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Le Paris souterrain dans la littérature


par Céline Knidler
Université Paris IV Sorbonne
Traductions: Original: fr Source:

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2) Le souterrain de Paris, un lieu atemporel ?

a) Paris mythique

L'enfer fait partie des références traditionnelles du souterrain. La comparaison entre par la même occasion dans un univers moins temporellement marqué. L'enfer est une représentation qui, en plus de traverser les frontières, a traversé les temps. C'est à la mythologie qu'appartient ce lien entre ces deux univers : le souterrain parisien, et le souterrain infernal.

Nous avons donc évoqué le pandémonium. Mais c'est l'enfer traditionnel, celui de la culture chrétienne qui a nourri nos auteurs, c'est à dire un enfer où bouillent les marmites, où la chaleur vient compléter les autres tortures.

On a souvent comparé Paris à l'enfer. L'ouvrage de Hugues Leroux intitulé L'Enfer parisien reprend ainsi ce mythe d'un Paris capitale de l'enfer. Le bouillonnement de l'activité parisienne, les costumes de ses opéras, l'insalubrité de ses rues : tous ces facteurs favorisent la comparaison. Comme le dit Pierre-Jean Dufief dans Paris dans le roman du 19ème, « dès le XVIIème siècle, Boileau considérait que les difficultés de la circulation à Paris avaient quelque chose d'infernal. Vers 1830, la comparaison de Paris avec l'enfer connaît une vogue particulière. On parle alors de la chaleur presque infernale de la capitale, qui s'oppose à la froideur de la province. La chaleur symbolise l'énergie à une époque où le machinisme se développe, où les machines à vapeur se multiplient. L'image de l'enfer brûlant traduit l'activité fébrile des parisiens. ». Tout en appuyant une fois encore le choix de notre étude restreinte à la ville de Paris (ici opposée à la « froideur de la province »), cet extrait nous confirme que ce bouillonnement propre à Paris doit sans doute chercher sa source dans ses souterrains. Assurément pour Balzac, Paris est « cet enfer qui, peut-être un jour, aura son Dante ». Car si l'enfer déborde déjà en surface, le souterrain de Paris transformé en enfer apparaît comme une évidence. La comparaison est flagrante dans Les Misérables : « La bouche d'égout de la rue de la Mortellerie était célèbre par les pestes qui en sortaient ; avec sa grille de fer à pointes qui simulait une rangée de dents, elle était dans cette rue fatale comme une gueule de dragon soufflant l'enfer sur les hommes. »222(*). La référence à l'enfer de Dante, formé de neuf cercles concentriques est également utilisée par Hugo : « Jean Valjean était tombé d'un cercle de l'enfer dans un autre. »223(*). Comme dans le mythe de Dante, où le séjour dans les enfers s'assimile à un parcours initiatique, les héros de nos romans, qu'il s'agisse de Jean Valjean, de Philippe de Lussan, ou de Raoul de Chavigny, n'ont comme seul recours leur ruse et leur courage pour sortir de ces contrées peu fréquentables.

La figure du diable, si souvent présente dans la littérature du 19ème siècle, vient encore renforcer la métaphore. Souvenez-vous, nous avions déjà cité George Sand dans le recueil intitulé Le diable à Paris.

Ainsi, le souterrain apparaît comme un espace maudit, où dieu lui même semble absent, remplacé par les ruses du diable. Jean Valjean en subit les conséquences dans les égouts où le sol se dérobe sous ses pieds: « La chausse-trape du salut s'était subitement ouverte sous lui. La bonté céleste l'avait en quelque sorte prise par trahison. Adorables embuscades de la providence ! »224(*). L'infortuné héros ne pourra retrouver la présence divine qu'en son for intérieur, mais certainement pas dans ce sinistre décor, où même le plus haut se refuse à descendre. « Infernales carrières »225(*) soupire Elie Berthet lui-même. De même, Lecerf, enfermé dans les catacombes, « revoyait les ténèbres opaques, le chaos de l'Erèbe, le noir mat et désolant, à travers lesquels il fallait marcher au hasard et sans espoir d'issue. »226(*).

L'enfer a donc profondément marqué notre littérature souterraine. Mais la mythologie antique a été bien avant nos auteurs, friandes de ces légendes qui prenaient pour décor les enfers. Préalablement nourris de culture biblique, c'est également de mythologie gréco-romaine qu'ont été abreuvés nos romanciers. Tant et si bien que l'on retrouve les traces de ces influences entre leurs lignes.

Les références aux fleuves des enfers sont ainsi nombreuses. Perdu au milieu des catacombes, l'abbé de Chavigny récite les fleuves des enfers mythiques : « Je te suivrais à travers les sept fleuves de l'enfer, qui sont : Le Styx, le Léthé, le Ténare, l'Averne, le Cocyte, le Phlégéton et... et... ma foi ! j'ai oublié le septième. »227(*). Si l'on rajoute aux fleuves cités par l'abbé de Chavigny, l'Achéron, on se rend compte que l'eau est un élément essentiel de l'univers infernal. Or, l'évocation de l'eau souterraine est récurrente dans nos oeuvres ; mais cette eau est menaçante, inquiétante : « on distingua une sorte de mugissement lointain, continu, semblable à celui d'une cascade, et plus près de la troupe, un murmure irrégulier, comme celui d'un courant d'eau. »228(*) Puis, plus tard, les personnages voyant les trombes d'eau déferler, s'écrient : « elles viennent au galop ! »229(*); cette menace prend même des accents apocalyptiques sous la plume de Joseph Méry qui voit dans la chute de quelques gouttes d'eau du ciel des catacombes l'annonce « que le dernier plancher du fleuve allait s'entrouvrir pour laisser rouler dans ces affreuses galeries la trombe d'un déluge souterrain. »230(*). C'est bien pourtant l'eau qui, au final, engloutit l'ennemi Rousselin : une « lutte désespérée de l'homme et des eaux, duel terrible dont il était facile de prévoir le dénouement. On aurait dit que la vague avait une intelligence, et que ses lèvres froides cherchaient le prisonnier dans ses extrêmes asiles pour l'étouffer. »231(*).

Comment alors, ne pas comparer Philippe de Lussan, affrontant les dangers des catacombes à la recherche de sa Thérèse au mythe d'Orphée affrontant les enfers pour venir y chercher son Eurydice ? Bien que l'aboutissement ne soit pas aussi heureux dans la mythologie que dans le roman, le rapprochement des deux histoires a sa pertinence.

Du côté de chez Joseph Méry, Acharias, le guide des aqueducs, s'inspire bien évidemment du passeur Charon, personnage brutal, méchant et avare, et qui se fait d'ailleurs payer le passage de la terre aux enfers par les âmes. Ceux qui n'ont pas payé sont condamnés à errer 100 ans sans repos. Acharias lui-même fait payer ses visites souterraines. « L'infernal portier aux trois têtes canines se laissait séduire par des gâteaux emmiellés. Le miel des temps modernes est l'or. »232(*). Enfin, chez Elie Berthet, L'abbé de Chavigny déclare franchement : « Et maintenant, je suis prêt à braver Pluton, Cerbère, Satan, la triple Hécate, Lucifer, tous les diables de la mythologie et de l'ancien testament ! »233(*).

On peut également dresser un parallèle entre l'histoire d'Ulysse, vue par Homère, et celle de nos romans. Quand Ulysse descend aux enfers, ce dernier rencontre un royaume humide, où l'on accède par des marécages qui ne voient jamais le soleil. Les rues de Paris ont souvent été comparées, par la boue qui jonchait le pavé, à des marécages, d'autant que, comme l'indique le quartier du marais, Paris fut un temps un marécage authentique. Les romanciers font souvent référence à l'insanité des rues : « songez à la rue, songez au pavé couvert de passants, songez aux boutiques devant lesquelles des femmes vont et viennent décolletées et dans la boue. »234(*).

Et pour rester aux côtés d'Ulysse, il serait intéressant de comparer la sirène d'Ulysse à celle d'Erik... ou plutôt du Persan, qui se retrouve victime du chant de la « sirène Erik » : « c'est alors que j'avais eu affaire à la Sirène qui gardait les abords de ces lieux, et dont le charme avait failli m'être fatal, dans les conditions précises que voici. Je n'avais pas plus tôt quitté la rive, que le silence parmi lequel je naviguais fut insensiblement troublé par une sorte de souffle chantant qui m'entoura. [...] Cela était si suave, que cela ne me faisait pas peur. Au contraire, dans le désir de me rapprocher de la source de cette douce et captivante harmonie, je me penchai, au-dessus de ma petite barque, vers les eaux, car il ne faisait point de doute pour moi que ce chant venait des eaux elles-mêmes. »235(*). Le fait qu'Erik sorte de l'eau s'inscrit directement dans ces croyances qui faisaient des eaux stagnantes un moyen de communication avec les enfers. Le diable en sortait et attirait les malheureux au fond des eaux. N'est-ce pas ce que fait Erik ? Curieuse ressemblance entre ces égarés qui viennent mener leurs barques sur les eaux du lac du fantôme et ces défunts qui devaient, dans les croyances populaires, traverser en bateau le lac des enfers.

Toujours est-il, pour en finir avec Homère, que la cruauté des habitants des cavernes fait l'unanimité, comme l'illustre au final le cyclope Polyphème qui ne sait, à son stade de sauvagerie, faire la différence entre un homme et un animal. C'est donc de cyclopes que l'abbé de Chavigny, libéré par Médard, qualifie ses geôliers : « Le dernier service qu'il m'a rendu, en m'arrachant des griffes de Bonnard et de ses cyclopes, m'a touché. »236(*).

Les rituels antiques et païens, qui se sont inspirés de ces mythologies, mais également de pratiques animistes, reprennent les mêmes éléments fondamentaux que dans les oeuvres ici étudiées. Ainsi, il existait en Béotie un rituel pour consulter l'oracle de Trophonios qui consistait à faire subir au prétendant un simulacre de descente aux enfers. Ce dernier descendait dans une caverne et y demeurait d'un jour à une semaine. Car, de son retour à la lumière, quand il racontera son rêve, jaillira la vérité. Rite initiatique que Philippe de Lussan, Raoul de Chagny et Henry ont tous suivi sous un jour (ou une nuit) différent.

Il y a une autre figure majeure propre à la mythologie que l'on croise fréquemment dans les oeuvres de notre étude : celle du monstre souterrain. Prenons le mythe de Thésée et du Minotaure. Ce dernier, enfermé dans un dédale, mi-homme, mi-bête, dévore tous les sept ans, sept jeunes filles et sept jeunes garçons. Ces pulsions viles à rapprocher du ça et incarnées par le monstre, sont vaincues par le héros, ici en l'occurrence Thésée, assisté de son ami Pirithous. La ville d'Athènes se retrouve ainsi libérée de ce fléau. Prenons le fantôme de l'Opéra : nous obtenons le même trio. Raoul, assisté du Persan, va tenter de délivrer Christine Daaé. La délivrance de cette dernière entraîne la mort de son geôlier, le monstre Erik. Autre exemple. Philippe de Lussan, assisté de son ami l'abbé de Chavigny, va tuer Médard et, tout en libérant par la même occasion la belle Thérèse, le héros se dit que « ce serait une action louable de délivrer l'humanité de ce monstre. »237(*). L'abbé se décidant à suivre Philippe s'exprime ainsi :

« Je n'oublie rien. Mais quand Thésée descendit aux enfers, Pirithoüs était inexcusable de ne pas l'y suivre pour l'aider à frotter Pluton et à enlever Proserpine. C'est décidé : si le diable nous tord le cou, il nous le tordra de compagnie... » 238(*) Le fil d'Ariane, élément clef du mythe du Minotaure, est lui aussi présent à de nombreuses reprises dans nos oeuvres, ici chez Joseph Méry239(*) où Lecerf « examina très minutieusement, à toutes les issues des carrefours, la ligne noire tracée sur les parois, et qui servait autrefois de fil d'Ariane, dans ce labyrinthe inextricable qui se déroule sans fin sous la ville de Paris. ».

Ces monstres, c'est aussi le mythe de l'enlèvement de Proserpine par Pluton, le roi des enfers ; et tout particulièrement dans le cas de Christine Daaé, partagée entre l'amour sombre d'Erik, et celui lumineux de Raoul, comme Proserpine, partagée entre le monde souterrain de son mari, et celui de sa mère, Cérès, déesse du blé.

Mais c'est dans Le Fantôme de l'Opéra qu'apparaît une figure, certes non mythologique, mais pour autant légendaire qui s'apparenterait au joueur de flûte de Hamelin. Ce dernier, par le seul son de sa flûte, était parvenu à mener les rats qui infestaient la ville jusqu'à la rivière où ils se jetèrent tous. Chez Gaston Leroux, Raoul et le Persan aperçoivent en premier lieu « une figure en feu qui s'avançait à hauteur d'homme, mais sans corps ! »240(*). Gaston Leroux, avec son talent pour transformer l'anecdotique en événement extraordinaire, en profite pour rendre l'apparition la plus effrayante possible : « La figure en feu, qui paraissait une figure d'enfer - de démon embrasé - s'avançait toujours à hauteur d'homme, sans corps, au-devant des deux hommes effarés... »241(*). Mais quelques minutes plus tard, la figure se met enfin à parler : « Ne bougez pas ! ne bougez pas !... Surtout, ne me suivez pas !... C'est moi le tueur de rats !... Laissez-moi passer avec mes rats !... [...] Tout à l'heure, pour ne point effaroucher les rats devant lui, il avait tourné sa lanterne sourde sur lui-même, illuminant sa propre tête ; maintenant, pour hâter sa fuite, il éclaire l'espace noir devant elle... Alors il bondit, entraînant avec lui tous les flots de rats, grimpants, crissant, tous les mille bruits... »242(*).

Ces légendes populaires se retrouvent dans nos oeuvres étudiées. Le diable vert s'inspire librement de la légende du diable Vauvert, légende parisienne qui disait du château de Vauvert qu'il était habité par le diable. Les bruits provenaient en fait de brigands qui avaient élu domicile dans ces vieilles pierres. Mais les petites gens croyaient ferme au maléfice de ces souterrains. A l'occasion de l'effondrement d'une maison, « Les dames de la foire Saint-Germain soutenaient sérieusement qu'un esprit malfaisant, un antéchrist, peut-être le diable Vauvert, que les chartreux de la rue d'Enfer étaient parvenus à exorciser plusieurs siècles auparavant et qui s'était déchaîné de nouveau, jouait ces mauvais tours à la population parisienne. »243(*).

Chez Alexandre Dumas, on retrouve les traces de ces superstitions. « Le puits qui parle » que le commissaire Jackal va visiter doit son nom aux croyances populaires qui y faisaient vivre les pires démons. Dans ce cas, il s'agissait sans doute des voix des conspirateurs qui se réunissaient dans les sous-sols parisiens.

b) Paris, un lieu hors du temps

Il semble donc que les souterrains aient inspiré de tous temps même les imaginations les plus simples. Il faut dire que le souterrain pris en tant que tel, indépendamment de la ville de Paris donc, est un lieu à priori hors du temps, ou plutôt, omni temporel : il y a toujours eu des souterrains, qu'ils aient été créés par l'homme ou par la nature elle même. Nous avions vu comment les auteurs parvenaient à faire du souterrain parisien un univers à part entière, avec ses carrefours, son ciel. Le souterrain devient de ce fait un univers autonome, avec sa temporalité, ses règles de fonctionnement, son histoire propre. Coupé de la surface, donc du monde vivant, le souterrain est un autre monde, un monde de l'au-delà. C'est l'univers des morts, nous l'avons vu avec les catacombes. C'est donc le témoin de ce qui n'est plus, donc du passé.

Ainsi, quand nos personnages descendent dans ces caves y découvrent-ils les objets entassés depuis des lustres. Tel est le sens du bric-à-brac que Rousselin trouve au fond d'une salle des catacombes. «Il vit d'abord une salle assez vaste et solidement voûtée, qui paraissait avoir servi de lieu d'asile et de refuge à différentes époques. Les murs conservaient encore quelques inscriptions, qui ressemblaient souvent aux hiéroglyphes des temples souterrains d'Isis. Ce qui fit faire à l'archéologue Rousselin une réflexion ou une théorie, malgré ses sombres préoccupations. L'écriture est née dans une crypte, se dit-il. [...] L'homme, privé d'un compagnon, a parlé aux murs qui l'entouraient, et ensuite il a voulu laisser sur ces mêmes murs des empreintes de son passage et des traces visibles de ses douleurs. »244(*). Le souterrain est donc le moyen de conserver les traces de l'existence, un souvenir. Ainsi, Rousselin s'arrêtant devant un graffiti, déclare : « le brave homme n'était pas aussi lettré que ses voisins. Il n'a cependant voulu partir sans laisser sa trace. »245(*). Parti donc sur la trace des hommes du passé, voilà Rousselin transformé en archéologue. De la même façon, à la fin du roman, c'est au tour de Lecerf et de Benoît de découvrir, dans les souterrains de Paris, les vestiges de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés : « Cette vaste salle devait être le réfectoire ; je suis persuadé que nous trouverions quelque excavation pour conduire la fumée. »246(*).

Mais si le souterrain est l'endroit où l'on entrepose les éléments du passé, c'est aussi là où on cherche à les enterrer. Comme jetés aux oubliettes, ces objets sont portés loin du regard. C'est un moyen simple de refouler la culpabilité. Ainsi, dans Le Fantôme de l'Opéra, la cave a-t-elle été le décor des massacres des communards. Mais à l'inverse des actions, l'écrit, lui, laisse des traces. « J'ai relevé, dans le cachot des communards, beaucoup d'initiales tracées sur les murs par les malheureux qui furent enfermés là et, parmi ces initiales, un R et un C. - R C ? Ceci n'est-il point significatif ? Raoul de Chagny ! Les lettres sont encore aujourd'hui très visibles. »247(*). La remarque est encore plus explicite chez Joseph Méry, quand il évoque les massacres religieux qui poussèrent les malheureux persécutés à se réfugier dans les catacombes : « Les hideux trésors ensevelis par les siècles avares, et qu'aucun oeil ne peut voir, aucune main ne peut enlever. Nous marchons, nous rions, nous dansons, nous jouons sur un tapis composé d'horribles choses, des choses que ne désigne aucune langue et qui attendront toujours un nom. »248(*). Et qui sont ces victimes que l'on a tenté d'oublier dans les sous-sols ? « Les maillotins au quatorzième siècle, les tire-laine au quinzième, les huguenots au seizième, les illuminés de Morin au dix-septième, les chauffeurs au dix-huitième. »249(*) Le souterrain est ainsi pris comme une « poubelle » de l'histoire. On y jetterait les horreurs à défaut de pouvoir les annuler, et tant pis pour les éventuels archéologues qui pourraient retrouver leurs traces. « Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre les pavés. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et religieuses traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres. Pour l'oeil du songeur, tous les meurtriers sont là. »250(*) Comme le dit Victor Hugo, le souterrain ou l'égout littéraire étant intimement lié à la représentation de l'être humain, « L'histoire des hommes se reflète dans l'histoire des cloaques. Les gémonies racontaient Rome. [...] Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense glissement social, elles s'y engloutissent mais elles s'étalent. [...] Cela enseigne en même temps. Nous l'avons dit tout à l'heure, l'histoire pas par l'égout.»251(*). C'est encore, sous la plume de l'auteur : « L'esprit croit voir rôder à travers l'ombre, dans l'ordure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe aveugle, le passé. »252(*).

Le souterrain est donc un lieu du souvenir, mais également un lieu de l'oubli. Car pour se souvenir, il faut bien oublier au préalable, pour redécouvrir ensuite. C'est pourquoi le délabrement, qui est l'empreinte du temps qui passe, est un état récurrent des souterrains. Tel est le constat de Joseph Méry pendant la visite de l'ancienne abbaye : «  Malheureusement, la ruine arrive quand même. Le délabrement a été le résultat le plus direct de l'abandon de ces constructions souterraines. »253(*).

Malgré tout, le passé semble ainsi figé dans la pierre, immortalisé. Et pour reprendre les mots de J-P. A. Bernard dans Les Deux Paris, Paris se feuillette comme un livre de pierres. Plus on descend physiquement, plus on remonte dans le temps. Les souterrains de Paris sont donc un espace « hors du temps ». Révolutions, cataclysmes, accidents, ce ne sont là que les problèmes du monde du dessus. Le sous-sol, lui, reste immuable, conservant la même température, le même silence, la même configuration, la même atmosphère. Pas étonnant donc que le souterrain et son aspect sauvage, qui en fait un lieu vierge, épargné par la main de l'homme, conserve intact les éléments naturels : « La route était encombrée de grosses pierres arrondies par le travail des eaux ; la roche, déchirée d'une manière bizarre, laissait voir çà et là des débris fossiles, des coquillages et de grands ossements d'animaux antédiluviens. »254(*). C'est ainsi que le paléontologue Cuvier dans la Peau de Chagrin de Balzac, s'effraie « d'entrevoir des milliards d'années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l'indestructible tradition divine ont oubliés. ». C'est donc aux temps les plus reculés que remonte le souterrain.

Utopie :

Alors le souterrain parisien, un lieu omni temporel, ou un lieu hors du temps ? Plutôt un lieu aux frontières géographiques et temporelles incertaines. Voilà donc le souterrain : un milieu sauvage, brutal, mais sincère, comme la jungle. C'est sans doute pour ces raisons que les auteurs ont fait du souterrain le refuge de l'utopie.

Prenons dans un premier temps la conception de Rousseau du « bon sauvage » qu'il présente dans sa préface de son discours sur l'origine des inégalités. Pour résumer sa pensée, citons-le : « La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. ». A partir de ce mythe de la pureté de l'état naturel, les romanciers ont cru bon de faire des souterrains de la capitale, espace encore vierge et naturel, le refuge de ces sociétés utopiques. Car l'état du bon sauvage est encore selon Rousseau, « un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être jamais existé, qui probablement n'existera jamais... »

Si l'on retourne à l'origine du mot utopie tel que l'a défini Thomas More, l'utopie signifie « lieu de nulle part », donc hors du temps, hors de l'histoire. Ce n'est pas anodin si Utopie, à la base, est une île. Les règles quant à elles sont simples : pas de propriété, homogénéité des habitations, des heures de travail, des heures d'étude. Quant à l'industrie de base, c'est l'agriculture. Observons maintenant la civilisation des Talpa, toute droite issue de l'imagination de Gaston Leroux. On notera la beauté pure des corps des femmes Talpa (« quelle carrière de Carrare ou du Pentélique donna jamais au monde agenouillé un marbre plus précieux et plus pur ? »255(*)), la pureté de leur langue (« le plus pur français, la plus pure langue d'oïl du commencement du XIVème siècle. »256(*)), l'harmonie qui semble régner entre les membres de la communauté. Ainsi, comme dans toutes les utopies, le droit de propriété est aboli. « Chez les Talpa [...] on ne vend pas, parce qu'on n'achète pas. Chacun prend ce qu'il a besoin de prendre. »257(*) De même, le libertinage est de rigueur, le monde des Talpa n'étant régi par aucune loi. « Pour en revenir au mariage, il n'y avait donc pas de mariage, mais l'union la plus libre qui se pût imaginer. »258(*) Cette société est née alors qu'« une famille, dans les premières années du quatorzième siècle, s'est trouvée enfermée dans les catacombes, à la suite d'une catastrophe. »259(*). Si bien qu'« Au bout de trois générations, des gens ne se souviennent même plus du dessus de la terre. D'autant plus qu'ils ont peut-être intérêt à en perdre la mémoire. Ce qui se passait alors sur la terre n'était point si ragoûtant. »260(*). Comme on le voit, la coupure avec le monde extérieur permet la création d'une société nouvelle régie par des règles autonomes.

C'est sans doute pour cette raison que les personnages plongés dans les souterrains ont une perte totale de la notion du temps. Philippe de Lussan et l'abbé de Chavigny, sortant des catacombes après une nuit d'angoisse, sont ainsi victimes de ce bouleversement. « Six heures du matin ! dit-il ; avons-nous passé si peu de temps dans ces affreuses carrières ? » s'exclame Philippe, à quoi l'abbé lui répond : « J'aurais cru que nous avions passé trois jours entiers dans ces trous noirs ! »261(*). Même sensation pour le commissaire Jackal, kidnappé par les hommes de Salvator : « La marche fut lente [...] ; elle dura trois quarts d'heure qui parurent des siècles au prisonnier. »262(*); ou pour Rousselin, dont les effets sont accentués par l'obscurité des catacombes dans lesquelles il vient à son tour de se perdre : : « Une demi-heure a des proportions séculaires en pareille circonstance ; Rousselin attendit pourtant avec une patience stoïque ce nouveau signal tombé du clocher du Val-de-Grâce, comme une voix de salut. »263(*). L'isolement, l'absence des repères sensoriels ou temporels, la déformation et l'étirement des frontières, font donc du souterrain un univers totalement indépendant qui, dans un cas, permet l'émancipation de l'innocence, de la pureté, de la simplicité des règles naturelles, mais de l'autre, surprend le voyageur égaré et scelle son sort qui se résume, dans la majeure partie des cas, par la mort.

* 222 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 3

* 223 Ibid., V, III, 1

* 224 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, III, 1

* 225 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1, p.321

* 226 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.93

* 227 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1, p.277

* 228 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2, p.304

* 229 Ibid., v.2, p.304

* 230 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.94

* 231 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.311

* 232 Ibid, p. 120

* 233 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1, p. 273

* 234 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, I, 4

* 235 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.263

* 236 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2, P. 234

* 237 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2, p.251

* 238 Ibid., v.1, p.265

* 239 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.88

* 240 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.252

* 241 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.252

* 242 Ibid., pp. 254-255

* 243 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1, p. 37

* 244 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890.), p. 167

* 245 Ibid., p. 169

* 246 Ibid., p. 306

* 247 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.338

* 248 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890.), p.118

* 249 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 2

* 250 Ibid., V, II, 2

* 251 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 2

* 252 Ibid., V, IV, 2

* 253 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890.), p.170

* 254 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2, p.268

* 255 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet, (Paris, France loisirs, 1980), p.243

* 256 Ibid, p.245

* 257 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet, (Paris, France loisirs, 1980), p.260

* 258 Ibid., p.264

* 259 Ibid., p.248

* 260 Ibid., p.248

* 261 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1, p.125

* 262 Alexandre Dumas, Salvator, (Genève, Edito-service, 1973) vol.3, p.9

* 263 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890.), p. 130

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