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Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique

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par Hans EMANE
Université Omar Bongo - Maitrise 2009
  

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III.3.9. LES DEUX FORMES DE L'IMMORALISME ET LES LIMITES DE L'EXPERIENCE MORALE

Puis-je savoir si je suis immoral ? Cette question revient à se demander si le sujet a les moyens de parvenir à une connaissance plus ou moins claire du bien et du mal, qui lui permettrait alors d'évaluer lui-même les écarts de son comportement ou le dérèglement de ses moeurs, par rapport à ce critère368(*).

Puis-je savoir si je suis immoral ? Au problème que pose une telle interrogation, on peut cependant apporter une réponse : de manière diachronique, c'est-à-dire rétrospective, n'importe quel individu peut juger une de ses actions, intentions, discours, immoraux. Autrement dit, nous avons tous déjà été, dans un passé proche ou lointain, immoral involontairement ou volontairement. Mais cette première ébauche reste insatisfaisante, insuffisante à surmonter les ambiguïtés de la problématique tel que nous l'avons formulé.

En effet, il est évident que le fait même de pouvoir de se juger immoral, fait que le sujet peut en lui même être immoral au moment même où il le pense : cela met en exergue l'immoralité de tout, y compris même du sentiment d'immoralité de tout.

Il semble naturel de posséder un critère moral et a fortiori, un sens moral qui permet bien à l'individu de se juger dans la sphère de la moralité ou en dehors. Il lui est donc permis de juger dans le cours de ses actes, ceux qui s'échappent ou qui transgressent la morale reçue. L'individu est donc engagé alors à penser qu'une connaissance de son immoralité est envisageable puisque cela suppose le fait d'être moral et moralement constitué.

Toutefois, il semble contradictoire de se savoir immoral dans la mesure où, pour juger moralement, il faut posséder un critère ou un sens moral, ce qui implique que le sujet est déjà pleinement moral du fait même de la possession de ce critère. Dès lors, l'individu ne peut en aucune manière s'appréhender comme immoral sauf à être parfaitement schizophrène.

Ainsi, on constate aisément que `expérience morale' commence, débute par une disposition à répondre dans sa vie quotidienne, à l'appel de la conscience morale. Si l'expérience morale était accompagnée d'une expérience de la transcendance, toute distinction entre le bien et le mal disparaîtrait et tout deviendrait possible. Tel est sans doute, l'un des sens de la célèbre formule de Dostoïevski. La morale entendue comme expérience du sujet, engage d'une part, le rapport subjectif de la conscience avec elle-même et à ses propres exigences. D'autre part, le rapport transubjectif ou intersubjectif avec autrui repousse les limites subjectives de la conscience. La pitié, en ce sens, peut être envisagée comme une expérience métaphysique et éthique fondatrice du sujet (Rousseau, Lessing, Schopenhauer). Il n'est pas de vécu de la morale qui ne passe, pour le sujet, par l'expérience morale d'une confrontation avec soi-même, donc par une modalité de ce rapport à soi qui est constitutif de toute conscience. Et il ne saurait y avoir d'expérience morale qu'à travers le rapport d'un sujet à autrui : c'est à la faveur d'autrui, ne serait-ce que par son regard, par la prise de conscience de sa présence, que toute conscience se trouve renvoyée à ses obligations. C'est dire que la méthode intuitive et la méthode réflexive appliquée à l'expérience morale, pour ce qui est de la méthode à proprement parler, consiste ultimement à déterminer comment cette appropriation de la conscience par elle-même est possible et doit avoir lieu. Et faire en sorte que ce appropriation de la conscience par elle-même, puisse ouvrir sur un progrès de l'existence. Car par l'entremise de l'expérience morale, le sujet ne cherche pas seulement à opérer une reprise de soi, une compréhension de soi, mais à faire coïncider cette conquête de soi avec une régénération de son être, de son essence la plus intime. En somme, l'expérience morale n'est donc pas seulement instauratrice d'un soi.

Dans l'expérience morale, il s'est agit pour la philosophie kantienne puis néokantienne, (F. Rauh, R. Le Senne, et Nabert, Gurvitch), de se pencher sur des événements de la conscience, tels que l'introspection, l'examen de conscience, la faute morale, la liberté, la honte, la culpabilité, la responsabilité ou le sentiment d'obligation. Il s'est agit pour la philosophie, d'analyser ces événements de la conscience tels qui sont réfléchis spontanément, afin d'y retrouver l'acte qui s'y trouve incarnée. On peut retrouver trois approches ou conceptions de l'expérience morale. La première est phénoménologique. Lorsque les phénoménologues parlent d'expérience morale, ils font référence à plusieurs états différents : l'expérience de la liberté créatrice, l'expérience des valeurs idéales, l'expérience des devoirs idéaux, l'appel de la conscience, l'expérience du conflit d'obligation, et le sentiment devoir accompli. Les phénoménologues conçoivent l'expérience morale comme celle d'une liberté créatrice qui transcende qui est au-dessus toute norme. Ensuite, nous avons les philosophes qui pensent que l'expérience morale serait de type émotionnel. Le concept d'expérience morale revoie à un ensemble de sentiment ou d'appropriation ou de désapprobation volontaire, mais aussi à des états mentaux liés au choix conscient qui semble déterminer nos jugements, nos actions et influence le cours de notre existence369(*). Enfin, il y a des philosophes qui ont pensé que l'expérience morale était celle d'une norme qui s'exprime aussi bien dans la honte, la culpabilité ou le regret (lorsque la norme est violée) que dans la satisfaction ou le bonheur (lorsque la norme est suivie). Ces philosophes ont assimilent l'expérience morale à une expérience sociale370(*).

L'expérience morale est facilement sujette à caution ; elle suscite facilement du désarroi parce qu'elle concerne tout l'être humain, à la fois dans sa condition naturelle que historique, par le truchement de son effort de dépassement, de transcendance. La philosophie, en questionnant l'appropriation de la conscience par elle-même, soulève alors des interrogations sur les fondements des valeurs morales et sur la conscience (morale) qui les fait siennes. L'expérience morale trouve sa limite selon Guyau, en tant qu'elle établit des préjugés. Dès lors, le fondement de la morale et la morale elle-même, se trouvent remis en question, et jugés illusoire par le philosophe, en l'occurrence Nietzsche le plus célèbre des immoralistes 371(*). C'est à ce niveau que se trouve fonder et justifier l'immoralisme comme posture critique, à laquelle on peut sans risque d'erreur, intégrer Guyau. « Un penseur ingénieux, fait observer Guyau, a dit que le but de l'éducation était de donner à l'homme le ·le préjugé du bien·. Cette parole fait ressortir quel est le fondement de la morale ordinaire. Pour le philosophe, au contraire, il ne doit y avoir dans la conduite un seul élément dont la pensée ne cherche à se rendre compte qui ne s'explique pas, un devoir qui ne donne pas ses raisons. Nous nous proposons donc de rechercher ce que serait et jusqu'où pourrait aller une morale où aucun ·préjugé· n'aurait aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en fait de certitudes, soit en fait d'opinions et d'hypothèses simplement probables. Mais rien n'indique qu'une morale purement scientifique, c'est-à-dire uniquement fondée sur ce qu'on sait, doive coïncider avec la morale ordinaire, composée en grande partie des choses qu'on sent ou qu'on préjuge372(*) ».

Selon le Nietzsche d'Aurore, il y a deux formes d'immoralisme : l'un dit sceptique, l'autre dit nihiliste. A la suite de Nietzsche, on a pensé qu'il y avait deux manières d'être immoraliste, et l'on considèrera l'influence que ces philosophes accordent ou prêtent à la morale sur la conduite humaine373(*). Une première façon d'être immoraliste consiste à soutenir que la morale est faible, qu'elle est tout à fait négligeable ou tout à fait nulle. De fait, dans ce premier cas, on insiste sur l'inanité, la faiblesse et comme l'irréalité de la morale. L'immoraliste soutiendra alors que les humains sont immoraux en ce qu'ils agissent conformément à leurs appétits, à leurs inclinations ou à leur tempérament. Selon cette première acception, on traite la morale avec mépris, par le dédain, comme une quantité négligeable ou dérisoire. L'immoraliste ne prend pas la morale au sérieux et défend l'idée selon laquelle, les vices sont nos véritables et uniques mobiles parce que morale est dans l'impossibilité de les brider, de les réprimer ou de les maîtriser. La morale, quand elle tente de commander aux passions, est comparables à ce chef barbare à qui le Roi d'Angleterre adressait cette question : `Vos sujets vous obéissent-ils bien ?'Le chef répondit : `Pourquoi pas ? Je leur obéis bien moi-même'.

Pour l'immoraliste, la morale s'abuse lourdement elle-même, si elle croit quelque existence par elle seule. Elle est éminemment superflue, insignifiante et impuissante dans le mécanisme social, car sur les questions qui relèvent de son domaine, de sa compétence, elle doit désormais compter avec la religion et le politique. Quant aux réformes à entreprendre dans les moeurs de ce siècle, si la religion et le politique ont échoué lamentablement, la morale y échouera davantage. L'immoraliste ne manque pas une occasion de ridiculiser la morale et les moyens pitoyables qu'elle prend pour convertir les âmes à la vertu. L'immoraliste déprécie donc singulièrement `le rôle historique de la morale'. Il remet en question cette foi aussi vieille que le monde, qui consiste à croire que l'humanité n'a d'autre but ultime que de se réaliser, en réalisant les idées morales. La morale n'a qu'une influence insignifiante dans sur la durée des institutions historiques. En clair, le rôle de la morale en tant que partie de l'histoire, sur l'histoire, infinitésimal : elle n'a jamais, dans aucune contré du globe, ni créé, ni transformé, `l'aptitude civilisatrice. Si bien que l'immoraliste arrive à la conclusion selon laquelle, l'immoralité et es mauvaises moeurs n'amènent pas nécessairement à la chute des sociétés. L'Histoire regorge d'exemples probants.

Par ailleurs, on est souvent amené à penser que l'immoraliste est celui qui décrédibilise l'éthique et la philosophie morale dans le corps des sciences374(*). Reconnaître que la `science de la nature humaine' c'est-à-dire l'éthique philosophique est en retard et impuissante à combler son retard, c'est aussi consacré l'impuissance de la morale. Dès lors, partout où la morale combattra seule contre l'immoralité, on est assuré de sa défaite. La morale serait comparable à un mauvais régiment qui se laisserait repousser dans toutes les batailles et qu'il faudrait dissoudre ignominieusement375(*).

L'immoraliste se révèle donc celui qui fait le procès de la morale en démontrant son inefficacité, son inconsistance376(*). Quelle influence peut donc avoir sur le tempérament de l'individu, sur sa nature, sur son caractère inné, un enseignement moral ou philosophique ? En quoi des phrases savantes ou moralisantes, peuvent-elles modifier un nature profonde et intime. Pour l'immoraliste, les morales les plus scientifiques, les plus positives, les catégories les plus `robustes', n'ont vraiment jamais eu en aucun temps, ni en aucun lieu, une influence appréciable sur `le fond des moeurs'. La position du philosophe immoraliste ne consiste à repousser la morale de la raison raisonnante, comme nuisible ou dangereuse, mais plutôt de la montrer vaine et impuissante à modifier les sens profond de nos instincts de mort et de destructions.

Chose remarquable, la note immoraliste n'est pas absente du choeur des moralistes religieux ou laïques. C'est un lieu commun chez les moralistes chrétiens de déplorer la force des passions et la faiblesse, sinon l'inexistence des limites morales. Dans la morale chrétienne, la casuistique représente une concession forcée de la morale, une adaptation des commandements moraux aux exigences de notre nature déchue. De là le reproche que les moralistes rigides ont adressées à la morale des Jésuites, d'être une morale relâchée, permissive, indulgente ; c'est à dire au fond, d'être `une morale immoraliste'.

Beaucoup de philosophe et d'écrivain ont mi en lumière, dans de fines analyses ce qu'il y d'instable et de précaire, dans la conscience morale, pour tout dire d'irréel dans la moralité et l'expérience morale. C'est la cas d'André Gide 377(*), dont la nouvelle philosophique L'Immoraliste (1902) reprend pour l'essentiel les idées de Nietzche et de Guyau.

Les vues qui viennent d'être exposées, suffisent pour nous faire voire en quoi consiste l'immoralisme du premier genre. Cet immoralisme, à travers toutes les nuances qu'il comporte chez les différents penseurs, consiste à constater la fragilité, la caducité et l'inefficacité psychologique, sociale et historique de nos morales. Il révèle au grand jour leur action très limitée, sinon tout à fait nulle sur la conduite et sur la vie. Il semble bien d'ailleurs que, dans la pensée des philosophes immoralistes qu'on vient d'étudier, il s'agisse uniquement de la morale plus ou moins codifiée et formulée, de la morale courante, c'est-à-dire de la morale qui a pour elle l'approbation du genre humain. Il semble bien que par la force des choses, l'instinct, le sentiment, dans ce qu'ils ont de spontané, soient hors de cause et qu'ils gardent aux yeux des immoralistes leurs droits imprescriptibles de guide intérieure. Cela est clair chez Guyau pour qui l'altruisme est le sentiment moral par excellence. Il y a donc derrière cette position immoraliste, un très fort présupposé `romantique'378(*). Ni Guyau, ni Nietzsche ne s'en revendique, mais une telle lecture est permise. Dès qu'on a posé les fondements romantiques de l'immoralisme, il apparaît au grand jour que l'immoralisme s'accompagne d'un irrationalisme. Idée selon laquelle la vie dépasse in finement, en fécondité, en variété, en originalité, et en imprévus, les codification de la morale rationnelle ou scientifique.

Ce qui fait la faiblesse de la morale, ce qui fait qu'elle a si peu de pouvoir sur la marche de la vie, c'est que nous connaissons trop mal la vie, l'existence humaine, pour affirmer que notre ordre moral est nécessaire à sa bonne marche. La vie est plus large que toutes les lois humaines du juste et de l'injuste. Aucune formule morale ne peut enferrer ou enserrer la vie, insaisissable, et pareille à l'eau de la source d'Amélès qui, raconte Platon, ne pouvait se garder dans aucun vase379(*).

Une seconde façon d'être immoraliste consiste à attribuer à la morale une très forte emprise sur les âmes, une influence considérable sur la vie, mais soutenir en même temps que cette influence est négative, néfaste, tyrannique, odieuse, vil, ignoble parce qu'elle comprime la vie. Cette seconde conception exhorte le sujet à se révolter contre elle et à la secouer comme un joug insupportable. Dans cette seconde conception, on insiste sur les méfaits de la morale qu'on assimile à une gangrène ; la morale est donc traitée par l'exorcisme, comme on conjure au mauvais sort, ou comme un démon puissant et malfaisant, ou `un malin génie qui tourmenter et obsède l'humanité. Calliclès380(*), Marx381(*), Stirner382(*) et Camus383(*) rentrent dans cette catégorie d'immoraliste.

Essayons maintenant de préciser brièvement les différences qui séparent les deux immoralismes. L'immoralisme du premier type, est plutôt une thèse psychologique qu'une théorie éthique. Cette thèse est la conclusion d'observations d'enquêtes et d'investigations philosophiques, qui ont cru constater le peu d'influence des idées morales sur la conduite humaine des individus, et sur la vie des sociétés. L'immoralisme ainsi entendu, est une attitude de pur intellectuel qui se désintéresserait volontiers, du côté proprement éthique de la question. L'immoralisme du second type, quant à lui, est une théorie éthique. On pourrait presque dire que c'est `une éthique à rebours' ou à contre courant. Ce n'est plus l'attitude de pur intellectuel, mais de combatif, de révolté, de rebelle, d'insurgé. Quand il lance ses anathèmes contre `l'Esprit-Prêtre', Stirner a lui-même des gestes d'exorciste. Il hait tellement l'Esprit, l'Idée et autres entités éthiques, qu'il éprouve le besoin de croire à leur réalité, afin de pouvoir aspirer contre elles, sa fureur tout à son aise. De son côté, Bayle croit si peu au pouvoir de la morale, qu'il ne songe pas à s'irriter contre elle. L'attaquer lui semblerait presque comme poursuivre une chimère. Calliclès, Stirner, Nietzsche, Gide ou Camus, quand ils attaquent la morale, semblent aller à l'assaut d'une citadelle. Ils on l'air de soulever une montagne. Camus par exemple, insiste sur le fait que si l'humain ne se révolte pas contre elle, « la morale s'élargira384(*) ». Camus, comme Calliclès, Stirner et Nietzsche avant lui voit dans la philosophie, une discipline et un discours complaisant à l'égard de la morale, voire servile, qui exhorte l'humain à renoncer à l'existence, en affaiblissant la force vitale. Selon le philosophe français, « il ne faut pas écouter ces moralistes qui disent qu'il faut se mettre à genoux et tout abandonner385(*) » en vertu du bien et au détriment, au mépris de la vie.

* 368 Dans l'analyse serrée du Livre III du De Ira de Sénèque, ou cette exercice est présenté, M. Foucault montre combien, pour le maître stoïcien il ne s'agit en aucune manière de déchiffrer ou de découvrir par cet examen régulier, quelque chose qui serait en lui comme une identité secrète, une nature obscure, mais plutôt d'assurer le réglage entre le principe de l'action qu'il se donne et ce qu'il accomplit effectivement. L'interrogation qui parcourt cette examen, est la suivante : `mes actions d'aujourd'hui correspondent-elles aux principes que je mes suis donné' ? S'il arrive que le sujet n'a pas correspondu dans ses actes ou ses discours aux principes qu'il s'était fixé et qui devaient en ordonner l'existence (comme ne pas se laisser assombrir par le chagrin, éviter le mouvement passionnels, rationaliser ses désirs...etc.), l'introspection doit servir à déterminer alors quel exercice le sujet doit s'imposer afin de parvenir à une plus grande maîtrise de soi, à une correspondance plus harmonieuse et régulière (« L'herméneutique du sujet », Cours au Collège de France (1983-1984), Paris, Seuil, 2009). Dans le même ordre d'idée, Schopenhauer à la suite de Sénèque, de percer le mystère de l'introspection, du retour vers soi de la pensée et fait une analyse très minutieuse de l'examen de conscience. « Nous faisons une connaissance de jour en jour plus ample avec nous-même ; le registre de nos actes va en se remplissant : ce registre c'est la conscience. Le thème sur lequel s'exerce notre conscience, c'est avant tout nos actes, ceux de nos actes où la pitié nous ordonnant au moins de ne pas nuire aux autres, et même de leur prêter aide et secours, nous sommes restés sourds à sa voix, pour écouter l'égoïsme, la méchanceté peut-être, ou bien, méprisant ces deux sortes de tentations, nous lui avons obéi » (Les Fondements de la morale, op.cit., p.217).

* 369 Stélios VIVIDAKIS, La Robustesse du bien. Essai sur le réalisme moral, op.cit., p. 99.

* 370 Ruwen OGIEN, Le réalisme moral, op.cit., p. 133.

* 371 En effet, l'idée d'immoralisme est étroitement liée à Nietzsche qui forge le concept dans Aurore (1881), le reprend et l'approfondit dans La généalogie de la morale (1887), dans Par-delà bien et mal ainsi que dans son ouvrage (controversé), La volonté de puissance. L'immoralisme est bien plus lié à Nietzsche qu'à Guyau. Avant d'étudier à proprement parler l'immoralisme nietzschéen, nous allons montrer comment s'opère la déconstruction nietzschéenne de l'édifice moral, c'est-à-dire de la morale chrétienne. Nietzsche commence par condamner son austérité, ou pour mieux dire son autoritarisme, qui écrase ou rend impossible toute velléité critique. Il affirme qu'« en présence de la morale, comme en regard de toute autorité, il n'est pas permis de réfléchir, et, encore moins de parler : il faut obéir. Depuis que le monde existe, aucune autorité n'a encore voulu se laisser prendre pour objet de la critique » (Aurore. Réflexion sur les préjugés moraux, traduction d'H. Albert revue par A. Kremer-Marietti, Paris, Le Livre de Poche, 1995, §3, p.33). Ensuite, Nietzsche affirme que l'un des traits essentiels de la morale c'est l'envoûtement, l'enchantement, la séduction. Des philosophes comme Platon, Rousseau ou Kant, ont relayé cette séduction de la morale comme le démontrent ces propos de Nietzsche : « La morale connaît depuis longtemps toute espèce de diablerie dans l'art de convaincre. La morale s'est affermie comme la plus grande maîtresse de séduction, et pour nous autres philosophes, comme véritable Circé des philosophes. A quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs philosophique en Europe on construit en vain ? Tous les philosophes ont construit leur édifice sous la séduction morale, Kant comme les autres, que leur intention se portait apparemment sur la certitude, sur la `vérité', mais fondamentalement sur les `majestueux édifices moraux'. Lui aussi avait été mordu par la tarentule morale qu'était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son âme le fanatisme moral » (Ibid., §3, pp. 33-34). Dans l'introduction d'Aurore, Platon, Rousseau et Kant sont ouvertement accusés de dogmatisme, de fanatisme moral. Ils sont accusés de rendre `l'empire moral' inattaquable, mieux encore insaisissable à la raison, car ils sentaient trop violemment la vulnérabilité d'un ordre moral en face de la raison » (Ibid., §3, p.34). L'ultime grief porté à l'encontre de la morale est qu'elle met en avant les faibles, les victimes : c'est une morale de la charité, de la solidarité, de la pitié comme l'affirmaient Rousseau, Lessing ou Schopenhauer. Ces philosophes ont eu tort de croire que « la mauvaise foi, la lâcheté, la paresse seraient les conditions de la moralité » (Ibid., §102, p.104). Or, Nietzsche fustige « la morale du sacrifice », qu'il conçoit comme « un amollissement de la morale » ou comme « une aliénation morale ». Les thèmes récurrents comme « moralité et abêtissement » ainsi que « l'illusion de l'ordre moral », viennent compléter un tableau déjà bien chargé, de locutions exprimant le dégoût, le mépris que la morale traditionnelle provoque chez Nietzsche.

Le livre et la démarche de Nietzsche sont à la fois pessimistes et immoraux. Immoral parce qu'« aller jusqu'à critiquer la morales, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique : cela n'a t-il pas été, cela n'est-il pas immoral » (Ibid., §1 et §2, p.31 et p.32) ? D'un autre côté, Nietzsche juge son entreprise philosophique pessimiste en raison « de l'immoralité foncière de la nature et de l'histoire » qui le conduit à douter, à remettre en cause la confiance que nous attribuons naturellement à la morale. « Ce livre, continue t-il, jusque dans la morale, jusque par delà la confiance en la morale est un livre pessimiste. Pour quelles raisons ? Par moralité. Nous autres immoralistes et impies d'aujourd'hui, nous considérerons même, en un certain sens, comme les héritiers, comme les exécuteurs d'une volonté pessimiste comme je l'ai indiqué, qui ne craint pas de se nier elle-même, parce qu'elle nie avec joie. En nous, s'accomplit, pour le cas où vous désirez une formule, `l'autosuppression de la morale'» (Ibid., §4, p.35-36).

Si on admet que toutes les différentes partie du système sont à présent rassemblées, il nous reste dès lors, à préciser les sens le l'immoralité chez Nietzsche et à en déduire sa conception de l'immoralisme. D'emblée on voit que chez Nietzsche, l'immoralité est réévaluée. On sait que de manière générale, et pour le sens commun, « si une action est exécutée non pas parce que la tradition le commande, mais pour d'autres raisons, et même pour les raisons qui autrefois ont établis la coutume, elle est qualifiée `d'immorale' et considérée comme telle même par celui qui l'exécute : car elle n'a pas été inspirée par l'obéissance envers la tradition » (Ibid., §9, p.42). Les individus qui sortent des sentiers de la tradition « suivent une voie nouvelle sont victimes de la désapprobation absolue de tous les représentants de la moralité des moeurs, ils s'excluent de la communauté comme `immoraux' et sont, au sens le plus profond, mauvais» (Ibid., §9, p.43). En clair, on a de tout temps considéré que la moralité et la morale sont par essence stables, invariables, fixes, immuables et par conséquent absolues alors que « le changement est une immoralité grosse de danger » (Ibid., §18, p.51 ; cf. aussi La Généalogie de la morale, op.cit, « Troisième Dissertation », §9, p.162 ).

L'attitude de Nietzsche est voisine de celle de Stirner ; mais l'auteur d'Aurore pousse la réflexion encore plus loin. Nietzsche combat comme Stirner les valeurs empruntées ou imposées. Il s'étonne que l'Histoire ait pu condamné ce qui résistait à l'illusion d'un ordre moral. En ce sens il appelle de ses voeux la prise en compte de la contradiction et la critique en morale et revendique la légitimité et l'originalité de la posture immoraliste considéré naguère, comme honteuses ou corrompue. L'immoralité est ici, la révolte contre un état de chose dont on voit la duperie. Il écrivait en ce sens : « Il semble actuellement que, sous différents noms erronés, qui trompent le plus souvent dans la plus grande confusion, ceux qui ne se tiennent pas attachés aux moeurs et aux lois établies, fassent les premières tentatives, pour s'organiser et pour se créer aussi un droit : tandis que jusqu'à présent, ils vivaient décriés entant que criminels, libres penseurs, immoralistes et scélérats, en hors la loi, corrompus et corrupteurs en proie à la mauvaise conscience. On devrait, somme toute, trouver cela juste et bon : ne fut ce que pour ce qu'il y ait une puissance d'opposition qui rappelle toujours qu'il n'y a pas de morale absolue et exclusive et que toute moralité qui s'affirme à l'exclusion de toute autre, détruit trop de forces vives et coûte trop cher à l'humanité : les déviants, qui sont souvent des êtres très inventifs et des créateurs, ne doivent pas être sacrifiés ; il ne faut plus qu'il soit considéré comme honteux de s'écarter de la morale en actions et en pensées» (Ibid., §164 et §167, p. 156 et p.158). Pour beaucoup de commentateurs, Nietzsche nous donne une image romantique de l'immoralité. Pour être exact, sa position se rapproche de celle du sophiste Calliclès. Comme Calliclès, Nietzsche affirme que « l'homme libre est immoral puisqu'il veut dépendre de lui-même et non d'un usage établi » (Ibid., §9, p.42). Des évidences et des valeurs vont se trouver renversées : l'idée de l'homme socialisé, réglé et régularisé, normalisé et moralisé par la dure contrainte de la moralité des moeurs, « cette ennemi de la vie », va être remplacée par celle de l'homme de la promesse, l'individu autonome et immoral, le fruit le plus mûr et le plus tardif de cette même contrainte retournée contre elle-même.

En clair, l'immoralité selon Nietzsche est la négation de la `fausse' morale, de la morale des préjugés. C'est doute en cela et uniquement en cela que Guyau le rejoint. C'est, en un certain sens, une attitude positive, connoté positivement. Or, l'immoralité elle-même est niée par le philosophe allemand qui écrivait : « Je nie l'immoralité : non qu'il y ait une infinité d'hommes qui se sentent immoraux, mais qu'il y ait en vérité une raison pour qu'ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu'il va de soi, qu'il faut éviter et combattre beaucoup d'actions que l'on dit immorales » (Ibid., §103, p.105). La conduite morale, telle que Socrate l'a illustrée ou telle que le christianisme l'enseigne ou le recommande, est en elle-même un signe de décadence. Pour redynamiser l'être décadent, il faut nier Dieu. Ou plutôt, il faut tuer Dieu, affirmer qu'il n'est plus, et pour Guyau, affirmer qu'il n'a jamais été. Chez Nietzsche, la morale est le dernier visage de Dieu qu'il faut détruire. Au fond, seul le Dieu moral est réfuté chez Nietzsche. Il proclame alors, un renversement des valeurs qui rejette la morale traditionnelle, judéo-chrétienne. Là où elle faisait l'éloge des faibles, des victimes, de l'amour, Nietzsche se fait le chantre de l'égoïsme, et du culte des forts. Il fait en ce sens un constat qui remet en question notre conception habituelle de l'histoire de la philosophe morale : « Les chefs d'oeuvres de la moralité antique, les plus grands de tous, par exemple le génie Epictète, ne savait rien de la glorification maintenant coutumière de l'esprit de sacrifice, de la vie pour les autres ; d'après notre mode morale, il faudrait littéralement les taxer d'immoralité car ils ont lutté de toute leur force pour leur ego, et contre la compassion que nous inspirent les autres (surtout leur souffrances et leur faiblesse morale) » (Ibid., §132, p.134). Nous sommes maintenant à même de donner une définition plus ou moins complète ou exhaustive de l'immoralisme. L'immoralisme est la doctrine philosophique qui critique la prétention exclusive et absolutiste de la morale ; mais aussi, l'attitude qui consiste à faire une `apologie du moi' et réprimer ses penchants faibles et altruistes.

Mais cela n'est pas le fin mot de l'histoire car Nietzsche conçoit deux types de négateurs de la morale. En bref, il y a selon lui, deux genres d'immoralistes si bien qu'il faut scinder l'immoralisme en deux catégories. Si l'on compare notre façon de vivre aujourd'hui, celle de l'humanité pendant de siècles, nous démontre Nietzsche nostalgiquement et presque ironiquement , « on constatera que nous autres, hommes d'aujourd'hui, vivons une époque très immoral. La puissance des moeurs est affaiblie d'une façon surprenante et le sens moral, s'est tellement subtilisé et élevé que l'on peut tout bien le considérer comme volatilisé » (Ibid.,§4, p.41). Qu'est-ce que `nier la moralité'? Et, pourquoi nier la moralité ? Pour Nietzsche, « `nier la moralité' cela peut vouloir dire d'abord : nier que les motifs éthiques que prétextent les hommes les aient vraiment poussé à leurs actions » (Ibid., §103, p.105). Dans cette signification de `nier la moralité', dans cette signification de la réfutation (nietzschéenne) de la moralité, on admet d'une part que les raisons morales, n'existent qu'en parole. Conséquemment, `nier la moralité' « équivaut donc à dire que la moralité est affaire de mots et qu'elle fait partie de ces duperies grossières ou subtile (le plus souvent duperie de soi-même) qui sont le propre de l'homme » (Ibid.). Cette attitude d'esprit qui consiste à douter de l'effectivité des raisons morales, et qui tend à assimiler la moralité à une supercherie, d'artifice, de tromperie, est qualifiée par Nietzsche lui-même de « subtile méfiance » à l'égard de la moralité. Nous la qualifierons `d'immoralisme sceptique'. Ce qu'il faut bien comprendre c'est que la première forme de l'immoralisme est en réalité un `immoralisme sceptique' dont on retrouve les traces chez Bayle, Fourier ou Marx. D'autre part, `nier la moralité' signifie aussi pour Nietzsche, « nier que les jugements moraux reposent sur des vérités » (Ibid.). Il s'agit de contester la moralité de la morale judéo chrétienne elle-même, de réfuter la valeur de vérité des jugements moraux, de réfuter la définition du bien et du mal. Il s'agit par là même occasion d'affirmer que les jugements moraux découlent d'une base illégitime, qui relève non de la vérité, mais de l'erreur. Aussi, c'est tout l'édifice moral duquel est issu la moralité qui s'écroule jusque dans ses bases jugées fausses. Les fondements de la moralité relève de l'erreur. Cette façon plus radicale de réfuter la moralité, est résolument antimorale et c'est d'elle que se revendique le philosophe allemand. « On accorde alors que les jugements sont vraiment les motifs des actions, mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs actions morales. Ce dernier point de vue est le mien. Je nie donc la moralité comme je nie l'alchimie ; et si je nie les hypothèses, je ne nie pas qu'il y ait eu des alchimistes qui ont cru en ces hypothèses et se sont basés sur elles » (Ibid.). Et puisque les jugements moraux sont des erreurs, tout acte qui en découle comme action en conformité, participe de l'erreur. On peut parler en ce sens d'un `immoralisme nihiliste'.

La moralité, et c'est la thèse centrale d'Aurore, n'est qu'une somme de préjugés dont Nietzsche s'est fixé pour tâche, la déconstruction pour tendre à son dépassement. Elle se dit vraie, norme absolue et idéale. Or, la morale judéo-chrétienne, dans sa transposition dans les moeurs, n'est pas La Morale, mais une morale parmi d'autres possibles. Qui plus est, c'est une morale qui va à l'encontre de la vie. Aussi doit-elle être dépassée. La plupart des systèmes moraux, s'ils ont un temps exprimer le besoin de conservation de ceux qui les ont institués, se sont retourné contre la vie. Or, il faut nier la morale pour épouser la vie. Les valeurs ont perdu leur force initiale. Etiolées, elles n'existent plus que par la force de l'inertie ou de l'habitude tel un sommeil couchant rougeoyant à l'horizon, elles ne réchauffent plus. Nietzsche appelle `nihilisme', cette maladie incubée par l'humanité qui consiste en la dévalorisation de toutes les valeurs, les plus élevées, ou posées comme supérieures. Le terme avait été introduit en philosophie par Jacobi pour dénoncer les conséquences de la critique kantienne. Nietzsche en assimilant parfois l'immoralisme au nihilisme nie l'absolutisme de la morale. Il nie même le sentiment même de la moralité. L'immoralisme comme le nihilisme conduit à la ruine de tout ce qui, au de là du monde, pouvait contribuer à fonder où à légitimer les valeurs. Cependant, il faudrait mieux distinguer des nihilismes, tant il est vrai que Nietzsche en voit tout azimut les manifestations, distinguant même entre un `nihilisme passif' signe de faiblesse et de régression, dans lequel fermente l'esprit de ressentiment, le vouloir mourir, et qui débouche sur le déchaînement de tous les instincts de violence et d'ignorance - ce nihilisme qui étend son règne de nos jours si bien que les différentes valeurs se font la guerre - ; et un `nihilisme actif', signe de force, caractérisé par la gaieté d'esprit et par la puissance accrue de l'esprit. Le fait qu'il n'y ait plus de valeurs qui vaille, que littéralement le réel n'est plus rien, est en même temps un appel à l'instauration de valeurs nouvelles. Le nihilisme est donc aussi un état intermédiaire annonciateur d'un avenir que Nietzsche appelle de ses voeux - reste encore à savoir qui peut poser de nouvelles valeurs - . « D'après cette théorie, commente Brentano, aucun précepte de morale, pas non plus de l'éthique qui veut qu'on choisisse le meilleur au sens large, pour critère de l'action, n'aurait la moindre valeur. A l'origine, et plus tard, durant de longs siècles, une telle démarche éthique, comme Nietzsche l'affirme explicitement eut été tout aussi immorale que, par la suite, la démarche inverse » (F. Brentano, L'Origine de la connaissance morale, op.cit., p. 82).

Le nihilisme est ce qui veut le néant : ce qui déprécie la vie, le monde réel, au profit du néant d'un monde transcendant, métaphysique, monde platonicien où évoluent les dieux, les Idées, les Valeurs morales. Mais l'essentiel est de comprendre le nihilisme, en cela même, comme l'ultime tentative d'adaptation de la vie : si la vie est (la) volonté, alors la volonté veut plutôt le néant que de rien vouloir (Ibid., « Troisième Dissertation » , §28, p.203). La critique destructive de la morale n'est possible et légitime que dans la mesure où elle annonce et propose une nouvelle morale. C'est la raison pour laquelle l'immoralisme de Nietzsche ne fait pas l'unanimité. Le cheminement est immoraliste mais, le point d'arrivée est résolument amoraliste. Nietzsche écrit une autre histoire de l'humanité ouverte, par le dépassement des valeurs nihilistes

L'esprit libre, `le philosophe de l'avenir' que Nietzsche appelle de ses voeux par la méthode généalogique, devra questionner la vérité en morale. L'immoraliste considère la morale comme dépourvue de vérité, de certitude et envisage la morale que professent la philosophie ou la religion comme un symptôme, comme un masque, comme une tartuferie, comme une maladie, comme un malentendu ; mais aussi comme une cause, comme un remède, comme un stimulant, ou comme un poison. C'est le sens de la position amoraliste qu'on pourrait tout aussi bien qualifier `d'hyper-moralisme' puisqu'il s'agit de libérer l'humain des prétendues vérités de la morale, de les nier ; c'est-à-dire des poisons qu'il secrète lui-même. Que nous enjoint la morale ? De dompter notre naturel, de fausser nos tendances, de réprimer nos désirs, nos pulsions, d'étouffer nos aspirations les plus secrètes, les plus profondes, nos sentiments les plus intimes. C'est contre cette conception de la morale et de l'expérience morale du sujet que Nietzsche fonde en raison sa position immoraliste, et l'immoralisme comme attitude et comme doctrine philosophique.

La Généalogie de la morale, contrairement à son sous-titre qui veut qu'elle soit un écrit polémique pour servir de complément et d'explication à l'ouvrage précédemment paru, à savoir Par delà le Bien et le Mal, fait écho aux positions ouvertement immoralistes du Nietzsche d'Aurore. En quel sens ? Essentiellement parce que La Généalogie prend pour sujet « l'origine de nos préjugés moraux » et la formule sous l'interrogative : « Quelle origine doit-on attribuer en définitive à nos idées du bien et mal. Dans quelles conditions l'homme s'est-il inventé à son usage ces deux évaluations : le bien et le mal. Et quelle valeur ont-elles par elles-mêmes ? Ont-elles jusqu'à présent enrayé ou favorisé le développement de l'humanité »? (Ibid., §3, pp.77-78). L'entreprise généalogique nietzschéenne est capitale. La généalogie dit plus qu'une genèse ou qu'une archéologie. La généalogie est une autre chose que la génétique. Le point de vue généalogiste est un point de vue critique, son souci est de déterminer l'origine et la légitimité d'un droit, d'une prétention, d'un titre, d'une prérogative. « Nous avons besoin d'une critique des valeurs morales et la valeur de ces valeurs doit tout d'abord être mis en question, et pour cela il est de toute nécessité de connaître les conditions et les circonstances de leur naissance, ce dans quoi elles se sont développées et déformées (Ibid., §3, pp. 80-81) ». La généalogie est selon Nietzsche, la méthode de la morale par excellence. La généalogie de la morale est la science morale.

« La psychologie du Christianisme » est ce qui permet d'effectuer la généalogie des valeurs morales. Généalogiquement, Dieu serait le père de l'Homme, et ce dernier serait le père du péché ou du mal. Nietzche conclut alors que Dieu est le grand-père du mal. Enoncé très provocateur, sinon très polémique. Le philosophe allemand reconnait « que ce nouvel a priori immoral ou du moins immoraliste et son expression si anti-kantienne » (Ibid., « Avant-propos », §3, p.78) peuvent choqués. Mais il faut dire et comprendre, que la critique généalogiste « sacrifie tout à la vérité, à toute la vérité, âpres laide, répugnante, non-chrétienne et immorale. Car de telles vérités existent » (Ibid., « Première dissertation », §1, p.85) et la « volonté de vérité, une fois consciente d'elle-même, ce sera la mort de la morale » (Ibid., « Troisième Dissertation, §29 p.202).

La généalogie nietzschéenne a donc le mérite de faire un procès à la morale qu'elle renverse par la suite. La moralités des moeurs est un obstacle à l'élan vital. La moralité des moeurs est le dernier acte, l'attaque frontale portée contre les « forts », contre la vie. « Si le plus haut degré de puissance et de splendeur du type homme, possible en lui-même, n'a jamais été atteint, la faute en serait précisément à la morale. En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par excellence. La morale en tant qu'entrave, ou poison. Le prodigieux travail de ce j'ai appelé `la moralité des moeurs', écrit Nietzsche, le véritable travail de l'homme sur lui-même pendant la plus longue période de l'espèce humaine, tout son travail préhistorique, prend ici sa signification et reçoit sa grande justification, quel que soit d'ailleurs le degré de cruauté, de tyrannie, de stupidité et d'idiotie qui lui est propre : ce n'est que par la moralité des moeurs et la camisole de force que l'homme est devenu réellement évaluable » (Ibid., « Première Dissertation », §6, p.80 et « Deuxième Dissertation », §2, p.113).

La figure du renversement de la morale est « le peuple juif ». Les juifs représentent aux yeux de Nietzsche, la figure historique de la révolte contre l'ordre moral établi. Ils sont le peuple sacerdotal par excellence, et leur génie vindicatif est ce qui leur a donné la force et le courage de maintenir le renversement moral. « Je veux dire que c'est avec les Juifs, que commence la révolte des esclaves contre la morale : ce soulèvement qui traîne à sa suite une histoire longue de vingt siècles et nous perdons aujourd'hui de vue parce qu'il a été victorieux. La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs. Tandis que toute morale aristocratique naît d'une triomphale affirmation d'elle-même, la morale des esclaves oppose dès l'abord un `un non' à ce qui ne fait pas partie d'elle-même, à ce qui est différent d'elle, à ce qui est son non moi : et ce non est un acte créateur ». (Ibid., « Première Dissertation », §7, p.93 et §8, p.95). Le christianisme apparaît donc à Nietzsche comme le soulèvement des esclaves contre la morale et la subversion de la dynamique éthique : désormais c'est le ressentiment qui crée des valeurs. Il reconnaît aux juifs le mérite de vouloir en finir avec « notre vieille morale qui, elle aussi, rentre dans le domaine de la comédie » (Ibid., « Avant-propos », §7, p. 82).

* 372 Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.7.

* 373 Georges PALANTE, « Les Deux immoralisme », Revue Philosophique, 1908. Voir aussi Eric VOLANT, « L'Immoralisme érigé en éthique ».

* 374 D. Hume qui n'est pas du tout un immoraliste, constatait que « la philosophie morale qui est la science de la nature humaine est la seule science de l'homme qui a été jusqu'ici la plus négligé » (D. Hume, Enquête sur la nature humaine, Traduction Leroy, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 44 ; voir aussi, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, Tome I, pp. 58-366). J.-J. Rousseau à la suite de Hume, dira que la philosophie morale, dans le corps des savoirs constitués, est « la plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines» Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, Maxi-Poche, 1997, p. 179).

* 375 Le philosophe immoraliste nourrit à l'égard des moralistes un dédain certain. Gobineau écrivait à ce sujet vers 1876 dans ses Nouvelles asiatiques que « parmi les hommes voués à l'examen de la nature humaine, les moralistes se sont pressés de tirer des conclusions de belles apparences ; ils s'en sont tenus là, et par conséquent, ils se perdent dans les phrases dénué de sens. On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert, depuis que cette secte de parasites s'est présentée dans le monde ; et les innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de ses points de départ, l'incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien du faire classer depuis des siècles ses adeptes, au nombres des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Ils ne se sont jamais demandé comment ils pourraient changer ce mécanisme humain qui crée, pousse, dirige, exalte les passions et détermine les torts et les vices, cause unique en définitive de ce qui se produit dans l'âme et le corps ».

* 376 Dans une étude intitulée « L'Inquiétude de notre morale » le philosophe hégélien Maurice Maeterlinck, exprime son peu de foi dans le pouvoir des idées morales : « A la rigueur, écrivait-il, l'humanité n'a pas besoin de guide. Elle marche moins vite mais presque qu'aussi sûrement par les nuits que personne n'éclaire. Elle est pour ainsi dire indépendante des idées morales qui croient la conduire. Il est au demeurant curieux et facile de constater que ces idées morales périodiques on toujours eu assez peu d'influence sur la somme de bien et de mal qui se fait dans le monde ». Il est important de préciser que l'immoralisme de M. Maeterlinck n'est qu'un immoralisme partiel. Car ce qu'il dit du peu de pouvoir des idées morales, ne s'applique dans sa pensée, qu'à `la morale du bon sens', à `la morale scientifique', et non à ce qu'il appelle `la morale de la raison mystique'.

* 377 L'Immoraliste est l'analyse d'un cas curieux, pathologique, d'une mutation et comme d'une inversion de la conscience morale, survenue chez le héros, Michel, à la suite d'une maladie et à la faveur d'un retour à la santé qui bouleversera profondément son être. Dès lors, l'existence saine devient paradoxalement immorale, tandis que la maladie, la faiblesse et la moralité s'associent naturellement. En ce sens, ni la moralité, ni l'expérience morale n'ont de fondement solide et Gide appelle à leur dépassement, à leur renversement. « Je ne soupçonnais pas encore, écrit Gide, combien cette `première morale' d'enfant nous maîtrise, ni quel plis elle laisse à l'esprit. Après que l'aile de la mort m'ait touché, ce qui me paraissait important ne l'est plus ; l'amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s'écaille comme un fard et, par places, laisse voir à nu la chair même, `l'être authentique' qui se cachait. Aussi bien n'étais-je plus l'être malingre et studieux à qui la morale précédente toute rigide et restrictive, convenait. Toute action, tout travail, d'exercices physiques, impliquaient ma morale changée » (A. Gide, L'Immoraliste, Paris, Gallimard, Folio, 2008, p.19 et p.69).

* 378 Le concept de romantisme renvoie à une prise de conscience d'un certain `style d'existence' et de certaines tendances esthétiques. Il peut aussi servir de prototype à une série d'attitudes qui lui sont liées et procèdent du même esprit. « Nous définirons l'attitude romantique comme prédominance des valeurs vitales sur les valeurs intellectuelles ». Par valeurs vitales, on entendra celles qui plongent directement leurs racines dans la vie biologiques, par opposition à celle qui concernent une image de notre existence réfléchie dans l'intelligence. « Est romantique en ce sens, l'exaltation de la puissance, qui est originairement puissance physique, domination du fort sur le faible, exubérance de l'énergie vitale, et, par extension, puissance sociale. On saisit dès lors en quel sens l'attitude protéiforme du romantisme s'attaque à la raison et la bat en brèche. Elle tend à promouvoir un style d'existence dans lequel l'action, l'émotion, la passion, jouent les premiers rôles ; dans le domaine de la connaissance même, elle dresse contre l'image d'une investigation patiente, contrôlée, discutée, le modèle d'un savoir direct, indécomposable, intraduisible » (Gilles-Gaston Granger, La raison, Paris, Puf, `Que sais-je ?', 1984, p.32 et p.34)

* 379 L'Immoraliste de Gide, comme on peut le constater regorge de présupposés nietzschéens et guyaliens. Gide, tous les commentateurs le reconnaissent, a sans l'ombre d'un doute été influencé par les deux philosophes. L'Immoraliste pose le problème de l'impossibilité de la définition de la vie, qui plus du domaine du sentiment, de l'intuition. Par ailleurs, comme Nietzsche, le but de tout existence est d'obtenir la vie « la plus spacieuse et aérée possible, contrainte et moins soucieuse d'autrui » (Ibid., p. 105). C'est dire autrement que Gide a saisi l'une des intuitions du nietzschéisme qui affirme que toute éthique ascétique « est une doctrine qui supprime la vie » (Ibid.). Cette méconnaissance, cette ignorance de la vie ont conduit à un recul, à une régression de la philosophie et de la poésie contemporaines selon Gide. « Savez-vous ce qui fait que la poésie d'aujourd'hui et la philosophie surtout, lettres mortes ? C'est qu'elles se sont séparées de la vie. La Grèce, elle, idéalisait à même la vie ; de sorte que la vie de l'artiste était elle-même déjà une réalisation poétique ; la vie du philosophe, une mise en action de sa philosophie ; de sorte aussi que, mêlées à la vie, au lieu de s'ignorer, la philosophie alimentant la poésie, la poésie expriment la philosophie, cela était d'une persuasion admirable. Aujourd'hui la beauté n'agit plus ; l'action ne s'inquiète plus d'être belle ; et la Sagesse opère à part » (Ibid., pp. 123-124).

* 380 L'éloge de l'Hybris qui commence avec Calliclès a désormais le caractère de ce qu'on appellera plus tard, `l'immoralisme'. Calliclès nous présente lui-même dans le Gorgias (484a), la figure de l'immoraliste précisément dans le thème de la révolte, contre le droit et la morale. « La loi, dit-il, est faite par les faibles qui s'y laissent prendre. Mais qu'il se rencontre un homme assez heureusement doué pour secouer, briser, rejeter toutes ses chaînes, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos incantations, nos sortilèges, nos lois toutes contraires à la nature, il se révolterait, se dresserait en maître devant nous, lui qui était notre esclave, et qu'alors brillerait de tout son éclat le droit de la nature ». Selon Calliclès, il faut se révolter contre les lois humaines, pour restaurer la vie dans ses droits, en instaurant le règne absolu et sans partage de la nature.

* 381 K. Marx, ayant rompu avec l'hégélianisme quelques années plutôt, voyait dans l'immoralité un mythe inventé par la classe dominante afin de mieux asseoir son pouvoir. En clair, la morale et la moralité sont discréditées chez Marx, car elles participent au mécanisme au moyen duquel la bourgeoisie étouffe, écrase le prolétariat. On peut ajouter sans risque d'erreur, que la morale comme la religion, est un `opium du peuple', dont elle ne peut se passer au risque de s'autodétruire.

* 382 Membres à l'Université de Berlin avec le jeune Marx, du Cercle des Jeunes hégéliens, Stirner accorde à  la morale, un rôle énorme dans les affaires humaines et une influence extraordinaire sur la conduite de la vie, sur le bonheur et le malheur des hommes. Sans doute afin de mettre les hommes en garde contre « les aliénations du moi » , Stirner ne croit pas exagérer la puissances des idéaux moraux. Il prend terriblement au sérieux la morale et les moralistes et peut donc s'empêcher de définir la morale comme « une des aliénations, ou plus exactement, de ce je suis ». Pour Stirner, Socrate, Jésus, Descartes, Kant, Hegel, tous ses philosophes, n'ont jamais fait qu'inventer de nouvelles manières d'aliéner ce que je suis ; ce moi que Stirner tient à distinguer du Moi absolue de Fichte, en le réduisant à ce qu'il a de plus particuliers, de fugitif et de fugace, d'éphémère et de temporaire, de provisoire et de passager, de bref et de momentané : il est « l'Unique ». Il n'y a donc qu'une Liberté pour Stirner, « ma puissance » et il n'y a qu'une vérité « le splendide égoïsme des étoiles ». D'un autre côté, il n'a de cesse de dénoncer la tyrannie de la morale et écrit en 1845 dans L'Unique et sa propriété : « Le rude poing de la morale s'abat impitoyablement sur les nobles manifestations de l'égoïsme ». C'est la raison pour laquelle Stirner trouve toujours des accents de pitié frémissante et indignée, pour plaindre les innocentes victimes que la morale oppresse, assujettit et asservit.

* 383 Le thème de la révolte métaphysique contre le dogmatisme de la morale est très présent chez A. Camus ; ce qui à nos yeux, le rend exemplaire d'un certain l'immoralisme. Comment peut-on justifier et comment expliquer, cette révolte contre la morale ?

« Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes» , s'exclamait Camus, dès les premières pages de son essai intitulé Noces (Noces suivi de L'Eté, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1978, p. 15). Ce jugement est celui qu'on porte sur l'aliéné qui bien entendu ne mesure pas l'ampleur, et la profondeur de son aliénation. L'aliéné est imprégné de tradition, de sacré, de mythes. « Si dans le monde sacré on ne trouve pas le problème de la révolte, explique Camus, c'est qu'en vérité, on y trouve aucune problématique réel, toutes les réponses étant données en une fois. La métaphysique est remplacé par le mythe » (L'Homme révolté, Paris, Gallimard, Folio- essais, 2004, p. 36). La morale traditionnelle, le mythe et le sacré sont donc tous, des dogmes inébranlables. Camus fait le même constat que Nietzsche en ce qu'il pense comme le philosophe allemand, que la morale, le sacré et le mythe, ne laissent pas la place pour la réflexion, pour le questionnement métaphysique. Quand il s'agit de morale, « il n'y a plus d'interrogations, il n'y a que des réponses et des commentaires éternels, qui peuvent alors être métaphysiques » (Ibid., p.37). Dans le mythe, comme dans la morale d'ailleurs, aucune contestation n'est possible ni même envisageable. A priori, « dans le monde du sacré, toute parole est action de grâce » (Ibid.). Camus tente de mettre en exergue l'influence tyrannique de la morale sur l'humain. Il critique son formalisme, ce caractère qui la coupe de la réalité, de l'existence et de la vie. La morale est donc désincarnée et « la morale, quand elle est formelle, dévore » (Ibid., 160)Camus ne tarit pas de métaphore quand il veut parler la hégémonie de la morale. Il écrit par exemple que « la guillotine va descendre sur cette belle tête et froide comme la morale » (Ibid., 166). Or, si la morale est un despotisme et que nous la haïssons, nous ne serions compter sans elle quand bien même nous reconnaissons ses méfaits. La moralité est donc une affaire de choix ; choix absurde qui nous conduit à grand pas vers l'aliénation de soi par soi. « C'est un coeur joyeux que j'ai choisi cela, la morale, c'est un coeur triste que je m'y maintiens. Nous sommes des prisonniers de la morale » (Les Justes, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 140). Nous avons montré comment le sacré, le mythe et la morale tendent à se confondre chez Camus, et cela au détriment de la religion. Car pour Camus, « les religions se trompent dès l'instant qu'elles font de la morale» (La Chute, Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 116). On peut alors dire que Camus consacre l'hétérogénéité de la morale par rapport au religieux.

Comment sortir de l'aliénation, comment se libérer des pesanteurs mythiques et briser les chaînes morales? Tel est sans conteste, le problème morale camusien. L'humain a en face de lui, à sa portée, deux options. D'un côté, « substituer une morale nouvelle à la morale en cours, cause de tous nos maux » L'Homme révolté, op.cit., p. 130). Mais cette solution est insatisfaisante pour le philosophe français, car la morale n'a pas su empêchée les plus grands crimes du XX siècle et l'humanité est « dégradée ». Dès lors, « La vertu est impossible » (Ibid., 161). Plus fondamentalement, Camus reconnaît que personne ni hier, ni aujourd'hui « n'a réussi dans cette tentative de fonder la nouvelle morale » (Ibid., p. 130). De plus, « ceci ressemble encore à une morale et nous vivons pour quelque chose qui va plus loin que la morale. Si nous pouvions le nommer quel silence» (L'Eté, op.cit., p. 166). Cette chose à laquelle nous aspirons profondément est la `vie'. Elle ne nous est accessible que par le biais d'une révolte ou d'une révolution par laquelle nous désacralisons la morale. « L'homme révolté, explique Camus, est l'homme situé avant ou après le sacré, et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines, c'est-à-dire raisonnablement formulées. L'actualité du problème de la révolte tient seulement au fait que des sociétés entières ont voulu prendre leur distance par rapport au sacré. Nous vivons dans une histoire désacralisée. Dès l'instant où la révolte se coupe de ses racines, elle se prive de toute morale concrète» (L'Homme révolté, op.cit., p.37 et p.170). Le but donc de toute révolté métaphysique est donc l'instauration non pas tant d'une nouvelle morale, mais d'une `morale concrète', qui prend en compte la vie, principe fondamentale de toute chose. C'est donc par l'insurrection qu'il faut balayer la morale et le sacré. La vie en ce qu'elle a de plus de spirituel, est insurrection métaphysique. « La Spiritualité, écrivait Camus, répudie la morale» (Noces, op.cit., p.68). L'aspiration spirituelle de la vie s'oppose à la réalité absurde qui ennuie le sujet parce même absurde, la réalité est empreinte de morale (La Chute, op.cit., p. 37). Camus parle aussi de révolution, « mais la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie» (Les Justes, op.cit., p. 145).

Camus pense comme Calliclès et Nietzsche que les philosophes ont assez attaqué « avec les précautions d'usage, la morale et la divinité » L'Homme révolté, op.cit., p. 55). Il faut véritablement renverser la morale et le mythe, car il en va du maintien de la vie ; cette vie que la morale harcèle et que Camus aime tant : « J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. L'homme est né pour l'orgueil et la vie. Il y a un péché contre la vie, ce n'est peut-être pas tant de désespérer que d'espérer une autre vie, et de se dérober à l'implacable grandeur de celle-ci. Car l'espoir, au contraire de ce que l'on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, ce n'est pas se résigner » (Noces, op.cit., p.16 et p.49). Vivre c'est donc, se révolter contre la morale et le sacré. Tel est la leçon camusienne. L'homme doit rejeter toute morale, car la morale et « les mythes sont à la religion ce que la poésie est à la vérité, des masques ridicules posées sur la passion de vivre » (Ibid., p.63).Cependant, la vie abondante, intense et dynamique n'est pas sans aller avec de l'injustice. C'est la raison pour laquelle Camus conclut que « le chemin qui nous conduit à l'immoralité est tortueux mais certain » (Ibid., 64).

* 384 Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, Folio, 1992, p. 113.

* 385 La Peste, op.cit., p. 206.

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