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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2.1.b Vers une amélioration de la vie carcérale ou une nouvelle forme d'autocontrôle ?

Beaucoup d'intervenants, aussi bien soignants que pénitentiaires, reconnaissent que l'éducation pour la santé n'a qu'une portée limitée en milieu carcéral. Celle-ci viserait avant tout à permettre aux détenus d'améliorer leur mode de vie au quotidien: « Je pense que pour que ce soit efficace, il faut être modeste. On était tous à peu près d'accord avec ça dans le groupe. Ça veut dire qu'il faut faire des petites actions mais qui soient très précises par rapport à l'hygiène. Il faudrait que les détenus arrivent à prendre soin d'eux »1066(*). L'un des objectifs de la démarche d'éducation pour la santé serait d'apporter un certain nombre de connaissances au détenu sur des thèmes précis (le sommeil, l'alimentation, le stress) lui offrant ainsi la possibilité d'adopter un autre comportement1067(*). Les conditions de détention sont cependant souvent mauvaises et semblent peu compatibles avec une démarche censée favoriser une amélioration du quotidien1068(*). Certaines contradictions émergent de ce constat : comment inciter les détenus à rester vigilent sur leur hygiène alors même que de nombreux établissements pénitentiaires sont incapables d'assurer les trois douches par semaine réglementaires ? Quel peut-être le rôle d'une diététicienne tandis que les repas sont souvent de mauvaise qualité et sont servis froids ? Comment inciter de façon plus générale l'adoption de comportements protecteurs dans un environnement nocif1069(*) ? Le personnel médical, pourtant favorable à une démarche de promotion de la santé, reconnaît l'existence de certaines contradictions: « Par exemple à un moment on voulait parler des problèmes de dos mais ils ont des lits tout cassés. Qu'est-ce qu'on peut aller faire une école du dos s'ils dorment dans des lits tout cassés ? »1070(*).

Face à ce constat, les intervenants mobilisés sur le thème de l'éducation pour la santé adoptent une réaction qui peut être décomposée en trois temps. Ils reconnaissent, tout d'abord, que la prison présente de nombreuses limites à cette démarche, après quoi ils considèrent qu'il n'existe pas d'« environnement favorable » à une démarche de promotion de la santé et ils estiment, enfin, que des modifications marginales demeurent possibles. C'est l'avis par exemple d'un responsable associatif qui admet que « le nombre de prisonniers croissant rend plus difficile un certain nombre de choses pour l'éducation pour la santé » et qu'« il y a des limites très fortes liées à l'environnement ». Il considère toutefois que des évolutions sont réalisables : « Il y a des choix possibles. On peut agir différemment. Il y un certain nombre de marges de liberté possibles pour travailler différemment sur un certain nombre de questions »1071(*). C'est également la position d'une responsable de l'administration pénitentiaire qui admet les mauvaises conditions d'hygiène de l'établissement : « On dit souvent les prisons de Lyon vont fermer mais c'est vraiment une nécessité absolue [...] Il y a des problèmes d'hygiène évidemment. C'est vraiment très vieux et on a beau faire de l'entretien, c'est vieux. Vieux et délabré». Elle estime néanmoins que « des petites choses simples à mettre en place qui peuvent être très efficaces » sont possibles telle que l'utilisation d'eau de Javel afin d'assurer un minimum de propreté dans les cellules1072(*). C'est enfin la position d'un médecin des UCSA qui estime que l'éducation pour la santé offre au détenu l'opportunité de protéger la dernière chose qui est en sa possession, sa santé :

« Alors c'est vrai que la prison n'est pas idéale mais de toute façon il n'y en a pas d'environnement idéal [...] L'éducation pour la santé, elle ne peut pas construire une douche. Elle peut expliquer aux gens pourquoi il faut se laver, pourquoi faut se brosser les dents [...] Il y a des moments dans la vie où on n'est pas maître de tout et ce n'est pas la peine en plus de détruire son corps. On est déjà détruit dans l'esprit il faut quand même tenter de protéger ce qui leur reste un petit peu »1073(*).

L'éducation à la santé serait donc en mesure d'améliorer la vie quotidienne des détenus par le biais de modifications marginales. Elle permettrait même un changement de comportement au sein de la détention en favorisant une pacification des rapports entre les détenus et les personnels, comme en témoigne un cadre de l'administration pénitentiaire : « Il y a un bienfait qui se fait sentir tout de suite même au niveau du comportement des gens. Les gens deviennent moins agressifs, ils reprennent confiance en eux. Donc déjà on voit un bien fait par rapport à ça »1074(*). Les actions de promotion de la santé rendraient la vie carcérale plus douce et plus supportable. Une question demeure cependant ouverte : l'éducation pour la santé ne serait t-elle pas perçu comme le remède aux maux de la vie en détention ? La démarche de promotion de la santé ne constituerait-elle pas un expédient en réponse à la vétusté des équipements ? La prévention ne peut pourtant pas, comme le constate une éducatrice, constituer un substitut aux carences du milieu carcéral : « l'éducation pour la santé, ne doit pas être palliative au manque de moyens structurels »1075(*).

Il s'agit dès lors de ré-interroger le sens de l'éducation pour la santé en prison sous une perspective nouvelle. L'émergence d'une culture de la prévention relèverait peut-être d'un processus plus large de médicalisation de la société1076(*). Ce phénomène n'est pas nouveau, il s'inscrit dans un procès de civilisation décrit par Norbert Elias qui, bien qu'il n'ait pas analysé le rôle spécifique de la médecine, considère que le recours aux théories scientifiques relatives à la santé est lié à la généralisation des « comportements civilisés », c'est-à-dire du savoir vivre, à l'ensemble des individus. Les progrès de l'hygiène publique réalisés au cours des derniers siècles ne s'expliquent pas tant par la connaissance rationnelle des maladies que par la structure sociale existante. La lutte contre les grandes épidémies ne se résume pas aux seuls aspects médicaux, mais visait à affronter ces menaces en élevant le niveau de civilisation de la société dans son ensemble1077(*). Norbert Elias remarque dans ce processus un aspect fondamental qui est le passage de la contrainte sociale à l'auto-contrainte c'est à dire l'intériorisation du contrôle des émotions et des pulsions1078(*). Alors que l'hygiénisme du 19ème siècle ne prenait pas pour objet les conduites ou les comportements interdividuels mais se limitait à l'étude entre la population et son environnement, la médecine moderne a, depuis la « révolution pasteurienne », mis les comportements individuels au premier plan1079(*). La démarche croissante de prévention, initiée à l'occasion des politiques publiques de lutte contre les grandes maladies fléaux de l'entre-deux guerre, a amplifié ce processus de médicalisation « dans la mesure où il dépendrait du « comportement individuel » d'accroître ou de diminuer les risques potentiels d'« attraper » une maladie », contribuant ainsi à rendre l'individu responsable de son état de santé selon une idéologie de stigmatisation de la victime1080(*). La médecine contribue de plus en plus à cette dynamique en déléguant au patient un rôle d'autocontrôle de son propre corps, faisant de lui un homo medicus, comme en témoignent les campagnes de dépistage précoces contre le cancer1081(*). La responsabilisation du patient vis-à-vis de sa propre santé est présentée comme un progrès. Toutefois le fait que l'individu semble le nouveau dépositaire du principe de surveillance de son corps, visible à travers l'idéologie de la « maîtrise de soi », ne signifie pas pour autant un mouvement de libération de l'individu face à l'Etat. Ce phénomène s'interprète comme le passage de la sanction à l'autorégulation qui marque une nouvelle étape du processus d'individuation élasien. L'éducation pour la santé ne participe dès lors t-elle pas, au-delà du de la mise en avant des valeurs d'autonomie et de prévention, à une « nouvelle administration des corps »1082(*) ? Ne peut-elle pas être entendue comme « un autocontrôle corporel, étatiquement organisé, qui délègue à l'individu le plus directement concerné le soin d'user raisonnablement de son corps »1083(*) ? La promotion de la santé participe, peut-être, à l'établissement d'une morale médicale visant à normaliser les comportements humains1084(*). Ce processus prend d'ailleurs un sens particulier en milieu carcéral où le contrôle des individus et des corps demeure la mission première de l'institution. L'éducation pour la santé ne constituerait t-elle pas une nouvelle forme de discipline, voire d'autodiscipline, des détenus ? Au-delà des déclarations d'intention et des bonnes volontés de chaque intervenant, une ambiguïté demeure.

L'éducation pour la santé est une démarche qui viserait avant tout à améliorer la vie quotidienne des détenus. Sa portée semble cependant limitée en raison des conditions de vie souvent déplorables en détention qui laissent émerger d'importantes contradictions. Celles-ci rendent difficile une incidence des actions de prévention à court terme au sein de la prison. La promotion de la santé en milieu carcéral se conçoit alors davantage comme une démarche sur le long terme pouvant faciliter la réinsertion du détenu.

* 1066 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 1067 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1068 L'article D.349 du code de procédure pénale indique que « l'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité ». Pourtant, comme le rappelle un état des lieux" de l'Observatoire international des prisons les cellules ne répondent pas toujours aux normes requises en matière d'éclairage naturel ou d'aération. En outre, les détenus doivent pouvoir « dans la mesure du possible » se doucher au moins trois fois par semaine et bénéficier d'une douche supplémentaire après les séances de sport et au retour du travail (article D.358 CPP). Une enquête sur l'hygiène et les conditions de vie des personnes détenues de la DAP remarque que la norme n'est pas atteinte dans tous les quartiers d'établissements en raison de l'insuffisance quantitative et qualitative des cabines de douche (trois douches pour 100 détenus à la prison de la Santé), ou à l'étroitesse des plages horaires pendant lesquelles elles peuvent être utilisées, ou à un approvisionnement insuffisant en eau chaude. Enfin, le Comité de prévention de la torture (CPT) a noté des problèmes concernant la restauration au sein des établissements qui ne répondent pas aux règles de la diététique et de l'hygiène contrairement au code de procédure pénale. Observatoire international des prisons, Prisons : un état des lieux, op.cit., p.70.

* 1069 C'est ce sens que la responsable d'une formation appartenant au Comité d'Education pour la santé des Yvelines écrit : « Il nous paraissait erroné, prétentieux et même quelque peu pervers de vouloir travailler à la modification des comportements tel que le tabagisme, l'hygiène corporelle ou alimentaire, la prévention du sida, dans un milieu où le nombre de douches est réglementé, l'acquisition de préservatifs difficile, voire impossible, et le stress extrêmement prégnant du fait des conditions de vie, des rapports entre les personnels pénitentiaires et les détenus ». Choukroun Odile, « Education pour la santé et insertion sociale », La santé de l'homme, n°315, janvier -février 1995, pp.31-32

* 1070 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 1071 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES).

* 1072 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 1073 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995.

* 1074 On peut penser en particulier au développement des activités « ludiques » proposées par le groupe d'éducation pour la santé telle que le sport ou la relaxation qui ont un effet immédiat sur les comportements des détenus. Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 1075 Dorothée Martin, « Réflexion sur le sens éthique de l'éducation pour la santé en milieu pénitentiaire », La lettre de l'espace éthique, n°12 -13 -14, été-automne 2000, pp.41-42.

* 1076 La médicalisation est un phénomène social qui se caractérise par deux formes. Elle est comprise tout d'abord comme « l'extension du domaine médical » par l'accroissement des institutions de santé et des personnels médicaux et paramédicaux au cours du XXème siècle. Mais cette expression désigne également « l'extension du champ de compétence de la médecine et de tout ce qui s'y rattache ». Ce second aspect, bien que fortement lié au premier, est celui qui nous intéresse ici. Aïach Pierre, « Les voies de la médicalisation », in Aïach P., Delanoë D., L'ère de la médicalisation, Ed. Economica, 1998, pp.15-36.

* 1077 Goudsblom Johan, « Les grandes épidémies et la civilisation des moeurs », Actes de la recherche en sciences sociales, n°68, juin 1987, pp.3-14.

* 1078 Norbet Elias s'interroge sur le rapport entre l'organisation de la société en Etat et la civilisation des moeurs. Il constate une tendance de chaque homme à régler son comportement en fonction du réseau d'interdépendances auquel il appartient. Les individus sont progressivement dépossédés de leurs pulsions et de leurs passions par un processus d'autocontrôle : « A mesure que progresse l'interpénétration réciproque des groupes humains en extension et l'exclusion de la violence physique de leurs rapports, on assiste à la formation d'un mécanisme social grâce auquel les contraintes que les hommes exercent les un sur les autres se transforment en auto-contraintes. Ces auto-contraintes [...] se présentent en partie sous la forme d'une maîtrise de soi, en partie sous la forme d'habitudes soumises à une sorte d'automatisme ». Elias Norbert, La dynamique de l'Occident, Paris, Calman-Lévy, 1975 (1969), p.198.

* 1079 Pinell Patrice, « Médicalisation et procès de civilisation », in Aïach P., Delanoë D., L'ère de la médicalisation, op.cit., pp.37-51.

* 1080 Aïach Pierre, « Les voies de la médicalisation », art.cit., p.31.

* 1081 Patrice Pinell remarque que l'introduction du diagnostic précoce en matière de lutte contre le cancer durant l'entre-deux guerres contribue à responsabiliser l'individu vis-à-vis de sa propre santé et en faire ainsi un « patient-sentinelle » qui doit être en mesure d'opérer un travail d'objectivation clinique de son corps, contribuant ainsi à assurer son obéissance croissante au savoir médical. Pinell Patrice, Naissance d'un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), Métailié, Paris, 1992.

* 1082 Dominique Memmi entend par cette expression un contrôle indirect qu'exerce l'Etat sur les individus par un processus de normalisation ou de mise en conformité entre l'« être » et le « devoir être », permettant de disqualifier les pratiques jugées non-conformes. Memmi Dominique, « La nouvelle administration des corps », Revue française de science politique, 2000, n°1, pp.3-19.

* 1083 Ibid., p.14.

* 1084 Didier Fassin remarque qu'il est possible de distinguer deux phases distinctes dans la médicalisation : la première correspond à la reconnaissance d'un comportement en tant que mesure prophylactique d'un point de vue clinique, tandis que la seconde consiste à ériger cette pratique en programme de santé publique. Pour que la médicalisation prenne toute son amplitude, il faut par conséquent qu'un comportement passe du statut de pratique thérapeutique au statut de norme sociale : « Autrement dit, la médicalisation suppose une normalisation. Elle devient un phénomène de société, et non plus le seul fait d'une profession, à partir du moment où la reconnaissance du problème comme pathologique se double de son inscription ans l'espace collectif, où la santé publique excède la clinique médicale, en somme où la médicalisation prend une dimension politique ».  Fassin D., « Les politiques de la médicalisation », in Aïach P., Delanoë D., L'ère de la médicalisation, op.cit., pp.1-14.

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