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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

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par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

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2. Le nominalisme de Thomas Hobbes

Le XVIIe siècle anglais est traversé par d'intenses conflits religieux et politiques. La bourgeoisie exerce une pression croissante en réaction à la tentation absolutiste de la monarchie et contraint Charles Ier à la signature de la Petition of right (1628)1. Le Parlement n'étant malgré cela plus convoqué que dans l'intérêt du roi, une révolution violente conduit à la décapitation du souverain en 1649. Ce contexte se double d'un climat économique de lutte acharnée pour la captation des richesses. Les incessantes querelles du monde tel que Hobbes l'observe lui inspirent une anthropologie sombre2. Parvenir à la paix devient pour lui une obsession. Il élabore pour ce faire une théorie politique parmi les plus célèbres, mais dont la majorité de ceux qui s'y réfèrent ignore les sources nominalistes. A la différence des penseurs de l'Antiquité, Hobbes ne peut recourir à l'analyse de la nature en général. La nature, rationalisée et scientifique, est à présent silencieuse sur le plan métaphysique. Ce silence avait conduit Grotius à introduire en son sein une morale qu'il prétend après coup découvrir3. La méthode hobbesienne est marquée pour sa part par l'empirisme anglais. Beaucoup plus pragmatique, il observe les hommes tels qu'ils sont et infère sa théorie de leurs comportements bruts. Quels liens cette pensée entretient-elle avec celle d'Ockham ?

Un lien méthodologique tout d'abord. Pour les deux penseurs, il n'est de connaissance naturelle possible qu'inférée du singulier4. Hobbes connaît bien la théorie ockhamienne de la connaissance pour avoir étudié plusieurs années la scolastique à Oxford, université où Ockham s'était formé avant d'y enseigner. Mais, laïc et non franciscain, vivant au sein d'une société bien

1 Ce texte travaille à la soumission du pouvoir à des impératifs supérieurs au simple bon vouloir royal : « il est déclaré et arrêté par un statut fait sous le règne d'Edouard 1er, et connu sous le nom de statut de tallagio non concedendo, que le Roi ou ses héritiers n'aient de taille ou aide dans ce royaume sans le consentement des archevêques, évêques, comtes, barons, chevaliers, bourgeois et autres hommes libres des communes de ce royaume; que, par l'autorité du Parlement, convoqué en la 25e année du règne du roi Edouard III, il est déclaré et établi que personne ne pourrait être à l'avenir contraint de prêter malgré soi de l'argent au Roi, parce que l'obligation était contraire à la raison et aux libertés du pays » (art. 1).

2 Hobbes était aussi obsédé par l'objectif d'une vie longue que saisit d'effroi au regard de la barbarie de son époque : « Certains hommes sont d'une nature si cruelle qu'ils prennent plus de plaisir à tuer des hommes que toi à tuer un oiseau » (in Jon Aubrey, Briev Lifes, Londres, 1949, p. 157, cité par Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Paris, Le Serpent à Plumes, 1998, p. 4.

3 « une de ces choses propres à l'homme, est le désir de la Société, c'est-à-dire, une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières lui suggèrent ; (...) ce soin de maintenir la Société d'une manière conforme à l'Entendement Humain, est la source du Droit proprement nommé, et qui se réduit en général à ceci : Qu'il faut s'abstenir religieusement du bien d'autrui, et restituer le profit qu'on peut en avoir entre les mains, ou le profit qu'on en a tiré : Que l'on est obligé de tenir sa parole : Que l'on doit réparer le dommage qu'on a causé par sa faute : Et que toute violation de ces Règles mérité punition ». Grotius, op. cit., Discours préliminaire, § 8, p. 7 sq.

4 Pour Ockham, Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section C, 1.

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plus complexe et différenciée, il peut en déployer les conséquences avec beaucoup plus d'envergure. Il dégage une science sociale rationnelle dont le fondement n'est plus Dieu mais la nature de l'individu :

« Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l'on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce; ainsi en la recherche du droit de l'État, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république1 ».

Comme chez Ockham, la nature de l'individu détermine le politique. La diffusion européenne du nominalisme a influencé la méthode résolutive-compositive de l'Ecole de Padoue dont Hobbes est familier (il y a séjourné en compagnie de Galilée).

Cette proximité méthodologique se retrouve sur le terrain juridique. Les auteurs passés, n'ayant pas prêté attention à la nature humaine, ont été incapables selon Hobbes de penser le droit pour lui-même. Comme Ockham, il considère qu'ils se sont payés de mots alors que ces derniers ne sont qu'outils de la pensée2. Une redéfinition de ces concepts fondamentaux du droit s'impose. Elle est d'autant plus aisée pour un auteur qui n'est pas juriste, à l'image d'Ockham. Féru de sciences, d'épistémologie, d'histoire ancienne et religieuse, Hobbes est doté d'une culture encyclopédique encline à l'unification des différentes branches du savoir. Il définit ainsi les termes juridiques à la lumière de la nature immanente, et non de l'Ecriture sainte comme Ockham :

« Le DROIT DE NATURE, que les auteurs nomment couramment jus naturale, est la liberté que chaque homme a d'user de son propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature, c'est-à-dire de sa propre vie ; et, par conséquent, de faire tout ce qu'il concevra, selon son jugement et sa raison

propres, être le meilleur moyen pour cela3 ».

Le droit n'est plus que pouvoir (power). La justice aristotélicienne des rapports s'efface définitivement au profit de la seule confrontation des puissances. L'individu est désormais la source et la fin de ses droits, par conséquent inaliénables. Les caractéristiques du jus poli submergent tout le territoire juridique. Hobbes établit une équivalence entre la liberté chrétienne et le droit de l'individu, mais à la différence d'Ockham, pour qui seul l'usus facti des biens

1 De Cive, préface.

2 « Les mots sont les jetons des sages, qui ne s'en servent que pour calculer » (Léviathan, IV). « Que dirons-nous maintenant si peut-être le raisonnement n'est rien autre chose qu'un assemblage et enchaînement de noms par ce mot est ? D'où il s'ensuivrait que, par la raison, nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant les appellations, c'est-à-dire que, par elle, nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les conventions que nous avons faites à notre fantaisie touchant leurs significations » (Objection quatrième aux Méditations métaphysiques).

3 Léviathan, XIV.

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nécessaires à notre conservation est inhérent à notre nature, Hobbes soutient le caractère potentiellement illimité de tout droit.

Chaque droit est en théorie infini en raison de son foyer. Alors que pour Ockham le droit est don, il est pour Hobbes inféré d'une passion : la crainte de l'avenir.

« tout comme Prométhée (mot qui, traduit, signifie l'homme prudent) était attaché sur le mont Caucase, lieu d'où l'on voit très loin, où un aigle, se nourrissant de son foie, dévorait le jour ce qui s'était reconstitué pendant la nuit, l'homme qui regarde trop loin devant lui par souci du temps futur a tout le jour le coeur rongé par la crainte de la mort, de la pauvreté, ou d'une autre infortune, et son angoisse ne connaît aucun repos, aucun répit sinon dans le sommeil1 ».

Cette peur est telle qu'elle engendre un droit sur toute chose (jus in omnia). L'incertitude engendre la crainte, la crainte le droit. Le droit est donc absolu et rien ne peut légitimement s'opposer à ma quête de sécurité :

« Et parce que la condition de l'homme (...) est d'être dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu'il n'y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l'aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s'ensuit que, dans un tel état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d'un autre homme2 ».

Le droit surgit par comparaison de puissance. Considérer le juridique selon la stricte immanence implique pour Hobbes que le simple fait d'être mortel confère des droits à l'individu. Ce n'est plus en tant que titulaire d'une parcelle de la potestas absoluta divine que j'ai des droits, mais en tant que sujet à la peur. Dieu même ne saurait me contraindre à renoncer à ma recherche désespérée, incessante de puissance. Pour Nicolas Israël3, l'anthropologie de Thomas Hobbes réalise dans la sphère juridique ce que Descartes accomplit en métaphysique. Le timeo (« je crains ») est au droit ce que le cogito (« je pense ») est au monde : un point fixe à partir duquel le sujet peut construire un système en complète autonomie. Quand bien même Dieu me tromperait-il en permanence, j'ai la certitude de mon existence au moment où je la conçois4. Quand bien même le tout-puissant m'ordonnerait-il de renoncer à mon droit sur toutes choses au péril de ma sécurité, j'ai le droit de me soustraire à son commandement. Mon droit est absolu car ma liberté en vue d'assurer ma conservation est totale.

La perspective hobbesienne est radicale mais ne rompt pas pour autant le nominalisme ockhamien. Hobbes accomplit, accompagne, adapte cette pensée à un monde nouveau. L'individu

1 Léviathan, XII.

2 Léviathan, XIV.

3 Ancien Professeur de philosophie à l'Université Jean Moulin Lyon III.

4 Dieu « ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit » (Méditation Seconde).

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demeure isolé face à un Dieu tout-puissant, et titulaire, en dépit de toute association politique, de droits inaliénables :

« l'objet des actes volontaires de chaque homme est quelque bien pour lui-même. C'est pourquoi il existe certains droits tels qu'on ne peut concevoir qu'aucun homme les ait abandonnés ou transmis par quelques paroles que ce soit, ou par d'autres signes. Ainsi, pour commencer, un homme ne peut pas se dessaisir du droit de résister à ceux qui l'attaquent de vive force pour lui enlever la vie : car on ne saurait par là concevoir qu'il vise quelque bien pour lui-même. On peut en dire autant à propos des blessures, des chaînes et de l'emprisonnement1 ».

L'apport hobbesien réside dans l'étendue du droit subjectif. Si l'identification des biens du jus poli était déjà difficile chez Ockham, elle était au moins envisageable, d'une part car elle ne concernait que l'accès aux biens minimum, d'autre part car la question du politique ne se posait pas réellement. Le cas échéant, les moines étaient enjoins à fuir en une contrée moins hostile. Ce problème est insoluble dans le système de Hobbes. Dieu même ne peut que constater les accumulations individuelles de puissance. Dans la quête éperdue de puissance, il est impossible de séparer le nécessaire du superflu2. La crainte que m'inspire ma propre faiblesse découple finalemnt les concepts de Dieu et de droit subjectif : mon droit est généré par ma seule nature. Hobbes laïcise ainsi la théorie juridique ockhamienne. Elle peut désormais servir de socle à la théorie des droits de l'homme.

La proximité politique du nominalisme et des droits de l'homme revêt trois aspects. Elle concerne en premier la définition de la loi, désormais produit de la seule volonté3. Cette volonté peut être celle de Dieu (Ockham), du Léviathan (Hobbes) ou du peuple, mais la nature n'est plus un système dont il faut scruter le sens. Il n'est pas d'interdictions ni d'obligations en dehors de la loi4. Pour Aristote, la nature génère la lex sur lequel la cité calque le jus. L'état de nature hobbesien

1 Léviathan, XIV. Sur la toute-puissance divine, lire le chapitre VIII.

2 Pour Ockham, voir le présent travail : partie II, chapitre I, section A, 1. Pour Hobbes : « par sécurité, je n'entends pas ici la seule préservation, mais aussi toutes les autres satisfactions de la vie, que tout homme pourra légalement acquérir par sa propre industrie ». Léviathan, XXX.

3 Chez Ockham : voir le présent travail : partie II, chapitre 1, section B, 1.

Chez Hobbes : « par LOI CIVILE, il faut entendre ces règles dont la République, oralement ou par écrit, ou par un autre signe suffisant de la volonté, a commandé à tout sujet d'user pour distinguer le bon et le mauvais [right and wrong] , c'est-à-dire ce qui est contraire et ce qui n'est pas contraire à la règle » (Léviathan, XXVI) et « aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera » (ibid., XIII).

Dans la Déclaration de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation » (art. 6).

4 Pour Hobbes : « là où aucune convention n'a précédé, aucun droit n'a été transmis, et tout homme a droit sur toute chose et, par conséquent, aucune action ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors la rompre est injuste, et la définition de l'INJUSTICE n'est rien d'autre que la non-exécution de convention [the not performance of covenant]. Et tout ce qui n'est pas injuste est juste » (Léviathan, XV).

Pour la Déclaration de 1789 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas » (art. 5). Cet article est particulièrement saisissant des répercussions du nominalisme sur les droits de l'homme. Il pourrait être incorporé dans le texte du Léviathan en plusieurs chapitres (XII ou XXVI par exemple) sans dénoter.

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renverse ce rapport, de la nature découle le jus et de la cité la lex. Les volontés individuelles étant désormais source unique des lois, la loi divine n'est plus au sommet de la pyramide des normes comme dans le système d'Ockham. C'est dans sa forme radicale, sécularisée, que le positivisme détermine la sphère politique. Deuxième similitude, la liberté nominaliste est potentiellement infinie, et ne peut être circonscrite que dans l'intérêt commun des singularités s'efforçant de constituer un corps politique1. L'individu n'accepte l'aliénation de sa liberté qu'en vue de gagner en qualité ce qu'il perd en étendue. Troisième aspect, dans l'éventualité où la puissance publique n'agirait pas de manière caractérisée pour le bien de tous ses administrés, chacun d'eux recouvrerait instantanément son pouvoir dans toute son ampleur. Le nominalisme fonde sur la nature de l'individu - et non sur la nature - un droit de résistance qui peut s'exprimer devant les tribunaux ou par la fuite permettant de se soustraire à l'autorité (Ockham), par le recouvrement de son jus in omnia (Hobbes), ou par le combat dans ses multiples formes possibles (Déclaration de 1789)2. Un contrat n'est jamais établi sans rétention, quels qu'en soient les termes ou les circonstances, je conserve certains de mes droits. L'édifice politique nominaliste n'est-il pas dès lors beaucoup plus fragile que les constructions réalistes ? Du fait de son nominalisme, Hobbes est confronté aux mêmes problèmes qu'Ockham. Une association politique ayant la volonté individuelle pour point de départ peut-elle être stable et pérenne ?

Le défi consiste pour le nominalisme de Hobbes à établir un contrat à partir d'une passion. La crainte de la mort violente étant à la fois la justification et le moteur de l'association, elle risque également de la détruire à tout moment. Hobbes dissocie les Républiques d'institution et d'acquisition3. La première ne semble néanmoins être qu'une possibilité logique car dans l'état de nature, il est impossible, voire suicidaire, de renoncer le premier à son droit sur toutes choses. Comment passer de la juxtaposition des libertés individuelles à leur coordination en un corps social ? La République d'acquisition est une piste plus pragmatique, l'unité politique résultant nécessairement, à un moment ou un autre, d'un coup de force. Le dilemme du nominalisme est

1 Pour Hobbes : « On entend par LIBERTE, selon la signification propre de ce mot, l'absence d'obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a de faire ce qu'il voudrait, mais ne peuvent l'empêcher d'user du pouvoir qui lui est laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement et sa raison » (Léviathan, XV).

Pour la Déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » (art. 4).

2 Chez Ockham, voir le présent travail : partie II, chapitre 1, section A, 2. Chez Hobbes : Léviathan, XIV. Dans la Déclaration française : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression » (art. 2) ; la remise en cause d'un ou plusieurs de ces droits rendrait légitime l'opposition au souverain.

3 Léviathan, XIX (institution) et XX (acquisition). Cette distinction classique est également présente chez Ockham en Court traité, IV, 10.

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ensuite de parvenir à établir un contrat qui tienne en respect l'individu sans pour autant bafouer ses droits fondamentaux. La solution de Hobbes témoigne en tout cas de son influence sur la théorie des droits de l'homme. Contrairement à ce qui est souvent écrit, la monarchie absolue hobbesienne n'est pas une tyrannie : les devoirs du souverain sont nombreux et contraignants1, mais surtout, l'édifice politique dépend ultimement, casualiter disait Ockham, de la volonté des individus. S'il est vrai que les occasions légitimes de se retirer de l'association politique sont strictement définies2, elles existent. Pour tout nominalisme politique, le sujet possède à l'égard du souverain un pouvoir analogue à celui de Dieu sur la Création3. Les circonstances varient d'un auteur à l'autre, selon sa tolérance au désordre, peut-être aussi de l'intensité des conflits de son époque. Mais un principe commun de tout nominalisme est de faire de l'individu la source et la fin de l'association politique. Si les grands auteurs contractualistes ne s'accordent évidemment pas sur une métaphysique commune, ils reconnaissent à l'individu des droits subjectifs, et sont par conséquent tributaires du nominalisme. Là est la véritable influence du nominalisme sur la théorie des droits de l'homme.

L'oeuvre de Hobbes est d'une importance capitale car elle place la nature et la volonté humaines comme fondements uniques de la pensée politique. Reconstituant l'édifice politique à partir d'une passion individuelle (timeo), il fonde le droit naturel, mais la nature n'est plus Création (Ockham, Grotius), elle est pure nécessité. Ainsi, il « ancre la raison et la société civile dans la vie4 ». La conjonction de la métaphysique nominaliste et de la rationalisation du monde, à laquelle d'ailleurs il participe, induit deux caractéristiques de la modernité. Premièrement, une radicalisation du positivisme juridique : le volontarisme divin ockhamien a cédé la place au volontarisme strictement humain. Hobbes est beaucoup plus moderne que Grotius car en plongeant les racines du droit dans la nature de l'individu, il pense un droit dissocié de la moralité. Alors que Grotius soumet la volonté et le droit à la nature, Hobbes réduit la nature du droit à notre volonté. Il adapte en fait le nominalisme à la modernité :

« un extrême nominalisme, pour lequel les notions de juste et de droit ne sont rien que des termes, qui n'ont de sens que référés aux volontés et appétits des individus, seules réalités actuelles, ou comme produits d'une création arbitraire du prince ; un nominalisme pour lequel les cités ne peuvent être que créations artificielles5 ».

1 De Cive, XIII ; Léviathan, XXIV et XXX.

2 Léviathan, XIV et XXI.

3 « De même que Dieu crée le monde, continûment à chaque seconde, ainsi l'existence de Léviathan est-elle une création continue des volontés individuelles ». Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, p. 584.

4 Dominique Colas, La pensée politique, Paris, Larousse, 1992, p. 221.

5 Michel Villey, op. cit., p. 566.

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Deuxièmement, il laïcise la théorie politique. Bien que les Ecritures soient omniprésentes dans ses ouvrages, le religieux n'interfère pas dans la sphère temporelle à laquelle il est d'ailleurs soumis1. Ces deux aspects décisifs sont en puissance contenu dans le nominalisme ockhamien. Dès lors que la loi n'est plus le produit que d'une pure volonté, elle ne dépend potentiellement que des hommes. L'incessant recul de la puissance papale depuis le XIIIe siècle a dégagé la voie à un nominalisme laïc. Ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une doctrine élaborée en grande partie par un moine glorifiant la toute-puissance de Dieu soit devenu la trame théorique permettant de penser un monde désenchanté ou la créature et non le Créateur fait loi.

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