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Les figures de la rétrospection et les modes de reconstitution dans l'oeuvre dramatique de Samuel Beckett

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par Marion Canelas
Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 2 recherche en Etudes théà¢trales 2010
  

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CONCLUSION

Les figures de la rétrospection mises en oeuvre dans le théâtre de Samuel Beckett, qu'elles résultent d'une volonté prêtée au personnage ou qu'elles surgissent malgré lui, soulignent chacune à sa façon la fatalité qu'est la rétrospection elle-même dans cet univers. Le regard des êtres y est littéralement tourné vers le passé. Contraint par le mur infranchissable que forme l'avenir, il ne peut qu'examiner le souvenir. Dans ces conditions d'enfermement temporel, la reconstitution ne se décline qu'en des modes toujours plus resserrés, du point de vue de l'étendue comme du point de vue du cadre. Parce que l'immensité du présent et la durée de l'existence lui semblent infinies, le personnage limite lui-même le champ de sa mémoire et la portée de ses activités. Il se rassure en se rappelant ce qui lui est proche, ses anciennes connaissances, ses intimes disparus, et en re-faisant à l'identique des gestes qui réduisent le monde à son corps, à sa tête et à ses possessions Ð matérielles ou mentales. La compagnie de son moi ainsi réuni dans le confinement de sa tête lui confère une assurance plus grande face à son environnement.

Cependant, le confortable rétrécissement de l'univers que l'habitude et l'inventaire produisent est parfois bouleversé par une oppression venue de l'extérieur. Soudain imposé Ð par le dispositif scénique ou filmique, par l'intrusion d'une voix ou par les personnages en présence Ð, le processus voit sa valeur renversée : lorsqu'il n'est pas décidé par l'être lui-même, le focus sur son intériorité devient une souffrance. Il entrelace sans ordre ses nombreux souvenirs ou accentue les plus douloureux Ð ceux qui demeurent normalement enfouis sous une réalité aménagée par le personnage comme un couvercle pour sa mémoire. Sous l'effet de la mémoire involontaire, la parole employée comme reconstitution mesurée pour occuper le temps et masquer son lent passage jaillit en un irrépressible torrent, décousue et comme inconnue de

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l'être qu'elle traverse. La reconnaissance entre l'énoncé du souvenir et son énonciateur, entre la mémoire et le personnage qui se remémore est anéantie. Soit que la voix qui porte le ressouvenir en nie la propriété pour se protéger de l'émotion qu'il contient, soit qu'à force de l'avoir ressassé, il se soit défait de l'empreinte sensitive qu'il avait laissée jadis, une démarcation s'opère entre le crâne et la bouche, entre la pensée et la parole.

Nous avons démontré la centralité de la rétrospection et de la reconstitution qui lui est subséquente en les pointant tour à tour comme mouvements volontaires et comme phénomènes inhérents au principe d'existence. Leurs deux espèces s'impulsent réciproquement : par exemple, le personnage est déjà absorbé par l'examen de son passé lorsqu'advient l'épiphanie (LDB) ; ou c'est parce que la situation et ceux qui l'entourent forcent le personnage à la rétrospection que tout à coup survient du passé une émotion oubliée (PR) ; ou bien, dans un rapport inverse, malgré sa détermination à sortir de la mémoire volontaire, le narrateur d'une histoire est ramené à ses souvenirs (FDP, OLBJ, C). La remémoration oralisée dans le théâtre de Samuel Beckett ne vise pas seulement l'épuisement que convoite la parole tout au long de son oeuvre ; la rétrospection et la reconstitution tendent à l'extinction - du sujet et de ce qui l'entoure - par étouffement. En effet, quand l'être amenuise sa vision du monde (par l'habitude ou par l'inventaire, par la conversation ou par la fiction), c'est pour tenter d'en assourdir la rumeur. Quand par contre il est la victime écrasée par le poids du monde, c'est qu'une force étrangère tente de l'asphyxier, lui (par les fouilles, les interrogatoires ou interrogations, le harcèlement et la torture).

Jouet jouant le jeu du monde, le souvenant se souvient de ce qu'il est obligé de se remémorer. Cette condition fatale est représentée par l'Ouvreur de Cascando qui déclare, en écho à la détermination de Beckett à exprimer l'inexprimable1 : « J'ouvre. Un temps. J'ai peur d'ouvrir. Mais je dois ouvrir. Donc j'ouvre. » (Ca, 57). Le fait même d'exister contraint à « l'ouverture »,

1 Voir plus haut (p. 32) la citation entière de la formule de Samuel Beckett extraite de Trois dialogues.

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c'est-à-dire à la remémoration (l'ouverture de la mémoire) qui, même effrayante, constitue une nécessité et doit donc être opérée - de gré ou de force, pourrait-on ajouter. Car la mémoire est comme l'espace du Dépeupleur : « assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint[e] pour que toute fuite soit vaine. »2 Elle ordonne insidieusement mais inévitablement le mouvement rétrospectif. Pire, par son déferlement, elle soumet le personnage à un flot de parole ou à un flux de souvenirs si dense qu'il provoque l'essoufflement. L'agonie du sujet est due à la rétrospection - d'une certaine façon, on se meurt de toujours reconstituer sa vie et son passé - en même temps qu'elle la réclame - il faut se souvenir pour enfin mourir, pour mériter la fin de la souffrance qu'est la remémoration. Le paradoxe mémoriel chez Beckett peut se formuler ainsi : puisque le souvenir tue, il constitue le meilleur moyen d'accéder à la fin, or il faudrait ne plus vivre pour bien se souvenir. Molloy fait le constat de cette dernière condition :

« c'est seulement depuis que je ne vis plus que je pense, à ces choses-là et aux autres. C'est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge »3.

La continuation de la vie des personnages faussent leur effort de mémoire, le rend inefficace. La perpétuation de la rétrospection et le report éternel de ses limites supposent qu'il ne s'agit pas seulement de dévider ses souvenirs : apparemment, il faut s'y appliquer de sorte que quelque chose s'accomplisse. Effectivement, puisque même une fois la sensation d'avoir tout dit atteinte, le personnage n'est pas délivré de la reconstitution de sa vie et de la rétrospection à laquelle elle l'assigne, il imagine que ce qu'il dévoile de son passé n'est pas suffisant ou n'est pas convenable. Aussi, à la remémoration s'adjoint la recherche du sens. Affolé et essoufflé, n'aspirant plus qu'à un arrêt définitif, le souvenant s'évertue à chercher la logique qui régit sa mémoire. Que réclame-t-elle de lui ? Et surtout pourquoi ? Les questions se multiplient et

2 Samuel Beckett, Le Dépeupleur, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, p. 7.

3 Samuel Beckett, Molloy, op. cit., p. 36.

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fondent la vraie torture, certifiant l'éternité de leur présence par l'absence de réponse à leur fournir. L'analyse impossible du but et du motif de la rétrospection constitue la promesse de son recommencement, et de l'inutilité inaliénable à sa reprise.

En effet, privé de toute liberté, les personnages du théâtre de Beckett ne connaissent la reprise que dans son sens néfaste. Kierkegaard, en annexe à son essai éponyme, précise et souligne que la reconstitution méliorative ne peut avoir lieu que si l'on envisage « l'individu selon sa liberté » et que, dans le cas contraire, elle ne se résume qu'à l'entretien répétitif de ses fautes.4 La rétrospection comme reprise indomptée n'est pas exempte de ce phénomène et, mal entamée - c'est-à-dire sans but et sans signification - ne se perpétue qu'en empirant. Tel que l'analyse Olivier de Magny, le souvenant en vient à s'interroger en boucles creuses sur son sort :

« Le jeu ne consiste-t-il pas, en définitive, à rechercher la raison d'un jeu sans raison ? [É] Mais comment finirait l'infini recommencement de rien ? Car le théâtre de Samuel Beckett instaure le mouvement perpétuel du piétinement vers l'impossible immobilité. »5

Autrement dit, le théâtre de Beckett se fonde sur le mouvement perpétuel de la rétrospection vers la libération qu'est l'impossible oubli. Comme la projection future s'annule dans la boucle qui la renvoie au passé, de même l'effacement de la mémoire projeté dans son dévidement s'annule dans le souvenir des tentatives déjà éprouvées et restées sans succès. La peine injustifiée qu'est la rétrospection et la prison qu'est la reconstitution cyclique sont la substance et le lieu de l'existence.

4 Sren Kierkegaard, La Reprise, in OEuvres, op. cit., p. 782.

5 Olivier de Magny, « Samuel Beckett et la farce métaphysique », in Cahiers Renaud-Barrault n°44, p. 72.

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