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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

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par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

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B. L'essor du positivisme juridique

La rigueur, le dépouillement de la pensée d'Ockham la rendent inconciliable avec l'aristotélisme et le thomisme. L'essence du juste ne se découvre plus dans le rapport à autrui. Elle s'infère de l'isolement des singularités. Attribué personnellement, le jus poli est égal et commun à tous. Il est à la fois universel et particulier. Ce droit n'est pas le fruit d'une lecture de la nature mais des textes chrétiens sacrés. C'est une déduction dont la volonté arbitraire de Dieu est le principe.

1. Volontarisme

Le monothéisme est polymorphe, et chaque grand culte se subdivise à nouveau en d'innombrables courants. L'ockhamisme se place dans la lignée des théories s'efforçant d'incorporer la pensée chrétienne au droit romain. La plus influente d'entre elles est celle de saint Augustin. A la différence d'Aristote, il ne définit pas la justice comme recherche d'égalité mais comme obéissance à un commandement divin. La seule vraie loi est celle du Christ1. Puisque c'est toujours Dieu qui nous fait connaître la justice, la foi est le premier des mouvements vers le droit :

« et quoniam et istae singulae species suas habent, in partibus iustitiae fides est maximumque locum

apud nos habet, quicumque scimus quid sit, quod iustus ex fide vivit2 ».

1 Matthieu 12, 18: « Voici mon serviteur que j'ai élu, mon Bien-aimé qu'il m'a plus de choisir, je mettrai mon Esprit sur lui, et il annoncera le droit aux nations ». La TOB précise bien que `droit' (grec krisis, hébreu mishpat) « désigne les ordonnances par lesquelles le Dieu de justice fonde ses rapports d'alliance avec les hommes » (note z, p. 2356).

2 Cité de Dieu, IV, 20 : Ce que M. Villey traduit : la foi n'était chez les Romains « qu'une espèce, une application de la Justice. Elle tient la première place chez nous, qui savons ce que signifie ce mot : le juste vit de la foi ». Ce qui nous semble plus proche du texte que la traduction de M. Saisset ( http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/).

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La quête de justice exige de respecter la volonté divine. Encore faut-il y avoir accès. En théologien, Ockham indique pour ce faire de soumettre l'intelligence au texte révélé. Son monde est cependant d'une complexité bien supérieure à l'époque ayant succédé à la chute de Rome. Il requiert un droit savant, capable d'articuler les différents pouvoirs administratifs et politiques, et qu'elle est en capacité d'énoncer suite à la redécouverte en Italie du Corpus juris civilis (XIe siècle), de son analyse (travail des glossateurs - XIIe), enfin de son enseignement dans les universités dont le rayonnement est croissant (XIIIe).

Pour répondre à ce besoin de droit, Ockham reconnaît en parallèle la nécessité des lois humaines1. Ignorant cependant les subtilités de la science juridique, il rapproche puis confond, dans le sillage de l'évêque d'Hippone, le droit (jus) et la loi (lex) divine. Comme dans l'augustinisme juridique, le jus ockhamien désigne un système de lois tributaire de la volonté divine. Mais Ockham en radicalise la contingence car à ses yeux, Dieu se caractérise avant tout par sa toute-puissance. Ceci vide le `jus' grec et romain de sa signification. Le droit ne peut plus être défini comme un accord des jugements humains avec l'ordre immuable. Le jus repose ultimement sur la pure volonté divine. Ockham accorde ainsi sa théorie juridique à sa métaphysique. Sa méthode demeure, il s'agit de se référer au possible bien plus qu'au réel. Ce que nous affirmons être le Bien « en soi » est en réalité contingent :

« Dieu ne pécherait pas même s'il faisait comme cause totale ce même acte qu'il fait maintenant avec le pécheur à titre de cause partielle, parce que le péché n'est qu'un acte que l'homme est obligé d'accomplir ou d'omettre sous peine de châtiment éternel. Mais Dieu n'est obligé à aucun acte et par conséquent, un acte est juste du seul fait que Dieu le commande2 ».

On voit par là que la querelle des universaux dépasse de loin le cadre des débats, soit disant aussi dépourvu d'intérêt que de fin, dont l'histoire a longtemps fait la caractéristique essentielle des scolastiques. Redéfinir la métaphysique antique, c'est bouleverser tout l'édifice moral. Dans la perspective d'Ockham, aucune règle n'est intrinsèquement universelle et intemporelle3. Dieu ne considère aucune règle de sagesse précédent son acte créateur, « ni celle de la perfection infinie de son essence absolument participable et substantiellement aimée, ni celle de sa vérité essentielle constituée en idées intelligibles4 ». L'origine arbitraire du monde et sa structure privée de relations

1 Court traité, III, 10 et 11.

2 Sent., IV, qu. 9 E.

3 « tant que durera l'ordre actuel, il n'y aura pas d'acte parfaitement vertueux qui ne soit conforme à la droite raison ». Sent. III, qu. 12 CCC.

4 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 242. Cette double négation oppose Ockham à saint Thomas (« l'essence divine est quelque chose qui transcende toutes les créatures. C'est pourquoi l'on peut voir en elle la raison formelle de toutes choses, étant participable et imitable par toutes les créatures, chacune à sa manière ».

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en font un ordre précaire, exposé à chaque instant à l'agir divin foudroyant. Il faut repenser la justice car le droit ne correspond plus à l'incarnation par Dieu de sa raison1, il ne renvoie plus qu'aux conséquences rationnelles de règles positives.

Ockham n'est pas le premier théoricien du volontarisme. Avant lui, d'autres ont soutenu que les normes du vrai et du bien dépendent d'une libre détermination de la volonté divine. M. Villey remarque que Duns Scot soutint avant lui le caractère arbitraire de la seconde table, celle des commandements relatifs aux rapports entre les hommes, au vol, au meurtre, à l'adultère2. Ces actes ne sont des péchés que parce que Dieu l'a voulu ainsi, ils ne sont pas condamnables de manière intrinsèque, le Seigneur peut énoncer des prescriptions contraires, ce que d'ailleurs il fait3. Mais à son habitude, la radicalité d'Ockham le distingue de ses prédécesseurs. Déployant les conséquences de la toute-puissance divine, il étend cette contingence à la première table concernant la relation de l'homme à Dieu et soutient que ce dernier pourrait prescrire même la haine à son égard ou l'adoration d'une idole, un âne par exemple :

« [Dieu] est justice, mais cette justice qu'il est, justicia increata quae Deus est, ne fait nécessité et

obligation qu'à l'égard de Lui-même, dans l'amour nécessaire qu'il a de soi, necessario se diligit ;

devant tout le reste, sa justice est aussi large que sa puissance4 ».

L'ockhamisme est un volontarisme décomplexé. Le Bien n'est ni une forme intelligible, ni un idéal, ni un juste rapport. Il n'est pas non plus ce que la raison prescrit. Le Bien est totalement dépendant d'un vouloir. La volonté humaine n'a pas à s'accorder à ce qui est naturellement bon, puisque la nature est un artefact susceptible d'être bouleversé à tout moment. Ce n'est plus parce qu'une chose est bonne qu'elle est désirée, c'est parce qu'on la désire qu'elle est bonne : bonum quia volitum. Pour déterminer le désir de ses créatures, Dieu parfait leur volonté par un décret a priori dont le contenu n'a aucune valeur en soi. Le mariage, la monogamie, la propriété privée... aucune institution n'est nécessaire à la bonté de la Création. Le monde relève strictement des choix

Somme théologique, Ia, Iae, qu. 14, a. 6 ) et à Duns Scot (cf. P.Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », p. 766).

1 « De même qu'en tout artisan préexiste une idée des objets créés par son art, ainsi faut-il qu'en tout gouvernant préexiste l'idée d'un ordre pour les actes qui doivent être accomplis par ses sujets. (...) Or, c'est par sa sagesse que Dieu est créateur de toutes choses, pour lesquelles il peut être comparé à un artisan à l'égard de ses oeuvres ». Somme théologique, Ia, IIae, qu. 93, a. 1.

2 Michel Villey, op. cit., p. 206 sq. Pour le texte de Duns Scot : Op. Ox, IV, dist. 15, qu. 3.

3 Ainsi du meurtre : « La ville sera vouée à l'interdit pour le SEIGNEUR, elle et tout ce qui s'y trouve » (Jos 6, 17). La TOB précise : « Dans le cadre de la guerre sacrale, dont la conduite et l'issue victorieuse appartiennent à Dieu, l'homme se doit de ne rien garder pour lui et de tout consacrer par une destruction radicale au véritable vainqueur » (note s p. 455). Ainsi de la prostitution : « Le SEIGNEUR dit à Osée : « Va, prends-toi une femme se livrant à la prostitution et des enfants de prostitution, car le pays ne fait que se prostituer en se détournant du SEIGNEUR » (Osée, 1, 2).

4 Paul Vignaux, op. cit., p. 775. Pour le texte d'Ockham relatif à l'adoration d'un âne et à l'odium dei (haine de dieu), Sent. I, 19.

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d'un Dieu qui eût pu opter pour l'union libre et la polygamie. On comprend mieux qu'Ockham ait pu être dénoncé pour ses écrits et que la papauté ait tenu à en instruire le procès1.

Pour le jusnaturalisme médiéval, une lecture de la nature nous indique l'ordre bon. Les partisans du pape et de l'empereur s'opposent sur la forme. Les premiers (Ptolémée de Lucques, Jacques de Viterbe) affirment qu'une lecture symbolique de la Bible, notamment des passages des deux luminaires et des deux glaives, indique la supériorité du Saint-Siège en tous domaines. Les seconds (Dante, Jean de Paris) dénoncent ces interprétations comme abusives, mais eux aussi restent tributaire de la nature. C'est de l'intérieur, par l'observation, qu'ils s'efforcent de la cerner. Ces deux méthodes partagent un même présupposé qui les rend identiques sur le fond : la morale découle de la nature. Même la doctrine de Marsile de Padoue, malgré la haute valeur qu'elle reconnaît aux lois positives de l'empereur, procède d'une conception de la nature2.

A l'opposé, le système juridique et moral d'Ockham ne procède que des lois divines explicitement exposées dans les Ecritures. Dans le cas de la propriété par exemple, la Bible est pour Ockham sans équivoque : Dieu a d'abord donné à l'humanité la Terre en propriété indivise avant d'en décréter le caractère privé3. La méthode n'est probablement pas nouvelle mais sa radicalité est inédite. Ockham prend le parti d'un strict positivisme juridique : le juste, c'est ce que la volonté du législateur pose. Faire le mal, c'est « faire quelque chose au contraire duquel on est obligé [par le précepte divin]4 ». Dans le système ockhamien, droits subjectifs et positivisme juridique sont fruits d'un même principe. L'exaltation de la toute-puissance fait simultanément de Dieu la source du jus poli et de la loi. Si, pour préserver l'Ordre franciscain de la propriété, Ockham a élaboré une théorie des droits subjectifs, ceux-ci sont le produit d'une décision divine. Afin d'extraire chacun de ses frères, et par extension chaque individu, de l'ordre du cosmos, Ockham ne peut recourir au concept de nature et à ses relations. Il a besoin d'un décret arbitraire, qui plus est divin, dont l'autosuffisance est la force. Ce choix n'a pas à être justifié. Principe, il est ce qui explique et n'a pas à être expliqué.

1 C'est John Lutterel, chancelier de l'Université, qui dénonça Ockham. Ce dernier s'oppose frontalement à saint Thomas dont les positions, sur le mariage par exemple, défendent qu'il s'agit d'une nécessité naturelle (Supplément à la Somme théologique, qu. 41 et 65). En théorie, Dieu pourrait s'opposer au mariage, mais non sans choisir le mauvais, ce qui est absurde. Pour l'ockhamisme au contraire, la polygamie ou l'union libre serait bon si Dieu le voulait ainsi.

2 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 236.

3 « Dieu dit ; «Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture» ». A ce dominium commun (Genèse, 1, 28) succède la potestas appropriandi (Genèse, 2, 15) : « Le SEIGNEUR Dieu prit l'homme et l'établit dans le jardin d'Eden pour cultiver le sol et le garder ». Le travail étant individuel, ses fruits appartiennent à son auteur. Cf. Guillaume d'Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, III, 7.

4 Sent. II, qu. 3-4, OT, V, p. 59. Traduction par André de Muralt, op. cit., p. 243.

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A l'origine, le positivisme juridique et le droit subjectif sont par conséquent deux concepts solidaires. Les droits ne peuvent émaner du sujet tant que celui-ci ne les a pas reçu de la seule volonté de son Créateur. Il est ainsi nécessaire à Ockham de discréditer doublement le concept de nature. Entendue comme cosmos, elle n'est plus qu'un agrégat arbitraire que régissent les commandements divins. Entendue comme critère de détermination de l'agir, l'action morale nécessaire en vertu de mon essence cède la place à un décret contingent auquel ma substance est étrangère. Ockham fait ainsi de la causalité efficiente l'unique causalité, au détriment des causes formelles et finales1. La morale est dissociée de la nature de l'individu, l'homme ne tend plus vers Dieu par essence, il ne suit désormais qu'un commandement extérieur. Seule compte la morale inférée de la volonté de Dieu, l'ordre naturel n'est plus susceptible de nous indiquer le droit, ou du moins l'observation fait-elle pâle figure en comparaison de la déduction. Le jus découle à présent d'une stricte légalité tributaire d'une pure volonté. Le droit n'ayant plus de fondement que métaphysique, Ockham peut énoncer une théorie juridique affranchie des certitudes héritées de la tradition. Si le positivisme juridique ne contient pas analytiquement le concept de droit subjectif, les droits subjectifs ont en revanche dû s'appuyer sur un positivisme juridique radical afin de pouvoir être énoncés. Seul un décret divin était à l'époque d'Ockham en mesure d'arracher l'homme au réseau des relations naturelles dont le droit naturel antique dépendait.

Cette révolution conceptuelle a lieu de concert avec d'autres bouleversements. Le XIIIe siècle a vu l'homme prendre un premier ascendant significatif sur la nature grâce à l'amélioration des techniques agraires (rotation triennale) et artisanales (outils, machines). L'urbanisation progressive et l'autonomisation des villes offre un mode de vie alternatif à l'existence rurale. L'amélioration des transports favorise le commerce, la comptabilité toscane améliore les transactions2. En parallèle, la redécouverte d'Aristote, la montée en puissance des Universités et de la logique terministe, fournissent de nouvelles armes conceptuelles pour penser ce monde qui, après de longs

1 A titre d'exemple, la finalité est une cause déterminante pour saint Thomas : « 3. Tout être désire Dieu comme sa fin lorsqu'il désire n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent, par un désir sensible, ou par un désir de nature, lequel est étranger à la connaissance ; car rien n'a raison de bien et de désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance avec Dieu. 4. Parce que Dieu est cause efficiente, exemplaire et finale de toutes choses, et parce que la matière première vient de lui, il s'ensuit que le premier principe de toutes choses est unique en réalité ». Somme théologique, I, qu. 44, a. 4.

2 Cf. Michel Le Mené, L'économie médiévale, Paris, PUF, 1997, p. 89 sq. (« L'apparition des structures urbaines et leur emprise sur l'économie »), p. 112 sq. (sur l'essor des techniques). L'auteur souligne d'ailleurs que les ordres mendiants vivaient au coeur de cette civilisation urbaine qui, « devenue (...) le support de toute l'activité économique modifia les schémas de pensée et les aspirations des contemporains » (ibid., p. 163 à 165).

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siècles de repli sur lui-même, s'ouvre progressivement1. L'élaboration par Ockham d'une théorie du droit subjectif fait enfin écho à la réalité politique d'un pouvoir temporel fragmenté selon une pyramide de maîtres ne concevant leur droit qu'à l'aune de l'étendue de leur pouvoir. L'opposition de l'empereur à la papauté est le déclencheur exigeant d'Ockham une théorie juridique renouvelée dont les affluents se trouvent tout au long du bas Moyen Age. Ce dernier n'est pas l'époque obscure, creuse, de l'histoire de la pensée habituellement décrite. Le Moyen Age est un carrefour technique, social, religieux, philosophique, où la modernité occidentale est née. Remplaçant la nature par un Dieu tout-puissant, Ockham libère l'individu sur le plan métaphysique. La conceptualisation contractualiste des droits de l'homme est infiniment redevable de ce glissement de sens du jus dont il fut l'acteur le plus énergique.

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire