WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

( Télécharger le fichier original )
par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

165

Conclusion - Christiania : une société alternative

soumise à un retour vers la norme

Dans son ouvrage consacré aux utopies communautaires, B. Lacroix explique en quoi ces projets de vie collective sont voués à l'éclatement : « le projet de vie communautaire est voué à manquer de l'institutionnalisation dont il ne peut se passer pour avoir quelques chances de survivre et sa dynamique l'enferme dans une insoluble contradiction »318. Cette dynamique menant à l'éclatement de la communauté semble avoir été évitée par les christianites qui ont su amorcer un processus d'institutionnalisation, que nous pouvons considérer comme crucial si les membres de ce projet collectif voulaient avoir une chance de voir leur communauté se pérenniser. Autrement dit, l'institutionnalisation serait un mal nécessaire permettant de stabiliser le groupe dans un cadre institutionnel doté de croyances et de normes qui permettent d'assurer la longévité de la communauté. De plus, l'auteur ajoute que quand bien même la communauté parviendrait à atteindre ce niveau d'institutionnalisation, au lieu de trouver « une société libérée », ses membres y trouveraient qu'un « panoptique institutionnalisé »319 dans lequel les individus reproduisent de manière plus ou moins consciente l'ordre institutionnel « classique » reposant sur l'idée de hiérarchie, de contrainte et de coercition. C'est ce qui expliquerait selon B. Lacroix que, confrontés à la désillusion de l'expérience communautaire, ses membres décideraient de se séparer, ce qui entraînerait l'éclatement de la communauté.

Or, tout porte à croire qu'à Christiania cette désillusion a bien été réelle car les pionniers ont vite réalisé que leurs idées révolutionnaires posaient problème : avec l'Etat danois tout d'abord, du fait de leur choix d'abolir de la propriété privée sur un terrain qu'ils squattaient, ou encore d'y développer des pratiques déviantes telles que l'usage et le trafic de marijuana ; mais nous relevons également des problèmes internes, liés à leur conception de la démocratie et à leur répartition supposée équitable du pouvoir. Tous ces problèmes trouvant leurs origines à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la communauté, auraient pu conduire les christianites à renoncer à ce projet communautaire. Mais force est de constater que la commune supposée « libre » est toujours bien là, présente au coeur de la capitale danoise après plus de quarante années de lutte pour « sauver Christiania ». Maintenir cette communauté a été possible grâce à son institutionnalisation et c'est au prix d'une centralisation du pouvoir et du renoncement à une grande partie de leur capacité d'autogestion que les christianites

318 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 66

319 Ibid., p. 64

166

peuvent encore aujourd'hui vivre dans leur microcosme social. Cette forme d'altruisme que nous évoquions en première partie pour expliquer le fait que les membres de cette petite société renoncent à une grande partie de leur pouvoir pour le salut de leur communauté, n'est pas sans conséquences sur leur quotidien. Car laisser se former un tel appareil bureaucratique implique une délégation du pouvoir entre les mains des agents bureaucratiques qui, comme nous avons pu le voir à travers quelques exemples, ont la capacité d'exercer une contrainte morale voire physique sur le reste de la communauté au nom de leur statut d'agent défendant les intérêts de l'institution. Ce n'est qu'à travers leur statut de fonctionnaires supposés maintenir l'ordre et les valeurs communautaires, que les membres de cette minorité dirigeante ont le pouvoir d'exercer une forme de contrainte très concrète sur la majorité dominée, en leur imposant d'adopter un comportement institué et accepté par l'ensemble de la communauté (ex. payer l'impôt communautaire).

Le constat de ce glissement progressif vers un pouvoir central nous a ouvert d'autres perspectives pour réfléchir sur la nature du pouvoir dans cette institution, ce qui nous amène à la seconde partie consacrée à l'analyse du pouvoir dans les rapports sociaux et les pratiques institutionnelles. Cette approche plus « micro », car davantage axée sur des cas individuels analysés à partir de sources ethnographiques, constitue une série d'éléments qui confirment que la nature du pouvoir à Christiania se définit effectivement selon le modèle « classique » de la relation « commandement-obéissance » telle que la décrit P. Clastres320 ; et que, loin de s'être émancipée de la conception « classique » du pouvoir dans la société, nous retrouvons dans cet espace de co-présence des relations sociales similaires à la société « classique ». En effet, il y a une différence notable entre la fonction initiale de l'institution et ce qui est latent, c'est-à-dire les attentes sous-jacentes des individus qui, en devenant membres de cette institution, ambitionnent généralement d'améliorer leur sort en ajustant leurs positions en fonction de ces attentes. Certes, nous avons pu constater que la fonction initiale de la commune libre était d'y réaliser une expérience sociale alternative, bannissant toute contrainte et toute hiérarchie liées à l'ordre institutionnel « classique », en y proclamant des principes révolutionnaires notamment inspirés des théories de P-J Proudhon. Toutefois, à mesure que nous progressions dans notre analyse, nous nous sommes aperçus que derrière cet ordre institutionnel orienté vers un idéal assurant notamment un meilleur partage du pouvoir, se cachent des individus qui, bien qu'adhérent - en théorie - pleinement à ces principes

320 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

167

institutionnalisés, se positionnent naturellement dans l'institution, prennent le jeu à leur compte de manière à améliorer leurs positions respectives.

Dans cette mesure, force est de constater que le cas de Christiania ne fait pas exception : Christiania est bien soumise à la « loi d'airain de l'oligarchie » que le sociologue élitiste R. Michels321 décrit comme le phénomène inhérent à toute organisation. Quand bien même il serait inscrit dans les gênes de l'institution des valeurs révolutionnaires qui consisteraient à abolir la hiérarchie ainsi que la relation sociale de la société « classique » que P. Clastres définit comme « commandements-obéissance », l'ordre institutionnel tend naturellement à la formation d'une hiérarchie et à une répartition inégale du pouvoir entre les individus. Nous avons vu avec l'exemple de Britta que le positionnement de l'individu dans l'institution, qui s'opère lors de son processus d'intégration peut s'avérer déterminant ; mais nous avons également pu constater à travers la trajectoire de Joker que la distribution des rôles n'est pas figée et qu'une mobilité entre les différents groupes identifiés grâce à la typologie d'A. Conroy est possible. Prendre le jeu à son compte dépend donc de la capacité qu'aurait un individu à appréhender l'ordre institutionnel dans lequel il évolue et à adapter son rôle en fonction des situations auxquelles il est confronté. Cette acuité permet à des individus tels que Joker qui, bien que ne disposant pas d'importantes ressources, parviennent à tirer leur épingle du jeu et peuvent occuper une position relativement confortable dans l'institution.

Par ailleurs, nous relevons d'autres formes de calculs pouvant être opérés par les christianites disposant de ressources relativement importantes. Certains de ces individus appartenant à la classe supérieure de Christiania se rassemblent et forment une élite bureaucratique, qui trouve sa légitimité dans la simple énonciation des problèmes inhérents à cette forme d'organisation que nous avons décrits dans la première partie du mémoire. Dans cette classe dominante ou « direction administrative »322, nous retrouvons des individus dont les profils correspondent aux « active sympathizers » qu'A. Conroy définit comme ceux qui portent tout le poids de la commune sur leurs épaules. Seulement, nous avons pu apercevoir que l'activisme politique comporte d'importants risques pour la démocratie à Christiania : cette élite bureaucratique prend l'apparence d'une caste fermée estimée à une vingtaine d'individus par Astérix, qui parvient à se reproduire et à consolider leurs positions respectives.

321 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit

322 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p. 88

168

A l'instar des pushers ou « passive opportunists » qui exercent un pouvoir d'injonction, les activistes les mieux positionnés dans la pyramide institutionnelle de Christiania exercent un autre type de violence, pouvant être tout aussi préjudiciable pour le reste du groupe : un pouvoir de persuasion. Contrairement aux attentes, notre analyse montre que ce n'est pas nécessairement dans la violence exercée par les pushers que nous pouvons trouver un danger pour l'équilibre de la commune, mais ce danger peut également se trouver chez les activistes les plus dominants qui, sous couvert de leur fonction censée assurer l'avenir de la communauté, certains esprits motivés peuvent agir de manière intéressée pour satisfaire leur soif de pouvoir. En d'autres termes, la satisfaction des intérêts personnels apparaît donc plus forte que les croyances auxquelles les institués adhèrent en devenant membre de l'institution ; et aussi grande soit la capacité de celle-ci à influencer les modes de pensée et les comportements de ses membres, l'individu possède toujours une indépendance relative à partir de laquelle il se réapproprie les normes et les valeurs auxquels il a adhéré, pour tirer des rétributions grâce à son appartenance à l'institution.

Comme en attestent les deux schémas de l'ordre institutionnel de Christiania, le premier étant le fruit de nos travaux précédents, le second résultant de notre deuxième enquête de terrain, le regard que nous portons sur la commune libre a évolué : l'idée de hiérarchie à Christiania est bien réelle et il nous a même été possible d'identifier un chef de communauté, en la personne d'Hulda, dont l'omniprésence au sein du groupe de contact et le caractère inamovible et infaillible que nous avons pu relever dans son discours nous permettent de tirer ces conclusions. Bien entendu, notre regard porté sur la fonction qu'elle exerce n'est nullement destiné à en faire la critique, mais cela nous a permis de vérifier l'hypothèse de R. Michels sur notre objet d'étude : même si Hulda n'est pas officiellement reconnue que le chef de Christiania, tous les éléments lors de nos observations sur le terrain, le discours d'Hulda ainsi que celui de son entourage, montre qu'elle en possède toutes les caractéristiques. C'est à partir de cette conclusion que nous renvoyons le lecteur à la citation de P. Clastres, pour qui la société sans pouvoir n'existe pas, qu'il est même une nécessité inhérente à tout groupement humain. Dans le cas de Christiania, nous n'avons jamais nié le fait que le pouvoir est une notion avec laquelle les christianites doivent composer, mais il apparaissait nécessaire de nous demander si le caractère supposé alternatif de cette société permettrait à Christiania de s'émanciper de la conception « classique » du pouvoir. L'état actuel de nos recherches montre qu'il n'en est rien car Christiania correspond à l'hypothèse n°3 : il s'agit d'un espace de co-présence qui a nécessité des ajustements institutionnels qui tendent à modifier profondément les aspirations révolutionnaires initiales pour un ordre institutionnel reproduit à partir de

169

l'ordre « classique » des sociétés occidentales. En outre, notre cheminement nous permet d'avancer l'idée que le statut de chef de communauté incarné par Hulda serait la présence signalée par P. Clastres « dans l'absence »323, tant lors de notre enquête de terrain il nous a maintes fois été répété qu'il n'y a pas de chef à Christiania.

L'étude des « stades d'évolution »324 de la société alternative de Christiania montre donc qu'elle a été soumise à un processus de bureaucratisation jugé nécessaire au maintien de la commune. Mais la bureaucratie n'est est pas moins un instrument de pouvoir, qui permet aux membres de cette direction administrative considérés comme légitimes de monopoliser le pouvoir politique tout en ayant la possibilité de contraindre la masse dans un souci de rationalité (ex. de la liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET par la secrétaire du bureau de la construction). Seulement, ces pratiques exécutées par les fonctionnaires de Christiania sont, du point de vue des esprits les plus critiques tels que Morten et Astérix, contraires aux principes antiautoritaires dictés par les pères fondateurs de la communauté. C'est pourquoi nous trouvons dans le discours de Morten des propos très critiques envers ceux qu'il qualifie de « pousse-papiers », une tâche qui d'après lui devrait revenir à l'ensemble des christianites. Mais revenir aux principes d'autogestion paraît tout à fait impossible, et Astérix voit en la forme actuelle que prend l'institution un avenir funeste qui l'amène aujourd'hui à envisager l'exit325: d'après lui, Christiania serait soumise au phénomène de « dégénérescence bureaucratique »326 tel que définissait L. Trotsky dans ses critiques acerbes envers l'Etat stalinien des années 1920. Bien entendu, même si la critique d'Astérix peut le laisser entendre, Christiania n'est pas une dictature. Mais ce témoignage reflète bien « la désillusion »327 que peut ressentir le communard qui a vu cette expérience communautaire naître dans une forme bien précise, puis se métamorphoser pour aujourd'hui présenter un cadre institutionnel ayant perdu son sens initial.

323 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.21

324 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301

325 HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970

326 « Trotsky », in CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421

327 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 67

170

Enfin, la mise en évidence de la désillusion de l'expérience communautaire n'est pas une fin en soi ; tel est le sens après tout de l'utopie communautaire. Mais Christiania est, encore à l'heure actuelle, digne d'intérêt car il s'agit d'une organisation politique présentant des caractéristiques propres qui permettent, comme nous l'avons vu dans ce mémoire de recherche, de nous interroger sur des questions liées à la théorie de la démocratie. La commune libre est un puits comportant des ressources encore insoupçonnées que le chercheur se doit de mettre à jour. C'est pourquoi à l'heure où les représentants de la commune libre collectent l'argent nécessaire au rachat du terrain, ce qui signifierait la reconnaissance de Christiania en tant que communauté autonome ; il serait opportun d'analyser les échanges entre Christiania et la municipalité de Copenhague, et plus précisément comment la municipalité parvient-elle à intégrer dans le milieu politique local cette communauté revendiquant des caractéristiques si particulières ?

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Ceux qui rĂªvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rĂªvent de nuit"   Edgar Allan Poe