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L'enseignement de l'histoire en Bolivie

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par Julian Saint-Martin
Université Paris 7 Paris Diderot - Master 2018
  

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PARTIE 1: L'évolution de l'enseignement de

l'histoire en Bolivie, des transformations

constamment dictées par la question indigène.

L'enseignement de l'histoire en Bolivie, l'importance qu'on lui a attribuée et son utilisation ont suivi les grandes évolutions des politiques éducatives. L'enseignement de l'histoire permet de doter un peuple de références communes. De l''apprentissage d'un passé commun, les pouvoirs publics attendent en général le développement d'un sentiment d'appartenance à une même nation, que l'histoire façonne des identités et crée une société partageant les mêmes valeurs mais aussi donnant à chacun sa place. L'enseignement historique permet de se rendre compte des représentations de la nationalité bolivienne qu'avaient les dirigeants selon les périodes. En particulier, cet enseignement permet de constater les politiques d'intégration, d'assimilation ou d'exclusion, qui sont mises en place envers les minorités à travers les politiques éducatives.

Avant la colonisation, les peuples indigènes transmettaient leurs connaissances dans le cadre de la famille, par le travail et par l'expérience de la vie. Plutôt qu'une discipline historique, il s'agissait de récits de légendes et des vies passées des anciens64 . Cependant, la multitude de peuples qui occupaient le territoire actuel de la Bolivie présentaient des situations hétéroclites. La colonisation s'est grandement appuyée sur l'Église catholique pour se légitimer et pour structurer un nouveau territoire. Ainsi, l'éducation des indigènes se résumait souvent au catéchisme dans le but de propager la foi catholique. Le catéchisme et l'évangélisation s'appliquaient par la mémorisation en espagnol, remplaçant ainsi la pratique par l'apprentissage65 . Avec l'indépendance et la mise en place de la République en 1825, les enjeux de l'enseignement de l'histoire évoluèrent. La Bolivie est un pays « fabriqué » pour reprendre l'expression de Françoise Martinez66. En effet, le territoire de ce nouveau pays n'est pas établi sur une ancienne entité politique ou sur un groupe culturel uni, bien au contraire, puisqu'il présente une grande diversité de cultures et d'ethnies. Ainsi, le concept de nation bolivienne est très théorique lors de la mise en place de la République67. A partir de ce moment, le principal rôle de l'enseignement de l'histoire est officiellement la création de la nation et de l'identité nationale. Des écoles sont alors construites à travers le pays afin de diffuser des valeurs civiques communes à partir de la vie des héros et de l'apprentissage des caractéristiques du territoire bolivien. L'histoire à l'école a alors comme mission de fabriquer l'amour pour la patrie et l'esprit civique. Des années 1860 aux années 1930, l'État ne produisait pas de matériel pédagogique pour ces enseignements. Il s'agissait d'intellectuels qui écrivaient des brèves d'histoire que le gouvernement choisissait selon leur contenu. Pour ce qui est de la méthode, l'apprentissage par coeur reste de mise68. Ainsi, on trouvait différentes histoires selon les régions, mais il ne s'agissait pas pour autant d'histoires indigènes ou locales. Bien que les récits historiques fussent critiques envers le colonialisme, le blanc restait le modèle à suivre dans la société bolivienne.

64 CHOQUE CANQUI Roberto: «La educación indigenal boliviana. El proceso educativo indígena-rural» en Revista Estudios Bolivianos 2. La Paz. 1996 et COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005 ainsi que les témoignages d'anciens guaranis.

65 Ibid.

66 MARTINEZ Françoise, "Régénérer la race". Politique éducative en Bolivie (1898-1920), Paris : IHEAL-La Documentation Française, 2010

67 Ibid.

68 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.

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En 1898, un conflit éclate entre les conservateurs au pouvoir depuis 20 ans et les libéraux. Ces derniers accèdent au pouvoir en 1899 notamment grâce à leur alliance avec les mutins indigènes. Les libéraux mettent en place un projet de modernisation du pays69. Dans la conception évolutionniste70 et positiviste71 de l'époque, les élites pensaient la modernisation de la Bolivie possible seulement si les populations indigènes, ignorantes et considérées comme un frein au progrès, étaient civilisées. Plus encore, les mutineries de la masse indigène contre les oligarques blancs en 1898 ont réveillé la peur de l'indigène. Cette double raison explique le projet visant à « civiliser » l'indigène et à créer un sentiment d'unité dans cette société inégalitaire. Ainsi, le projet libéral est le premier à s'appuyer principalement sur l'éducation. C'est donc pour des raisons politiques que l'éducation s'adresse au plus grand nombre, et ce faisant, les enjeux de l'enseignement de l'histoire évoluent. Celui-ci vise désormais à façonner une identité nationale ainsi qu'à conserver la hiérarchie sociale et ethnique tout en la légitimant. Pour ce faire, l'histoire (ainsi que les sciences « dures ») est enseignée de manière à démontrer la supériorité de la race blanche face aux indigènes et autres races aux histoires de vaincus et de colonisés. Les blancs sont présentés comme les plus aptes à diriger le pays. Suivant les idéologies du gouvernement, la Bolivie est « malade » du fait des indigènes, il faut donc la « régénérer » en « civilisant » les indigènes72. Cette éducation civilisatrice se traduit finalement par une « désindianisation73 ». L'école cherche à créer une identité nationale en imposant des rites nationaux au détriment de rites locaux. L'école devient un lieu d'apprentissage du patriotisme74. De manière plus concrète, la réforme éducative libérale de 1899 à 1920, construite à l'aide de consultants européens, met en place les matières d'histoire, de géographie et d'instruction civique. Cette réforme introduit les premières tentatives de sortie d'un apprentissage historique basé sur la mémorisation, mais son contenu reste très factuel75.

Parallèlement à cette éducation civilisatrice en espagnol, apparaît un projet indépendant dans l'ayllu76 de Warisata, une communauté du département de La Paz à partir de 1931. Un paysan aymara, Avelino Sinani, qui apprenait à lire aux enfants de sa communauté dans une école clandestine et Elizardo Perez, un enseignant rural envoyé par l'État, s'associèrent pour former une école d'un nouveau genre à Warisata. En plus de salles de classe, cette école comprenait des dortoirs mais aussi de ateliers pour pratiquer le tissage, le travail du bois et de la forge ainsi qu'un grand jardin pour acquérir les savoirs agricoles. En effet, l'école de Warisata était extrêmement innovante puisqu'elle proposait non seulement d'adapter totalement l'enseignement au quotidien dans la communauté, de suivre les valeurs aymaras mais aussi d'enseigner en langue aymara. Ainsi, les enfants participaient au travail communautaire, apprenaient par la pratique de l'artisanat, du chant et de l'agriculture aymara dans les principes fondamentaux de la réciprocité et de la solidarité. Le succès de cette école fut tel que l'école de Warisata devint le centre d'un ensemble de quatre écoles reproduisant ce modèle en 1934, puis de 33 écoles en 1936 dans plusieurs régions andines du pays.

L'expansion de cette forme d'éducation communautaire allait à l'encontre du projet politique

69 FISBACH Erich, La Bolivie, ou l'histoire chaotique d'un pays en quête de son histoire, Paris, Editions du Temps, 2001.

70 L'évolutionnisme est un concept anthropologique qui avance que toutes les sociétés évoluent en suivant les mêmes étapes vers le modèle de la société occidentale.

71 Le positivisme place la science comme base de tous raisonnements, ce courant présente l'histoire comme une évolution linéaire d'un mode de pensée basée sur la théologie et sur les mythes vers une conception des événements et du monde plus rationnelle, basée sur le scientifique.

72 MARTINEZ Françoise, "Régénérer la race". Politique éducative en Bolivie (1898-1920), Paris : IHEAL-La Documentation Française, 2010

73 FISBACH Erich, La Bolivie, ou l'histoire chaotique ...

74 MARTINEZ Françoise, "Régénérer la race".

75 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.

76 Communauté quechua ou aymara pratiquant le travail collectif, dont les membres se revendiquent d'une origine commune.

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homogénéisateur et à l'encontre du fonctionnement économique du pays. En effet, les grands propriétaires miniers et terriens, très influents sur le pouvoir, virent en cette éducation un danger pour l'ordre établi et le fonctionnement de leurs entreprises. Les indigènes éduqués auraient la possibilité de connaître leurs droits et de se défendre face aux exploitations et abus des élites blanches. Pour ces raisons, l'école de Warisata et toutes les écoles satellites furent détruites et interdites par le gouvernement bolivien en 194177.

L'évolution de l'enseignement de l'histoire depuis la colonisation jusqu'au XXème siècle est révélatrice de l'imprégnation profonde des valeurs coloniales dans les structures de l'éducation bolivienne. Mais aussi de la continuité de la représentation duale d'une élite blanche au centre de l'histoire et au pouvoir, opposée à une masse populaire et rurale indigène qui doit être civilisée par les premiers. L'enseignement de l'histoire est resté centré sur des héros et des faits, omettant toute histoire indigène ou de groupe. La méthode d'apprentissage par coeur, héritée du catéchisme, ne visait pas à développer un sens critique ou une identité propre, mais bien une culture générale puis des références communes dans un processus de construction de la nation. Finalement, l'instrumentalisation de l'enseignement de l'histoire ne s'est vraiment observée que lors du projet d'unité nationale et de modernisation par l'acculturation des indigènes du gouvernement libéral. Cependant, l'expérience de Warisata nous rappelle que la Bolivie est un grand pays qui présente une grande diversité de situations, parfois en décalage avec les décisions étatiques. Plus encore, cette expérience fonde la lutte pour la valorisation de la culture indigène dans l'éducation par des urbains comme par des ruraux dès 1931.

Chapitre I :Le développement de la discipline historique au service du projet nationaliste du MNR : la création d'une identité bolivienne unique de 1955 à 1971.

I-A/ Le développement de la discipline historique en Bolivie au service du gouvernement révolutionnaire.

La guerre du Chaco, de 1932 à 1935, crée un réel sentiment de patriotisme et fait sortir les indigènes de leur cadre rural en les impliquant dans la défense de la nation. Ce nationalisme ne cesse de croître jusqu'à son aboutissement avec la révolution menée par le MNR78 en 1952. Le MNR qui gouverne aux côtés des syndicats ouvriers, met en place plusieurs réformes afin de transformer la société selon son idéologie nationaliste, selon une vision marxiste de la société bolivienne79.

En Bolivie, il existe trois types d'écoles. Les écoles publiques, les écoles privées et les écoles religieuses. Les écoles « fiscales » sont financées par l'État et sont donc gratuites, ce sont les écoles les plus nombreuses et les plus fréquentées. Elles dépendent directement du gouvernement. Les écoles « particulares » quant à elles sont financées par les frais d'inscriptions des parents. Il existe cependant une grande variété d'écoles privées, certaines sont extrêmement onéreuses et donc réservées aux élites, tandis que d'autres sont relativement abordables pour les classes moyennes et présentent des conditions de travail relativement proches de celles des écoles publiques. Les écoles religieuses, dites de « convenio » fonctionnent grâce à l'entente de l'Église et de l'État. Elles sont

77 MARTINEZ, Françoise `«Pour Une Nation Blanche? Métisse? Ou Pluriethnique et Multiculturelle ? Les Trois Grandes Réformes Éducatives Du XXe Siècle», in Rolland Denis, Chassin Joëlle (Eds.), Pour Comprendre La Bolivie d'Evo Morales, Paris : Harmattan, 2007.

78 Parti politique Movimiento Nacionalista Revolucionario, fondé en 1942.

79 ROLLAND Denis, Pour comprendre la Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.

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construites dans les quartiers pauvres et elles sont orientées pour ces derniers. Les frais d'inscriptions sont donc minimes, mais ces écoles s'appuient en grande partie sur la participation des parents dans le processus éducatif des enfants. Le personnel enseignant est en majorité laïc, mais des membres du clergé interviennent souvent dans ces établissements. Ces trois types d'établissements offrent des formations de qualité très variable. Ce système est créateur de grands écarts de niveaux d'éducation entre les classes sociales. Les écoles de « convenio » sont apparues lors de la séparation de l'État et de l'Église dans la constitution de 1952. C'est à cette même époque, sous l'impulsion du MNR que l'éducation se développe de telle manière qu'entre 1952 et 1962, le nombre d'écoles, d'enseignants et d'élèves a doublé80.

Dans sa construction de la nation, le MNR octroie une grande importance à l'histoire. Ceci se traduit par l'opposition à l'aide de l'histoire révisionniste. En effet, dès 1942, dans le manifeste fondateur du parti, "Bases y principios de acción inmediata del Movimiento Nacionalista Revolucionario", on constate que la plus grande part de cet écrit consiste à une analyse de l'histoire bolivienne depuis l'empire de Tiwanaku à la guerre du Chaco. L'auteur de ce manifeste, José Cuadros Quiroga, dénonce alors historiographie libérale qu'il juge mensongère. Cet intellectuel explique le retard de la Bolivie, non pas par des raisons biologiques ou géographiques comme les libéraux le prétendaient, mais à cause des élites de propriétaires terriens et de mines, suivant l'idéologie du MNR qui base son discours sur la lutte contre l'oligarchie. Plus qu'un problème racial, il met en cause la classe bourgeoise qui accapare les richesses du pays. Des intellectuels proches du MNR81 ont ainsi rédigé des ouvrages historiques appliquant un prisme nationaliste révolutionnaire à l'histoire bolivienne. Ils y dénoncent l'accaparement des richesses par les oligarques, qui constituent une anti-nation face à la vraie nation, la classe moyenne, les paysans et ouvriers qui restaient dans la pauvreté à cause des premiers82. L'histoire devient donc un élément central pour se différencier des régimes précédents. De même, la critique d'une anti-histoire ou d'une historiographie anti-bolivienne révèle leur attention à l'enjeu politique de la maîtrise de l'histoire officielle.

Cette réécriture historique permet alors d'insérer l'avènement du MNR comme un événement majeur, au même titre que l'indépendance de la Bolivie. Les réécritures de l'histoire par les intellectuels du MNR permettent de légitimer leur parti, les présentant comme des nouveaux libérateurs face aux élites oligarchiques qui auraient volées l'indépendance à la véritable nation bolivienne. Il s'agit avant tout d'une histoire téléologique conduisant au MNR. Ce gouvernement fait donc ostensiblement de l'histoire un outil politique d'opposition et de légitimation. De ce fait, une fois au pouvoir, le parti révolutionnaire décide de développer la discipline historique en la professionnalisant, afin de s'en assurer le contrôle et en fait un des principaux moteurs du projet nationaliste. Le MNR accuse l'historiographique libérale d'avoir été oligarchique mais aussi de ne pas être basée sur assez de sources. Ainsi, le gouvernement du MNR crée en 1954 la commission nationale d'histoire qui doit constituer des archives nationales à la disposition des historiens83. Le but est de « reconstruire la vraie Histoire de Bolivie pour que la citoyenneté connaisse son authentique passé.84 ». Dans les faits, cette commission avait avant tout pour but de donner un crédit supérieur à l'historiographie révolutionnaire. Néanmoins, cet effort est révélateur de la nouvelle importance donnée à la véracité historique auprès des citoyens. L'accès à une histoire cachée ou faussée par des autorités ennemies du peuple est un discours qui devient récurrent à partir de ce moment. Plus encore, l'objectivité des oeuvres historiques est devenue un critère des plus importants pour la valeur d'un ouvrage. Mais cette

80 Direction National d'Information, 1962.

81 Augusto Céspedes, Carlos Montenegro, José Cuadros Quiroga

82 GILDER Matthew. La historia como liberación nacional: creando un pasado útil para la Bolivia posrevolucionaria. Revista Ciencia y Cultura, Laura Lima, 2012.

83 Ibid.

84 Decret Suprême N°. 3708, 9 de abril de 1952, «reconstruir la verdadera Historia de Bolivia para que la ciudadanía conozca su auténtico pasado »

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fois encore, il s'agit plutôt d'une mesure visant à valoriser l'historiographie nationaliste face à l'historiographie libérale. En effet, cette professionnalisation de l'histoire constitue l'apparition d'une histoire qui se prétend scientifique mais qui est contrôlée par et pour l'État85.

Le MNR est donc le premier gouvernement à s'appuyer autant sur l'histoire et sur sa transmission. L'histoire légitime sa place au pouvoir grâce à une critique de l'historiographie libérale oligarchique et en proposant une histoire réécrite qui place le MNR comme l'aboutissement logique des luttes révolutionnaires depuis l'indépendance. La discipline historique se développe dans ce contexte de politisation de l'histoire. L'histoire devient un outil étatique institutionnalisé et contrôlé.

I-B/ L'enseignement de l'histoire pour créer une identité bolivienne selon l'idéologie du MNR

Le MNR souhaite transformer la société bolivienne et bâtir une nouvelle nation. Son action révolutionnaire s'opère par des grandes réformes dans les premières années qui suivent son élection. Des réformes : législatives, notamment avec le suffrage universel dès 1952, économiques, avec la réforme agraire en 1953 mais aussi sociales, avec la réforme de l'éducation en 1955. Ce code de l'éducation vise avant tout à démocratiser l'éducation en Bolivie, mais aussi à unifier l'éducation pour formater la population dans les valeurs du MNR.

L'utilisation de l'histoire pour légitimer et diffuser les idéologies nationalistes et populiste se retrouve dans l'enseignement de l'histoire à l'école. Ainsi, l'enseignement historique à l'école ne présente que brièvement l'histoire du pays. Il s'agit plus d'une présentation de la Bolivie contemporaine, des situations à travers le pays et surtout des agissements du MNR tout cela afin de propager les valeurs du MNR86 Dans le livre de Carlos Montaño Daza, Así es Bolivia publié en 1958, qui sert de manuel d'histoire, on peut lire dans un dialogue fictif : « La terre et les métaux sont au peuple, qui est le seul qui commande parce qu'il est le seul qui travaille [...] De même la terre doit retourner à nos frères paysans. 87» Le MNR est ici glorifié dans son oeuvre libératrice face à l'accaparement des richesses boliviennes par les oligarques, aux dépens de la vraie nation, c'est-à-dire la masse ouvrière et paysanne. Il est intéressant de noter que le peu de contenu historique sur le pays présent dans ce même ouvrage est très andinocentré. Ainsi, Carlos Montaño Daza, un historien du MNR présente la Bolivie en ces mots : « ...le quatrième « suyo » de l'empire des Incas : le Kollasuyo, où la conquête espagnole a modifié en plus de trois siècles les coutumes des Incas. 88». Or le Kollasuyo ne correspond qu'à la partie andine de la Bolivie. Cet andinocentrisme s'explique par l'origine andine des intellectuels de cette époque mais aussi par leurs très faibles connaissances du reste du pays. L'enseignement historique est donc réduit à propager les valeurs du MNR aux enfants et à mettre en avant l'action de ce gouvernement afin de construire des boliviens patriotes et partageant la vision classiste et andinisante du MNR.

En effet, le projet politique du MNR vise à créer une nouvelle identité nationale pour tous les Boliviens. De ce fait, l'histoire est mobilisée pour façonner l'identité bolivienne et le nationalisme.

85 GILDER Matthew. La historia.

86 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.

87 MONTANO DAZA Carlos, As! es Bolivia, 1958« La tierra y los metales son del pueblo, que es el único que manda porque él es el único que trabaja [...] También la tierra ha de ser devuelta a nuestros hermanos campesinos. »

88 MONTANO DAZA Carlos, As! es Bolivia, 1958 :« ...el cuarto «suyo» del Imperio de los Incas: el Kollasuyo, donde la conquista española modificó en más de tres centurias las costumbres del Incario. »

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Pour ce faire, de nombreux lieux de mémoire89 sont mis en place afin de favoriser la construction d'un sentiment d'appartenance à une même nation par un passé commun. L'histoire révolutionnaire envahit alors l'espace public grâce à la construction de monuments et par le biais du changement des noms de places et rues au profit de personnages de l'histoire nationaliste. Avec le MNR se développe le devoir de mémoire soutenu par l'État, ce qui permet au pouvoir de diffuser ses idéaux révolutionnaires à travers son histoire révisionniste. Un ensemble de fêtes civiques sont mises en place afin de célébrer l'histoire révolutionnaire dans toutes les municipalités et écoles90.

Plus encore que dans l'espace public, l'histoire est avant tout employée pour construire l'identité nationale dans les écoles. Le code de l'éducation de 1955 transforme l'école de caste en école de masse. En effet, l'idéologie révolutionnaire ne prend plus en compte les différences ethniques mais bien les différences sociales. Le MNR a une réelle volonté de gommer les différences entre les indigènes, les métisses et les blancs. Ainsi, les indigènes sont désormais appelés « paysans »91. Le prisme des classes sociales occulte toutes les identités ethniques. Et là est bien le but de ce point de vue, puisque le projet du MNR est un projet nationaliste homogénéisateur qui ne laisse guère de place aux particularismes régionaux. De plus, ce point de vue permet de se démarquer de l'ancien gouvernement libéral qui avait mis en place une école pour acculturer les indigènes. Cependant, dans les faits, l'école nationaliste reste un outil d'acculturation des indigènes. Un des grands principes du code de l'éducation de 1955 propose de « donner de la dignité au paysan, dans son environnement, avec l'aide de la science et de la technologie, en faisant de lui un producteur et consommateur efficace92. ». Par cette nouvelle terminologie, le rôle d'acculturation de l'école est moins frappant, mais il s'agit encore de civiliser et de moderniser les indigènes pour les intégrer à un système économique national.

En effet, du fait de leur grande diversité, les indigènes sont considérés comme des menaces dans la quête de la construction d'une identité nationale homogène.

La promesse de ce projet éducatif, qui s'insère dans un projet global, est d'intégrer l'indigène dans la nation, à condition qu'il accepte de se considérer comme paysan de la nation bolivienne plutôt qu'indigène. De ce fait, l'histoire nationaliste rejette le racisme scientifique, et présente les indigènes comme acteurs de la révolution en tant que paysans contre les grands propriétaires terriens. Plus encore, la réforme du MNR présente les premières tentatives de valorisation du passé indigène dans l'histoire de Bolivie, tout en évitant de trop le développer, afin de ne pas mettre en danger la construction de l'identité homogène souhaitée93. Les périodes de l'histoire indigène qui sont étudiées sont des périodes d'insurrections afin d'être intégrées comme un rouage de la grande histoire nationale qui aurait mené à la révolution de 1952. Ainsi, les rébellions indigènes pour leurs propres causes sont présentées comme des luttes pan-ethniques contre l'oligarchie. Mais de manière générale, le parti politique préfère promouvoir le « peuple bolivien94» à qui il donne une origine métisse. Ainsi, les protagonistes métis sont mis en avant en comparaison des personnalités locales et indigènes.

Cette recherche d'un nationalisme écrasant les particularismes locaux se lit dans un autre grand

89 Institution publique ayant pour but de sauvegarder l'histoire, un musée, une archive, un monument... (Pierre Nora)

90 GILDER Matthew. « La historia como liberación nacional: creando un pasado útil para la Bolivia posrevolucionaria. » Revista Ciencia y Cultura, Laura Lima, 2012

91 MARTINEZ, Françoise `«Pour Une Nation Blanche? Métisse? Ou Pluriethnique et Multiculturelle ? Les Trois Grandes Réformes Éducatives Du XXe Siècle», in Rolland Denis, Chassin Joëlle (Eds.), Pour Comprendre La Bolivie d'Evo Morales, Paris: Harmattan, 2007.

92 Codigo de la Education, La Paz, 1955. « Dignificar al campesino, en su medio, con ayuda de la ciencia y de la técnica, haciendo de él un eficaz productor y consumidor. »

93 GILDER Matthew. « La historia como liberación nacional: creando un pasado útil para la Bolivia posrevolucionaria. » Revista Ciencia y Cultura, Laura Lima, 2012

94 Ibid.

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principe du code de l'éducation qui affirme la nécessité de : « revigorer le sentiment de « bolivianité 95 ».» en combattant les régionalismes non constructifs et en exaltant les valeurs traditionnelles, historiques et culturelles de la Nation Bolivienne.96» Ainsi, la diversité des histoires et des cultures entre les peuples indigènes ou entre les régions n'est pas prises en compte. Seule l'uniformisation des références historiques et nationales importe dans le projet du MNR. L'enseignement se déroule donc en espagnol et présente une histoire très andine, encore une fois bien éloignée des situations en Amazonie ou dans les plaines de Santa Cruz.

Les années 1950 constituent un moment important dans le développement de l'utilisation politique de l'histoire pour asseoir un nouveau régime et assurer la propagation de ses idéaux. L'institutionnalisation de l'histoire se déroule dans un processus d'asservissement de celle-ci au service de l'État. Désormais l'histoire est un outil étatique qui permet de légitimer le pouvoir, d'encadrer la société et de définir l'identité bolivienne.

Chapitre II : De 1971 à 1994 : Une éducation antirévolutionnaire et l'essor des revendications culturelles indianistes.

En 1964, les militaires menés par René Barrientos Ortuño renversent le leader du MNR, Victor Paz Estenssoro. Ce faisant, ils mettent fin à 12 ans d'expérience révolutionnaire. S'en suit alors une période de succession de coups d'État et de juntes militaires jusqu'en 1982. Durant cette période, un de ces chefs militaires, le général Hugo Banzer s'est illustré par son autoritarisme, mais aussi par sa loi de l'éducation en 1973. Ce dictateur fut ministre de l'éducation sous René Barrientos Ortuño, ce qui lui permit de préparer son projet éducatif. Sa dictature, de 1971 à 1978 s'instaure grâce au soutien américain dans un contexte de Guerre Froide et donc de lutte contre le communisme97. La réforme de l'éducation de Banzer a donc pour objectif de construire une société d'ordre et d'aller à l'encontre des courants socialistes de la précédente décennie.

II-A/ Un enseignement historique conservateur dans un contexte de Guerre Froide.

Comme dans le projet du MNR, la loi de 1973 vise à diffuser une éducation homogène. Cependant, le contrôle étatique de l'enseignement va bien plus loin puisque désormais, l'usage des manuels scolaires publiés par le ministère de l'Éducation est obligatoire dans toutes les écoles du pays98. Les enseignants sont obligés de suivre le programme officiel, qui est présenté comme « un instrument flexible99», dans les faits totalement impossibles à modifier ou adapter à un contexte. Les enseignants ne sont là que pour transmettre les informations étatiques à l'élève.100 L'enseignement de

95 Ibid.

96 Código de la Educación, La Paz, 1955 « Vigorizar el sentimiento de bolivianidad combatiendo los regionalismos no constructivos y exaltando los valores tradicionales, históricos y culturales de la Nación Boliviana. »

97 ROLLAND Denis, Pour comprendre la Bolivie d'Evo Morales, Paris, Harmattan, 2007.

98 Ministerio de Educación. Programa de Estudios Sociales. La Paz. 1975.

99 Ibid.

100 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en

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l'histoire est donc à l'image du régime de Banzer, autoritaire. L'enseignement se fait en espagnol et l'encadrement des élèves par les enseignants est très strict, réprimant l'échec ou l'indiscipline par des punitions physiques101. L'histoire enseignée vise à expliquer la situation du pays dans le contexte des juntes militaires et encore une fois à créer une union nationale à l'aide d'actes civiques aux allures de cérémonies militaires. Dans ce contexte de Guerre Froide, la coopération d'Hugo Banzer avec les États-Unis se constate dans le contenu de l'enseignement historique. En effet, l'histoire enseignée est tournée vers l'Occident. Cela se remarque dans le programme de la 6eme année de primaire de 1975 qui présente trois chapitres. Le second chapitre traite de la découverte et la conquête de l'Amérique et révèle un point de vue très européen de ces événements. Le dernier chapitre porte sur la colonisation et détaille la structuration des sociétés sud-américaines par la colonisation102.

Le premier chapitre présente les grandes civilisations préhispaniques. Ce chapitre permet d'observer la place des indigènes dans l'éducation de 1973. Les populations indigènes ne sont ensuite plus jamais évoquées dans le contenu historique après ce chapitre. De cette manière, les cultures indigènes sont associées au passé. Ainsi, les Aymaras (faussement associé aux collas) sont présentés dans la période préhispanique comme une entité du passé, n'existant plus aujourd'hui en tant que tel. Plus encore, au lieu d'apprendre les structures politiques et sociales des Aymaras qui sont encore à cette époque une part de l'identité bolivienne, seuls des détails de la culture aymara sont étudiés. Et pourtant les cultures aymaras et quechuas sont de loin les plus présentées dans le programme parmi les cultures indigènes. Les références aux cultures indigènes contemporaines sont presque inexistantes. Ainsi, de nouveau, l'histoire indigène et la considération de la composante indigène de la Bolivie sont totalement reniées103.

On retrouve l'andinocentrisme habituel dans le programme de 1975 de la loi 1973 puisqu'il ne présente pas une seule partie sur l'Orient bolivien, une fois encore à cause du manque de connaissances historiques. A cela s'ajoute désormais une hiérarchisation des indigènes dans la présentation des andins et des peuples de l'Orient. En effet, si les peuples andins sont présentés depuis un angle historique, le peu d'informations données sur les indigènes des terres basses relève plus de l'ethnographie que de l'histoire. Leur histoire n'est jamais étudiée, et pire encore, ils sont présentés de manière très péjorative en comparaison aux andins. Ils sont en effet qualifiés de « sylvicoles », de « tribus » qui « vivent à l'état sauvage »104. Les différentes ethnies qui composent ces peuples ne sont pas prises en compte. Ces faits révèlent une supériorité des indigènes de l'altiplano sur les indigènes des terres basses dans les représentations des années 1970.

Du fait de l'imposition du programme et des manuels étatiques, les contextes et histoires régionaux et indigènes ne sont donc pas pris en compte pour l'enseignement. Ainsi, l'école et l'enseignement de l'histoire restent un outil d'acculturation des indigènes. Le régime de Banzer souhaite diffuser une identité bolivienne, ne laissant pas de place aux particularismes indigènes ou régionaux. Finalement, Hugo Banzer croit aux théories raciales expliquant le retard de la Bolivie, jadis enseignées par les libéraux,105 le modèle métisse et blanc reste celui à suivre dans l'école de 1973.

Comme sous le MNR l'enseignement de l'histoire s'adapte au régime en place pour répandre sa conception de la citoyenneté. L'histoire enseignée sous cette loi de 1973 est une histoire de dates,

programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.

101 Témoignages de personnes ayant été scolarisé entre 1973 et 1994, d'origines ethniques et sociales diverses : Guaranis intellectuels comme Elias Caurey, Guaranis ruraux comme Gumercindo Lizarraga, Pacena comme Esther Aillon, Crucena comme Paula Hasbun Peña, etc..

102 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural,

103 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.

104 Ibid.

105 CASEN, Cécile. « Le katarisme bolivien : émergence d'une contestation indienne de l'ordre social », Critique internationale, vol. 57, no. 4, 2012.

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de batailles mais surtout de héros qui s'illustrent à la guerre106. L'union nationale passe ainsi dans l'histoire militaire du pays. Plus encore, l'enseignement historique ne vise pas à développer l'esprit critique en analysant les événements. Il s'agit au contraire d'apprendre par coeur une histoire universelle, totalement déconnectée du contexte de l'élève. Dans ce contexte de Guerre Froide, l'enseignement de l'histoire a pour rôle de reproduire la hiérarchie sociale et ethnique. Ainsi, cet enseignement exclut les femmes ou les indigènes de l'histoire bolivienne. Finalement, le travail historique de l'État régresse d'un point de vue scientifique et au niveau de l'utilisation de sources récentes pour leurs travaux107.

Dans un contexte de Guerre Froide, Hugo Banzer met en place de manière autoritaire une éducation conservatrice. L'aspect scientifique de la discipline historique et la considération des indigènes font un pas en arrière. L'enseignement de l'histoire de 1973 reste actif au-delà de la fin des juntes militaires, jusqu'à la réforme éducative de 1994. Pourtant, il s'agit bien d'un enseignement historique visant à détruire l'historiographie nationaliste du MNR fondamentalement socialiste et révolutionnaire.

II-B/ La naissance de l'indianisme sous les régimes militaires répressifs.

Cependant, ces années d'imposition d'un programme national, ainsi que la déconsidération que les indigènes ressentent vont faire naître chez eux des revendications identitaires qui passent en partie par l'éducation. Les indigènes ont constaté l'impossibilité de l'intégration par l'acculturation pour une identité bolivienne fabriquée par l'État sous le MNR à cause de la continuation du racisme. La discrimination, le dénigrement des cultures indigènes et l'impossibilité de sortir du statut rabaissant de « paysan » indignent les indigènes venus étudiés ou vivre en ville108. A défaut de les avoir intégrés réellement dans la société bolivienne, l'École a permis l'apparition d'intellectuels indigènes politisés et militants qui maîtrisent la langue espagnole. Ainsi, dans les années 1970, le Katarisme, un mouvement syndical indigène, lutte pour la reconnaissance de la culture indigène, dénonçant la domination économique et sociale des indigènes par les élites blanches et métisses urbaines. Le nom de ce mouvement fait référence à Tupac Katari, chef de la rébellion de 1780. Ce personnage sert de figure à la résistance indigène contre les élites qui oppressent les indigènes. L'histoire est ici utilisée, à l'aide d'un héros national indigène afin de valoriser la place des indigènes dans l'histoire et dans la société bolivienne. Le Katarisme reprend la dénonciation d'une classe sociale opprimée, les « paysans », mais ce mouvement ajoute une dimension identitaire en se revendiquant comme indigène109. Mais Hugo Banzer interdit le syndicat katariste une fois au pouvoir en 1971. C'est pourquoi le manifeste de Tiwanaku, qui recueille toutes les propositions des intellectuels kataristes, se diffuse clandestinement en 1973. Ce manifeste indianiste, dénonce la période révolutionnaire comme hypocrite, ne faisant que changer le terme d'indigène par paysan. Le manifeste de Tiwanaku remet en cause l'éducation rurale. Le manque d'adaptation du contenu et de la méthode de l'enseignement chez les indigènes est un des plus importants reproches de ce manifeste. Parmi ces critiques, la projection du modèle individualiste occidental leur semble inadaptée à des personnes qui vivent en communauté110. La lutte sociale du Katarisme fut un moteur important de la transition démocratique qui aboutit en 1982, avec la fin des dictatures militaires et l'élection de Hernán Siles Zuazo111. Ce manifeste va grandement influencer les intellectuels indianistes. Ainsi, dès la fin de la

106 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad...

107 Ibid.

108 CASEN, Cécile. « Le katarisme bolivien : émergence d'une contestation indienne de l'ordre social », Critique internationale, vol. 57, no. 4, 2012.

109 Ibid.

110 Ibid.

111 LE BOT Yvon, « Le renversement historique de la question indienne en Amérique Latine », Amérique Latine Histoire

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dictature d'Hugo Banzer, très répressive à l'égard des indianistes, des avancées remarquables en matière d'éducation indigène se mettent en place. En effet, le second congrès pédagogique de déroule en 1979 et se base sur une étude de la connexion entre l'éducation et le milieu éduqué112. Ce congrès estime que les valeurs culturelles des communautés doivent être mieux prises en compte, ce qui donne lieu à deux grandes décisions : l'affection de maîtres dans leur région natale et la production de matériel bilingue, en langue espagnole et originaire113.

Cependant, ce n'est qu'avec le retour à la démocratie et donc l'arrêt des répressions que les publications, manifestations et propositions de projets éducatifs multiculturels se développent. Ces demandes d'éducation adaptée aux indigènes montent en puissance en même temps que les syndicats indigènes, la CSTUCB114 notamment dans les années 1980. Ce retour à la démocratie passe par un gouvernement libéral qui coopère grandement avec les institutions internationales et les États-Unis d'Amérique. En effet, après les dettes engendrées par la mauvaise gestion des dictateurs, la Bolivie applique des plans de développement à l'aide de financements de la Banque Mondiale. Parmi ces efforts pour le développement, l'éducation occupe une grande place. C'est ainsi qu'en 1983, un programme d'alphabétisation massive est déployé dans le pays. Ce Plan National d'Alphabétisation et d'Éducation Populaire (SENALP115) s'applique dans tout le pays et surtout dans le monde rural, ce qui permet de mieux connaître la situation éducative dans ce milieu. Ce plan permet d'observer les premiers pas vers une éducation interculturelle, c'est à dire qui fait apprendre les autres cultures en Bolivie. En effet, la méthode proposée pour alphabétiser promet d'adapter les programmes à la réalité bolivienne d'une part mais aussi de prendre en compte les particularités culturelles, ethniques et linguistiques des peuples116. Cette campagne encourage l'alphabétisation bilingue et l'égalité sociale entre les différents peuples et cultures de Bolivie117. Parallèlement, dans une démarche d'effort pour développer la démocratie, les revendications indianistes sont écoutées et les premiers projets multiculturels apparaissent dans les livres blanc et rose, qui constituent les prémices de la réforme de 1994118 . Ces livres, publiés respectivement en 1987 et 1988 par le ministre de l'Éducation Ipina Melgar, dénoncent les problèmes de l'éducation et pour la première fois, le rôle de l'éducation pour former une nouvelle identité bolivienne unique est remis en question par l'État119. D'autre part ces livres proposent des actions pour améliorer l'éducation. Parmi ces propositions, l'interculturalité tient une place importante120.

Dans un contexte de Guerre Froide, la période des dictatures militaires de 1964 à 1982 et la réforme de l'éducation d'Hugo Banzer marquent la mise en place d'un enseignement de l'histoire rigide et stricte. Cet enseignement se déploie au service de la construction d'une société d'ordre, hiérarchisée, évolutionniste et raciste. Or, les indigènes qui se sont intellectualisés grâce à l'école du MNR sont confrontés à la déception de l'illusion de l'intégration par l'acculturation. Face à cette désillusion, les régimes autoritaires et dénigrants les indigènes ne font que renforcer l'indignation des indigènes qui s'organisent et développent des courants de pensées indianistes dans la clandestinité. Cette période de répression accélère la politisation des indigènes en Bolivie. De telle manière, qu'en 1982, avec la fin des juntes militaires et le retour à la démocratie, les syndicats indigènes montent en

et Mémoire. Les Cahiers ALHIM, 10 | 2004

112 CAJIAS DE LA VEGA Beatriz, Hitos de la Educacion en Bolivia, PIEB, La Paz, 2017.

113 Ibid.

114 Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie, syndicat des cocaleros dans lequel Evo Morales a commencé sa carrière politique.

115 SENALP : Servicio Nacional para la Alfabetización y Educación Popular.

116 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.

117 Entretiens avec Juan Martinez, ancien vice-ministre de l'éducation, 17 avril 2017, Santa Cruz.

Et avec un technicien ayant travaillé sur l'application du plan d'alphabétisation mais souhaitant rester anonyme.

118 VILLARROEL Edith, « Historia de La Educación En Bolivia », Calameo in : http://www.calameo.com/read/0006773922ebc426d9c9e [accessed 29 September 2016]

119 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural.

120 IPINA MELGAR, Enrique. Cien años de reformas educativas: 1910-2010. Estudios Bolivianos, La Paz, n. 18, 2013 .

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puissance, ce qui permet aux revendications indianistes d'être prise en compte et d'influencer les réflexions et productions étatiques en matière d'éducation jusqu'à inspirer la réforme de 1994.

Chapitre III : De 1994 à 2010, la loi 1565, le début de l'éducation interculturelle et bilingue dans un contexte d'effort pour le développement.

III-A/ La loi 1565, un projet oscillant entre réponses aux demandes indigènes et efforts internationaux pour le développement.

Les années 1990 sont un moment d'investissement de la part de l'État dans l'éducation. L'aide des Nations Unies et de la banque mondiale permet d'avoir l'un des plus grands taux de réduction de la pauvreté durant la première décennie du XXIème siècle, une diminution de 30 %121. Dans cette démarche, l'État investit 24 % de ses dépenses en 1994 dans l'éducation122 . Le plan national d'alphabétisation et d'éducation populaire123 et la réforme de l'éducation de 1994, la loi 1565 vise à « moderniser » et améliorer le niveau d'éducation du pays. Ces efforts ne sont pas vains puisque de 1970, à 1999, le taux d'inscription à l'école primaire augmente de 30 %124. De ce fait, cette réforme progressive se fait au détriment du secondaire qui n'aura pas le temps de se voir réformer. Le 7 juillet 1994 paraît la loi 1565 sous le mandat du président Gonzalo Sánchez de Lozada, qui adopte une politique néolibérale. Cette réforme de l'éducation est à la fois le fruit de la prise en compte des revendications culturelles indigènes depuis les années 1970 et de la mise en place des plans pour le développement par des ONG depuis les années 1980. Plus encore, cette réforme s'insère dans la vague de multiculturalisme qui parcourt l'Amérique latine, accordant la reconnaissance des identités indigènes, avec notamment l'influence de la réforme éducative du Nicaragua en 1985125. La loi de 1994 est avant tout le produit du ministère de l'Éducation. Elle vise à développer le pays en appliquant le constructivisme126 et un système basé sur des compétences et des indicateurs, selon les méthodes scientifiques modernes européennes127. La loi 1565 se caractérise par sa volonté d'être démocratique, elle insiste sur les droits égaux de tous les citoyens boliviens, la lutte contre la discrimination sous toute ses formes, mais aussi le droit et devoir de participation du peuple dans l'éducation pour qu'elle lui corresponde pleinement.

Sur le plan du projet d'identité nationale, la loi définit l'éducation en ces termes : « Elle est nationale [...] cherchant l'intégration et la solidarité de ses habitants pour la formation de la conscience nationale à travers un destin historique commun 128 ». Ici, on retrouve le projet classique de

121 CAVAGNOUD Robin, LEWANDOWSKI Sophie et SALAZAR Cecilia, « Introducción Pobreza, desigualdades y educación en Bolivia (2005-2015) », Bulletin de l'Institut français d'études andines, 44 (3) | 2015.

122 Banque Mondiale, U.N.E.S.C.O. Institut de statistique, 2017.

123 Decreto supremo 19453 de lucha contra analfabetismo, 14-05-1983

124 Banque Mondiale, U.N.E.S.C.O. Institut de statistique, 2017.

125 Entretien avec Juan Martinez, ancien vice-ministre de l'éducation, Santa Cruz, lundi 17 avril 2017

126 Le constructivisme est une théorie d'apprentissage postulant que l'élève apprend par ses réflexions personnelles basées sur ses expériences.

127 SOUX Maria Luisa, SOUX Maria Eugenia, WAYAR Marianela, Diversidad cultural, interculturalidad e interacion en programas y textos escolares de ciencias sociales, La Paz, Bolivia, 2006.

128 Articulo 1,5, Ley 1565 , La Paz, 7 juillet 1994.« Es nacional, [...], buscando la integración y la solidaridad de sus

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l'utilisation de l'histoire afin de créer une identité nationale. Néanmoins le point suivant précise que l'éducation doit aussi être « interculturelle et bilingue parce qu'elle assume l'hétérogénéité socioculturelle du pays dans une ambiance de respect entre tous les Boliviens, hommes et femmes129 ». Ainsi, pour la première fois, une loi éducative reconnaît les différentes cultures qui composent la Bolivie et prône leur connaissance. Plus encore, l'éducation doit « fortifier l'identité nationale, en exaltant les valeurs historiques et culturelles de la Nation bolivienne dans son énorme et diverse richesse multiculturelle et multirégionale130». Désormais l'identité nationale existe non plus à travers un modèle unique et dominant mais bien dans la diversité. Finalement, cette réforme innove une fois encore sur les nouvelles thématiques éducatives que sont l'égalité des genres et sur le respect de l'environnement131.

Ainsi, la loi 1565 répond aux demandes de reconnaissance de la diversité des cultures indigènes dans l'éducation nationale en mettant en place une éducation interculturelle et bilingue. Celle-ci vise à connaître les différentes cultures régionales et originaires qui constituent la Bolivie. Cela représente un grand tournant dans les politiques éducatives, ce qui rend compte de l'évolution de la position des indigènes dans le pays.

Le bilinguisme répond à la difficulté d'enseigner en espagnol dans le monde rural. La loi éducative 1565 promeut l'emploi de la langue maternelle afin de faciliter la lecture, la compréhension des enseignements et la formation d'une conscience historique du sentiment d'appartenance à son « groupe socioculturel spécifique, son pays, sa région, son continent et au genre humain en général 132 ». Ainsi, la reconnaissance des langues indigènes, qui sont désormais qualifiées d' « originaires », dans l'institution qu'est l'école, permet aux enfants indigènes de comprendre leurs identités plus aisément. L'enseignement bilingue est encouragé par l'obligation des enseignants de maîtriser l'espagnol ainsi que la langue indigène pratiquée sur leur lieu de travail133, ce qui revient dans la plupart cas à leur langue maternelle. Finalement, la grande production de manuels bilingues permet l'application du bilinguisme à travers un contenu national. Ces manuels scolaires partiellement en aymara, en quechua et en guarani, pour la plupart, sont issus d'études ethnographiques et linguistiques134 . Dans les faits cet enseignement bilingue s'est avéré être une éducation uniquement en langue indigène135.

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