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L'enseignement de l'histoire en Bolivie

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par Julian Saint-Martin
Université Paris 7 Paris Diderot - Master 2018
  

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PARTIE 3 : L'enseignement de l'histoire dans

le Bajo Isoso.

Chapitre I : L'autonomie indigène originaire paysanne de Charagua, l'autonomie guarani en Bolivie.

Tout comme les mesures éducatives qui reconnaissent les cultures et identités indigènes en Bolivie, la mise en place des AIOC sont la réponse à une longue tradition de demandes d'autonomie des populations indigènes. En effet, de l'indépendance de 1825 jusqu'aux années 1970, la participation politique des indigènes n'a existé qu'à travers des demandes autonomistes. Les causes de soulèvements indigènes sont presque tout le temps l'expropriation de leurs terres par des gouvernements peu favorables aux indigènes. Ainsi, des autonomies autoproclamées ont vu le jour, comme en 1920 avec le gouvernement communal de Jesus de Machaca. Cette autonomie indigène fut fondée lors d'un soulèvement de ces derniers et se solda par un massacre en 1921414. Avec la réforme agraire de 1952 qui met fin aux haciendas et redistribue les terres, les revendications deviennent plus identitaires que territoriales. Mais l'organisation syndicale du monde indigène rural permet de promouvoir la protection et les droits des indigènes sur leurs terres ancestrales jusqu'aux crises des années 2000 qui voient leur accession au pouvoir. Désormais, Evo Morales répond à ce long processus de demande d'autonomie territoriale. Ainsi, Jesus de Machaca qui avait jadis fait sécession par la violence est désormais dans le processus de transformation en AIOC.

Cependant, les AIOC posent certains problèmes. En premier lieu, la capacité juridique des AIOC inquiète. En effet, la justice indigène cohabite avec la justice nationale sans forcément respecter la loi et la constitution. Ainsi, cette justice indigène donne parfois lieu à des lynchages et des lapidations, surtout dans le monde andin415. Dans ces cas-là, les AIOC ne respectent pas la loi bolivienne dans laquelle la peine de mort a été abolie416.

Les AIOC promeuvent une ethnie en particulier, cette institution répond aux revendications identitaires et culturelles de certains peuples minoritaires. Ainsi, les Aymaras et les Quechuas sont minoritaires dans les projets d'AIOC car dans la conception d'Evo Morales, ce sont les modèles type des indigènes, ce sont les Boliviens. Leurs cultures et identités sont déjà garanties dans l'espace urbain andin et par le gouvernement du MAS. Les AIOC sont aussi des structures servant au gouvernement centralisateur.

Il s'agit d'une récompense attribuée aux foyers de soutien du MAS, comme le montre le fait que seulement 12 communautés furent autorisées à faire un référendum en 2010 pour avoir ce statut. De ce fait, une fois encore, les indigènes sylvestres d'Amazonie ne profitent pas des mesures déployées pour revaloriser et avantager les indigènes en Bolivie417. Ainsi, Le Béni, Le Pando ne présentent aucune AIOC. Plus encore, l'Orient ne présente que l'autonomie de Charagua qui est une AIOC Guarani, le seul peuple non andin bien considéré et important du fait de son histoire et de son poids démographique. Ainsi, les peuples orientaux sont eux aussi exclus de ces avantages. L'AIOC est une

414 TICONA ALEJO Esteban, Pueblos indígenas y Estado boliviano. La larga historia de conflictos, Gazeta de Antropologia, 2003.

415 AZCUI Mabel, La brutal justicia que atemoriza Bolivia, El Pais, 2010 in: https://elpais.com/diario/2010/06/11/internacional/1276207208_850215.html

416 Entretien avec Elise Gadea, chercheuse sur la justice communautaire, en charge de l'IHEAL en Bolivie, 17 mars 2017, La Paz.

417 Entretien avec Ana Evi Sulcata,sociologue de l'éducation, spécialiste travaillant pour les CEPO, 20 mars 2017, La Paz.

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nouvelle mesure permettant de favoriser les indigènes andins sur les autres indigènes.

D'autre part, le gouvernement promeut son action pour les indigènes avec les AIOC mais il lutte parfois pour empêcher la création de certaines AIOC, ces autonomies rendant l'exploitation aux ressources naturelles par l'État plus difficile418.

La victoire du non au référendum pour l'AIOC de Curahuara de Carangas s'explique par l'efficacité de la municipalité qui jouit d'une grande décentralisation et d'un fonctionnement efficace. Les AIOC sont parfois perçues comme un danger de balkanisation du pays, est certains partisans du MAS s'y opposent au nom de l'unité du pays, ce qui explique partiellement le manque de financement et de soutien à l'application de ces AIOC419. De ce fait, la mise en place des AIOC est lente. De telle manière que le référendum pour l'obtention du statut d'AIOC est reconduit en 2015 pour Totora et pour Charagua. Si le oui l'emporte à Charagua, qui devient la première AIOC effective, le non l'emporte a plus de 70% à Totora. Ce renversement de situation à Totora s'explique par l'aspect extrême du projet de gouvernement et lois pour l'AIOC de Totora420 . L'obligation du culte de Pachamama421 par exemple est un des principaux facteurs de défections des indigènes de Totora, majoritairement catholiques. L'opposition à l'autonomie indigène à Totora fut composée en majorité par les jeunes, les enseignants, les chrétiens et les indigènes établis en ville, qui voyaient en ce projet un « retour dans le passé dans une époque de modernité422». Enfin, les jeunes ne veulent pas travailler obligatoirement dans les champs et rejettent le système de pouvoir rotatif qui permettrait de diriger qu'à partir de 36 ans423. Les AIOC sont parfois critiquées comme une manière de stigmatiser l'indigène dans un projet idéaliste et impossible de retour aux origines, pour reproduire une situation semblable à avant la colonisation, sans prendre en compte les évolutions des identités indigènes dans la société actuelle424. Le manque d'effort du gouvernement, la désunion des institutions culturelles et politiques au sein des communautés et les projets considérés souvent comme trop extrêmes, expliquent qu'en 2018, seuls trois AIOC sont véritablement en place : l'autonomie guarani de Charagua à Santa Cruz, l'autonomie quechua de Raqaypampa à Cochabamba, et l'autonomie des Uru Chipaya qui porte leur nom, à Oruro. D'autres communautés désirent le statut d'AIOC et ce processus est en plein développement, dirigé par le ministère de l'autonomie indigène. Elles sont au nombre de 6 : Lomerío à Santa Cruz, Corque Marka à Oruro, le Territoire Indigène Multiethnique TIM-1 dans le Beni, qui offre un cas particulier intéressant, Cabineños dans ce même dernier département, Yuracaré à Cochabamba et Jatun Ayllu Yura à Potosí.

Cependant, le fait que 9 ans après le premier référendum, seulement trois communautés soient parvenues à devenir de véritables autonomies indigènes montre les difficultés pour y arriver et le manque d'investissement de l'État. Cela révèle aussi le contrôle de l'état sur ce processus. L'échec du projet extrême de Totora est révélateur que les AIOC ne représentent pas un danger de fragmentation du peuple et du territoire bolivien. Au contraire, l'État plurinational soutien les AIOC qui collaborent avec lui et s'en sert pour instaurer et de contrôler un système politique dans la ruralité profonde, comme le montre le cas de Charagua.

418 PORTUGAL MOLLINEDO Pukara, El último referendo: Revés autonómico indígena pachamamista en Totora Marka, Periódico Qollasuyu Bolivia Año 9 Número 111 2015

419 TOCKMAN Jason, La Construccion de Autonomia Indigena en Bolivia, 2017.

420 PORTUGAL MOLLINEDO Pukara, El último referendo

421 Pachamama est la divinité la plus importante dans les cultes andins, il s'agit de la terre mère.

422 PORTUGAL MOLLINEDO Pukara, El último referendo : « es retorno al pasado en tiempo de modernidad. »

423 Ibid.

424 Ibid.

Illustration 19: Les Autonomies Indigènes Originaires Paysannes en Bolivie

Carte de la Bolivie et des propositions d'AIOC instaurées par référendum le 4 avril 2010 (carte :Saint-Martin). 1 : Charagua (Guarani).= effective dès 2015

2: Huacaya (Guarani)

3: Tarabuco (Yampara)

4: Mojocoya (Mojocoya)

5: Chayanta (Charka qara qara)

6: Pampa Aullagas (Jatun killakas)

7: Salinas de Garci Mendoza (jatun kilka asanaquis)

8: Chipaya (Uru Chipaya) =effective dès 2018

9: San Pedro de Totora (Jach'a kaeangas) =annulée en 2015

10 : Jesus de Machaca (Urus de Irohito)

11 : Charazani (Kallawaya)

12 : Raqaypampa ( Raqaypampa) =effective dès 2018.

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I-A/ L'Autonomie guarani de Charagua.

Charagua est la première Autonomie Indigène Originaire Paysanne, instituée par la victoire du « si » à 55,66% au référendum le 20 septembre 2015. Il s'agit aussi de la plus grande et de la plus peuplée puisqu'elle s'étend sur 74 424 km2 et regroupe plus de 38 mille habitants425. Il n'existe pas beaucoup de travaux sur l'histoire de Charagua, sa colonisation fut très tardive et comme bon nombre de régions de l'Orient, les historiens boliviens ne connaissaient et ne s'intéressaient que très peu à l'Orient. Charagua se situe dans le Chaco, une grande région Sud-Américaine semi-aride et faiblement peuplée. Les paysages sont assez variés, allant du désert aux forêts très denses. Initialement, la région était peuplée d'indigènes arawak426, les Chané. Cependant, les Guaranis, à la recherche de la terre sans mal « Ivi Maraëi » en guarani, migrèrent de l'actuel Paraguay et du Brésil pour venir s'installer dans le Chaco Bolivien vers le XVème et le XVIème siècle, soumettant les Chané à l'esclavage et attaquant fréquemment l'empire Inca, au point que ce dernier bâtisse des fortifications aux limites des vallées427. Les Guaranis, initialement nomades chasseurs cueilleurs se mélangèrent aux Chané, se sédentarisant par l'agriculture. Le terme « Guarani », comme « Quechua » ou « Aymara », désigne un groupe linguistique, il existe de nombreux groupes différents de Guaranis. En Bolivie, il y en a cinq : les Yukis de Carrasco, à Cochabamba, les Tapiete de Gran Chaco à Tarija, les Siriono de Guarayos à Santa Cruz et de Cercado au Beni, les Guarayos à Santa Cruz et les Chiriguanos, le groupe le plus nombreux et présent un peu dans tout l'Orient et à Charagua et auquel le mot « guarani » est aujourd'hui rattachée en Bolivie. Parmi ces Chiriguanos, il existe trois groupes : les « Ava », les « Simba » et enfin les « Isoseños »428. Ce dernier groupe correspond au groupe le plus métisse entre Chanés et Guaranis, ils sont les moins nombreux. Les Guaranis s'organisent en sociétés patriarcales sans véritable chef. En effet, ils vivent en communautés allant de 50 à 1500 Guaranis, ils élisent une personne pour un an, le capitan, en guarani : tuvicha ou mburuvicha. Ce dernier ne gouverne pas la communauté, il doit être un chasseur, un mari et un père exemplaire, il préside les conseils hebdomadaires qui regroupent tous les hommes de la communauté afin de prendre les décisions suite à un débat. Il n'y a pas de hiérarchie ni de rôles, tous les hommes sont chasseurs, pêcheurs et guerriers429. Les Guaranis sont restés autonomes durant toute la période coloniale. Souvent considérés et représentés comme de farouches guerriers, ils lancent de nombreux raids sur les forces espagnoles et les indigènes soumis. Les conflits ne cessent pas avec la République bolivienne, ils s'accentuent même avec l'expansionnisme de la République dont les expéditions sont lancées depuis Santa Cruz de la Sierra. Finalement, les Guaranis ne perdent leur indépendance qu'en 1892 avec leur défaite lors de la bataille de Kuruyuki face aux soldats boliviens, qui se solde par un massacre de presque un millier de Guaranis et la mise en place d'un système d'hacienda particulier : le patronage430. Les terres des Guaranis sont distribuées à des « karai », c'est à dire des étrangers, des non Guaranis, des Boliviens. Chaque communauté indigène est mise sous la responsabilité d'un patron. Les Guaranis travaillent dans les champs contre de la nourriture et des vêtements431. Finalement, c'est dans ce lieu excentré et méconnue que se déroule l'événement initiateur de la création de la nation Bolivienne, la Guerre du Chaco. La région de Charagua se situe entre le Paraguay et la Bolivie, sans que la frontière soit précise, du fait du découpage approximatif des territoires lors de l'indépendance. De telle manière que le Paraguay invite des mennonites432 à fonder des colonies sur ces terres, ce qui lui permet de les

425 INE, Charagua, Ciudad Benemérita de la Patria, tiene más de 38 mil habitantes, Santa Cruz 2017.

426 Groupe linguistique venant des Antilles qui s'est diffusé dans l'Amérique du Sud vers 3000 avant Jésus Christ.

427 CAUREY Elias, Asamblea Del Pueblo Guaraní: Un breve repaso a su historia, Camiri, 2015

428 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.

429 CAUREY Elias, Asamblea Del Pueblo Guaraní: Un breve repaso a su historia, Camiri, 2015

430 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso

431 Témoignages de nombreux anciens.

432 Les Mennonites forment un mouvement religieux extrême. Ils vivent dans une immense colonie proche de la ville de Charagua, ils suivent un code de vie religieux très stricte qui leur interdit d'utiliser la technologie ou encore de boire

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revendiquer. La population de Charagua se retrouve au coeur de ce conflit, la ville de Charagua est même prise par les Paraguayens. La lutte de la ville est honorée par le titre de « cité méritoire de la Patrie 433 ». La Guerre du Chaco est importante pour la construction de l'identité des Guaranis. En effet, d'une part ces derniers se sont battus pour la Bolivie et ont découverts des Boliviens indigènes ou non du reste du pays, mais surtout, le conflit a permis d'instaurer des frontières précises, permettant ainsi aux Guaranis de Charagua de s'identifier comme Guaranis boliviens434. Enfin, la municipalité de Charagua fut fondée en 1984 par le président Mariano Batista. Si les indigènes Guaranis furent colonisés bien plus tardivement que le monde andin, ils furent aussi libérés de l'asservissement bien plus tard. En effet, du fait des troubles politiques à Santa Cruz et de l'isolement des Guaranis, la réforme agraire du MNR en 1952 mettant fin aux haciendas ne s'applique pas aux Guaranis. Ainsi, ce n'est qu'à partir des années 1970, avec l'éducation des indigènes et leur syndicalisation que les Guaranis commencent à reprendre possession de leurs terres 435 . Cependant, il existe encore aujourd'hui des communautés vivant sous le contrôle de patrones, les indigènes sont désormais obligés d'être payés, mais ils le sont misérablement : les hommes touchent 15 Bolivianos par jour (soit à peu près 2 euros) et les femmes entre 7 et 10 Bs par jour436. Ainsi, 89% de la population est rurale dans la municipalité de Charagua et 70,4% sont pauvres.

I-B/ L'AIOC de Charagua, une entité qui permet de contrôler et de politiser les communautés Guaranis.

La perpétration du patronage, ajoutée à une culture et des moeurs préservés grâce à la colonisation tardive, font des Guaranis des grands acteurs des évolutions de la condition indigène en Bolivie. Ils se syndicalisent et manifestent activement pour la reconnaissance de la culture Guarani et des cultures indigènes à partir des années 1970.

Plus encore, face au racisme de Santa Cruz de la Sierra, les Guaranis ont soutenu activement le MAS et l'obtention du statut d'AIOC peut s'expliquer par la volonté de s'émanciper de la juridiction de Santa Cruz, peu favorable aux indigènes. Les Guaranis bénéficiaient aussi d'institutions unificatrices pour développer leur AIOC et leur projet autonome. Parmi ces institutions, la plus importante est l'Assemblée du Peuple Guarani (APG) fondée en 1987 à Charagua qui réunit les Guaranis de Bolivie et promeut leurs droits et revendications sur la scène politique nationale437.

Les Guaranis forment le seul NyPIOC non andin à avoir autant d'importance, les documents et infrastructures du gouvernement sont présentés en Espagnol, Aymara, Quechua et Guarani. Le MAS comme les Guaranis partagent souvent la même vision de valorisation des cultures indigènes, l'objectif de décoloniser le pays et les deux tirent profit de leurs coopérations. Ainsi, les intellectuels guaranis sont parmi les plus actifs dans la production de travaux universitaires sur leurs connaissances, organisation, culture et vision du monde. Cependant, ces efforts sont menés par une élite intellectuelle guarani tels qu'Elio Ortiz ou encore Elias Caurey qui ont été formés à l'université en ville et vivent souvent en milieu urbain, loin de la réalité de Charagua. La revendication de l'identité et de la culture guarani par ces derniers semble être instrumentalisée pour donner un crédit supplémentaire à leur travail, car dans les faits ils semblent tout à fait occidentalisés. Ainsi, lors d'un entretien avec Elias Caurey à La Paz, ce dernier vêtu en tenue urbaine occidentale, mastiqua quelques petites feuilles de coca avec distinction après avoir bu son café expresso. Cette consommation de coca est hautement

de l'alcool. Ils ne se mélangent pas avec les autres Boliviens et parlent un vieux dialecte Néerlandais.

433 « Ciudad Benemérita de la Patria »

434 Entretien avec Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017, Rancho Nuevo.

435 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.

436 Ministerio de la Presidencia, Viceministerio de Justicia, Pueblos Indigenas y Empoderamiento, C.C.CH., Defensor del pueblo, nicobis, 2005.

437 CAUREY Elias, Asamblea Del Pueblo Guaraní: Un breve repaso a su historia, Camiri, 2015

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symbolique mais bien éloignée de la mastication intensive et continuelle des Guaranis ruraux438. Le MAS met en avant dès qu'il le peut les intellectuels qui se revendiquent indigènes afin de montrer le succès de son projet.

La population se revendiquant guarani est passée de 81 011 en 2001 à 58 990 en 2012439. Il s'agit du 4ème groupe indigène le plus nombreux en Bolivie, après les Quechuas, les Aymaras et les Chiquitanos. Ainsi, le nombre de personnes s'auto-identifiant comme Guarani diminue, sans doute du fait de l'exode rural.

La Municipalité de Charagua est composée à environ 68% de personnes se revendiquant Guaranis440, elle présente une situation duale. Le monde rural est composé quasiment exclusivement de Guaranis et de Mennonites tandis que la ville de Charagua regroupe une population karai441 de métis et de créoles blancs. La ville de Charagua, d'environ 3000 habitant en 2001, est la plus grande ville et la capitale de la municipalité.

L'Autonomie Indigène est dirigée par 46 autorités du Gouvernement Autonome Guaraní Charagua Iyambae442 . Ils sont divisés en trois organes : Ñemboati Reta, le pouvoir de décision collective, Mborakuai Simbika Iyapoa Reta, le pouvoir législatif et enfin Tëtarembiokuai Reta, le pouvoir exécutif.

Ces représentants sont des Masistes qui veillent à favoriser les communautés masistes sur les autres. L'AIOC permet de mettre en place un réseau de clientélisme grâce à la redistribution des aides gouvernementales. Ainsi, la comparaison de deux communautés guaranis, l'une masiste et l'autre dans l'opposition, permet de constater des situations très différentes. La communauté de Rancho Nuevo, soutenant le MAS, dispose ainsi d'une grande école disposant des enseignants pour toutes les classes du primaire et du secondaire. Un enseignant de Physique Chimie venant de La Paz y fut assigné en 2017443 . Des responsables du gouvernement autonomes passent afin d'observer la situation, de communiquer avec le directeur et de payer des enseignants volontaires444.

Tandis qu'à Rancho Viejo, une communauté voisine du même nombre d'habitants mais opposée au MAS, ils ne disposent que d'une école délabrée avec quatre enseignants pour assurer les cours de préscolaire (équivalent de la maternelle) et pour les 6 années de primaire. Ici, le responsable de l'éducation, Richard Padilla, vient pour faire du chantage à la communauté et afin de rejeter les demandes de nouveaux enseignants445. L'éducation est un enjeu excessivement important dans ce milieu rural qui est utilisé comme moyen de récompense et de sanction par le gouvernement autonome pour favoriser les masistes sur les opposants politiques.

L'AIOC établie en 2015 est aussi un moyen de détourner une partie des 35 Millions de Bolivianos446 donnés par l'État pour tout l'AIOC de Charagua447 . Sur cette aide, le capitan de Rancho Nuevo regrette n'avoir vu aucune amélioration financière. Et pour cause, un réseau d'emplois fictifs s'est déployé avec l'AIOC. En effet, désormais, les capitanes arrivent à détourner l'argent mis à leur disposition pour la communauté comme en attestent plusieurs témoignages, tel que celui de l'enseignant Rolland ou celui des autorités de Rancho Nuevo448. L'AIOC a élu des capitanes grandes pour le Bajo isoso et l'Alto Isoso, mais ceux-ci ne sont pas reconnus par les habitants qui veulent les élire eux même. Il y a donc quatre capitanes grandes, et presque toutes les communautés possèdent

438 Entretien avec Elias Caurey, sociologue guarani, membre du CEPOG,17 mars, au café, Sopocachi, La Paz.

439 INE, Censo Nacional de Población y Vivienda 2001 y 2012, Resultados Finales, La Paz, 2013.

440 INE, Censo Nacional de Población y Vivienda 2012, Resultados Finales, La Paz, 2013.

441 Karai est un mot guarani qui signifie l'étranger, le non-guarani d'un point de vue ethnique.

442 Gobierno de la Autonomía Guaraní Charagua Iyambae

443 Entretien avec le directeur de l'école et avec Guido Mamani, nouvel enseignant du secondaire à Rancho Nuevo d'origines aymaras. Mardi 16 mai 2017, Rancho Nuevo.

444 Observations et entretiens avec l'enseignante Ruth le jeudi 11 Mai 2017, à l'école de Rancho Nuevo.

445 Observations de la réunion parents professeurs et entretiens avec l'enseignante Naderlinda Salses et le notable « Quitito », Rancho Viejo, mai 2017.

446 ? 35 Millions de BS équivaut à presque 4,2 Millions d'euros.

447 Entretien avec Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.

448 Rolland, Naderlinda, Ruth, autorité de Rancho Nuevo, Capitan de Rancho Nuevo.

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désormais deux capitanes, un du peuple et un de l'AIOC, ces capitanes de l'AIOC occupent en fait un poste factice afin de détourner une portion de l'argent distribué aux communautés isoseñas. Les Isoseños essayent de communiquer avec le gouvernement autonome, mais ils n'y parviennent pas, ce dernier s'avérant peu ouvert449. Ce fonctionnement pourrait expliquer la richesse et la fermeture à mon égard du capitan de Rancho Viejo450. Certains Isoseños reprochent souvent aux élites dirigeantes du gouvernement autonome d'être incompétentes et cupides. Le cas du responsable de l'éducation du Bajo Isoso en est un bon exemple. Celui-ci est bien plus riche que ses voisins comme en atteste ses possessions (plusieurs chevaux, une voiture, deux motos), mais aussi son incompétence et son inaction, attestée par les autorités de Rancho Nuevo qui disent le connaître seulement de nom, celui ne traitant qu'avec certaines personnes, refusant de participer aux conseils451. Lors de mon entretien avec celui-ci, il avait de grandes difficultés à répondre à mes questions techniques ou de statistiques, ne semblant que peu connaître la situation éducative et maîtrisant très peu l'espagnol452. La distance entre son discours prônant les valeurs guaranis dont la générosité et sa cupidité fut démontrée lorsqu'il me demanda une somme d'argent exorbitante453 pour payer le transport de Charagua au Bajo Isoso, là où les Isoseños ne me demandaient jamais de l'argent lorsqu'ils m'offraient à manger ou un lieu où dormir. De nombreux Isoseños dénoncent le fait que les responsables de l'AIOC soient des personnes maîtrisant la parole, des démagogues plutôt que des techniciens compétents dans leur assignation. L'AIOC a introduit une structure politique dans la région de Charagua. Ainsi, l'AIOC de Charagua permet la mise en place d'un projet politique et social indigène tout en établissant un réseau de clientélisme pour s'assurer le soutien de ce grand groupe au MAS.

La situation éducative dans l'AIOC de Charagua est mauvaise. Elle révèle une moyenne d'année scolaire de 7,3 ans et 34% de la population ne sont pas allés au-delà du secondaire454 . Cependant, sur le plan de l'éducation, la structure de l'AIOC a permis la mise en place d'un projet Guarani, animé par l'Assemblée du Peuple Guarani et par Le conseil Éducatif du Peuple Originaire Guarani (CEPOG455) instauré par l'APG en 1997. L'application de l'éducation Interculturel et Bilingue et l'incorporation d'éléments qui permettent l'analyse de l'histoire régionale font partie des priorités des efforts sur l'éducation pour l'APG. L'éducation revêt une importance première dans le projet Guarani,d'autant plus l'éducation de l'histoire. Le CEPOG présente l'éducation comme « le bras idéologique de tout l'ensemble de l'APG, qui illumine le chemin de la vérité avec la connaissance de notre histoire nationale, régionale, proche et communale 456».

449 Entretiens avec les Autorités de la communauté. Le jeudi 11 mai 2017, sur la route principale, Rancho Nuevo et avec Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.

450 Entretien avec Marcelo Segundo, capitan de Rancho Viejo, mardi 16 mai 2017.

451 Entretiens avec les Autorités de la communauté. Le jeudi 11 mai 2017, sur la route principale, Rancho Nuevo

452 Entretien avec Richard Padilla, responsable de l'éducation dans le Bajo Isoso. Mardi 9 mai 2017, durant le chemin vers le Bajo Isoso.

453 Il me demanda 600 Bolivianos, soit presque 75 euros pour un trajet qui coûte 30 Bolivianos ( 3,5 euros) en taxi.

454 INE, Charagua, Ciudad Benemérita de la Patria, tiene más de 38 mil habitantes, Santa Cruz 2017.

455 Consejo Educativo del Pueblo Originario Guarani

456 CNC CEPOs, 2016 : http://www.cepos.bo/cepog/ :« Es el brazo ideológico de todo el conjunto de Asamblea del Pueblo Guaraní, que alumbra el camino de la verdad, con el conocimiento de nuestra historia nacional, regional, zonal y comunal. »

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Chapitre II- L'enseignement de l'histoire dans un territoire enclavé, le Bajo Isoso.

II-A/ Les communautés guaranis Isoseños de Rancho Nuevo et de Rancho Viejo.

Afin d'étudier l'enseignement de l'histoire en milieu rural, l'étude d'une communauté Guarani, permet d'observer l'application de l'éducation de la loi 070 parmi un peuple acteur de cette politique éducative. Plus encore, cela permet de faire une comparaison entre la situation d'indigènes en milieu urbain où ils forment une part de l'histoire locale, à Santa Cruz et dans leurs terres ancestrales. D'autre part, les Guaranis proposent une situation intéressante puisqu'ils ne sont pas Andins, mais font tout de même parti des NyPIOC les mieux représentés et considérés dans le discours national. L'enseignement de l'histoire locale et nationale dans ce contexte est donc très intéressant. L'AIOC de Charagua permet d'observer l'application la plus profonde du projet de revalorisation de la culture indigène actuellement en place en Bolivie, disposant théoriquement d'une plus grande liberté sur le plan de l'éducation457. Lors d'un séjour de cinq jours à la ville de Charagua, j'ai essayé d'observer et de comprendre la situation de la ville et de l'éducation, en interrogeant le directeur de l'école de Fe y Alegria, le Curé de Charagua, et certains enseignants présents lors de défilés et actes civique en l'honneur, entre autre, de Fe y Alegria, de la journée contre le racisme et la discrimination et lors de jeux plurinationaux, qui se déroulaient dans les deux lieux centraux de la ville : la place principal et le stade.

Charagua est une ville située à 6 heures de voiture vers le Sud de Santa Cruz, reliée à cette dernière par le train et par une route de terre. Elle dispose de toutes les infrastructures nécessaires, de l'électricité et de l'eau courante et même d'internet. Elle est peuplée de métis, de créoles, de Guaranis et les Mennonites la fréquentent souvent pour commercer et acheter des denrées qu'ils ne produisent pas, du fait de leur mode de vie particulier. La ville de Charagua présente trois écoles, deux écoles religieuses, dont un établissement de Fe y Alegria et un établissement public. Il n'y a pas d'établissement privé dans le monde rural458. La ville de Charagua dispose de bonnes infrastructures pour une si petite ville. L'école de Fe y Alegria, qui regroupe environ 400 élèves, dispose ainsi d'une petite bibliothèque dans chacune de ces classes. Ces livres viennent des dons des parents, de l'État et des productions bilingues et interculturelles de la réforme de 1994. Le PSP ici met en place une prévention contre la pollution et pour la propreté. La plupart des enseignants viennent de la municipalité, ils furent formés à l'école normale de Camiri459. Comme à Santa Cruz, tous les lundis commencent par un acte civique, avec le chant de l'hymne national et la levée du drapeau. Le curé participe aussi à l'éducation460 en organisant des sermons dans la cour de l'école, encadré de porteurs du drapeau national, ici il n'y a pas de drapeau régional461. Ainsi, la situation éducative dans la ville de Charagua est relativement proche de celle de Santa Cruz. Charagua centralise les aides et avantages de l'État pour la municipalité, profitant de son statut de chef-lieu.

Ce séjour fut surtout nécessaire pour acquérir les autorisations afin de me rendre dans les

457 MORALES Evo, Constitución Política del Estado , El Alto, 2009.

458 Entretien avec le directeur du district de Charagua, Hubert Julio Tejerina Toledo, le lundi 8 Mai, Charagua et PEREDO VIDEA, Rocío de los Ángeles. Estado de la educación primaria en Bolivia en cifras e indicadores. Revista de Psicologia, La Paz , n. 9, p. 9-26, 2013 .

459 Entretien avec le Directeur de l'école 14 de abril de Charagua. Mardi 9 mai 2017, dans son bureau, Charagua.

460 Entretien avec le curé de Charagua, mardi 9 mai 2017, dans l'église de Charagua, Charagua.

461 Observation de l'Acte civique pour l'anniversaire de Fe y Alegria, Ecole 14 de Abril mardi 9 mai 2017, Charagua.

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communautés indigènes et de pouvoir observer dans leurs écoles. L'AIOC de Charagua se divise en quatre zones : Charagua centre, Charagua Norte, Charagua Sur et l'Isoso. Selon Isabelle Combes et certains membres du gouvernement autonome de Charagua, la culture et les moeurs guaranis étaient le mieux préservés et appliqués dans l'Isoso462 . Bien que méfiant de mon travail, puisqu'ils me demandèrent un rapport après mon séjour, la section du secteur Isoseño du gouvernement autonome de Charagua me permit de me rendre dans deux communautés guaranis du Bajo Isoso : Rancho Nuevo et Rancho Viejo.

L'Isoso correspond au lieu d'habitation des Guaranis Isoseños, concentrés sur les rives du fleuves Parapeti au Nord-est de Charagua. Cette région fut découpée pour des raisons administratives en deux zones : le Bajo Isoso et l'Alto Isoso. Mais ces deux zones ne présentent pas de différences particulières. Ces communautés se sont installées le long du fleuve car ce sont seulement dans ces rivages sylvestres que les terres sont assez fertiles pour pratiquer la culture du maïs, du riz et du manioc, bases de leur alimentation. L'élevage constitue l'autre activité pour s'alimenter et pour le commerce. La chasse et la pêche sont deux activités traditionnelles que les hommes pratiquent toujours afin de subvenir à leur alimentation. Enfin, chaque année, les hommes se rendent dans les campagnes de Santa Cruz afin de récolter la canne à sucre, afin d'acheter ce qu'ils ne produisent pas463. Les Isoseños sont une dizaine de milliers de personnes464. Ils ne présentent pas forcément une unité ethnique, de tous les Guaranis, ce sont les plus métissés avec les Chanés465. Isabelle Combes va plus loin en présentant les Isoseños comme « les descendants des Chané « guaranisés » 466» qui se seraient réfugiés dans l'Isoso. Ceci explique leur déconsidération auprès des Guaranis Avas qui les appellent « Tipii , c'est à dire « esclaves ». Ils sont majoritairement indigènes, bien que certains soient métisses et plus rarement, blancs. Il existe des fermes ou des communautés uniquement habités par des métis, descendants de colons, c'est le cas de Saint-Sylvestre467. Ces derniers sont souvent des grands éleveurs. Les Guaranis sont organisés en capitaineries, ils élisent un capitan tous les ans. Il n'y a pas vraiment de hiérarchie, seulement des seconds au capitan, des « autorités » de la santé, de l'éducation, du commerce. Il existe un capitan grande, élu pour un temps relatif par l'assemblée de tous les capitanes. Il y a donc deux capitanes grandes, un pour le Bajo Isoso et un autre pour l'Alto Isoso. La Capitania del Alto y Bajo Isoso (CABI) défend les intérêts des Isoseños auprès de l'APG et de Santa Cruz. Ainsi, l'Isoso devint en 1994 le premier district municipal indigène du pays.

Iyambae signifie à la fois « terre sans mal », mais aussi la terre des Isoseños libres, sans maîtres . Ce concept central dans les valeurs guaranis, qui peut être comparé au « vivir bien » des andins, explique l'importance de ne pas avoir de patrones et de posséder la terre. Les Isoseños en servitude ne sont plus véritablement des Isoseños, car ils n'ont plus la Iyambae.

462 Entretien avec Isabelle Combes, anthropologue spécialisée sur les Guaranis, avril 2017, Santa Cruz.

463 Entretiens avec Don Romelio Choipa Soria, Président de la junte scolaire. Mardi 16 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo.

464 Ils sont 9000 selon le recensement de 1999 et 11 000 selon le capitan de Rancho Nuevo.

465 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.

466 Ibid: « son los descendientes de chané, «guaranizados» »

467 Observations et COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.

Illustration 20: Les communautés guaranis Isoseños.

Le Bajo Isoso et l'Alto Isoso regroupent un ensemble de communautés guaranis installées le long du fleuve Parapeti. Les communautés de Rancho Nuevo et Guirapembi (Rancho Viejo) symbolisées respectivement par une étoile bleue et une étoile rouge, se trouvent à la frontière entre les deux zones ( COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.) .

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L'histoire des communautés ici présentée, est détenue par les « anciens » qui la transmettent par tradition orale468. Les anciens détiennent un statut particulier dans les sociétés guaranis ? Il s'agit des hommes âgés, ils ne travaillent plus et sont entretenus par leurs descendants. Il s'agit des personnes les plus respectés qui sont censés détenir une sagesse et donc une légitimité pour être écouté lors des conseils. Le récit suivant fut raconté par le capitan de Rancho Nuevo Gumercindo Lizarraga et par Don Elinar de Rancho Viejo.

Rancho Viejo, ou de son ancien nom Guirapembi est une grande communauté d'environ 510 habitants, constituée presque exclusivement de Guaranis Isoseños. Les Guaranis de cette communauté ne sont sortis du patronage qu'en 2005, en rachetant à leur dernier patron le titre de propriété des terres. En 1969, les terres attribuées aux Guaranis de Guirapembi pour leur productions vivrières par leur patron étaient trop restreinte. Face à cette situation, une partie de la communauté a décidé de quitter Guirapembi et de s'installer ailleurs. C'est ainsi que cinq familles fondèrent Rancho Nuevo, aujourd'hui peuplé d'environ 500 personnes, sur la rive opposée du fleuve Parapeti. Ces deux communautés présentent donc une situation extrêmement intéressante à observer. Elle révèle l'évolution différente d'un même peuple. D'un côté, à Rancho Viejo, isolée du reste du monde par le fleuve Parapeti, les Guaranis ont préservé leurs activités. Le travail au Chaco : leurs parcelles agricoles sylvestre le long du fleuve Parapeti, mais aussi la chasse, la pêche et la capture de perroquet. La fin de leur soumission à un karai étant récente, ils ont un rapport bien moins ouvert envers les karai ou les étrangers. En effet, au-delà du statut de « karai », il y a aussi celui du « gringo », l'étranger blanc d'un autre pays qui n'est pas forcément présent dans le reste du pays. Une méfiance et du mépris lui est adressé à la place d'une curiosité et d'une admiration à Rancho Nuevo. A l'inverse, à Rancho Nuevo, la communauté s'est bâtie sans Patron, et plus encore, ils sont situés sur une autre grande route qui relie les communautés entre elles et qui mène de Charagua à Santa Cruz de la Sierra. Ces Guaranis sont donc habitués aux passages de gens extérieurs et commercent beaucoup avec ces deux villes et avec les Mennonites. Là où le cheval est de rigueur pour traverser le fleuve et se déplacer dans la forêt et les déserts à Rancho Viejo, il est remplacé par la moto à Rancho Nuevo. Ces deux communautés présentent donc deux situations différentes vis à vis de l'influence des rapports avec le monde extérieur.

Pour ce qui est des moeurs et du fonctionnement social, les deux communautés sont semblables. Le travail communautaire existe dans les deux communautés, afin de répondre aux besoins de la communauté. Il n'y a pas de notion de propriété terrienne. La terre et le bétail sont possédés collectivement par la communauté, et tout le monde s'en occupe. Il s'agit des économies de la communauté, ils peuvent être vendus en cas de besoin d'argent pour financer un projet ou répondre à une crise. De grands troupeaux de chèvres et de poules sont laissés en liberté, menacées seulement par les prédateurs naturels. Cependant, un projet de développement du gouvernement d'Evo Morales a été mis en place en 2006 et abouti en 2009 à Rancho Viejo469. Il s'agit de la fabrication d'un corral et de la distribution de cinq vaches à chaque habitant. La gestion de ces vaches par les uns et les autres ont développé l'apparition d'un système capitaliste, avec l'enrichissement des uns sur l'appauvrissement des autres. Ainsi, les notions d'individualité et de propriété sont plus marquées à Rancho Viejo qu'à Rancho Nuevo. La générosité et l'hospitalité sont bien moins présentes à Rancho Viejo, en faveur de la recherche du gain470.

468Entretiens avec Don Elar Medina, doyen de l'histoire, métisse mais originaire de la communauté. Mercredi 17 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo et Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.

469 Entretien avec Don Romelio Choipa Soria, Président de la junte scolaire. Mardi 16 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo et plaque à l'honneur du financement par Evo Morales.

470 Observations comparatives entre les deux communautés, mai 2017 : observations récurrentes de demande d'argents pour un service à Rancho Viejo là où a Rancho Nuevo cela était offert et même honteux de demander de l'argent.

Illustration 21: Plan de Rancho Viejo.

Plan de Rancho Viejo, le terrain de jeu, l'école et l'arbre du conseil se trouvent souvent au centre de la communauté. Les familles se regroupent en quartiers, dès que des jeunes se marient, ils construisent une maison à côté de la famille de la femme (Plan:Saint-Martin).

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Les deux communautés ne disposent ni de l'électricité, ni du réseau internet, ni de l'eau courante, seulement de réservoirs d'eau et des moteurs à essence pour générer de l'électricité qui servent à alimenter occasionnellement le terrain de sport, l'église ou l'infirmerie. La religion est omniprésente dans ces communautés. Les deux présentent une forme de syncrétisme entre les croyances anciennes, basés principalement sur le respect des esprits de la nature, de la forêt, du fleuve et entre l'évangélisme, grandement majoritaire dans ces communautés. Cependant, la religion est presque absente de l'éducation à Rancho Nuevo et à Rancho Viejo, il n'y a ni prières, ni remerciement à Dieu, ni morales religieuses, qu'elles soient chrétiennes ou animistes. La société Isoseña est très patriarcale, les hommes mangent souvent avant les femmes. Ces dernières sont assignées à la maison pour y effectuer les tâches ménagères tandis que les hommes travaillent au Chaco, va à la pêche au filet selon la tradition et à la chasse471.

Illustration 22: L'habitat guarani.

Les Guaranis vivent dans des maisons faites de terres séchées et de tôles, disséminées aléatoirement sur un vaste territoire le long de la route ou autour de l'école et de l'église. Ici, des habitations de la communauté de Rancho Nuevo, mai 2017. (Photo : Saint-Martin)

Pour essayer de comprendre la vie et l'éducation en science humaine dans ces deux communautés je suis resté une semaine du 9 mai au 16 mai 2017 à Rancho Nuevo et 8 jours du 16 mai au 24 mai 2017 à Rancho Viejo. Les observations se sont déroulées dans l'unique école de Rancho Nuevo et dans l'unique école de Rancho Viejo. Après avoir été mené par le responsable de l'éducation

471 Observations à Rancho Nuevo et Rancho Viejo, mai 2017.

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dans le Bajo Isoso au directeur de la junte scolaire de Rancho Nuevo, ce dernier m'a présenté au principal qui m'a lui-même introduit auprès des enseignants de 5ème et 6ème année de primaire. Comme précédemment, je me suis concentré sur les classes de 5ème et de 6ème car ce sont les cycles qui présentent le plus de contenu historique. L'aide du directeur m'a permis d'avoir un entretien semi dirigé durant une heure avec l'enseignante guarani originaire de Rancho Nuevo, Ruth Gomez Parra dès le mercredi 10 mai. Ce premier entretien avait pour but d'avoir une vision générale de l'éducation à Rancho Nuevo et d'acquérir le point de vue d'une enseignante locale sur les différentes politiques éducatives depuis 1994, mais aussi d'organiser les séances de la semaine. J'ai eu ensuite de nombreuses occasions d'avoir des entretiens libres avec cette dernière tout au long de la semaine à son logement de fonction, à proximité de l'école. Elle me permit aussi de consulter ses sources : le manuel scolaire multitexto El Pauro de 2005, un dictionnaire des indigènes et surtout les vidéos misent à disposition par l'État pour enseigner l'histoire.

Certains seconds du capitan, appelés « autorités » sont venus vers moi pour m'informer des problèmes politiques dans l'Isoso le jeudi 11 mai, cette conversation dura une demie-heure. J'ai mené un entretien avec le capitan Gumercindo Lizarraga le vendredi 12 mai à la fois pour le questionner sur sa fonction et sur les décisions en matière éducative mais aussi pour l'interroger en tant qu'ancien sur l'évolution de la situation à Rancho Nuevo durant plus d'une heure. Le samedi 13, j'ai assisté à une soirée organisée par Benjamin à l'église pour les jeunes, l'église joue un rôle éducatif aussi. Afin d'en apprendre plus sur la participation des parents dans l'éducation, j'ai mené un entretien semi dirigé avec le président de la junte scolaire, Luiz Romero le dimanche 14 mai.

J'ai assisté à la réunion décisionnelle hebdomadaire afin d'observer le système politique et comment les questions éducatives étaient abordées, d'abord introduites par Luiz Romero puis discutées par l'enseignant de 5ème au village voisin, Tamachindi, Teofilo Ibanez Cuellar. J'ai pu mener un entretien semi dirigé puis libre avec celui-ci le jour même.

Je suis allé interroger le nouvel enseignant d'origine aymara Guido Mamani, afin d'en apprendre plus sur les assignations de postes et l'adaptation pour un indigène andin dans ce milieu guarani lors d'un entretien libre le lundi 15 mai.

Enfin, j'ai souhaité rencontrer des anciens, afin de constater le rapport des autres membres de la communauté avec ceux-ci et les questionner sur leurs connaissances historiques et l'évolution de la situation. J'ai souhaité rencontrer le doyen de l'histoire, Don Nazario, mais celui-ci ne fut jamais présent. J'ai réussi à communiquer avec l'ancien Cecilio Coueya, mais celui-ci étant sourd, l'entretien fut fastidieux et peu productif.

Enfin, mes ultimes entretiens à Rancho Nuevo furent avec l'enseignant de 5ème Rolland et sa femme, enseignante d'Histoire en secondaire, le lundi 15 mai. L'entretien libre avec cette dernière fut bien plus informatif que l'entretien semi dirigé avec Rolland. Ce dernier m'a invité à l'accompagner à la pêche avec lui et son frère pêcheur, une activité traditionnelle. Loin du contexte de la communauté et de l'école et sous l'effet de l'alcool et de la drogue, Rolland me donna des informations nouvelles et très intéressantes.

Enfin, les dernières personnes interrogées à Rancho Nuevo furent la jeune aide-soignante Eldy Puellar Carillo, en stage à Rancho Nuevo et l'enseignant Eliso Romero originaire du Charagua Sud.

A l'école de Rancho Nuevo, j'ai eu l'occasion de mener des observations à 5 séances. Une séance de deux heures de la classe de 5ème pour un cours de « communication et langage » qui s'appuyer sur la lecture et l'analyse d'un conte en espagnol : Le rat et le lion, puis le travail sur un conte en Guarani. La même journée, j'ai observé la séance de deux heures de la classe de 6ème de « communication et langage » également. Cette séance, basée sur le manuel El Pauro, abordait les différents moyens de communication.

Le jeudi 11 mai j'ai de nouveau observé une séance de 6eme d'art qui consistait à la visite d'une tisserande afin d'en apprendre l'importance et la technique. Je n'ai pu que suivre une heure de la séance des 5èmes sur l'écriture du conte en Guarani puisque toutes les leçons étaient interrompues à 11 heure pour rendre visite à la famille de l'enseignant d'EPS Benjamin, qui avait perdu sa Tante dans la nuit. Ce fut l'occasion d'assister à l'importance donnée aux valeurs guaranis et aux syncrétismes religieux dans les rites funéraires.

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Enfin, la dernière séance fut observée le vendredi 12 mai pour une séance de 4 heures où la matière enseignée fut les sciences sociales suite à ma demande répétée auprès de Ruth. J'avais demandé à un habitant du village de me servir de traducteur, afin de comprendre les échanges en guarani sans perturber le déroulement de l'enseignement. La séance présente les valeurs guaranis et leur importance puis le visionnage d'une vidéo étatique sur la conquête de l'Amérique. Cette séance fut pour moi l'occasion de faire un entretien dirigé avec les élèves de la classe de 6ème. Mes questions étaient les suivantes :

- Êtes-vous fier d'être Guarani ? D'être Bolivien ? Vous ressentez vous plus l'un que l'autre ?

- Connaissez-vous l'histoire des migrations guaranis ?

- Connaissez-vous Kuruyuki ?

- Savez-vous ce qu'est un patron ?

- Qu'est-ce que la Guerre du Pacifique ? Et la Guerre du Brésil ?

- Citez-moi certains personnages historiques célèbres.

- Citez-moi certains événements historiques.

- Citez-moi d'autres peuples originaires.

- Connaissez-vous Charagua ? Santa Cruz ?

- Où préféreriez-vous vivre ?

- Selon vous, quelle est l'utilité de l'histoire ?

- Pouvez-vous me citer d'autres peuples boliviens ?

- Pouvez-vous me citer un pays Européen ?

- Vous souhaitez vivre en ville ou à la campagne ? Connaissez-vous Santa Cruz ? La Paz ?

- Qui sait tisser ? Chasser ? Pêcher ?

Enfin, tout au long de mon séjour à Rancho Nuevo je me suis rendu chez plusieurs familles afin de partager un repas, de mener un entretien ou simplement de discuter. La famille de l'enseignante Ruth et la famille de l'enseignant d'EPS Benjamin, la famille du responsable de la santé César, la famille du Capitan Gumercindo Lizarraya, la famille de l'enseignant de 5ème Rolland, la famille de Don Jamy, l'époux d'une tisserande et la famille d'un ancien ayant fait office de traducteur, la famille de l'enseignant de 5ème à Tamachindi Teofilo Ibanez Cuellar et finalement, mes hôtes composés d'un couple, de trois enfants et d'une femme célibataire.

A ces occasions, je pouvais mener des entretiens libres sur des sujets très diversifiés avec les anciens et les hommes. En effet, les femmes et les enfants étaient malheureusement très fermées. Ce dernier point fut un problème majeur pour l'accomplissement de mes observations. En effet, peu de femmes acceptaient de me répondre, exceptées mes hôtes. De plus, les enfants, malgré toutes mes tentatives plus ou moins ludiques, refusez de me répondre à cause de la honte de leur maîtrise de l'espagnol et par peur ou défi envers moi. Ils furent intimidés par moi et parfois honteux. Du fait, selon le capitan de Rancho Nuevo472, du manque d'amour propre lié à leur ethnie face à l'ethnie blanche dominante, il me fut impossible de communiquer directement avec eux. Face à cet échec, j'ai interrogé Denar Mendez, le fils aîné de mes hôtes, âgé de 16 ans lors d'un entretien semi dirigé sur son éducation, ses connaissances et son opinion sur les nouvelles générations.

A Rancho Viejo, la situation était moins propice aux observations. D'une part parce que la population était moins ouverte et moins hispanophone mais aussi parce qu'il y avait qu'une même enseignante pour les classes de 5ème et 6èmes qui étaient regroupées en une seule même classe mixte. De ce fait, j'ai eu, là aussi de nombreuses occasions de discuter avec l'enseignante de cette classe, une créole de Charagua, Naderlina Salses Cortez qui est aussi la directrice de l'école de Rancho Viejo. Cette dernière, m'a permis de rencontrer ses deux soeurs, son frère, ses deux neveux et sa mère à Charagua et dans l'Isoso, ces derniers approvisionnant les épiceries du Bajo Isoso de denrées de Santa Cruz. Sa soeur Maria était aussi enseignante. Ils m'invitèrent à une fête à la communauté métisse de San Silvestre. Ce fut l'occasion d'observer les relations interethniques dans le Bajo Isoso.

Mon autre interlocuteur privilégié était mon hôte, Don Romelio Choipa Soria, un ancien et le

472 Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017, à son domicile, Rancho Nuevo.

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président de la junte scolaire. Ce dernier me présenta le doyen de l'histoire de RV, Don Elar Medina, un créole se considérant comme Guarani qui s'était intéressé à l'histoire guarani. Lors de mon entretien avec le capitan Marcelo Segundo, celui se montra très peu coopératif. Comme précédemment, j'ai interrogé des anciens comme Don Santiago Choipa lors d'un entretien semi dirigé. J'ai interrogé tous les autres enseignants de primaire de l'école, Gloria Romero Soria et Roberto Arriafa Barrientos. J'ai essayé de me rendre compte de l'état de connaissance et l'aperçu sur les différentes éducations à Rancho Viejo de deux jeunes de 19 et 22 ans, Fidel Ety et Marcelo Segundo Ety. Finalement, j'ai interrogé un jeune notable diplômé, Miguel Antonio Sanchez Vaca. J'ai également essayé d'interroger sa soeur, sans succès, du fait de la pression de sa mère et de son autre soeur.

A Rancho Viejo, je n'ai pu observer que trois séances à cause de l'absence de l'enseignante les deux premiers jours. La séance de 4 heure le vendredi 19 traitait des contes guaranis dans le cadre de l'enseignement « communication et langage. ». Ce fut aussi pour moi l'occasion de consulter les cahiers des élèves. Le lundi 22 mai, la séance reprend l'enseignement sur les contes puis Naderlina organisa une réunion parents/professeurs pour organiser la fête des mères. La séance du mardi 23 de sciences sociales enseignait la géographie locale à travers des mythes et histoires isoseñas. Malgré un bien meilleur contact avec les enfants qu'à Rancho Nuevo, je n'ai pas réussi à parler avec eux autrement que par un entretien dirigé. J'ai reposé les mêmes questions qu'à Rancho Nuevo en rajoutant des questions géographiques : j'ai dessiné une carte du monde au tableau et demandé à des élèves de situer la Bolivie, le Bajo Isoso, l'Espagne, l'Afrique et l'Inde.

II-B/ La réinvention d'une histoire et d'une identité Guarani pour l'unification de Charagua dans le contexte Isoseño.

L'histoire Isoseña est assez méconnue, surtout avant la seconde moitié du XIXème. Heureusement, le travail d'Isabelle Combès : ETNO-HISTORIAS DEL ISOSO, Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), réalisé en 2005 et basé sur le recueil de traditions orales guaranis et de documents boliviens, permet de connaître un peu cette histoire.

Isabelle Combès met en avant qu'il est réducteur d'appeler le peuple Isoseño « Guarani », car leur histoire et ethnie sont intimement liées avec les Chané. L'histoire coloniale est une histoire d'isolement, de rares contacts avec des explorateurs. L'histoire républicaine reste assez floue, du fait de la position frontalière de l'Isoso et de sa colonisation tardive. L'arrivée des karai à Isoso commence par celle d'éleveurs de bovins vers 1858. Puis l'armée intervient afin de garantir la réalisation de la route de Santa Cruz vers le Paraguay pour faciliter l'exportation et pour garantir la domination des éleveurs et propriétaires terriens karai sur les Isoseños. Durant la Guerre du Chaco, les Isoseños servirent de guides et d'aides de camp à l'armée bolivienne. Ensuite, dans les années 1980, les Isoseños, influencés par les mouvements syndicaux, commencèrent à se revendiquer comme Guaranis, et comme Indigènes de Bolivie. Finalement, les années 2000 voit un conflit entre le Bajo Isoso qui veut devenir l'égal de l'Alto Isoso et ce dernier qui veut conserver sa situation avantageuse473.

Dans les années 1990 et 2000, des ONG ont mis en place des programmes de développement dans l'Isoso. Ces programmes ont souhaité s'appuyer sur les notables locaux. Ce faisant, l'argent a corrompu le fonctionnement en permettant aux capitanes de positionner leur famille dans tous les postes importants et de profiter de ce financement474. Plus encore, la mise en place de l'AIOC en 2015 voit l'apparition de doubles capitanes, comme évoqué précédemment. La situation en Isoso reste très conflictuelle et les Isoseños se sentent encore plus isolés et tristes de cette situation car désormais, ils se font volés par des membres de leur propre communauté.

473 Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.

474 Entretien avec Rolland et Gumercindo Lizarraga, mai 2017.

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Les Isoseños, n'ont que peu de connaissances sur leur histoire, un exemple concret est celui de la connaissance de la bataille de Kuruyuki. Du fait des rivalités entre Guaranis Ava et Isoseños, bons nombres de ces derniers combattirent aux côtés de l'armée karai contre l'union de Guaranis. Isabelle Combès rapporte que le journal crucénien La Estrella del Oriente affirme que leur armée était composée de « 250 blancs et de 2100 allées indiens475 ». Il ne s'agissait donc pas d'une simple guerre opposant les blancs aux Guaranis, mais d'un conflit bien plus complexe, impliquant les rivalités entre Guaranis eux-mêmes. Or aucun ne s'en souvient ou ne veut s'en souvenir. De telle manière qu'en 1992, les Isoseños ont participé à la célébration du massacre de Kuruyuki organisée par l'APG. Il y a un effort de l'APG pour créer une union sacrée entre les peuples guaranis. L'APG a alors réinventé une histoire guarani, avec le mythe fondateur de la nation guarani unie face aux Karai lors de la bataille de Kuruyuki476. L'éducation de l'histoire dans les communautés de Rancho Nuevo et Rancho Viejo est censée respecter le Curriculo Regionalizado Guarani et transmettre l'histoire Guarani en tant qu'histoire locale puis l'histoire nationale. L'APG et le gouvernement autonome tente d'unifier les peuples de Charagua sous l'identité commune de Guarani. Ainsi, le gouvernement de Charagua veut diffuser une culture Guarani sans prendre en compte les particularités des ethnies qui compose la nation guarani. Cette action n'est pas sans rappeler l'action du MAS qui prétend défendre et valoriser la diversité et les indigènes tout en promouvant une histoire et un modèle indigène Aymara/Quechua. L'APG profite de l'absence de tradition historique pour appliquer cette réécriture historique sur le peuple Isoseño et sans doute sur d'autres peuples guaranis. Aujourd'hui les Isoseños et les autres boliviens les considèrent comme des Guaranis, durant mon séjour, je n'eus à aucun moment l'occasion d'entendre les termes, « Tapii » ou « Chané » ; le terme « Isoseño » était utilisé rarement afin de se différencier des autres districts de l'AIOC de Charagua. L'histoire du peuple Isoseño et de ses origines Chanés sont totalement remplacées par une histoire guarani commune à tous les habitants de l'AIOC de Charagua.

En effet, l'une des grandes difficultés de l'enseignement de l'histoire dans le Bajo Isoso est l'absence de tradition historique. Chez les Isoseños, l'histoire se transmet par tradition orale. Dans cette société où les anciens sont traditionnellement détenteurs des connaissances, il y a généralement dans chaque village un ancien spécialisé sur la médecine, la religion, l'agriculture, mais aussi sur l'histoire : un « arakua iya ». A Rancho Nuevo, ce fut Don Nazario, qui malheureusement ne fut pas présent à aucune de mes nombreuses visites. A Rancho Viejo, il s'agissait d'un cas un peu particulier avec Don Elar Medina. Ce dernier était un créole qui se revendiquait Guarani. Il exposa l'histoire du premier capitan d'Isoso, Ca Pote, arrivé il y a 400 ans. Il aurait acquis ces connaissances par un chercheur urbain qui lui aurait enseigné. Il se vantait d'être le seul à avoir de l'intérêt pour l'histoire guarani et de Rancho Viejo. Cela est révélateur de deux choses : que son intérêt historique vient sans doute de son père Argentin et de sa mère Espagnol, et qu'il n'y a pas de véritable histoire mais plutôt des mythes de fondations477.

Le récit de Don Medina illustre un aspect de la tradition orale : elle s'intéresse surtout aux « Capitan Grande » et aux mythes lointains plus que sur les événements historiques récents. Un autre exemple est l'histoire des conflits contre les Ava, ainsi, une bataille contre des Ava supérieurs en nombre sur les rives du fleuve Parapeti lui aurait donné son nom Parapiti en Guarani : « l'eau qui tue »478. Les traditions orales plus récentes sont plus instrumentalisées, sont transformées pour dénigrer les rivaux. Dans la conception historique des Isoseños, seuls les Capitanes grandes sont des agents historiques,

475 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.

476 Ibid.

477 Entretien avec Don Elar Medina, doyen de l'histoire, métisse mais originaire de la communauté. Mercredi 17 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo.

478 COMBES Isabelle, Etno-historias del Isoso Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), Fundación PIEB; IFEA Instituto Francés de Estudios Andinos, 2005.

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les causes extérieures des événements qui affectent l'Isoso ne les intéressent pas479 . De manières générales les habitants de Rancho Nuevo comme de Rancho Viejo avaient une très mauvaise connaissance de l'histoire. Sur ce thème, le responsable de l'éducation dans le Bajo Isoso, Richard Padilla affirma que la mémoire est plus importante que l'histoire, qu'il est important de s'appuyer sur les anciens qui ont de l'expérience, notamment sur les vétérans de la Guerre du Chaco480. Et en effet, les anciens sont les derniers à connaître, par la tradition orale l'histoire locale et à constater l'uniformisation des moeurs indigènes. Ainsi, un ancien de Rancho Nuevo, Don Cecilio s'offusquait d'une évolution : « La coca, c'est bon pour les « collas », mais maintenant tous les indigènes la consomment481. » En effet, Evo Morales a fait de la feuille de coca le symbole des indigènes boliviens et les Guaranis la consomme en très grande quantité, quotidiennement. Cette évolution est bien révélatrice de l'andinisation des indigènes en Bolivie, qui n'épargne pas les Isoseños.

L'absence de tradition historique peut s'expliquer par deux autres éléments. L'organisation politique : comme la fonction de capitan n'est pas censée être héréditaire, (bien que ce soit parfois le cas) l'histoire n'est pas sollicitée pour appuyer une dynastie comme cela a pu être le cas dans la plupart des royaumes. L'autre raison est la religion évangéliste. En effet, cette branche radicale du protestantisme qui s'applique majoritairement à Rancho Nuevo et Rancho Viejo a une approche bien moins historique que le catholicisme. Les cérémonies sont plus basées sur le chant et les récits moraux que sur l'apprentissage de l'histoire transmise par la Bible482.

Quoiqu'il en soit l'absence de réelle tradition historique révèle un paradoxe du projet éducatif de la loi 070 : en voulant décoloniser par l'apprentissage de l'histoire locale, l'État, et ici l'AIOC de Charagua utilisent un concept et une méthode étrangère aux Isoseños et même aux Guaranis. Pour aller plus loin et reprendre les propos de Monica Sahoneno : « l'école est une structure coloniale, dans sa forme actuelle, elle ne peut nullement être décolonisatrice483. ». C'est le cas dans les communautés de Rancho Nuevo et Rancho Viejo où les écoles sont parmi les seuls bâtiments en briques, construits par l'État, et surtout le seul endroit où le drapeau bolivien est visible. Une plaque rappelle l'évergétisme d'Evo Morales dans les deux communautés pour chaque construction de l'État. L'école est le lieu le plus important de la communauté, située au coeur de la communauté, elle sert en quelque sorte de mairie, les réunions, la réception d'étrangers et les formations de l'État s'y déroule. L'école apparaît alors comme une intrusion de l'État dans la communauté. Les actes civiques et le chant de l'hymne national en rang devant le drapeau tous les lundis rappellent la fonction nationaliste de l'éducation484 . D'une certaine manière, l'enseignement de l'histoire qui se veut « décolonisatrice » perpétue une assimilation dans une culture dominante, ici la culture guarani et l'identité indigène occultent le passé particulier des Isoseños.

II-C/ Les barrières matérielles et idéologiques à l'enseignement de l'histoire à Rancho Nuevo et Rancho Viejo.

L'absence de tradition historique dans le Bajo Isoso n'est pas la seule raison qui explique le désintérêt pour l'enseignement de l'histoire. En effet, il existe des raisons bien plus pragmatiques : la pauvreté à Rancho Nuevo et Rancho Viejo. Le Capitan de Rancho Nuevo, Gumercindo Lizarraga, puise dans ses souvenirs pour constituer une histoire de l'éducation à Rancho Nuevo. Selon ses dires, en 1972, il n'y avait pas d'école, la communauté était bien moins connectée au reste de la région. En

479 Ibid.

480 Entretien avec Richard Padilla, responsable de l'éducation dans le Bajo Isoso. Mardi 9 mai 2017.

481 Entretien avec Don Cecilio Coueya, ancien de Rancho Nuevo, 2017.

482 Observations messe Rancho Nuevo samedi 13 mai, et discussion avec responsable église RV le mercredi 17 mai, et entretien avec le curé de Charagua à San Sylvestre le dimanche 21 mai 2017.

483 Entretien avec Monica Sahoneno, sociologue de l'éducation. Mercredi 29 mars, La Paz

484 Observations à Rancho Nuevo et Rancho Viejo.

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1985, les premiers cours sont donnés, une maison servant alors d'école pour cinq classes. L'éducation était uniquement en espagnol et très stricte et violente, les Isoseños étaient dévalorisés face aux Karais. La loi 1565 en 1994 bouleverse la situation, les enseignants étaient perdus et ne savaient pas comment appliquer l'EIB485. De là, l'éducation devient bilingue et finalement entièrement en langue indigène. En 2003, le premier bâtiment de l'école aujourd'hui désaffecté, sert d'école pour trois classes. Gumercindo Lizarraga estime que la réforme de 2010 a redonné de l'estime aux Guaranis. Tous les enseignants suivent la formation du PROFOCOM. Le capitan se souvient qu'en 2011, l'école religieuse Fe y Alegria est fondée, accueillant les 12 classes du primaire au secondaire. Cette école est devenue publique en 2015. Désormais, l'école prend le relais de la tradition orale. Selon le capitan, la première mission de l'école est de permettre aux Guaranis de se défendre face aux Karai et de se soustraire à leur abus486. L'école de Rancho Nuevo est dans un état médiocre. Bons nombres d'élèves doivent apporter leur propre chaise, il n'y a pas de vitres aux fenêtres, il n'y a ni électricité ni eau, l'état du peu de meubles et du bâtiment est mauvais. Les enfants ne disposent pas tous de cahier, de stylo de sac ou d'uniforme et encore moins de manuels scolaires. Il est important de se rendre compte de l'immense fossé qui sépare la qualité de l'éducation entre le Bajo Isoso et Santa Cruz, ce qui rend sans doute compte de l'écart entre le monde urbain et le monde rural487. Les enfants ne vont à l'école que quatre heures par jour. Mais les enseignants sont souvent très en retard, quittant parfois même leur cours durant plus d'une demie heure pour parler avec un responsable ou un collègue. Les récréations sont d'une durée variable, la pause de 10h est l'occasion pour les enfants et les enseignants de rentrer chez eux prendre une collation. Enfin, le moindre événement, tel que le départ des secondaires pour un tournoi sportif dans village voisin le mardi 09 mai, est un prétexte pour passer un long moment hors de l'école. Tout cela fait que les journées scolaires sont très courtes. Le reste du temps étant consacré à la chasse d'oiseau ou à l'aide de la famille au Chaco ou à la maison pour les filles. L'absentéisme est très élevé, il est rare que tous les élèves soient présents, parfois les élèves s'en vont lors de la récréation. Les enseignants ne contrôlent pas la présence, l'absentéisme se justifiant par le travail auprès de la famille. Lors de mes observations, le nombre moyen d'élèves étant absent par leçon s'élève à 9 pour des classes d'environ 25 élèves. Parfois, plus de la moitié étaient absents.

La plupart des jeunes de Rancho Nuevo rêvent de travailler en ville pour avoir des meilleures conditions de vie. A Rancho Nuevo, avec la route reliant Charagua à Santa Cruz passant dans le village, les jeunes sont exposés à la culture urbaine de Santa Cruz et de Charagua. Les jeunes ne pêchent pas, ne chassent pas et travaillent encore moins au Chaco488. La culture urbaine semble être devenu le modèle à suivre pour les jeunes qui essayent d'en reproduire les codes. A Rancho Viejo, la situation est bien pire, Naderlina explique que l'école était jadis dans une petite salle aujourd'hui en ruine adjacente à l'école actuelle qui n'offre que 4 classes. Le terrain de l'école sert de lieu de repos pour un troupeau de chèvres qui défèquent dans la cour comme dans les salles. Pire encore, la communauté ne dispose pas de formation secondaire. Les jeunes doivent alors faire le choix de se rendre dans la communauté voisine à 7 kilomètres à travers la jungle, le désert et le fleuve, au risque de croiser des jaguars, anacondas ou autres mygales dont le Chaco regorge, ou d'arrêter l'école. La plupart choisissent cette option sans hésiter, consacrant la plus grande partie de leur temps à jouer au football, à travailler en ville et à aider leur famille489. Bien que le travail du Chaco, la chasse, la capture de perroquets et l'élevage offrent une situation alimentaire plus stable, les jeunes de Rancho Viejo se retrouvent rapidement en situation de pauvreté. Une fois encore, le travail à la ville s'impose comme une solution et un rêve d'une vie plus opulente. Afin de rendre les enfants aptes à la fois à

485 Education Interculturelle et Bilingue.

486 Gumercindo Lizarraga, Capitan de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017,à son domicile, Rancho Nuevo.

487 L'aperçue de l'éducation dans le Bajo Isoso est basé sur les observations sur place et sur les entretiens avec divers spécialistes de l'éducation ayant travaillé en zones rurales, tels que Carolina Loureiro ou encore Monica Sahoneno.

488 Entretiens avec les anciens, questionnaires aux enfants.

489 Entretiens avec Naderlina Salses Cortez, directrice de l'école de Rancho Viejo et enseignante de la classe 5ème et 6ème de primaire.

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défendre leurs droits face aux Karais, et à la fois capables de travailler en ville, la priorité est donc l'apprentissage de l'espagnol. En effet, de nombreux parents, comme en atteste Romero Choipa, le président de la junte scolaire, critiquent l'apprentissage en langue guarani et prône une école uniquement en espagnol490. Les réalités matérielles prennent le dessus sur la quête de la protection de la langue guarani. L'éducation de 1994 est souvent critiquée pour avoir mis en place dans le Bajo Isoso une éducation soi-disant bilingue en partageant des horaires d'espagnol et des horaires de guarani, mais dans les faits, ce fut une éducation presque uniquement en langue guarani491. Avant 1994, l'éducation se faisait exclusivement en espagnol, l'usage du guarani, qui était dénigrée dans l'enceinte de l'école donnait lieu à des punitions corporelles par les enseignants, systématiquement originaire de la ville. Ainsi, les anciens parlent souvent bien mieux que les autres. Ceci est d'autant plus vrai à Rancho Viejo qui, ne profitant pas du passage de la route, présente une population très peu bilingue. En effet, seuls les anciens et les notables, commerçants ou responsables maîtrisaient bien l'espagnol, la grande majorité des habitants de Rancho Viejo ne pouvaient pas communiquer convenablement en espagnol. En effet, aujourd'hui encore, l'éducation qui se prétend bilingue est avant tout une éducation en Guarani.

À Rancho Nuevo, Ruth et Rolland parlaient en Guarani et répétaient parfois en espagnol, mais ils devaient insister longuement et mettre en place des exercices en espagnols pour que les enfants utilisent cette langue. En effet, les enfants isoseños avaient honte de leur niveau d'espagnol et n'osaient pas parler en cette langue de ce fait. A Rancho Viejo, Naderlina étant une karai originaire de Charagua, elle ne parlait pas le Guarani mais le comprenait, à l'inverse des enfants. Ces leçons étaient donc données en espagnol mais les enfants répondaient et travaillaient en guarani. La langue est au centre des enjeux de l'éducation en milieu rural. Une autre difficulté liée à la langue réside dans l'apprentissage de l'écriture du Guarani. En effet, du fait de l'absence d'uniformisation des différents dialectes guaranis dans l'écrit, il est difficile de le concevoir492. Ainsi les enseignants (qui ont parfois du mal avec l'écriture de l'espagnol aussi), qu'ils soient Guaranis ou non, maîtrisent mal cet enseignement. L'espagnol fut la langue rattachée à la tradition écrite depuis la colonisation et son usage dans les lettres, messages ou autre forme d'écrit est appliquée, à l'inverse du Guarani, qui sert uniquement de langue orale493.

Ainsi, l'apprentissage de l'espagnol pour pouvoir aller travailler en ville et pour protéger ses droits, constitue un des enjeux les plus importants de l'école dans le Bajo Isoso. Dans l'école de Rancho Nuevo comme dans celle de RV, Rolland, Ruth et Narderlina centre leur enseignement sur les langues et les mathématiques, matières nécessaires à la réussite d'études supérieures dans un secteur productif. Ainsi, sur les faibles créneaux horaires effectifs d'enseignement, l'histoire n'est étudiée que très rarement dans ces deux écoles. La consultation des cahiers de classes des élèves de 5eme, de 6eme de Rancho Nuevo et de 5/6eme de Rancho Viejo révèlent une absence de contenu historique. Ce fait s'explique aussi par le mauvais niveau des enseignants. Si j'ai dû tant insister pour pouvoir assister à une leçon de science sociale, outre le fait que cela soit considéré comme superflu par ces communautés, c'est sans doute à cause du mauvais niveau de connaissance des enseignants guaranis ou non à Rancho Nuevo et Rancho Viejo.

Ainsi, Ruth organise sa séance de science sociale en faisant visionner une vidéo fournie par l'État sur la colonisation de la Bolivie. Cette vidéo présente les méfaits de la colonisation et de l'exploitation occidentale sur les peuples indigènes et sur la nature. Ruth rapproche la vidéo à

490 Entretiens avec Don Romelio Choipa Soria, Président de la junte scolaire, mai 2017, Rancho Viejo.

491 Entretiens avec Don Romelio Choipa Soria et Victor S. Quispe Santander, représentant de la chambre des députés de l'assemblée législative plurinationale et Santos Paredes Mamani, président de la commission des nations et peuples indigènes originaires paysans, culture et interculturalité. Jeudi 23 mars 2017, au Parlement, La Paz. et un conseillé présidentiel souhaitant rester anonyme.

492 Entretien avec le responsable de l'Unidad de Políticas de Intraculturalidad Interculturalidad y Plurilingüismo Le vendredi 31 mars 2017, au ministère de l'éducation, La Paz.

493 Entretien avec Rolland, enseignant en charge des 5ème de primaire à Rancho Nuevo. mai 2017.

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l'histoire Guarani, expliquant que la colonisation s'est appliquée dans l'Isoso par l'exploitation des Guaranis par les Patrones. Cependant, elle n'explique pas la différente temporalité entre la colonisation du reste de la Bolivie par les Espagnols et des Guaranis par les Boliviens. Elle utilise des références historiques locales pour expliquer : ainsi elle compare la résistance des indigènes à l'Empire espagnol à celle des Guaranis durant la Guerre du Chaco. Finalement ce sujet sert de support pour développer la revalorisation de la culture Guarani. L'enseignante émet une critique des méfaits causées par le mode de vie occidental qui détruit la nature et qui provoque la cupidité plutôt que la vie harmonieuse avec la nature. Elle développe un discours très partisan pour un retour à l'ancienne manière de vivre : « Nous devons retourner à notre ancienne culture, les hommes doivent aller à la chasse et les femmes doivent faire les tissus traditionnels afin que la culture ne se perde pas494. ». Elle diffuse ensuite la vidéo étatique sur le mythe guarani de création du monde. Puis, une vidéo sur l'histoire du Chaco et enfin une dernière qui présente de manière générale la Bolivie avec une dominance de la culture altiplanique. Finalement, Ruth se sert de ces vidéos pour soutenir le projet « décolonisateur » de la loi 070 et de l'AIOC. Elle présente un passé idéalisé où les Guaranis vivaient heureux. Elle associe le fait d'aller travailler en ville à un retour à l'esclavage. Au final, l'enseignante n'apporte pas d'éléments historiques à l'échelle nationale ou internationale, elle concentre son propos sur la culture Guarani, rappelant ses valeurs fondatrices. Elle va même jusqu'à critiquer les méfaits des missions chrétiennes sur les Guaranis alors qu'elle est fille d'un missionnaire et fondamentalement chrétienne. Bien qu'elle semble connaître l'histoire Guarani, elle ne connaît pas particulièrement l'histoire isoseña et les particularités de ce peuple vis à vis des autres peuples guaranis. Finalement, Ruth ne sert que de propagatrice du contenu étatique déployé par le ministère sur l'histoire de Bolivie. L'exemple de Ruth correspond à une enseignante guarani engagée qui applique avec vigueur l'idéologie de la loi 070 pour promouvoir sa culture.

La séance de science sociale de Naderlina à Rancho Viejo révèle un autre cas. Son cours sur la géographie de l'Isoso s'appuie sur l'histoire du « lac des mères ». Elle s'appuie sur les discours des anciens : il s'agissait d'un lieu où il y avait beaucoup de poisson. Elle met en avant l'importance du fleuve pour la survie des Isoseños. A l'inverse de Ruth, elle promeut les progrès technologiques qui rendent l'accès au fleuve et à ce lac plus facile. Elle ne rejette pas la technologie et la modernité mais elle met en avant l'importance de préserver les arbres et l'environnement. Elle fait appel aux enfants pour savoir si leurs aïeuls se rendaient dans ce lieu et finalement elle fait apprendre la géographie de l'Isoso. Naderlina, qui n'est pas une Guarani mais qui s'est investie personnellement pour bien comprendre la réforme de 2010, essaye de mobiliser les connaissances locales des anciens et des élèves pour faire apprendre la géographie et les activités guaranis. Il s'agit d'une autre application du projet de régionalisation de l'histoire495. Dans les deux cas, plus que d'un enseignement de l'histoire, il s'agit de l'enseignement de la culture et des valeurs guarani. Il s'agit d'apprendre aux enfants les trois valeurs fondamentales guaranis : le respect, la solidarité et enfin l'unité, c'est à dire le travail communautaire496 . L'apprentissage de ces valeurs se constate notamment dans la participation de l'école dans la vie de la communauté. Le nettoyage de l'école qu'effectuent les enfants d'eux même en attendant leurs enseignants en est un exemple révélateur. Plus encore, lors du décès de la tante de l'enseignant d'EPS Benjamin, le jeudi 11 mai, pour la dernière heure de classe, toute l'école s'est rendue dans les quartiers de la famille de la défunte afin d'appliquer la solidarité. Ainsi, environ 200 élèves et leurs enseignants se sont rendus devant la maison de la défunte où se déroulait un rite funéraire de chants mélangés à des lamentations.

L'histoire nationale semble peu maîtrisée aussi bien par les élèves que par les enseignants.

494 Ruth Gomez Parra, enseignante en charge des 6ème de primaire à Rancho Nuevo : «Debemos volver a nuestra antigua cultura, los hombres deben ir a la caza y les mujeres deben hacer los tejidos para que la cultura no se pierde.»

495 Observation : Mardi 23 mai 2017: classe 5eme/6eme , science sociale : histoire et géographie locale, Naderlina Salses, Rancho Viejo.

496 Observation :Vendredi 12 mai 2017: 6 eme s. sociale : conquête amérique. Ruth Gomez Parra, Rancho Nuevo.

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Cela soulève un autre aspect de cet enseignement : il ne prend en compte que le programme régionalisé guarani. Le curriculo regionalisado guarani (CRG) est l'élément central de l'éducation dans le Bajo Isoso. Les enseignants possèdent un exemplaire chez eux, à l'inverse du Curriculo Base. Ceci dit, il est à noter que les entretiens dirigés adressés aux enfants, aux jeunes qui sont à l'école depuis 2010 révèlent une très mauvaise connaissance de l'histoire, mais une meilleure connaissance de l'histoire nationale, des symboles et héros que de l'histoire isoseña, guarani ou locale497 . Les générations qui étaient à l'école avant 1994, se souviennent d'un enseignement strict et dispensé par des andins, en langue espagnol. Ils apprenaient une histoire générale de la Bolivie et des peuples sud-Américains mais rien à propos de l'histoire Guarani ou même de Santa Cruz. Les informations récoltées pour la génération scolarisée entre 1994 et 2010 sont moins précises. Les enseignements étaient en guarani, délivrés par des Karai et des Guaranis. Les jeunes interrogés ont démontré une très mauvaise connaissance de l'histoire nationale aussi bien que locale. Cela est d'autant plus vrai pour les jeunes sans activités, Eldy Puellar Carillo, une aide-soignante qui a étudié dans une ville de Charagua possédait un niveau de connaissance plus correcte que les jeunes sans activités de Rancho Nuevo et Rancho Viejo.

Enfin, bien que la réforme de 2010 soit très appréciée ici, il n'y a pas beaucoup d'enseignants de l'Isoso qui constituent leur propre bibliographie, contrairement à ce que demande normalement la réforme de 2010. Seul l'enseignant de 5ème de Tamachindi, Teofilo Ibanez Cuellar rédige un livre en guarani Isoseño avec la participation de ses élèves sur la manière de vivre, les pratiques et les traditions orales des ancêtres498. Bon nombre d'enseignants n'ont pas compris la réforme de 2010, et cela malgré l'obligation de suivre la PROFOCOM, et il en est de même pour les parents qui demandent des formations de la part de l'AIOC499.

497 Questionnaire enfants et entretiens avec Fidel Ety et Marcelo Segundo Ety, deux jeunes de 19 et 22 ans, Miguel Antonio Sanchez Vaca, tenant d'une des deux épiceries et grand propriétaire de vaches de Rancho Viejo, 28 ans, Denar Mendez, étudiant de 16 ans et Eldy Puellar Carillo, jeune aide soignante de 21 ans et enfin aux anciens des deux communautés.

498 Entretien avec Teofilo Ibanez Cuellar, Enseignant de 5ème année de primaire au village voisin, Tamaihindi. le dimanche 14 mai 2017, Rancho Nuevo.

499 Témoignages de Rolland, des présidents des juntes scolaires de Rancho Nuevo et Rancho Viejo, de Roberto Arriaga Barrientos.

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Chapitre III- Le programme régionalisé dans le contexte indigène : une intégration ou une exclusion ?

III-A/ Du savoir des anciens au savoir des notables : la pénétration de la culture urbaine par l'éducation.

Les jeunes Isoseños se retrouvent dans une situation de recherche identitaire, tiraillés entre le modèle des anciens et entre ceux de la modernité de la culture urbaine. Les positionnements sur les aspirations professionnelles, sur le mode de vie, sur la mode et sur le rapport avec les traditions sont des sujets très difficiles à abordés. La plupart aspirent à s'engager pleinement dans le mode de vie urbain, mais ils n'osent le dire ou le faire du fait du jugement général des adultes et surtout des anciens qui critiquent fortement certains aspects de la modernisation et de l'extension de la culture urbaine en milieu rural500.

En effet, il y a un véritable choc générationnel entre les anciens et les jeunes. Les premiers ont grandi dans la culture de la méfiance des Karais et de l'application des traditions et moeurs Isoseños dans un monde cohérent où les Guaranis vivaient de manière presque autarcique, du travail au chaco, de la chasse et de la pêche. Les jeunes ont eux évolués dans un environnement dont les traditions et les valeurs n'étaient plus appliqués, dans un espace en voie d'intégration au modèle capitaliste et au pays, avec le développement de l'individualisme et l'exposition de richesse et de statuts501 . Ces jeunes n'aspirent plus tant à vivre en harmonie avec la nature et la communauté que d'amasser des richesses pour avoir une vie qu'ils espèrent meilleure. Ils ne se suffisent plus de nourriture et d'eau, bercés par les récits de leurs aînés qui reviennent de leurs travaux ou de leurs études à Santa Cruz, ils veulent une moto, des jeux vidéo, une télé, une voiture...

Cependant, les jeunes Guaranis ne renient pas leur identité pour autant, ils se retrouvent dans une situation d'entre deux cultures. Ainsi, dès la classe de 6ème année de primaire, les garçons adoptent une attitude qui se veut viril. Suivant le modèle de l'homme urbain et surtout le modèle du joueur de football. Les coupes de cheveux et les tenues vestimentaires en sont directement inspirées. La société guarani étant très machiste, certains objets ou activités sont rattachés à l'homme. Ainsi, les femmes ne font pas de moto, et en allant à la pêche j'ai compris la portée symbolique et la fonction des activités traditionnelles que sont la pêche et la chasse auxquelles seuls les hommes vont. Pour aller à la pêche, les hommes se mettent de grandes bottes de pêcheurs pour finalement aller dans l'eau pied nus et passer la plus grande partie de la nuit à fumer, boire et se droguer. Ces activités sont avant tout des exutoires entre hommes, loin des regards jugeurs des femmes. Il est intéressant de constater que les garçons suivent bien plus les modes urbaines que les filles et que ces dernières sont bien moins timides que les garçons. Dans la société guarani, les hommes et les femmes sont nettement séparés, ce qui pose des difficultés en classe, puisqu'ils ne se parlent pas entre eux, du fait de la pudeur imposée par les normes guaranis. L'étude et donc l'école, sont considérées comme un travail de femme. Les garçons rechignent donc à participer et à travailler. Les garçons guaranis oscillent donc entre les modèles urbains qu'ils essayent de suivre, les projets d'accès à la vie urbaine par l'éducation, leur attitude timide et leur honte du travail, imposée par le groupe et la conception de la masculinité des Guaranis. Ceci provoque une situation paradoxale : les femmes semblent bien plus fidèles à la tradition que les hommes, dans leur attitude comme dans leur apparence.

500 Observations et entretiens avec des jeunes, des enfants et des anciens.

501 COMBES Isabelle, KINJO TOMORI Chiaki, IZQUIERDO José Ros, Los indígenas olvidados : los guaraní-chiriguanos urbanos y periurbanos en Santa Cruz de la Sierra, Fundación PIEB, Programa de Investigación Estratégica en Bolivia, La Paz, 2003.

Illustration 23: Les nouvelles générations guaranis, entre tradition et modernisation.

Ces deux garçons offrent un bel exemple de syncrétisme entre pratiques traditionnelles et modernes. Ici la tradition réside dans la chasse vivrière aux oiseaux à l'aide d'un lance pierre, arme prétendument ancestrale des Guarani, avec le "karapepo", sac traditionnel des hommes. La modernité s'observe au travers des sucreries et des vêtements industriels. Derrière eux, on peut voir la route reliant Charagua à Santa Cruz par l'Isoso. Rancho Nuevo, 2017. (Photo : Saint-Martin)

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Elles travaillent mieux que les garçons et ont de meilleurs résultats mais elles font que très rarement des études supérieures du fait du coût de ces dernières, qui crée une perte d'argent pour les parents qui voient en leur fille une future femme de maison502. A l'inverse, les garçons qui ne sont pas studieux

502 Entretien avec Naderlina Salses Cortez, directrice de l'école de Rancho Viejo et enseignante de la classe 5ème et 6ème de primaire. Jeudi 18 mai 2017, à sa maison de fonction, Rancho Viejo.

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et qui sont timides, rêvent d'aller en ville, ce qu'ils feront parfois, grâce au financement de leurs parents, alors que leurs chances de réussite sont moins élevées.

Tous les anciens regrettent l'évolution de la situation et soutiennent les projets de revalorisation de la culture indigène. Les principaux regrets sont la perte du travail communautaire au chaco, de l'usage des tenues, des fêtes et instruments, de l'artisanat et des activités traditionnelles503. Don Santiago Choipaiti, ancien de Rancho Viejo, regrette surtout la connaissance de la médecine traditionnelle, il connaît beaucoup de choses à ce sujet, mais les jeunes ne s'y intéressent pas et les enseignants ont oubliés ces connaissances à ses dires. Il n'y a pas que les anciens qui regrettent cette perte culturelle, il y a aussi les capitanes et autres responsables qui dénoncent l'absentéisme aux réunions. Tous les hommes de plus de 15 ans doivent y assister et pourtant ils sont nombreux à ne pas s'y rendre, du fait de la perte d'intérêt en la communauté504.

Le nouvel enseignant de physique chimie Guido Mamani qui vient du monde rural aymara explique l'acculturation par l'accès aux technologies. Selon lui, les communautés guaranis gardent encore une partie de leurs moeurs et coutumes grâce à la quasi absence de technologie, notamment l'absence de la télévision et de la radio qui favorisent l'usage de l'espagnol au détriment des langues indigènes505. Cependant, il semblerait que la situation soit plus complexe. La modernisation de Rancho Viejo avec le corral506 par exemple, introduit la notion de propriété et des écarts de richesses selon la gestion du bétail des uns et autres. En un sens, cette modernisation détruit les moeurs guaranis. Mais en un autre sens, elle fournit un outil de production de denrées vivrières et exportables qui permettent aux habitants de travailler moins en ville et donc théoriquement, de moins se corrompre culturellement au contact de la ville.

Cependant l'une des plus grandes modernisations de la société Isoseña passe par l'éducation. En effet, l'éducation remplace la notoriété des anciens par des diplômés. Cela s'explique par un double processus. D'abord, le fait que l'école remplace les traditions orales dont les anciens étaient en charge jusqu'à présent par une tradition écrite. D'autre part, l'école forme des Guaranis qui vont parfois se former à l'université à Santa Cruz de la Sierra. Là-bas ils renforcent leur individualisme dans la compétition du processus scolaire. Lorsqu'ils reviennent, ils utilisent le crédit donné par leur diplôme pour prendre des décisions et diriger les communautés, en étant influant aux conseils ou en accumulant des richesses. Ils se différencient des restent des indigènes, en premier lieu par leur style vestimentaire. Celui-ci devient plus urbain, souvent à l'aide d'une chemise. Ils ne font plus de boules de coca et ils étalent souvent leurs connaissances afin de montrer leur supériorité intellectuelle sur leurs camarades. Ainsi, l'expérience des anciens est remplacée par l'expertise des jeunes diplômés, les « licenciados507 ». Ces diplômés, qui constituent une nouvelle élite, importent la culture urbaine comme l'exemple à suivre, là où précédemment c'était les anciens dans leur représentation et l'incarnation de la sagesse, de l'expérience, de la connaissance et du respect des valeurs guaranis. Contrairement aux anciens, les diplômés ne participent plus aux travaux communs, au contraire, ils les dirigent.

La pénétration de la culture urbaine via l'éducation est plus profonde et sournoise que l'influence de celle-ci sur les travailleurs qui vont récolter la canne à sucre ou travailler annuellement en tant qu'employé à Santa Cruz. En effet, ces derniers ne font que copier le style vestimentaire et les attitudes liés à ces milieux ouvriers tandis que les diplômés adoptent des codes vestimentaires, linguistiques et sociaux construits en rejet des codes guaranis. La plus grande transformation réside dans la politique. En effet, ces diplômés se servent de leur prestige et de leur présumées compétences pour faire de la

503 Entretiens avec anciens.

504 Marcelo segundo, Capitan de RV, à son domicile, mai 2017.

505 Guido Mamani, nouvel enseignant du secondaire à Rancho Nuevo d'origines aymaras. Mardi 16 mai 2017, à son domicile, Rancho Nuevo.

506 Le MAS a construit un corral et distribuer 5 vaches a chaque habitants de Rancho Viejo en 2009.

507 Diplômés.

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politique. C'est à dire que ces personnes interviennent aux conseils et occupent des charges de responsables, de l'éducation, du commerce, de l'agriculture et de la santé. Ces postes leur permettent d'orienter les décisions du conseil selon leurs intérêts personnels.

Illustration 24: Les diplômés, de nouveaux patrons ?

Seulement âgé de 28 ans, le diplômé Miguel Antonio Sanchez Vaca, surnommé « Quitito » est le tenant d'une des deux épiceries de RV et propriétaire d'un cheptel de plus de 100 vaches (environ 1/7 du bétail de RV). Ici, il dirige la réalisation d'un nouveau Chaco pour le PSP des enfants, Rancho Viejo, 2017. (Photo : Saint-Martin)

C'est ainsi que ces derniers s'enrichissent encore plus et deviennent de plus en plus influents. Ces diplômés forment alors une élite qui coopèrent avec les autorités masistes de l'AIOC ou qui forment des groupes de contre-pouvoir locaux, clivant ainsi les communautés Isoseños. La politique est ainsi critiquée par les enseignants guaranis comme Ruth ou Rolland, tandis que Naderlina, riche et influente par sa famille et de culture karai, la pratique. L'éducation est donc à la fois un outil de lutte pour la sauvegarde de la culture chez les jeunes guaranis, mais c'est un aussi une institution qui provoque la destruction du mode de fonctionnement traditionnel de la société Isoseña.

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III-B/ Revaloriser les connaissances et l'artisanat indigènes : vers l'autonomie ou vers l'exclusion ?

L'éducation déployée par la loi ASEP prend tout son sens dans le milieu rural. L'un des exemples concrets qui prouve que cette réforme fut pensée avant tout pour l'éducation en milieu rural est le PSP. Le Projet Sociocommunautaire Productif vise à apprendre les travaux dans la communauté en mobilisant les habitants et en créant de nouvelles dynamiques. A Rancho Nuevo par exemple, le jeudi 11 mai, Ruth a mené sa classe de 6ème chez une tisserande afin qu'elle leur montre et qu'elle leur explique l'importance de cet art ancestral508 . La tisserande était une doyenne et elle a pu transmettre oralement sa connaissance de la technique et de la symbolique des motifs isoseños. Suite à cette visite, Ruth a mis en place un atelier de création de marquette de métier à tisser puis elle a demandé à toutes les filles, puisque les garçons refusaient de faire ce « travail de femme », de faire un tejido d'ici la fin de l'année avec leur mère ou leur grand-mère. Ce fut l'occasion pour Ruth de dénigrer le choix de suivre la culture occidentale portée par le mode de vie urbain qu'elle définit de consumériste et individualiste. « Toute la culture se perd, nous ne sommes que des copieurs, il ne faut pas perdre les connaissances des anciens509. » L'ancienne apprend qu'avant les femmes n'allaient pas à l'école, les techniques de tissages se transmettent par tradition orale mais cela se perd. Un autre PSP appliqué à Rancho Nuevo est l'apprentissage de la notion de pollution et de propreté. Ainsi, les élèves rassemblent tous les déchets dans une fosse creusée dans la cour de l'école, avant d'y mettre le feu. Tous les quartiers en font de même, car il n'y a pas de poubelles, ni de décharges ou de service de traitement des déchets, les Guaranis jettent leurs déchets là où ils sont. Ils ont continué leurs coutumes sans prendre en compte l'arrivée du plastique qui représente une pollution différente des restes alimentaires d'autrefois. L'application de ce PSP semble approximative, les enfants respirent les émanations du plastique qui brûlent en dessous d'un feu laissé sans surveillance. Ici, ce PSP semble être la projection d'un modèle urbain sans effort d'adaptation au contexte510.

A Rancho Viejo, Naderlinda attend avec impatience la fin de la préparation du Chaco pour les enfants, afin qu'elle puisse y faire cours. Ils apprendront grâce à la coopération des adultes le travail de la terre mais ils recevront aussi des cours de toutes les disciplines, le chaco est un support à une éducation depuis le terrain. Naderlinda veut qu'ils plantent un potager afin d'initier les enfants à l'alimentation équilibrée et afin de diversifier la production alimentaire, globalement peu saine pour la consommation quotidienne511. Ainsi, les enfants apprennent le travail ancestral au chaco auprès des parents et de l'enseignant. Cependant, la participation de la communauté passe surtout par les devoirs : comme en ville, les enfants ne sont guère rigoureux ni encouragés à faire des exercices en dehors de l'école, les enseignants essayent souvent de mobiliser les parents et d'entretenir le rôle traditionnel des anciens et des doyens des connaissances en demandant aux enfants de revenir avec un conte par exemple512 ou avec l'histoire de la communauté auprès des anciens513.

Il est intéressant de noter que les acteurs les plus engagés dans le projet éducatif de 2010 sont aussi les Isoseños les moins « traditionnels » dans leur manière de vivre. Ainsi, Ruth est une actrice engagée de l'éducation de la loi 070, elle prône le retour à la vie des ancêtres et la revalorisation des connaissances guaranis. Cependant, elle figure parmi les plus « progressistes » dans sa manière de vivre. Ayant sa famille à Charagua, elle s'y rend souvent et se montre fière de son lien avec Charagua et Santa Cruz. Ainsi, elle parle très bien espagnol, possède un portable et ne pratique aucune des activités dont elle se fait la défenseure. Elle dispose même du gaz qu'elle ramène de Charagua, et de

508 Observation : Jeudi 11 mai 2017 : 6eme et visite d'une tisserande du village, Rancho Nuevo.

509 Ruth Gomez Parra, Jeudi 11 mai 2017, Rancho Nuevo.

510 Observation :Vendredi 12 mai 2017: 6 eme , Rancho Nuevo

511 Entretiens avec Naderlinda et observations.

512 Observation :Mercredi 10 mai 2017, communcation et language : les contes, Ruth Gomez Parra, Rancho Nuevo.

513 Observation :Vendredi 19 mai 2017: classe 5eme et 6 eme : communcation et language : les contes, Naderlina, Rancho Viejo.

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nombreux vêtements. De même, Naderlina qui s'est grandement impliquée pour comprendre la logique de la réforme, est une blanche originaire de Charagua, occupant la seule maison de pierre, dotée d'électricité solaire et d'une télé. A l'inverse, les Guaranis opposés à l'AIOC et l'enseignement indigène sont souvent des paysans ou des enseignants tels que Rolland pratiquant encore la chasse, la pêche, le travail du chaco et menant une vie bien plus « traditionnelle » que les premiers. Certains paysans, comme le président de la junte scolaire de Rancho Nuevo, Don Romelio, regrettent l'AIOC et que des entreprises étrangères ne viennent pas exploiter leurs ressources. Ces gens-là vivent dans des conditions assez médiocres, ils sont fiers de leurs cultures et de leurs pratiques mais aspirent à des meilleures conditions de vie, surtout à un meilleur accès aux services de santé514. Le professeur Rolland après avoir défendu le projet éducatif actuel en public, a avoué ne pas y croire, trouver cela « naïf et irréalisable de vouloir revenir en arrière ». Selon ce dernier, si la culture se perd, ce n'est pas le cas des valeurs guaranis515. Les autres enseignants de Rancho Viejo, voient d'un très mauvais oeil la réalisation du PSP à travers le chaco des enfants. En effet, ceux-ci pensent que ce n'est pas le rôle de l'école516. Ce ne sont pas les seuls, dans les deux communautés, il y a des Guaranis qui pensent que l'apprentissage des activités et traditions guaranis sont à apprendre à la maison, l'école devrait servir à apprendre les connaissances nécessaires pour pouvoir s'intégrer dans le reste du pays. Le président de la junte scolaire de Rancho Nuevo, Luiz Romero affirme ainsi que «la maison est le lieu d'apprentissage de la tradition, l'école de l'intégration. 517 ». Certains parents voient dans cette nouvelle éducation une perte de leur fonction éducatrice. Bien que cela passe par eux, le fait que ce ne soit plus une éducation filiale réduit leur prestige. En effet, en plus d'être plus cultivés qu'eux, les enfants connaissent aussi leurs techniques manuelles. Cette éducation dévalorise complètement les parents vis à vis de leurs enfants.

Le programme régionalisé est à l'origine de deux processus contradictoires. D'une part, cette éducation propose un programme qui permet de redynamiser économiquement des régions rurales en proie au chômage et à la pauvreté qui provoquent un exode rural et une perte partielle de la culture et de l'identité Isoseño, Guarani, voire Indigène de ces migrants. Valoriser et enseigner les pratiques et connaissances locales permet de redonner une activité vivrière à ces indigènes chômeurs qui vivent grâce aux aides de l'état. L'apprentissage de la chasse, de la pêche et surtout du travail au chaco et d'élevage permet d'augmenter les ressources alimentaires disponibles mais aussi les exportations. De plus, la valorisation et l'apprentissage de l'artisanat Isoseño permet de produire des marchandises qui se vendent cher, d'autant plus avec l'augmentation de l'appréciation des produits artisanaux face aux produits industriels et avec l'importance du tourisme. Ainsi, les tisserandes Isoseños produisent par exemple un hamac en un mois. Celui-ci sera vendu plus de 1000 Bolivianos à Santa Cruz, une somme conséquente lorsqu'on prend en compte qu'un poulet coûte 20 Bs à Rancho Viejo.

Au-delà de l'aspect culturel qui est promu par le MAS et dans l'AIOC, il y a aussi un réel projet de redynamisation économique. L'autonomie financière permet de casser le cercle vicieux de l'exode rural. A cause de la pauvreté, les Guaranis vont travailler en ville et font du modèle urbain, qui présente des meilleures conditions de vie, un exemple à suivre. L'exode rural provoque un abandon des activités économiques du monde rural, ce qui augmente l'exode rural et ainsi de suite. Ainsi, le développement économique permet aux communautés de ne pas se rendre en ville pour travailler et devrait augmenter la qualité de la vie dans la campagne, revalorisant donc leurs cultures et leurs identités. Cependant, ce développement économique contribue à transformer les sociétés indigènes et à parfois détruire les fonctionnements sociétaux. Le cas du corral de Rancho Viejo et l'apparition de l'élite de diplômés évoqués antérieurement, en sont des bons exemples.

D'autre part, cette éducation des pratiques guaranis rappelle l'éducation agricole des siècles

514 Don Romelio Choipa Soria, Président de la junte scolaire. Mardi 16 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo.

515 Enseignant Rolland, Lundi 15 mai 2017, à la pêche, Rancho Nuevo.

516 Gloria Romero Soria, le mardi 23 mai 2017, à l'école, Rancho Viejo et Roberto Arriaga Barrientos, enseignant de 3 et 4ème. Mardi 23 mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo.

517 Luiz Romero, Président de la junte scolaire, le dimanche 14 mai 2017, à l'école, Rancho Nuevo.

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précédents qui visaient à former des paysans efficaces. En effet, en formant les enfants guaranis aux travaux du champ, de l'élevage, de la chasse, de l'artisanat et de la pêche, l'école les rend totalement inadaptés et surtout sous qualifiés en comparaison des enfants urbains pour pouvoir travailler en ville ou occuper des postes importants. Cette école les voue à une vie de paysan, de rural. Plus encore, l'enseignement de l'histoire et de la culture locale creuse un écart supplémentaire avec les élèves du reste du pays en leur donnant une identité guarani sans leur donner d'identité et de références boliviennes. Enfin, l'éducation bilingue, qui s'avère peu efficace dans l'apprentissage de l'espagnol complète cette éducation qui exclut et enclave les jeunes guaranis dans le monde rural et guarani. Cette éducation régionalisée augmente ainsi la distance entre les urbains et les Guaranis qui ne connaissent pas l'histoire du pays duquel ils font partie.

Ainsi, ces deux aspects révèlent que l'éducation mis en place développe une autonomisation des Guaranis mais qui passe par une exclusion de ceux-ci du reste de la société. La politique éducative mis en place ne fait que renforcer l'écart entre monde urbain et monde rural. Ainsi, tout comme les Cruceños se méfiaient des ruraux et des indigènes, les Guaranis, malgré une certaine admiration, se méfient également de la vie à Santa Cruz, l'accusant d'être dangereuse et de pervertir les Guaranis518.

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