitution auprès des toxicomanes227(*). Le Conseil national du Sida divulgua un rapport en 1998 dans lequel il constatait des difficultés de prescription des traitements de substitution et où il demandait le rattachement de ces établissements au système hospitalier228(*). Pour répondre à ces critiques, un rapport d'évaluation de la « gestion de la santé dans les établissements du programme 13000 » a été réalisé en 1999 qui, en contradiction avec les études précédentes, ne remit pas en cause les contrats de délégation229(*). Pourtant, les pouvoirs publics décidèrent en 2001 d'étendre la loi de 1994 aux services de santé à gestion privée, homogénéisant ainsi les services sanitaires en prison. L'expérience d'une gestion privée de la santé en milieu pénitentiaire n'a duré que dix ans. Elle constitua une parenthèse entre l'ancien système et le nouveau. L'expérience « 13000 » a néanmoins permis un premier décloisonnement de la médecine en milieu carcéral vers des personnels non pénitentiaires et constitue une anticipation de la réforme du 18 janvier 1994. Jean-Louis Pérol, magistrat et sous-directeur des affaires administratives, responsable du suivi du programme 13 000, va même jusqu'affirmer que « la loi de janvier 1994 est la fille directe du programme 13 000 »230(*). Bien qu'il s'agisse de deux modèles de fonctionnement distincts, le projet « 13000 » a sans nul doute ouvert la voie à une réforme de l'organisation des soins en milieu carcéral.

La réforme de l'organisation des soins résulte d'une conjonction causale multiple : la médecine pénitentiaire apparaissait comme une discipline très cloisonnée et peu valorisée, incapable de prendre en charge les besoins sanitaires croissant d'une population carcérale de plus en plus nombreuse et marginale. Outre ces raisons structurelles, le scandale du sang contaminé a mis en crise la gestion de la santé en milieu carcéral, en soulignant les conséquences qui en découlaient pour l'ensemble de la société. Le risque de contamination encouru par la population libre a permis de mettre fin à la représentation de la prison comme institution située en dehors du corps social. La réorientation des politiques sanitaires en prison est dès lors apparue comme une nécessité de santé publique.

* 216 Pour faire face à la modernisation du parc pénitentiaire, avec la fermeture des prisons les plus vétustes, et dans une optique d'accroissement du nombre de places de détention (la surpopulation carcérale atteint un niveau record en 1986 avec 50 000 personnes pour 32 500, soit cinq détenus pour une cellule de neuf mètres carrés), le garde des Sceaux, Albin Chalandon entreprend entre 1985 et 1988 un vaste programme de privatisation des prisons : 15 000 nouvelles places devaient être construites. Après le retour de la gauche au pouvoir en 1988, ce programme est réduit à 13 000 places mais la logique de privatisation n'est pas remise en cause. Il s'agissait dans un premier temps de confier à des grandes entreprises privées du bâtiment la construction de 25 nouvelles prisons qui ont été remises, clé en main, à l'Etat. Cet ensemble est intitulé "Programme 13 000". Dans un second temps, l'Etat a concédé, pour une période de dix ans renouvelable, la gestion de l'entretien des détenus à une entreprise privée. Le cahier des charges précisait que chaque entreprise concessionnaire était responsable de l'entretien général des bâtiments, du chauffage, de la nourriture des détenus, des soins médicaux et du travail des détenus. En échange, le concessionnaire privé reçoit une certaine somme d'argent par jour et par détenu (environ 130 F en 1998). Combessie Philippe, "Ouverture des prisons, jusqu'à quel point ?", in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, pp.90-91.

* 217 Thibault Philippe-Michel, Le défi des prisons « privées », op.cit., p.174-175.

* 218 Haut comité de la santé publique (HCSP), Santé en milieu carcéral, op.cit.

* 219 Trois établissements pénitentiaires (Laon, Châteauroux et Saint-Quentin-Fallavier) ont servi d'expérimentation à la réforme de 1994 en signant dès 1992 des conventions avec des centres hospitaliers de proximité. C'est à partir de la comparaison entre ces établissements et ceux du programme « 13 000 » que la réforme de la médecine pénitentiaire fut élaborée.

* 220 Ainsi, pour la région Est, seul un établissement pénitentiaire avait signé une convention avec le CDAG local pour le dépistage du Sida. Montagnier Luc, Le Sida et la société Française, op.cit. p.196.

* 221 Montagnier Luc, Le Sida et la société Française, op.cit. p.197.

* 222 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 223 Haut comité de la santé publique (HCSP), Santé en milieu carcéral, op.cit.

* 224 Montagnier Luc, Le Sida et la société Française, op.cit., p.197.

* 225 Le médecin-inspecteur à la DDASS du Rhône chargée de la santé en milieu carcéral constate ainsi que l'infirmerie de Villefranche présentait deux problèmes. D'une part, elle fonctionnait sur un modèle économique visant la rentabilité et réduisait les dépenses en restreignant le nombre d'extractions médicales ou les prescriptions de médicaments, notamment les antidépresseurs. D'autre part, la logique de fonctionnement du directeur de la maison d'arrêt de Villefranche et celle du responsable de l'infirmerie étaient très similaires de sorte que le transfert des soins au système public hospitalier fut perçu comme une perte de contrôle. Il s'engagea un conflit entre les deux hommes qui ne prit fin que lors du transfert du directeur d'établissement : « Le responsable médical était conseiller de la boîte privée et était forcément sensible aux arguments de son patron, son patron étant le groupement privé. S'il lui disait « Vous ne faites pas trop de dépenses comme ceci ou comme cela », il se rangeait aux avis de son patron qui était le groupement privé [...] L'ancien directeur [de Villefranche], il avait vécu aussi avec la santé gérée par G3S [groupement privé] et il s'était habitué aussi à des pratiques très restrictives et quand s'est passé au service public hospitalier, il n'a pas du tout, du tout, supporté et il était en conflit permanent avec le médecin responsable et donc je crois que c'était vraiment une très bonne chose qu'il y ait un nouveau directeur à Villefranche ». Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône.

* 226 Le rapport conclut au terme de la comparaison entre les deux systèmes que « le recours au partenaire public paraît donc plus souhaitable que le recours à des partenaires privés ». Haut comité de la santé publique (HCSP), Santé en milieu carcéral, op.cit.

* 227 Gentilini Marc, Problèmes sanitaires dans les prisons, op.cit., 214p.

* 228 « D'une manière générale, le Conseil national du Sida estime que la loi de 1994 devrait s'appliquer à l'ensemble des établissements pénitentiaires ; rien ne légitime que l'accès aux soins ne soit pas homogène dans toutes les prisons de la République, et ce, au moment où interviennent les renouvellements des contrats ». Conseil national du Sida, Rapport et recommandations sur les traitements à l'épreuve de l'interpellation. Le Suivi des traitements en garde à vue, en rétention et en détention, op.cit., p.28-29.

* 229 Le rapport Pradier constate que même si le fonctionnement des établissements de la loi de 1994 est satisfaisant cela ne justifie pas la remise en cause des contrats de délégation de la gestion de la santé auprès des groupements privés : « Malgré les réticences qu'a fait naître la décision de confier la santé des prisonniers à des praticiens liés à des entreprises privées, il faut bien convenir du fait que ceux-ci méritent de poursuivre la tâche qui leur a été dévolue [...] Aujourd'hui, il ne paraît pas certain que le retour de toutes les structures pénitentiaires sous un régime unique de gestion soit de nature à transformer la situation sanitaire de l'institution pénitentiaire ». Pradier Pierre, La Gestion de la santé dans les établissements du programme 13000 : évaluation et perspectives : documents, visites, entretiens, réflexions, ministère de la Justice, 1999, 109p.

* 230 Thibault Philippe-Michel, Le défi des prisons « privées », op.cit., p.189.

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