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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

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par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

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B. Nominalisme et contractualisme à l'âge classique

Le nominalisme d'Ockham est une réponse de la pensée aux mutations du monde médiéval. La complexification croissante de la société dont témoigne le mouvement communal dès le XIe siècle, l'amélioration de la productivité, la redécouverte de l'Antiquité par les textes, l'autonomie croissante des universités, sont autant de paramètres libérant peu à peu l'individu des tutelles théoriques et concrètes qui bridaient jusqu'alors l'expression de sa puissance. Le monde n'est pas encore désenchanté, mais il se rationalise peu à peu. La carte politique se redessine, le pouvoir temporel s'affranchit progressivement de la papauté, et Ockham ne naît que quelques décennies après la Magna Carta1. De l'animisme au monothéisme, de la géométrie d'Euclide à celle de Riemann, les théories qu'épouse une époque sont celles qui lui permettent de penser la réalité. Valider l'intuition de Michel Villey soutenant que le nominalisme serait la pensée ayant structuré notre modernité juridique pour la conduire aux droits de l'homme exige de prouver qu'Ockham ait substantiellement influencé la Renaissance et l'âge classique. Ces périodes font-elles écho aux thèses nominalistes ? Cette pensée avait-elle suffisamment d'ampleur pour faire basculer l'Occident dans la modernité juridique ?

Les voies exactes de diffusion de la pensée d'Ockham en Europe demeurent imparfaitement connues - pourrait-il d'ailleurs en être autrement ? - mais sont avérées. L'influence d'Ockham sur la théorie politique moderne est comparable à celle de Duns Scot en métaphysique2. Les doctrines qu'elle suscite n'en découlent pas par déduction, c'est plutôt sa structure de pensée, logique et axée sur le singulier, qui s'exerce en elles. Dès le XIVe siècle, sa métaphysique se propage dans les universités. Les répercussions politiques ne tardent pas :

« Buridan (mort en 1358), Oresme (mort en 1382), Pierre d'Ailly, mort en 1420 et déjà cité, ont subi fortement l'empreinte du nominalisme. (...) Un témoignage intéressant de la fortune de l'ockhamisme politique est fourni par le Songe du Vergier (1378), qui est une sorte de manifeste de gouvernement du roi Charles V, où sont évoquées dans leur ensemble les questions politiques, et notamment le problème des deux pouvoirs, temporel et spirituel, qui étaient alors au centre des préoccupations. Cet ouvrage, qui est une sorte de compilation de textes « empruntés » à divers auteurs, a très largement utilisé l'oeuvre politique d'Ockham à propos du problème des relations des deux pouvoirs, en transposant les thèses ockhamistes à la situation française3 ».

1 Rédigée en 1215, la Grande Charte est connue comme le premier texte soumettant le roi aux libertés individuelles des « hommes libres », et prévoyant des mesures précises de protection des sujets face à l'arbitraire. Elle annonce l'avènement futur des Déclarations ou Bills et défend un droit isonome et intemporel : « il est de Notre volonté et Nous ordonnons fermement que l'Eglise d'Angleterre soit libre et que les hommes de Notre Royaume aient et gardent les susdites libertés, droits et concessions, en paix librement, paisiblement, et entièrement, à eux et à leurs héritiers, de Nous et de nos héritiers, en tous lieu et occasion, à perpétuité » (art. 63).

2 Sur la réception métaphysique de Duns Scot et Ockham dans la philosophie moderne, lire André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 70 sq.

3 Encyclopédie universalis, article « Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.

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Du point de vue théologique, l'essor du nominalisme au XIVe siècle coïncide avec la mise à l'écart du Saint-Siège de la scène politique, particulièrement en France. Du point de vue temporel, grâce aux concepts de droit universel et de droits subjectifs, il transforme en théorie politique l'horizon métaphysique chrétien de liberté individuelle et d'égalité. Quelle fut son influence effective sur les grands penseurs de la modernité ?

1. L'ockhamisme et le droit selon Grotius

Hugo de Groot (1583-1645), dit Grotius, a joué un rôle prépondérant dans la philosophie moderne du droit en changeant d'une part sa méthodologie, et d'autre part la signification de ses concepts fondamentaux. Plusieurs aspects de sa pensée sont redevables de l'ockhamisme. Tout d'abord, le primat de la logique. Une fois identifiés les principes du droit, la raison oeuvre à la mise en évidence de leurs conséquences. Le plan du De jure belli ac pacis (1625) l'illustre. Chacun des trois livres renvoie à un principe fondamental du droit moderne. Grotius identifie l'essence de la guerre et de son droit (livre I), définit les guerres justes (livre II) et analyse leur conduite légitime (livre III). L'essence de la guerre renvoie à la liberté de l'homme car il faut définir ses droits et devoirs. La guerre juste renvoie à la propriété, source et fin des conflits marchands du XVIIe siècle. La conduite légitime de la guerre renvoie au comportement approprié en cas de conflit (dédommagement ou réparation). Une fois ces principes identifiés, les chapitres n'ont plus qu'à en énumérer les conséquences. Grotius suit ainsi la méthode ockhamienne consistant à déduire le droit de lois indiscutées.

Cette proximité formelle n'empêche pas une différence de contenu. Alors qu'Ockham affirme ne suivre que les commandements divins, Grotius croit l'esprit humain capable d'isoler des règles éternelles que même Dieu ne saurait changer :

« Tout ce que nous venons de dire [des droits naturels] auroit lieu en quelque manière, quand même

on accorderoit, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu'il n'y a point de Dieu, ou s'il y en a un, qu'il ne s'intéresse point aux choses humaines1 »

1 De jure belli ac pacis, discours préliminaire, § 11.

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En rupture avec la toute-puissance divine ockhamienne, Grotius est cependant dans la continuité de l'ockhamisme de Gabriel Biel (1425-1495) qui affirmait ce même argument deux siècles auparavant1. Ce théologien allemand a d'ailleurs joué un rôle important dans la diffusion européenne du nominalisme. Ses écrits sont un pont entre ceux Ockham et de Grotius. Si pour ce dernier le droit se déduit désormais de la nature de la raison, il accorde toujours, à l'image d'Ockham une place prépondérante à la potestas divine2. Ces deux penseurs ont en commun d'élaborer des systèmes à mi-chemin entre deux univers conceptuels. Le nominalisme est une pensée de l'individu. Qu'il revête différentes formes au cours des siècles est inévitable, mais n'en contredit pas l'unité.

Pour s'en convaincre, la définition grotienne du droit témoigne d'une franche proximité avec celle d'Ockham. Comme cette dernière, elle confond des termes que l'Antiquité s'efforçait de discriminer. Grotius donne une triple définition du droit. L'une rapproche pouvoir et droit, jus et potestas. Le droit est :

« une qualité morale, attachée à la personne, en vertu de quoi on peut légitimement avoir ou faire certaines choses ». « Les Jurisconsultes expriment la faculté par le mot de sien, ou de ce qui appartient à chacun. Pour nous, nous l'appellerons désormais Droit proprement ainsi nommé, ou Droit rigoureux. Ce Droit renferme le pouvoir ; la propriété ; et la faculté d'exiger ce qui est dû3 ».

Il s'agit d'un droit subjectif faisant corps avec un individu dont il est une qualité, non une simple attribution. L'individu est source du droit plus qu'il ne le reçoit. Une autre définition du droit rapproche Grotius d'Ockham en ce qu'ils entremêlent tous deux droit et morale :

« Il y a un troisième sens du mot Droit, selon lequel il signifie la même chose que celui de Loi, pris dans sa plus grande étendue, c'est-à-dire, lors qu'on entend par la Loi, une règle des actions morales, qui oblige à ce qui est bon et louable. (...) Je dis, encore, que la Loi oblige à ce qui est bon et louable, et non pas simplement à ce qui est juste ; parce que le Droit, selon l'idée que nous y attachons ici, ne se borne pas aux devoirs de la justice, telle que nous venons de l'expliquer, mais

embrasse encore ce qui fait la matière des autres vertus4 ».

1 Commentaire des Sentences, II, dist. 3, art. 2 (cité par Michel Villey, op. cit., p. 239). Gabriel Biel reconnaissait Guillaume d'Ockham pour maître et s'efforça de développer les conséquences morales de son oeuvre. Pour approfondissement sur la pensée de Biel, lire Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », p. 771 sq.

2 « Si Dieu ordonne de tuer quelqu'un, ou de prendre le bien de quelqu'un, il n'autorise point par là l'homicide ou le larcin, deux choses dont le nom seul donne une idée de crime : mais, comme il est le Maître Souverain de la vie et des biens de chacun, ce qu'il commande-là n'est ni homicide ni larcin, par cela même qu'il le commande » (Grotius, op. cit., I, 1, 10, 7).

3 Grotius, op. cit., I, 1, 4 et 5. A noter que cette citation illustre au mieux un regard le droit romain fondamentalement erroné aux yeux de Michel Villey. Pour ce dernier, le droit romain n'était pas faculté individuelle, mais attribution temporaire et conditionnée aux individus. Cf. Le droit et les droits de l'homme, chapitre 5 : « Qu'est le « droit » dans la tradition d'origine romaine ? ».

4 Ibid., I, 1, 9. Ockham confond déjà en son temps loi et droit. Voir le présent travail : partie II, chapitre I, section B, 1.

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Cette absorption de la moralité dans le droit par l'intermédiaire du concept de loi est essentielle à Grotius pour la fondation d'un droit international. Afin de créer des règles communes réglant les rapports entre peuples aux moeurs parfois diamétralement opposées, il est nécessaire d'aplanir les différences en décrivant une hypothétique communauté morale primitive (respect de la parole donnée, de la propriété), pour ensuite en déduire des règles de droit, étrangement conformes aux intérêts commerciaux et militaires des Pays-Bas. Grotius apporte à l'Occident ce qu'Ockham offre à son Ordre : une théorie aussi avantageuse qu'exigée par les circonstances. Difficile de dire si ce sont les intérêts qui guident les théories ou l'inverse. On peut cependant constater qu'une théorie solide mais contraire aux intérêts dominants lors de son énonciation n'a souvent qu'une faible portée1. Grotius utilise en fait les principes moraux millénaires (ne pas voler, respecter autrui...) dans leur version chrétienne pour les intégrer à un droit qu'il lui faut redéfinir du point de vue de la raison2, et non de l'observation de l'inaccessible loi naturelle antique.

Le XVIIe siècle occidental a besoin d'un droit pragmatique et efficace. Ses théoriciens ont la certitude d'être désormais en capacité d'identifier la nature et le contenu de ce droit que l'Antiquité romaine, procédant par jurisprudence, avait renoncé à définitivement énoncer3. Cette prévalence de la raison humaine s'explique par la croissance exponentielle de son emprise sur le monde. Grotius est cartésien avant la lettre. Son De jure belli ac pacis réalise déjà le projet d'une démonstration claire et distincte à partir de vérités indubitables. Son plan est à la sphère juridique ce que ceux des Regulae ad directionem ingenii (1628) et du Traité des passions de l'âme (1649) sont respectivement pour l'épistémologie et la morale. Il s'agit d'identifier des axiomes que la logique permet ensuite de déployer.

Au final, les théories grotienne et ockhamienne définissent le droit de l'individu et l'articule à la sphère politique par un procédé similaire :

« A la vérité, chacun a naturellement droit de résister, pour se mettre à couverts des injures qu'on veut lui faire ; comme nous l'avons dit ci-dessus. Mais du moment qu'on est entré dans une Société Civile, établie pour maintenir la tranquillité publique, l'Etat acquiert sur nous, et sur ce qui nous appartient, un droit supérieur, autant qu'il est nécessaire pour cette fin. Ainsi l'Etat peut, pour le bien de l'ordre et du repos public, interdire l'usage illimité de ce droit envers tout autre personne4 »

1 Las Casas (1474 - 1566) ne parvint pas à réellement protéger les Indiens des colons. Même les édits et lois des rois portugais et espagnols ne le purent.

2 « Car le mot Droit ne signifie par autre chose que ce qui est juste (...). Or l'Injuste, c'est ce qui est contraire à la nature d'une société d'Etres Raisonnables ». Grotius, op. cit., I, 1, 3, 1.

3 Ce que le Digeste exprime clairement en L, 17.1 : « Non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regula fiat » (« le droit n'est pas tiré de la règle, mais du droit qui existe est tirée la règle »).

4 Grotius, op. cit., I, 4, 2, 1.

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Malgré son conservatisme et l'étendue des pouvoirs qu'il accorde au monarque, Grotius reconnaît lui aussi que le droit des sujets est potentiellement « illimité », que seule une liberté individuelle est légitime à restreindre une autre liberté individuelle, et qu'un droit de résistance au souverain existe dès lors que ce dernier n'agirait pas dans le respect de sa finalité. L'objectif du politique est identique dans les deux systèmes. Il ne s'agit plus d'améliorer la vertu des citoyens mais d'assurer leur coexistence par une politique artefact1.

Le sujet d'Ockham ou Grotius n'est pas encore le sujet moderne absolument libre. Leurs systèmes s'appuient encore sur une transcendance que le cogito fera vaciller. Alors que Descartes reconstruit le monde autour de la seule conscience d'un sujet qu'il projette ainsi irréversiblement vers la modernité, Ockham et Grotius soumettent encore l'individu à une puissance tutélaire. Mais les deux parties du conflit moral moderne sont déjà co-présentes chez eux :

« Pour ce qui est de l'homme, [Ockham] en vient parallèlement, et Descartes une fois encore le suit très fidèlement, à définir la volonté humaine comme une puissance de l'âme non finalisée essentiellement, comme une puissance libre absolument de toute détermination objective, à qui Dieu impose de fait, dans un acte souverain indifférent, une loi morale. (...) De là est né cet antagonisme apparemment radical de l'autonomie et de la loi, de la spontanéité et de la règle, de la liberté et de l'autorité, qui marqua notre monde de son alternance, parfois sanglante, et dont nous n'avons pas fini d'éprouver les conséquences concrètes dans notre vie quotidienne, personnelle, politique ou

religieuse2 ».

Nous oscillons aujourd'hui entre la nécessité du respect d'une loi extrinsèque commune et notre soif inextinguible d'autonomie absolue. Kant lui-même n'a pu harmoniser ces deux pôles de l'agir que par l'exemple3. Le divin, le transcendant interdisait à l'homme la démesure. Mais comment circonscrire l'appétit individuel de puissance si Dieu même n'est plus en mesure de tempérer sa créature et que nos passions font le droit ? Vingt ans après Grotius, ce dilemme hante la philosophie de Hobbes (1588-1679) où le nominalisme occupe une place centrale.

1 La politique est un artefact puisque suite à la chute hors de l'Eden, l'homme se découvre sous une nature nouvelle, livré à lui-même.

2 André de Muralt désigne par « cette solution » la tentative kantienne d'articulation de la liberté et la loi morale. Cf. L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 35.

3 C'est le fond de la critique nietzschéenne : « Sans même vouloir examiner la valeur d'affirmations comme celle-ci : «Il y a en nous un impératif catégorique», on peut se demander ce que signifie pareille affirmation de la part de celui qui la profère. (...) plus d'un moraliste cherche à exercer aux dépens de l'humanité sa puissance et son imagination créatrice; plus d'un, et Kant peut-être est du nombre, donne à entendre par sa morale: «Ce qui est respectable en moi, c'est que je sais obéir, et il ne doit pas en être autrement pour vous que pour moi» » (Par-delà le bien et le mal, § 187)

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand