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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

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par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

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2. Une morale de la modernité

La redéfinition ockhamienne du droit (théorie des droits subjectifs) et de ses fondements (positivisme juridique) se répercute sur la morale. Faire reposer la justice sur une volonté absolue rapproche la morale et le droit, sphères que l'Antiquité s'efforçait de dissocier. A Athènes ou Rome, le droit semble n'être jamais intervenu qu'avec pour objectif de résoudre les litiges entre les hommes. Si Aristote différencie justices générale et particulière, seule la dernière renvoie à proprement parler au droit. La justice générale est celle du cosmos et correspondrait plutôt de nos jours à la sphère morale. Ce n'est pas un tribunal mais Athéna qui punit Ajax pour l'õâñéò, la démesure de sa vengeance2. De même, le jus romain ne prescrit rien au maître quant à son esclave ou au père quant à ses enfants. S'ils agissent à leur encontre de manière abusive, ce n'est pas le droit (emprisonnement, amende...) mais la morale qui s'interposera3. Le mérite de cette approche est de donner une signification claire au droit en en délimitant les pouvoirs. Après avoir établi les propriétés de chacun suite à un juste partage des choses, le juge a accompli son office, aux moeurs de jouer leur rôle.

1 Cf. Alain de Libera, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993, p. 355 sq. (« Le XIIIe siècle ») et p. 419 sq. (« Le XIVe siècle »). Ockham est d'ailleurs l'un des principaux représentants de cette logique terministe (ibid., p. 386).

2 « Athéna. - C'est moi, en jetant devant ses yeux un voile d'images trompeuses, qui ai détourné cette fureur insatiable sur les troupeaux pris à l'ennemi ». « Athéna. - Apprends par cet exemple à ne jamais proférer d'insolences contre les dieux, à ne jamais te gonfler d'orgueil, que tu l'emportes sur autrui par la force ou par l'opulence. (...) les dieux aiment la mesure détestent les coeurs pervertis ». Sophocle, Ajax, 50 sq. et 125 sq.

3 « Il est fréquent que le censeur marque un citoyen de la note d'infamie, pour avoir vendu cruellement un vieux serviteur ». Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme, Paris, PUF, 1983, p. 92.

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Ockham brouille cette répartition des tâches en introduisant le concept du jus poli. Puisque les biens nécessaires à la survie relèvent désormais du droit, les termes se confondent. Ainsi, les franciscains n'ont aucun droit (jus fori) sur les commodités dont ils jouissent, mais ils ont le droit d'en jouir (jus poli), et la morale veut qu'il ne leur soit pas demandé de renoncer à en user (simplex usus facti). La plurivocité du jus incite à le déployer dans tous les aspects du quotidien (logement, logis, nourriture), non sans oublier à la longue de quel droit il est question. A la différence du droit romain ou du droit naturel thomiste qui s'efforcent d'établir leurs propres attributions et de s'y tenir, le droit ockhamien est potentiellement dépourvu de frontières. Il ne tient qu'à l'arbitraire de Dieu de fixer le cadre du droit. Ockham établit par conséquent un passage entre morale et droit. Par chance pour ses frères, son interprétation de la volonté divine s'ajuste parfaitement aux intérêts franciscains.

La voie est ouverte. Les théoriciens modernes du droit naturel trouvèrent dans la métaphysique nominaliste un droit pouvant tout justifier. Le contexte du XVIIe étant néanmoins très différent, ils ne recourent plus tant à la volonté divine qu'au concept de nature, qui devient un outil permettant la conversion des conceptions morales en axiomes juridiques. Mais la méthode est similaire, le droit absorbe la morale1. Pour Aristote, la morale reste modeste car elle n'est pas une science. Il s'agit de scruter le monde pour ajuster la définition des règles de l'agir, et il est donc impossible d'appliquer en philosophie pratique une méthode aussi rigoureuse qu'en métaphysique2. C'est à la jurisprudence de donner son contenu au droit. Cette modération cède chez Ockham la place au raisonnement :

« Ce qui s'appelle aujourd'hui la science juridique est la science de la constitution des lois. Le droit se définit pour elle comme essentiellement normatif, et les juristes en arrivent à concevoir la possibilité d'une présentation axiomatisée de leur discipline. Ce qui est tout à fait cohérent, mais repose sur la non-distinction du droit et de la loi, telle que la propose, après Guillaume d'Ockham, Kant, le maître de l'apriorisme, sinon du positivisme juridique. Une telle conception ne peut que s'opposer à la conception aristotélicienne du droit3 »

Le droit n'est plus une activité dont la finalité est l'égalisation proportionnelle ou géométrique, mais un ensemble de décrets logiquement connectés. Au sommet de la pyramide, Dieu, dont les Ecritures nous révèlent la volonté. Vient en premier lieu son don à l'homme du jus poli (accès aux

1 Voir le présent travail : partie II, chapitre II, section B.

2 « tout notre raisonnement sur ce qui concerne l'action doit n'être que général et sommaire, comme nous l'avons dit au début, parce qu'il faut demander des raisonnements appropriées à la nature de la matière traitée. Or ce qui concerne l'activité et ce qui la favorise n'a rien de fixe, non plus que ce qui concerne la santé. Puisque tel est le raisonnement général, il en va de même du raisonnement sur les cas particuliers, qui ne comporte pas de précision ; ces cas particuliers ne relèvent d'aucune connaissance technique ni d'aucune règle ; il faut donc que, dans tous les cas, ceux qui agissent observent les circonstances particulières, comme il en va dans la médecine et la navigation ». Ethique à Nicomaque, II, 2, 3 sq.

3 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 12.

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biens nécessaires à la subsistance, droit du mari sur son épouse et du père sur ses enfants). Suite à la Chute, il autorise sa créature à établir des gouvernements et propriétés relevant du droit des hommes, le jus fori. Par palier, le droit et la morale sont déduits des commandements divins dont ils sont tous deux ultimement issus. Il ne semble plus y avoir entre les deux de différence de nature.

Ce rapprochement, esquissé chez saint Augustin, trouve avec la philosophie d'Ockham un relais vers l'âge classique. Si les contractualistes ne citent pas Ockham, ils sont grandement tributaires de ce nominalisme. On retrouve par conséquent dans les grands textes juridiques des droits de l'homme contemporain cette confusion des sphères morale et juridique. A titre d'exemples, la Déclaration d'indépendance de Virginie de 1776 reconnaît à chacun le droit de « jouir de la vie » et « de chercher à obtenir le bonheur » (art. 1.) ; la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 exige de tous les êtres humains qu'ils agissent « les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (art. 1), la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981 énonce comme un devoir pour l'individu de « préserver le développement harmonieux de la famille et d'oeuvrer en faveur de la cohésion et du respect de cette famille ; de respecter à tout moment ses parents, de les nourrir, et de les assister en cas de nécessité » (art. 29.1). Bien des bouleversements ont été nécessaires pour que des textes juridiques reconnaissent un droit au bonheur, un devoir de fraternité, et même de respect de ses parents ! Ce qui ne relevait que de la morale et de la vertu individuelle fait désormais partie du droit et des interactions sociales1.

Chez Aristote, le droit est l'ajustement d'un rapport à un moment donné, lors du litige. Chez Ockham, à mi-chemin de l'ancienne distinction, il se définit comme un pouvoir octroyé par une loi divine ou politique. Alors que le droit règle les conflits, les droits subjectifs peuvent à tout moment entrer en conflit. Cette conséquence n'est pas encore visible dans le nominalisme ockhamien. Elle n'apparaît que dans un contexte moderne où l'individu occupe le centre et dont tout pouvoir découle. La morale se confond de nos jours au droit de chacun parce qu'elle n'est plus commune. Elle n'est plus cette toile de fond qu'imposait une entité supérieure, le prêtre-roi, le monarque, le pape. Le politique et le religieux dépendent en Occident de l'individu plus qu'ils ne le conditionnent. Les individus déterminent aujourd'hui l'autorité politique ou changent de religion. Puisque la morale n'existe plus, le droit emplit les espaces qu'elle déserte. La morale ayant été rabattue sur le droit de chacun, l'enjeu d'une société moderne est d'articuler les droits de chacun. L'inflationnisme juridique résulte de la subjectivisation du droit. En affranchissant progressivement

1 Aristote, par exemple, est à l'opposé de cette approche : voir le présent travail p. 13 note 5.

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l'individu des tutelles collectives et dogmatiques1, les sociétés modernes se sont condamnées à la perte du langage commun que représentait la morale. Pour régler les interactions sociales, il faut à présent d'innombrables lois dont la quantité varie en fonction du degré d'homogénéité du corps social.

La liberté de l'individu n'a cessé de croître depuis le Moyen Age. Les droits de l'homme s'appuient sur le postulat que tout homme serait par essence libre, ce que les Déclarations soulignent le plus souvent dès leur premier article. Cet axiome n'est pas nouveau, les textes les plus anciens opposent l'animal et l'homme comme l'instinct et la raison, le déterminisme et la liberté. L'originalité d'Ockham réside dans l'importance qu'il lui accorde et la définition qu'il en donne. Pensée sur le modèle de la toute-puissance divine, la liberté est une exigence de la foi. Par amour, Dieu a aliéné sa potestas absoluta et dégagé une sphère de liberté pour les créatures à son image2. Ceci va à l'encontre du principe d'économie. L'ordre naturel est surabondant, la puissance divine est libéralité, Dieu a voulu qu'il y ait d'autres efficients. C'est un argument classique. En donnant à l'homme cette perfection qu'est le choix, il lui confère la responsabilité de pécher ou de bien faire. Mais à son habitude, Ockham en radicalise l'acception traditionnelle.

Pour saint Thomas, l'homme comme tout être naturel est déterminé par sa forme propre, à savoir son âme en quête du souverain bien qu'est la béatitude. Le contenu vers lequel tend son action ne peut en conséquence qu'être le bien, c'est-à-dire Dieu. L'homme est libre des modalités de son action, mais il n'a pas de marge de manoeuvre quant à sa finalité. Chaque créature est animée par le même principe : retourner vers sa perfection. D'autre part, une même action peut procéder de deux agents, le premier étant la cause, et le second l'instrument3. D'après Ockham, ce raisonnement ne rend compte ni de la toute-puissance de Dieu, ni de l'immensité de son don. De potentia absoluta, aucun acte n'est en soi vertueux. Ce n'est pas notre nature mais la révélation qui indique l'amour de Dieu comme notre fin ultime. Le volontarisme ockhamien exige que nous suivions un commandement extérieur, ce qui revient à dissoudre l'ordre naturel téléologique. Prouver que notre liberté est effectivement déliée de toute finalité intrinsèque est problématique. Il

1 Ces tutelles désignent les dogmes ayant régné sans partage sur les corps et les esprits de l'ensemble de la société. Par exemple, sur le plan spirituel, le christianisme d'avant la Réforme, ou sur le plan politique la monarchie absolue de droit divin de l'Ancien Régime.

2 Sent. II, qu. 5 Q.

3 « Dieu est cause de l'acte du libre arbitre ». De malo, qu. 3, a. 2, ad. 4. Sur ces questions, lire : André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, « La métaphysique thomiste de la causalité divine » (septième étude), op. cit., p. 331 sq.

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s'agit pour Ockham d'une évidence doublée d'une nécessité théologique1. Cette dernière est confirmée par la lecture franciscaine des Ecritures :

« La philosophie franciscaine, comme on l'a noté chez Duns Scot, tient d'autant plus à insister sur la valeur de la liberté de l'individu qu'elle lui paraît une exigence de la vie chrétienne. En ce point encore, elle s'oppose à la doctrine d'Aristote : il y a dans l'aristotélisme comme un reflet du régime de la cité grecque, où l'individu n'est encore qu'un élément de la cité ; aussi Aristote enserre-t-il la conduite de l'individu dans le réseau d'une morale close, où tous ses devoirs peuvent en principe être définis. Mais le propre de la morale chrétienne ne saurait être d'obéir à un ordre abstrait que commanderait la raison. Comme Dieu, créés à son image, les hommes ont mission d'exercer une potestas absoluta. L'acte méritoire, pour un chrétien, n'est point tant l'acte commandé : c'est au contraire l'acte gratuit, qui suppose la liberté ; c'est l'acte « surérogatoire », celui qui donne plus que ce qui est dû ; ainsi le bon Samaritain de la parabole charge-t-il l'hôtelier de soigner le voyageur blessé au-delà de ce qui serait dû en fonction de l'argent versé (« quodcumque supererogaveris », selon Luc, 10, 35) ; ainsi saint François ni ses moines n'étaient-ils obligés de faire voeu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance - ils s'y donnaient gratuitement2 ».

Si l'homme n'était pas libre en tant que cause efficiente, le christianisme n'aurait aux yeux d'Ockham plus de signification. L'acte moral n'est plus un accord avec notre nature ou avec la nature entendue comme cosmos. Il est assentiment de notre libre arbitre au monde créé de potentia ordinata par Dieu3. L'action morale est en conséquence comme un objet pour la volonté rationnelle d'un individu ainsi hissé au rang de sujet. En déliant la volonté humaine de ses lois internes, Ockham donne naissance à l'individu moderne.

Alors que Dieu inscrit chez saint Thomas la moralité en l'homme, il abandonne chez Ockham l'individu à son libre arbitre. Les potentialités indiquées par une volonté absolue en chacun sont vertigineuses. L'indétermination de la volonté serait insupportable. Elle doit s'aliéner dans une puissance ordonnée, sous peine des pires désastres. Or les limites ne sont plus intrinsèques. Ockham bride le libre arbitre par les commandements divins comme on canalise un fleuve avec des digues. Le devoir est plus rigide car prescrit de l'extérieur, et à la fois plus autonome, dépendant en dernier recours d'un choix4. Cette redéfinition de la liberté comme émanation du sujet est caractéristique de la modernité. La liberté est désormais pensée comme pouvoir infini dont l'individu est la source. Dieu a été remplacé par autrui :

1 Sur l'évidence, lire la section 3 de l'article de Maurice de Gandillac, « Guillaume d'Ockham » dans l'Encyclopédie Universalis. Sur la nécessité théologique, lire : André de Muralt, ibid., pp. 332 à 334.

2 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 262.

3 Sent. I, dist. XVII, qu. 2. Pour analyse : Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », p. 771.

4 Cette analogie entre un fleuve et la liberté individuelle moderne est un emprunt à Roger Labrousse. Cf. Introduction à la philosophie politique, Paris, Librairie Rivière et Cie, 1959, p. 133.

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« Article 4 - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la

société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi1 ».

Si les droits de l'homme sont le dogme de la modernité, la nature de cette transcendance est inédite dans l'histoire humaine2. A la différence des dieux, d'un Dieu unique ou d'un monarque, les droits de l'homme unissent le corps social sur une absence. Du bas Moyen Age à aujourd'hui, les sociétés occidentales se sont éloignées de Dieu, maîtrisant toujours mieux la nature au point d'avoir l'illusion de la dominer. L'absence de transcendance commune nous a conduit à nous diviniser nous-mêmes. La rationalité technique progresse, les phénomènes et catastrophes naturelles s'expliquent, la génétique permet à l'homme de créer le vivant. Si la loi, la morale, la religion ou la philosophie s'efforcent de canaliser ce soulèvement de puissance :

« L'instinct vital de la nature humaine rejette cependant cette solution comme une violence inacceptable, ce qui explique enfin pourquoi une certaine « sensibilité » contemporaine en arrive à éprouver toute autorité comme répressive, tout ordre comme injuste3 »

Nous oscillons désormais entre l'autonomie et la loi.

1 Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 26 août 1789.

2 « Une telle conception de la volonté et de la liberté est totalement étrangère à l'aristotélisme pour qui au contraire deux libertés humaines trouvent dans l'amitié le lien de leur perfection et en quelque manière, en raison de leur réciprocité, leur statut d'infinité. Ama et fac quod vis, disait Augustin avec la même profondeur. Il est vrai que pour Augustin, comme pour Aristote, la volonté désire naturellement ce qui lui est bon ». André de Muralt, op. cit., p. 80.

3 Ibid., p. 35. André de Muralt désigne par « cette solution » la tentative kantienne d'articulation de la liberté et la loi morale. Dans cette optique, les slogans de mai 68 illustrent par leur radicalité remarquablement ce conflit entre « moi » et « non-moi », tiraillant l'individu confronté à la gestion de sa propre puissance. La tension qui en résulte s'exprime par un rejet de toutes les structures d'ordre (« le sacré, voilà l'ennemi » ; « Je ne suis au service de personne (pas même du peuple et encore moins de ses dirigeants) », l'affirmation de la prévalence de l'individu (« Jouissez ici et maintenant » ; « Je décrète l'état de bonheur permanent »), un rapprochement de la morale et du droit au point de les incorporer (« La paresse est maintenant un crime oui, mais en même temps un droit »). Deux inscriptions murales résument la quintessence de notre modernité : « La liberté commence par une interdiction : celle de nuire à la liberté d'autrui » ; « Ni maître, ni Dieu. Dieu, c'est moi ». Bien que la finalité de ces slogans soit fondamentalement étrangère aux intentions d'Ockham, ils affirment comme son nominalisme l'inexistence de l'ordre, la primauté du singulier, la proximité de la morale et du droit. Ils sont une des conséquences possibles, en l'occurrence extrême et entièrement laïcisée, d'une métaphysique dont l'homme, entendu comme individu, est le centre. Ces slogans sont extraits d'une compilation réalisée par Michel Lévy : Interdit d'interdire - Les murs de mai 68, Paris, L'Esprit frappeur, 1998. Concernant l'ordre : pp. 31 et 39. Sur l'individu : p. 11 et 33. Sur l'enchevêtrement de la morale et du droit : p. 52. Pour les deux dernières citations : pp. 63 et 55.

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Le fondement de toute réflexion ockhamienne est son concept de Dieu omnipotent. D'une part, il permet l'élaboration de la première théorie connue des droits subjectifs : la querelle de la pauvreté conduit les franciscains à soutenir l'existence des jura poli émanant de tout individu en vertu d'une concession divine. D'autre part, il engendre un positivisme juridique radical, corollaire du refus du concept de relation. Ockham structure ainsi les concepts fondamentaux de la théorie des droits de l'homme à l'âge classique. L'enchevêtrement du droit et de la morale a pour corollaire une nouvelle conception de la liberté affranchie de la causalité finale et d'un ordre naturel intrinsèque, potentiellement illimitée. C'est l'avènement de l'individu abstrait, le droit qui organise son rapport au monde n'est plus une activité mais une pyramide de texte, une hiérarchie de normes au sommet de laquelle trône une pure volonté. L'articulation de ces éléments témoigne d'une intime cohérence de la pensée ockhamienne : la métaphysique en soutient les pans juridique et politique, qui eux-mêmes s'appellent mutuellement.

Ockham avait conscience de l'originalité de ses thèses. Toutefois, il est certain qu'il ne souhaitait, pas plus qu'il n'imaginait, l'ampleur des horizons que sa remise en question du cosmos antique dégagerait. Son nominalisme a conduit l'Occident à redéfinir le statut de l'homme sur des axiomes radicalement nouveaux :

« Pour la première fois, un théologien chrétien ose considérer que Dieu, l'être premier, éminemment parfait, souverainement aimable, infiniment provident, livre l'homme à l'arbitraire de sa toute-puissance, le rassurant à peine par l'aliénation qu'il s'impose à lui-même en se liant en puissance ordonnée. Certains concluront à une anticipation des visions contemporaines de l'homme, jeté dans le néant d'où il ek-siste, abandonné dans l'être dont il ne saisit pas le sens. Rien n'est plus étranger au terminisme occamien que ces frissons imaginaires d'angoisse métaphysique. La leçon a porté pourtant. Elle n'a pas suscité cet acte de foi auquel le franciscain qu'était Occam voulait suspendre toute théologie possible. Elle a engendré, pour longtemps et pour beaucoup, la haine de Dieu, celle qu'Occam envisageait comme l'une des fins possibles de la vie bienheureuse1 ».

La philosophie d'Ockham est un des aboutissements possibles de la pensée chrétienne. Il n'est pas surprenant qu'au bas Moyen Age (époque d'émancipation théorique et expérimentale à l'égard de la nature), ce soit un courant du christianisme (religion pour laquelle Dieu s'est fait homme par l'intermédiaire de son Fils) qui énonce la liberté individuelle absolue à venir. La glorification du pouvoir de Dieu est paradoxalement le signe d'un transfert progressif de sa puissance vers l'être qu'il créa à son image. Elle annonce la divinisation prochaine de l'homme2.

1 André de Muralt, op. cit., p. 248.

2 Quand l'homme est-il devenu Dieu ? Si la question est sans réponse définitive, de multiples pistes sont envisageables, parmi lesquelles la révolution industrielle (XIXe) ou le génie génétique (XXIe). Pour Théodore Monod, Hiroshima marque la fin de l'ère chrétienne qui, s'ouvrant avec Dieu se faisant homme, s'achève avec l'homme se faisant Dieu.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera