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Etre présent(e) au travail à  l'heure du coronavirus: comment les employés juniors se rendent-ils visibles au télétravail ?


par Laureline MICHAUD
Sorbonne Université - Chargé(e) d'études sociologiques 2022
  

Disponible en mode multipage

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1

Être présent(e) au travail à l'heure du

Coronavirus

Comment les employés juniors se

rendent-ils visibles au télétravail ?

Laureline Michaud

Master 1 Sociologie - Recherche Sous la direction de Mme Élise Verley

 

2

Remerciements

À Mme Élise Verley, qui a su me guider en suivant de près mon travail et qui m'a aidée à dépasser ma zone de confort.

À tous les participants, qui ont pris de leur temps précieux pour me partager leurs points de vue en ces temps difficiles.

Aux élèves de ma promotion, qui m'ont apporté des remarques constructives, que j'espère avoir intégrées dans ce mémoire.

3

Table des matières

1/ CONTEXTUALISATION 8

I. ETAT DES LIEUX SUR LE TÉLÉTRAVAIL 8

A. DÉFINITION JURIDIQUE..................................................................................8

B. HISTORIQUE..................................................................................9

C. LE TÉLÉTRAVAIL À L'HEURE DU CORONAVIRUS 10

1. PREMIERE VAGUE

12

2. DEUXIEME VAGUE

13

3. TROISIEME VAGUE

13

II. ETAT DE LA LITTÉRATURE 16

A. LA GENÈSE DU TÉLÉTRAVAIL..................................................................................16

B. PERSPECTIVES ACTUELLES..................................................................................18

C. NOUVELLES NORMES..................................................................................20

1. UN CHANGEMENT SPATIO TEMPOREL

21

2. VIE PROFESSIONNELLE / VIE PERSONNELLE

22

3. NORME DE VISIBILITÉ, NOUVEAU CONTRÔLE

23

D. NORMALISATION..................................................................................24

1. PROCESSUS

24

2. CONFORMISME

24

3. MISE EN SCÈNE

25

2/ DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE 28

I. QUESTION DE RECHERCHE 28

II. MÉTHODE ET TERRAIN 30

A. DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE..................................................................................30

1. CHOIX DE LA MÉTHODE

30

2. CHOIX DE LA POPULATION

30

3. ACCÈS AU TERRAIN

31

B. OUTILS..................................................................................32

1. GUIDE D'ENTRETIEN (VOIR ANNEXE)

32

2. ENREGISTREMENT ET TRANSCRIPTIONS

33

3. OUTIL D'ANALYSE ET DE CODAGE

33

3/ PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET INTERPRÉTATION 36

I. TÉLÉTRAVAIL ET ORGANISATIONS 36

A. UNE TERRE INCONNUE..................................................................................37

B. UNE VARIABLE DE TAILLE..................................................................................38

1. DEVOIR D'EXEMPLARITÉ DES GRANDES ORGANISATIONS 38

2. UN JEU D'AMBIGUITÉS QUI PROFITE AUX PLUS PETITES

STRUCTURES 39

C. UN APPRENTISSAGE..................................................................................41

1.

4

UN APRIORI NÉGATIF 41

2. UNE ROUTINISATION 42

D. UNE CULTURE PLURIELLE...........................................................................43

1. CONFIANCE ET AUTONOMIE 43

2. SURPLUS D'AUTONOMIE 45

3. RÉAFFIRMATION D'AUTORITÉ 45

II. TÉLÉTRAVAIL ET EMPLOYÉS JUNIORS 48

A. UNE EXPÉRIENCE INÉDITE...........................................................................48

B. DES AVIS HÉTÉROGÈNES...........................................................................49

1. LES EFFETS RAPIDES DU CONFINEMENT 50

2. UNE SURIMPLICATION COMMUNE 50

3. TÉLÉTRAVAILLER SUR LE LONG COURS 51

C. UN DÉSIR DE FLEXIBILITÉ...........................................................................53

III. DE LA DISPONIBILITÉ À LA MISE EN SCÈNE 55

A. LE DEVOIR D'ÊTRE RÉACTIF ET DISPONIBLE...........................................................................55

1. EN SITUATION DE MICRO-MANAGEMENT 55

2. POUR FAIRE SES PREUVES 56

3. EN FONCTION DE SON TEMPÉRAMENT 57

B. CONTRÔLE ET MISE EN SCÈNE DE LA DISPONIBILITÉ...........................................................................58

1. LIRE SES MAILS EN COULISSE 58

2. GÉRER LES INTRUSIONS 59

3. LE TCHAT : OUTIL DE MISE EN SCÈNE PAR EXCELLENCE 61

a) Ceux qui ne regardent pas leur statut 62

b) Ceux qui regardent les autres 63

c) Ceux qui regardent tout, surtout son propre statut 63

4/ SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET LIMITES 67

A. SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET DISCUSSION...........................................................................67

1. ATTITUDE DES ORGANISATIONS VIS-A-VIS DU TELETRAVAIL 67

2. ATTITUDE ET VECU DES EMPLOYES JUNIORS VIS-A-VIS DU

TELETRAVAIL 68

3. DE LA MISE EN DISPONIBILITE A LA MISE EN SCENE DE LA

PRESENCE 69

B. LIMITES...........................................................................70

5/ CONCLUSION 71

Bibliographie 72

Webographie / Notes de bas de page 73

I. Revue de presse 74

II. GUIDE D'ENTRETIEN 81

III. Entretien d'Emma et Delphine 84

5

L'arrivée du Coronavirus en France, et dans le monde, a provoqué un cataclysme sanitaire, économique et social. Pour la première fois depuis le siècle dernier, on a utilisé les mots «confinement» ou «couvre-feu». Face à la gravité de la situation, tout le pays a été mis à l'arrêt pour se retrouver chez soi. Les entreprises ont été amenées à généraliser une pratique qui était alors marginale : le télétravail. Pendant plus d'un an - et même durant les périodes d'accalmie - les travailleurs ont découvert une nouvelle façon de produire, sans sortir de chez eux.

Spontanément, le télétravail peut être vu comme un outil de liberté pour le travailleur, une occasion d'avoir plus d'autonomie et de souplesse dans la gestion de sa vie. La distance du lieu de travail implique a priori une distance du travail en soi, puisqu'elle rend caduque la supervision visuelle de la hiérarchie. Travailler à domicile entrerait donc en contradiction avec la norme culturelle selon laquelle on s'assure de l'accomplissement d'un travail grâce à la présence de l'employé.

Mais n'est-il pas possible que cette supervision, au lieu de disparaître, se soit transformée ? En effet, les Techniques de l'Information et de la Communication (téléphone, mail, visio-conférence, chat professionnel...) semblent permettre au travailleur de se rendre visible, et à sa hiérarchie de diminuer son incertitude sur l'avancée des projets (en plus de remplir sa fonction première, communiquer). Il s'agirait donc de savoir si l'hypothèse de la mise en visibilité se vérifie et si, tout comme on peut être absent au travail, on peut chercher à être présent en télétravail.

Le questionnement de la présence n'est pas le seul, il nous faut penser à l'attitude des entreprises face au télétravail, à la frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle, ou au degré de confiance entre manager et employé. Ce sont autant de questions qui mobilisent à la fois une grille de lecture globale, et également des outils d'analyses très fins, quasi individuels et flirtant avec la psychologie sociale.

Toute cette problématique se fait bien à la lumière de la situation sanitaire : d'un côté nous avons pu rencontrer des travailleurs en pleine phase de découverte, mais d'un autre côté, cette découverte était intrinsèquement liée à un contexte anxiogène. C'est pour cela que nous ne chercherons en rien à occulter le contexte pour en retirer une théorie du télétravail : il s'agit de la pratique du télétravail à l'heure du Coronavirus. Cette période, aussi tumultueuse soit-elle, peut être l'occasion de réfléchir aux nouveaux modes de travail qui peuvent être amenés à s'intensifier au fur et à mesure que la technologie progresse.

6

Auto-analyse sociologique :

J'ai d'abord envisagé mon sujet sous l'angle du présentéisme sur le lieu de travail. Au travers de mes différents stages, j'ai remarqué la norme autour de l'heure de départ : partir trop tôt, quel que soit l'état de son travail, n'est pas bien vu. Il existe une règle, souvent implicite, qui veut que l'on reste aussi longtemps que son supérieur. En discutant avec des relations travaillant à l'étranger, je me suis rendue compte qu'il s'agissait d'une caractéristique culturelle (qui n'était pas pour autant circonscrite à la France). Il y aurait une dissociation entre la productivité et le temps de présence au travail.

La deuxième « vague Covid », et avec elle un nouveau confinement m'ont amenée à repenser mon sujet de recherche. Au cours de mon stage dans un cabinet de recrutement, j'ai eu l'occasion réaliser mon travail à domicile. J'ai vite remarqué l'importance de notifier ma présence, notamment parce que j'avais un profil junior. J'ai perçu une norme non écrite qui impliquait d'être constamment disponible. J'ai également pu remarquer le débordement de mes heures de travail sur mon temps personnel, ainsi que l'intrusion de mon cercle privé dans mes activités professionnelles.

Au sortir du deuxième confinement, j'ai éprouvé un certain soulagement de ne plus avoir cette charge mentale de la présence. J'ai pu retrouver une séparation plus affirmée entre travail et vie privée, et mes horaires sont redevenues plus réguliers. Néanmoins j'ai regretté les élans de création que pouvaient apporter l'isolement temporaire ainsi que le temps gagné sur la prise de transports en commun. Ce qui m'a le plus intéressée, c'est cette norme non écrite : il faut être « présent(e) » malgré la distance quand on télétravaille. Je me suis donc demandée si mon cas était isolé ou si ce ressenti était partagé, s'il s'agissait de l'expression de mon tempérament ou d'un fait social, beaucoup plus large.

7

1/ CONTEXTUALISATION

Cette partie a pour but d'avoir une idée claire de ce qu'est le télétravail, ses définitions (A), son histoire (B) et son actualité (C) au prisme de la crise sanitaire.

I. ETAT DES LIEUX SUR LE TÉLÉTRAVAIL

A. DÉFINITION JURIDIQUE

Le Code du travail définit le télétravail comme « toute forme d'organisation du travail, dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l'employeur, est effectué par un salarié hors de ces locaux, de façon volontaire en utilisant les technologies de l'information et de la communication. » (Article L-1222-9 du Code de travail) Hors situation exceptionnelle, la mise en place du télétravail est permise par un accord collectif ou dans le cadre d'une charte élaborée par l'employeur après avis du comité social économique1. Cette charte doit préciser un certain nombre de modalités : contrôle du temps, accès aux outils numériques, plages horaires de communication.

En présence de situation exceptionnelle comme celle que nous connaissons avec le Coronavirus, l'employeur est en droit d'imposer le télétravail sans l'accord préalable du salarié. En effet, l'article L. 1222-11 du code du travail prévoit la mise en place d'un « aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l'activité de l'entreprise et garantir la protection des salariés » 2.

Lors des deux confinements, le télétravail était imposé à 100% pour « toutes les activités qui le (permettaient) »3. Cela excluait « les activités attachées à des lieux ou des personnes, qui impliquent de se rendre sur des lieux spécifiques par exemple pour inspecter, nettoyer, installer, réparer ou utiliser des outils et machines ou encore s'occuper de personnes ou d'animaux »2 (par exemple les employés du BTP, le personnel hospitalier, les agents d'entretien, qui bénéficient d'une attestation employeur).

La loi met en garde contre des systèmes de surveillance excessifs comme l'utilisation de « keyloggers » (qui enregistrent les activités informatiques à distance) ou un recours excessif aux moyens de communication (appels et webcam). Il est également indiqué que l'employeur se doit de définir clairement des horaires afin de préserver la vie personnelle du travailleur.

Le gouvernement, et particulièrement la ministre de l'économie Elisabeth Borne a rappelé lors du deuxième confinement le caractère obligatoire d'un télétravail « 5 jours sur 5 », avec un contrôle de la part de l'inspection du travail et des sanctions « pouvant aller de la simple lettre d'observation au procès-verbal d'infraction adressé au Procureur de la République, en passant par le rapport à la Direccte »3.

8

Si l'on s'arrête à l'aspect juridique tel quel, on peut se dire que le télétravail est bien délimité. Cependant, son historique est assez long et les statistiques varient du simple au double, selon la définition que l'on retient.

B. HISTORIQUE

Les prémices du télétravail peuvent être retracé au cours des années 1950, lorsque l'architecte Norbert Wiener « supervise depuis l'Europe, la construction d'un bâtiment aux Etats Unis5 » grâce à la transmission de données.

En 1975, Jack Nilles présente le telecommuting comme objet d'une utopie permettant une flexibilité libératrice et un nouveau mode d'aménagement du territoire : « Work anywhere, anytime ».

Ce n'est qu'à partir de la fin du XXe siècle, avec la révolution des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC), que le télétravail peut être opéré à grande

échelle. Il sera cependant concentré dans certains secteurs d'activité (tels que

l'informatique et le conseil), malgré l'encadrement juridique européen de Juillet 2002 (permettant à « chaque État membre de disposer d'une législation relative au télétravail »6).

En France, le télétravail reste alors très minoritaire : selon la DARES, en 2004, seuls 2% pratiquent leur activité à domicile, 5% de façon « nomade » (c'est-à-dire au sein d'espace de travail partagé, dans des hôtels ou encore dans des lieux publics comme des cafés)7.

Cependant, la législation française évolue (un « Accord national interprofessionnel relatif au télétravail » est promulgué en 20058) et la pratique du télétravail se développe, même si elle reste associée à un temps partiel et demeure inférieure à la moyenne européenne.

En 2017, les ordonnances Macron sur le télétravail (spécifiées précédemment) simplifient la mise en place de ce dernier. Une étude menée en 2018 par l'IFOP en collaboration avec Malakoff Mederic10 indique qu'un salarié sur quatre pratique le travail à distance ou l'a déjà pratiqué lors des 4 semaines précédentes (parmi l'échantillon d'entreprises sélectionné).

Néanmoins, les enquêtes officielles indiquent qu'en 2019, le télétravail ne concerne

que 3% de l'ensemble des salariés, même si la proportion est plus élevée chez les cadres (11%)13. La différence entre les estimations s'explique par les écarts de définition de cette modalité de travail (le fait de l'avoir pratiqué par le passé contre le fait de le pratiquer actuellement, le faire ponctuellement ou sur une base hebdomadaire, prendre en compte une seule partie des actifs (Ifop) contre l'ensemble des salariés (DARES)). On peut parler de « halo du télétravail » de manière similaire au « halo du chômage ».

L'innovation américaine d'organisation du travail a mis du temps à arriver en France et restait minoritaire en 2019... jusqu'à la crise sanitaire.

9

C. LE TÉLÉTRAVAIL À L'HEURE DU CORONAVIRUS

Une étude de l'INSEE12 réalisée au terme du premier confinement a montré l'impact de l'épidémie du Coronavirus sur l'emploi, et plus particulièrement sur le travail à distance. Le nombre de personnes ayant eu recours au télétravail a doublé par rapport à 2019, pour atteindre près d'une personne sur deux (47% des actifs*) [Attention : si l'on analyse le rapport de la DARES13 qui mesure la pratique à « l'instant t » du télétravail, les chiffres descendent à 25% - il reste que la proportion a augmenté de façon inédite].

La pratique du télétravail n'a pas été uniforme pour autant : « Pour ceux qui ont travaillé, le travail à domicile a été très majoritaire pour les cadres (81 %), et, dans une moindre mesure, pour les artisans, commerçants et chefs d'entreprise (60 %), ou dans les secteurs de l'enseignement (81 %) et des services aux entreprises (71 %). À l'inverse, une très faible part d'ouvriers (4 %) ou d'employés non qualifiés (18 %) qui ont travaillé pendant le confinement l'ont fait depuis leur domicile. ». Cela peut s'expliquer par la nature de chaque métier qui rend plus ou moins dispensable l'usage de matériel et par le degré d'équipement informatique.

Le confinement accentue la tendance déjà présente des cadres à travailler à distance et généralise une pratique qui était jusqu'alors minoritaire chez les salariés (de 5 à 37% pour les employés qualifiés).

L'étude de la DARES (mars 2020) précise que « le télétravail est particulièrement fréquent dans les secteurs de l'information et de la communication (63% des salariés), et les activités financières et d'assurance (55 %), dans lequel il était déjà nettement plus répandu avant la crise. Il l'est moins dans l'hébergement-restauration (6 % des salariés), la construction (12%), l'industrie agro-alimentaire (12 %) et les transports (13%) »13.

On observe dans l'enquête de l'INSEE une différence des sexes (51% des femmes contre 43% des hommes) dans le recours au télétravail (différence qui n'était pas présente en 2019). Il est possible que le télétravail ait été plus courant chez les femmes pour des raisons d'organisation familiale, mais cela nécessiterait une étude plus approfondie.

 

10

En termes d'âge, l'enquête rapporte que ce sont les moins de 25 ans qui ont, en proportion le plus adopté le télétravail. On peut supposer qu'il s'agit de profils plus juniors qui ont, en temps normal, moins accès à ce mode de fonctionnement. La généralisation du télétravail dans les entreprises où cela était possible a pu éloigner

le frein de l'expérience
professionnelle pour pouvoir télé-travailler.

11

Dans la pratique effective du télétravail durant le confinement 2020, on observe donc une surreprésentation des cadres, des femmes et une grande augmentation chez les jeunes de moins de 25 ans.

Þ Actualités sur le télétravail

Nous analyserons la manière dont est abordée le télétravail au regard du contexte, de la première vague au début de la troisième (début du terrain), puis à partir de juin (moment de l'analyse)

Le télétravail a connu un gain quasi exponentiel d'intérêt sur internet, et plus particulièrement sur les sites d'actualité. Après avoir effectué une recherche « Google Trends » (qui comptabilise le nombre de requête sur un mot clé (ici « télétravail ») entre janvier 2018 et aujourd'hui, les résultats suivants apparaissent.

1. PREMIERE VAGUE

Le premier pic d'intérêt, daté du 15 mars 2020, correspond à un communiqué du gouvernement faisant suite à l'annonce du premier confinement.14. Le site officiel précise : « Près de 8 millions d'emplois (plus de 4 emplois sur 10) sont aujourd'hui compatibles avec le télétravail dans le secteur privé. Il est impératif que tous les salariés qui peuvent télétravailler recourent au télétravail jusqu'à nouvel ordre. ». Cette décision a généré de nombreux relais dans la presse ainsi qu'au sein de syndicats patronaux et salariés.15

12

Une partie des articles de presse traite de l'aspect légal et politique de la mesure [1]. De nombreux journaux publient des « questions-réponses » avec l'aide d'experts juridiques, une démarche pédagogique qui souligne le caractère inconnu de cette manière de travailler pour les salariés concernés [2].

D'autres abordent des aspects plus pratiques, en lien avec le quotidien des travailleurs : le travail s'inscrit dans l'espace privé [3]. Au premier confinement, les écoles étaient fermées, ce qui impliquait la présence d'enfants en parallèle de l'activité professionnelle de parents. La frontière entre vie professionnelle et vie personnelle a diminué (hyper connectivité) et les interruptions du bureau ont été remplacées par des coupures de la vie quotidiennes.

2. DEUXIEME VAGUE

Le deuxième pic dans les recherches sur le terme « télétravail » se situe autour du 29 octobre, date où le président de la République a annoncé le deuxième confinement. Un confinement « plus souple », où l'économie devrait être préservée mais où le travail à distance est préconisé. Dans les deux semaines qui ont suivi, de nombreuses précisions sur le télétravail ont été faites par le gouvernement, accompagnées de négociations au sein des parties prenantes. Durant ce laps de temps, la presse a donc fait état de la posture du pouvoir exécutif qui a durcit ses prérogatives face à des entreprises réfractaires [4], des difficultés à trouver un accord syndical [5], mais également des risques psycho-sociaux liés à une telle activité [6] ainsi que des questionnements quant à sa productivité [7].

3. TROISIEME VAGUE

13

A la veille du terrain (soit la fin du mois de février 2021), il y avait une grande incertitude au sein de la population quant à un troisième confinement national et de nombreuses interrogations de la part des media [8]. Les restrictions étaient alors régionales, avec un couvre-feu à 18h depuis le 14 janvier dans les zones concernées. Les entreprises étaient autorisées à mettre en place un jour de présentiel, mais nombreuses étaient celles qui faisaient un usage abusif des attestations employeur [9].

Il y a eu, cependant, une avancée claire sur le statut juridique du télétravail qui a finalement fait l'objet d'un accord16 entre les différents syndicats (à savoir tous les partenaires sociaux à l'exception de la CGT). Cet accord indique que la pratique du télétravail doit être l'issue d'une volonté à la fois de l'employeur et de l'employé qui se matérialise sous la forme d'une charte. L'accord prévoit également la prise en charge des frais liés à l'installation du travail à domicile :

En ce qui concerne l'organisation matérielle et les frais afférents au télétravail, dans la fonction publique, l'article 6 du décret du 11 février 2016 dispose que « l'employeur prend en charge tous les coûts découlant directement de l'exercice des fonctions en télétravail, notamment le coût des matériels, logiciels, abonnements, communications et outils ainsi que de la maintenance de ceux-ci »17.

Selon un sondage réalisé par l'institut CSA pour Malakoff Mederic «près d'un tiers des salariés du privé en télétravail fin 2020, en moyenne 3,6 jours par semaine» durant cette période [10].

La France était très frileuse à l'idée d'instaurer un troisième confinement sur tout le territoire et le discours officiel consistait à dire que le reste des mesures, y compris les couvre-feu, pourraient servir à éviter un tel scénario [11]. La prise de parole d'Emmanuel Macron a été attendue à plusieurs reprises, et c'est finalement le 31 mars que le président s'exprime pour annoncer que le reconfinement aura bien lieu, pour une durée de 4 semaines à compter du 3 avril, et avec un couvre-feu à 19h [12]. Le télétravail est à nouveau prescrit 5 jours sur 5 ce qui a, encore une fois entraîné un pic dans les recherches Google (pour le terme «télétravail») :

14

Le terrain s'est déroulé dans un contexte économique très difficile : des hôpitaux qui manquent de moyens et sous haute tension, des restaurants au bord du dépôt de bilan et une «PME sur deux (qui se dit) incapable de supporter un troisième confinement» [13]. La santé mentale des français est alors dans un état critique : selon cet article, ce sont «21 millions de français» dont le moral est «mis à l'épreuve» [14]. Lorsque la recherche a été faite, la part du travail a pris le pas de manière significative sur la part des rencontres sociales et le divertissement. L'horizon du vaccin a néanmoins été une perspective rassurante pour un été moins douloureux (malgré une attitude divisée chez les français)

* *

Au moment de l'écriture de ce mémoire, les commerces et les terrasses rouvrent, et le télétravail n'est plus obligatoire pour les entreprises : la ministre de l'économie préconise tout de même de continuer à rester 3 jours à domicile. Une étude de l'INSEE montre que le moral des français remonte [15], grâce à un ensemble de facteurs (arrivée du vaccin, reprise commerciale, sociabilité, météo, vacances approchantes).

On observe que le télétravail fait toujours l'objet de nombreuses résistances : le gouvernement a des difficultés à l'imposer dans les faits au sein des entreprises, les accords officiels peinent à émerger, et on note l'apparition de risques psycho-sociaux (isolement, addictions). La productivité de cette pratique est, en outre, difficile à mesurer car le temps gagné en transport peut être également perdu par des interruptions dans le cadre privé.

L'heure est donc au bilan, et au questionnement : comment le télétravail a-t-il été appliqué ? A-t-il été bien vécu, cela a-t-il nuit ou contribué à la productivité ? Les institutions, publiques comme privées, sont curieuses d'en savoir plus et en appellent aux études. Nous allons tenter d'apporter des éléments de réponse, à notre échelle. La spécificité de notre recherche est qu'elle s'est faite «à chaud», ce qui rend le témoignage authentique mais également très subjectif. Toutefois, avec le recul, certains propos seraient sans doute modulés, altérés.

L'enjeu d'actualité est de savoir si le télétravail peut ou non devenir un mode de travail comme un autre et s'intégrer pleinement dans le paysage professionnel français.

15

II. ETAT DE LA LITTÉRATURE

Cette partie vise à faire un tour d'horizon des publications les plus importantes en ce qui concerne le télétravail.

Nous commencerons avec les travaux qui visent à historiciser le télétravail, en revenant à sa genèse (A.) et avec ceux qui démontrent la pluralité des définitions associées avec cette pratique.

Ensuite, nous nous concentrerons sur les perspectives actuelles (B.) dont découle le dessin de nouvelles normes de management (C.). Nous avons retenu en particulier les recherches qui traitent du changement en termes d'espace et de temps et de la redéfinition de la présence.

Enfin, nous avons associé ces normes à une intégration (D.), qui peut se faire par la normalisation (1.), le conformisme (2.), ou au sein d'une dynamique de mise en scène (en reconfigurant la théorie goffmanienne) (3.).

La littérature qui entoure le télétravail et ses enjeux est très variée. Les disciplines qui sont emparées en premier lieu de ce sujet sont les sciences du management, de la gestion et de l'économie (avec pour intérêts principaux la productivité et la supervision malgré la distance). Puis, les chercheurs en psychologie s'y sont intéressés pour traiter - entre autres - des avantages et des risques que peuvent représenter le travail pour le bien-être mental des travailleurs. La sociologie classique reste plutôt en marge - bien qu'on puisse y inclure les études d'organisations - et principalement anglo-saxonnes. C'est la pensée d'Erving Goffman qui est mise en avant, en élargissant le champ des rencontres en face-à-face à des communications médiées (qui étaient pourtant mises de côté par l'auteur).

Le télétravail est donc à la croisée des chemins. Mais cela n'empêche pas aux disciplines de se croiser et d'observer, quoi que de différentes façons, des mêmes phénomènes. C'est pour cela que nous avons choisi d'analyser cette littérature non pas par domaine d'étude, mais par enjeux. Il reste que certains des enjeux sont plus abordés que d'autres selon la discipline. Nous préciserons dans ce cas quelle discipline est dominante.

A. LA GENÈSE DU TÉLÉTRAVAIL

L'histoire des débuts du télétravail et l'idéal qu'il pouvait alors représenter est abordé par Alexandre Largier/3, sociologue des organisations. Il y décrit les différents projets que l'on peut associer au télétravail (politique, managérial, et lié au mode de vie). Le télétravail apparaît en premier lieu comme un projet politique porteur d'espoirs. Dans les années 1970 les progrès technologiques - et notamment ce de ce que l'on appelle alors l' « Arpanet » - font entrevoir la possibilité d'une communication de plus en plus rapide :

« Pour Jack Nilles, le télétravail est le résultat de la substitution des télécommunications aux transports de biens et de personnes. Le télétravail devient alors un mythe. Selon une vue optimiste, il est ce qui permet de restructurer le territoire, de créer des emplois dans des zones économiquement peu développées en déplaçant des activités.

16

A contrario, selon un point de vue plus pessimiste, par assimilation du télétravail avec l'automatisation des activités, il va devenir responsable d'une partie du chômage.

Le télétravail prend place dans un récit où l'imaginaire côtoie le réel. » (Largier - p :214)

« Il fait alors partie d'un ensemble de solutions censé remédier à des maux de grande ampleur. » (Largier/3 - p :212)

D'ailleurs, de nombreux penseurs originaires des Etats-Unis estimaient que le télétravail était voué à se généraliser :

« AT&T (American Telephon & Telegraph) en 1971, postulait que tous les salariés américains seraient télétravailleurs en 1990 (Huws, 1984) » (in Ruillier & al p :5).

Ce n'est qu'à partir des années 2000 que l'implémentation du télétravail sera réellement faisable :

« Craipeau (2010, p. 114) précise qu'il a fallu attendre « l'explosion des techniques de télécommunication au début des années 2000 » (Internet, micro-ordinateurs, téléphones portables) pour que l'équipement nécessaire au télétravail se banalise. » (in Vayre - p :2) Cependant, comme nous l'avons vu dans la partie sur la contextualisation, ce mode de travail est resté très minoritaire en France (3% des salariés selon la DARES*). Les raisons de la faible appropriation du télétravail sont multiples (désavantages organisationnels et psychologiques, blocages liés aux normes de travail en France), nous allons les traiter après avoir établi une définition, ou plutôt, un ensemble de définitions.

MULTIPLICITÉ DES DÉFINITIONS

La multiplicité des définitions du télétravail est un phénomène qu'observent la quasi-totalité des auteurs qui s'y intéressent. Comme le souligne Alexandre Largier/3 :

« D'une définition à l'autre, la réalité du télétravail est donc multiple. Comme le remarquent B. Fusulier et P. Lannoy, le nombre de télétravailleurs peut aller du coup, pour la France, de quelques milliers à plusieurs centaines de mille. De ce fait, le télétravail peut

être présenté comme un fait de société ou comme un épiphénomène. » (Largier/3 p : 208).

Il précise lesquelles dans le passage suivant : « Une première définition, de U. Huws, WB. Korte et de S. Robinson, fait uniquement référence à la distance. Une deuxième, donnée par M. H. Olson, restreint le télétravail au travail effectué à domicile en utilisant les nouvelles technologies de communication. Une troisième, enfin, vient de J.M. Nilles. Celle-ci élargit le télétravail à toutes les substitutions d'un déplacement professionnel par les technologies de communication. » (Largier/3 - p :208 )

En résultent quatre formes de télétravail, que la psychologue Emilie Vayre résume/11 de manière assez simple :

« (1) le télétravail au domicile à temps plein ou permanent (le travail est réalisé exclusivement ou quasi exclusivement au domicile)

(2)

17

le télétravail au domicile en alternance, pendulaire ou à temps partiel (le salarié effectue au moins une journée de télétravail par semaine exclusivement au domicile),

(3) le télétravail nomade ou mobile (le travail implique des déplacements professionnels et le télétravailleur combine différents lieux de travail : hôtel, domicile, locaux des clients, transports, etc.), et

(4) le télétravail dans des tiers-lieux dédiés au télétravail, c'est-à-dire en télé-centre, bureau satellite ou espaces de coworking (le travail est effectué dans des locaux consacrés au travail, situés hors de l'entreprise et en principe à proximité du lieu d'habitation du salarié). » (Vayre/11 - p :5)

Malgré cet écart notable entre les définitions, il y a un assez grand consensus sur les caractéristiques socio-économiques des télétravailleurs :

« Les télétravailleurs sont en majorité des personnes qui travaillent à temps plein, qui occupent des postes à responsabilités (par exemple, cadres ou encadrants), qui ont un niveau de formation initiale élevé (diplômés du supérieur), d'âge moyen (35-50 ans), plutôt des hommes, vivant en zone urbaine, en couple et ayant un ou des enfant(s) » (Vayre- p :6) Cette description d'un idéal type est bien sûr à revoir à la lumière de l'extension du télétravail du fait de la crise sanitaire (l'âge, par exemple, est amené à baisser et les femmes comme on l'a vu, télé-travaillent beaucoup plus).

B. PERSPECTIVES ACTUELLES

Dans son article de recherche (Les incidences du télétravail sur le télétravailleur dans les domaines professionnel, familial et social/11), Emilie Vayre effectue une recension de la littérature autour du télétravail en regroupant un argumentaire en faveur de ce dernier, et celui à son encontre.

En ce qui concerne les avantages :

L'auteure fait état des recherches qui prouvent que le télétravail permet une meilleure concentration grâce à la diminution des interruptions et à l'augmentation du temps de sommeil du fait l'absence de transport : « (Biron & van Veldhoven, 2016 ; Mello, 2007 ; Montreuil & Lippel, 2003 ; Rey & Sitnikoff, 2006 ; Vacherand-Revel, Ianeva, Guibourdenche, & Carlotti, 2016), la productivité (Bailey & Kurland, 2002 ; Khanna & New, 2008 ; Martin & MacDonnell, 2012 ; Mello, 2007) » (in Vayre/11 - p :8). Le télétravail améliore également l'efficacité et la qualité du travail comme la performance (Baruch, 2000 ; Khanna & New, 2008 ; Martin & MacDonnell, 2012 ; McNaughton, Rackensperger, Dorn & Wilson, 2014 ; Vega et al., 2015) » (in Vayre/11 - p :8).

Par ailleurs, le télétravail se traduit par une baisse du « taux d'absentéisme, des niveaux d'intention de départ de l'entreprise (vs de maintien) et un taux de turnover moins élevés (Gajendra & Harrison, 2007 ; Hill et al., 2003 ; Martin & MacDonnell, 2012 ; Mello, 2007) » (in Vayre/11 - p :8). Il permet également d' « atténuer les effets négatifs engendrés

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par de fortes exigences professionnelles (surcharge temporelle, physique, émotionnelle et cognitive de travail, conflit de rôle ; Biron & van Veldhoven, 2016). » (in Vayre/11 - p :8)

Néanmoins, les recherches mettant en avant les désavantages liés au télétravail sont également très conséquentes :

D'un point de vue de la santé des travailleurs : « Le télétravail est reconnu comme source de surtravail, de workaholisme, de stress professionnel voire d'épuisement professionnel (Hill et al., 2003 ; Metzger/4 & Cléach, 2004 ; Montreuil & Lippel, 2003 ; Ortar, 2009 ; Peters, Wetzels, & Tijdens, 2008 ; Sullivan & Lewis, 2001).» (Vayre/11 - p :11). En outre, il « peut accentuer la survenue de troubles musculo-squelettiques (Montreuil & Lippel, 2003). » (in Vayre/11 - p :10).

L'une des causes peut être trouver dans le symbole renvoyé par l'accès au télétravail en temps normal : « Dans de nombreuses entreprises, le télétravail étant considéré comme un privilège, auquel tout le monde n'a pas accès, les télétravailleurs se sentiraient redevables envers leur organisation et fourniraient davantage d'efforts pour s'acquitter de leur dette » (Vayre/11 - p : 10). Par conséquent, « Les télétravailleurs auraient tendance, d'une part, à allouer le temps qu'ils consacraient au préalable aux trajets à leurs activités professionnelles et, d'autre part, à accroître leur temps de travail hebdomadaire » (Vayre/11 - p :10)

Enfin - nous l'aborderons également plus tard - le télétravail implique une invasion du travail quotidien dans l'espace privé à cause de l'accès permanent à la technologie, mais aussi la présence inhabituelle de cette sphère privée dans le travail : « Les télétravailleurs ayant du mal à faire face conjointement aux exigences professionnelles et familiales, à répondre aux sollicitations de l'entourage (qui se font plus pressantes lorsqu'ils travaillent depuis leur domicile), déclarent ressentir une forte pression (Golden, Veiga, & Simsek, 2006 ; Ortar, 2009 ; Tietze & Musson, 2005). » (p :14) « la perception, du point de vue des télétravailleurs, d'une frontière plus floue entre leurs différents domaines de vie. » (Vayre/11 - p: 14)

Il existe malgré tout un entre deux, des conditions sous lesquelles le travail à domicile peut être bien vécu : « Le télétravail engendre des conséquences positives en termes d'équilibres de vie et d'enrichissement mutuel entre le travail et le « hors travail » seulement si les télétravailleurs développent des compétences en termes de planification et d'auto-gestion des activités professionnelles (fixation d'objectifs à atteindre, identification et hiérarchisation des tâches à accomplir, anticipation des plages horaires et structuration de la journée de télétravail) et de mise en oeuvre d'une organisation temporelle rigoureuse des activités (Greer & Payne, 2014 ; Metzger/4 & Cléach, 2004 ; Tietze & Musson, 2005 ; Vayre & Pignault, 2014). » (Vayre/11 - p :16).

Une autre clé d'un télétravail bien vécu consiste à établir un équilibre entre les jours télétravaillés et ceux passés sur le lieu de travail. Cependant, le confinement a rendu cette configuration impossible.

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C. NOUVELLES NORMES

Les chercheurs rapportent l'existence d'une norme, celle du présentéisme où « il est plus important d'être physiquement présent que de bien performer » (Seejeen & Yoon/7, p :7) » et où les manageurs craignent le « cyberslacking : (le fait) aller sur internet pour autre chose que son travail » (Seejeen & Yoon/7, p :7). Ces remarques sont faites par des professeurs d'université coréenne, ce qui montre que le phénomène existe au-delà de l'Europe. En effet, « des études de l'ANACT, de l'Union européenne et de l'OCDE convergent pour conclure que les entreprises sont aujourd'hui confrontées à des difficultés de management, notamment liés à une culture du présentéisme, ou encore à des craintes de mise à l'écart de la part des salariés » (Ruiller & al /7 p :6)

Avec le télétravail, se posent différents défis pour le manager, le premier étant de « garder le contrôle » sur ses subalternes. Il s'agit de :

« - Contrôler si le télétravailleur se concentre sur ses tâches

- Communiquer avec son équipe

- Faciliter les interactions entre collègues pour qu'ils ne se sentent pas isolés » (Seejeen & Yoon /7, p :7)

Le premier défi est ressenti de manière assez flagrante par les télétravailleurs, comme le montre ce verbatim :

« Certains managers n'ont pas confiance en leurs équipes alors que ça se passerait certainement très bien. La peur de perdre le contrôle » (télétravailleuse, formation, 1 jour par semaine). » (Ruiller & al /7 p : 18)

Trois chercheurs français en management et en gestion (Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel) voient se profiler dans le télétravail deux types de supervision, qui se reposent sur deux normes :

« L'empowerment des télétravailleurs suppose une évolution du rôle des managers, fondé sur la confiance et le suivi de la performance » (Ruiller & al /7 - p :7)

Ces modes de management sont d'une part, le mode communicationnel (qui s'appuie sur la confiance et l'accompagnement) et d'autre part, le mode du contrôle de résultat (qui repose sur une surveillance, un suivi continu de la performance). Les deux sont rendus possibles par des outils d'information et de communication sophistiqués.

Pour ce qui est du management par le contrôle, là encore, la personne subalterne est tout à fait au courant qu'une stratégie est mise en place :

« Il suit... il voit... parce que tout ce qu'on fait est enregistré, donc si je traite un mail, une fois que je réponds au client, il est archivé, il est mis dans une boîte comme quoi

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il a été traité, donc, après, j'imagine qu'ils ont des moyens de regarder le nombre de mails qu'on a traités, ce qu'on a fait. Et puis, on a d'autres outils de traçage aussi quand on a renseigné un client, qu'on utilise comme les services commerciaux, ceux qui prennent les appels ou qui reçoivent les clients en boutique, ils ont une trace de ce qu'ils ont fait. » (télétravailleur, fonction soutien, 1 jour par semaine). (Ruiller & al /7 - p : 18)

Le management communicationnel implique un changement d'attitude et de comportement vis-à-vis de ses employés :

« Bien que les supérieurs souhaitent effectivement rester en contact proche de leurs subordonnés, ils adoptent également une approche plus facilitatrice et moins directive qui ne se repose pas sur les façons traditionnelles de contrôle du comportement. » (Sewell & Taskin/9- p :1509)

Cela passe, comme son nom l'indique, par une utilisation accrue des moyens de communication, non pas pour contrôler, mais pour accompagner les employés et montrer qu'ils sont disponibles pour les aider :

« Le manager implémente avec l'équipe de nouveaux usages (rituels, comme le « bonjour du matin » à la connexion ou l'envoi de blagues, ou des discussions informelles via l'outil Com' par exemple). Ce mode de management se caractérise aussi par une communication conviviale, par l'usage particularisé des TIC (Messenger mis à disposition par l'entreprise pour les échanges informels et usage du téléphone pour l'activité de travail) et par la co-construction collégiale des temps de communication en face-à-face et à distance. » (Ruiller & al /7 - p : 19)

Le management communicationnel est en moyenne mieux vécu par les employés car il les responsabilise comme en témoigne cette télétravailleuse :

« Le fait que mon manager accepte le télétravail, c'est qu'il reconnaît mon autonomie, qu'il reconnaît ma faculté à le faire, qu'il reconnaît que j'ai besoin de cet équilibre. Pour moi, ça vaut une belle reconnaissance » (télétravailleuse, fonction formation, 1 jours télétravaillé) » (in Ruiller & al /7- p :14)

Finalement, on observe que la confiance qu'a le télétravailleur en son superviseur est un indicateur succès très fort pour une bonne implémentation du télétravail.

1. UN CHANGEMENT SPATIO TEMPOREL

Le télétravail, par sa propre définition, implique une reconfiguration spatio-temporelle : on travaille de chez soi, parfois plus longtemps car il n'y a pas d'horaire fixe et la communication face-à-face est remplacée par une communication médiée, qu'elle soit synchrone ou asynchrone : « En utilisant le concept de Giddens (1984) de distanciation espace-temps, on peut distinguer communication médiée asynchrone, qui implique une

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distanciation espace-temps, de la communication médiatisée synchrone, qui est spatialement mais pas temporellement éloigné. » (Rettie - p :425)

Laurent Taskin (professeur chercheur en économie-gestion), repris par Caroline Ruiller met en avant cette reconfiguration :

« En rompant avec une certaine unité de temps, de lieu et d'action, le télétravail se traduit par une « déspatialisation », qui renvoie à la distance physique (ou géographique) et psychosociologique (liée à l'éloignement de l'environnement de travail) induite par la pratique du télétravail, qui altère fondamentalement le mode de management (Taskin, 2006). » (in Ruiller & al /7 - p :7)

En découle une systématisation d'un concept qui existe déjà dans le travail sur le lieu de travail : un acte de territorialisation. Il « établit une distance psychologique des autres même lorsqu'ils sont physiquement proches. » (Sewell& Taskin/9 - p :1511)

En effet, « Gergen (2002) a démontré que, même en étant physiquement présent, il était possible de se sentir absent en se retirant dans un monde imaginaire non accessible à autrui. » (Sewell & Taskin/9 - p : 1511)

Cela conduit à une redéfinition du sentiment de proximité :

« De ce point de vue, la proximité perçue constitue un courant théorique récent, considérant qu'en définitive, elle se réfère au « sentiment d'une personne d'être proche d'une ou d'autres personne(s) » (Wilson et al., 2008 ; Mencl et May, 2009). » (Ruiller & al /7 - p : 8)

Il est donc possible de se sentir proche de son équipe malgré la distance, grâce aux moyens technologiques. Notons que cette proximité n'est pas forcément « amicale » car elle n'exclue pas le contrôle.

2. VIE PROFESSIONNELLE / VIE PERSONNELLE

La majorité des recherches souligne l'affaiblissement de la frontière (« blurring ») entre vie professionnelle et vie personnelle du fait de la médiation des TIC dans l'espace privé. Si l'on prend un exemple trivial : les enfants d'un employé peuvent à tout moment entrer dans la zone physique de travail de ce dernier et il peut surveiller l'arrivée de ses mails au dîner.

On note que « la distanciation par le télétravail a commencé à remettre en question normes collectives existantes et largement internalisé en créant une tension entre les attentes de discrétion et d'autonomie et séparation acceptable du travail et de la vie de famille. » (Sewell & Taskin/9- p :1523)

C'était déjà le cas chez les cadres, qui ont eu accès au télétravail plus tôt que les autres employés, comme en témoigne ce chef de département :

« Il y a une sorte d'état de fatigue qui s'instaure, parce qu'on ne fait pas la coupure [...] et on peut tomber au boulot, même si c'est chez soi, ce qui est paradoxal. » (Jacques N., chef de département, télétravail en débordement.) » (Metzger/4 - point 37)

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3. NORME DE VISIBILITÉ, NOUVEAU CONTRÔLE

Nous l'avons mentionné, le contrôle ne disparaît pas avec le télétravail. Il change simplement de forme. Une norme se dessine assez rapidement lors de la mise en place du télétravail : celle de la disponibilité ou, du moins, la mise en visibilité.

« Taskin et Edwards (2007) constatent que face à la pression sociale, les télétravailleurs développent des comportements pour rester visibles aux yeux de leur entourage professionnel et prouver qu'ils sont bien présents et en train de travailler. Les résultats de Greer et Payne (2014) vont strictement dans le même sens et soulignent la nécessité pour les télétravailleurs d'être perçus comme « accessibles » malgré leur absence physique. Ces deux études rendent compte de l'ensemble des stratégies qu'ils déploient afin de maintenir un contact fréquent et régulier via les technologies (e-mails, messages instantanés, appels téléphoniques) avec leurs supérieurs, leurs collègues ou encore leurs clients et se montrer réactifs à leurs sollicitations. » (Vayre/11- p :12)

La disponibilité devient synonyme d'investissement professionnel et reconfigure encore une fois la caractéristique temporelle du travail : « Avec la notion de disponibilité au-delà du travail standard, les heures sont devenues une norme de plus en plus importante de maîtrise de soi et une démonstration aux gestionnaires et les collègues de l'engagement. » (Sewell & Taskin/9- p :1518)

Comme précisé par Emilie Vayre et les auteurs qu'elle cite, le fait de montrer sa disponibilité est permis par un recours accru aux moyens de communication :

« Les emails et le téléphone n'étaient pas seulement utilisés pour échanger des informations mais aussi pour signaler sa présence. La disponibilité devient une norme de contrôle » (Sewell & Taskin/9- p :1518). « Par exemple, la journée de télétravail a commencé par un nouveau rituel de connexion à la boîte aux lettres qui était principalement pour signaler la présence du télétravailleur à d'autres » (Sewell & Taskin/9 - p :1517)

Le terme « signaler sa présence » est ici employé à deux reprises, ce qui indique bien qu'une présence sans personne pour en témoigner a moins de valeur.

La pression d'être toujours disponible est parfois si intense qu'elle amène à des comportements qui seraient impensables sur le lieu de travail :

« Bien sûr, on reste joignable tout le temps et si, par exemple, on décide de faire une pause, que quelqu'un veut nous joindre et qu'il n'y arrive pas parce qu'on est en pause, on n'aura pas le même comportement que si c'est à la maison, par exemple. Si on doit s'absenter pour aller aux toilettes et qu'entre temps, il y a un Communicator qui arrive, on est limite où on se sent coupable de ne pas avoir été là tout de suite » (télétravailleuse, fonction soutien, 1/2 journée télétravaillée par semaine). » (Ruiller & al /7 - p : 15)

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Le télétravail qui, hors situation sanitaire d'urgence, n'était pas généralisé et était vécu comme étant un privilège. Cela qui impliquait un surinvestissement (une disponibilité constante), couplé d'un sentiment de culpabilité :

« J'ai ce sentiment-là, c'est que je ne veux surtout pas qu'ils se disent « voilà, elle n'est pas joignable » donc, ça y est, elle est sur son canapé » /...] Alors qu'à la maison je vais essayer tout de suite de répondre pour leur montrer que « non, non, je suis bien là ». /...] Peut-être parce qu'au début, j'ai tellement entendu « t'es en vacances», « oui, toi, t'es en long weekend »» (télétravailleuse, fonction soutien, 2 jours télétravaillés par semaine). » (Ruiller - & al /7

p :16)

D. NORMALISATION

Nous voyons que de nouvelles normes sont apparues, et notamment celle de la disponibilité (plus précisément le signalement de visibilité). Comme chaque norme, elle n'est pas apparue de nulle part, sa mise en place dépend de deux instances : un processus de normalisation et le conformisme.

1. PROCESSUS

L'ouvrage de psychologie sociale écrit sous la direction de Serge Moscovici/6 définit la normalisation comme étant l'« influence réciproque de la part des membres du groupe. Les individus font des compromis en se rapprochant des positions des autres, évitant ainsi le conflit. Elle se produit lorsqu'il n'y a pas de réponse correcte nette et lorsque les membres du groupe ont une compétence égale, le même statut social et emploient le même style de comportement, et sont relativement peu engagés envers leur position. » (Moscovici/6 - p :31) Lorsque le télétravail se met en place, les individus sont dans une situation d'anomie (« Désorganisation sociale résultant de l'absence de normes communes dans une société. (Notion élaborée par Durkheim.) », Dictionnaire Laroussse). S'il y a bien un contrat, celui-ci ne spécifie pas vraiment l'intensité de la mise en disponibilité. Il n'y a pas de mesure officielle et concrète qui remplacerait la présence physique du travailleur, qui est à la base de son contrôle. Par conséquent, il y une normalisation qui se fait jour : c'est la présence digitale qui remplace la présence physique au bénéfice du contrôle.

2. CONFORMISME

Tel que présenté par l'encyclopédie Universalis, « Le conformisme désigne le processus d'influence sociale par lequel une personne est amenée à aligner ses propres perceptions, croyances ou conduites sur celles d'un ensemble d'autres personnes. Commander la même boisson que ses amis lors d'une sortie, adopter les codes

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vestimentaires en usage dans son entourage professionnel, ou encore adhérer aux préjugés en vigueur dans son nouveau club sportif à propos des membres d'un club concurrent constituent des manifestations ordinaires de cette forme d'influence. Elle est un facteur puissant de cohésion groupale et le vecteur privilégié de la reproduction des usages sociaux. ». Cette norme caractérise aussi le monde du travail physique (où chacun reste sur son lieu de travail le plus longtemps possible pour ne pas « dénoter »). Elle s'étend cependant au domaine du télétravail car l'injonction à la disponibilité dépend du comportement de chaque employé avec qui le travailleur est en contact, manager compris. Si ce travailleur observe la disponibilité constante de ses pairs, il aura tendance à s'y conformer.

Le conformisme a été démontré aux prémices de la psychologie sociale par le chercheur Salomon Asch en 1951. Ce dernier s'est intéressé aux « conditions dans lesquelles les individus céderaient à la pression du groupe, même si le groupe donnait des réponses incorrectes » (Moscovici/6 - p :29). Il a prouvé cela en mettant dans la même pièce des complices, qui allaient s'accorder sur une mauvaise réponse et un sujet qui, pour ne pas créer de conflit, énoncerait la même réponse (bien qu'elle ne soit pas similaire à celle à laquelle il croit).

Aujourd'hui, des économistes comme Jan Tichem, Armine Falk et Andrea Ichino s'emparent de la notion de conformisme, pour l'étendre à la « pression des pairs » et voir son impact sur la productivité. L'expérience menée par A. Falk et A. Ichino/2 est composée deux parties : la première où les pairs sont dans la même salle, et la deuxième où l'individu est séparé. Ils sont assignés à une tache spécifique, qui par la suite est évaluée en termes de productivité. Les résultats montrent que la pression des pairs est corrélée à une meilleure productivité.

Cependant d'autres études (Bellemare et Lepage, 2010/1) montrent que ces résultats varient (parfois jusqu'à l'opposé) quand des variables clés changeaient. Par exemple, les hommes semblent être plus affectés par la pression de pairs.

On retrouve un mécanisme similaire dans l'observation du télétravail : même si le télétravailleur est en pause (déjeuner par exemple) et qu'il a rationnellement le droit d'y être, il d'autant sera amené à rester disponible s'il observe que ses pairs le sont.

Toutes ces expériences montrent que la présence des pairs est corrélé (positivement ou négativement) au comportement du sujet étudié.

3. MISE EN SCÈNE

Entre les années 1950 et le début des années 1980, Erving Goffman s'est attelé à décrire la structure de « face-à-face » et l'implication de celle-ci dans les tâches d'interactions de la vie quotidienne. Il a développé une série de concepts pour décrire et comprendre l'interaction. « Lors de rencontres en face-à-face, de nombreuses informations sur soi sont communiquées de manière accessoire à «l'activité principale» de la rencontre, et certaines sont communiquées involontairement: E. Goffman fait la distinction entre

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l'information « donnée », c'est-à-dire l'intention, et ce qui est «dégagé» qui «fuit» sans aucune intention. » (Miller/5 - p : 3)

E. Goffman a explicitement limité son ordre d'interaction à l'interaction face à face, « traitant une situation sociale physiquement définie comme unité de travail de base dans l'étude de l'interaction (1967, 1983).» E. Goffman affirme que, « vraisemblablement le téléphone et les courriers fournissent des versions réduites de la chose réelle primordiale » (1983: 2) (...) Parce qu'ils n'offrent pas le degré requis de surveillance mutuelle » (in Rettie - 424)

Cependant, cette critique n'était peut-être pas adaptée aux moyens technologiques actuels car l'intersubjectivité est possible, même si elle n'est pas toujours optimale. Aussi, « l'interaction client lors d'un appel téléphonique est vécue comme une « activité socialement pertinente structurée par des valeurs, normes, dispositions morales et interdépendance des liens sociaux » ((Bolton et Houlihan, 2005: 699) » (in Rettie - p :423)

Dans le cadre du télétravail, les interactions ne sont plus en « face-à-face » : la technologie fait figure d'intermédiaire (comme pont et barrière). Cela signifie que l'acteur a plus de prise sur ce qu'il renvoie de lui (contrôle de l'environnement), et d'autant plus lorsqu'il s'agit d'un échange écrit. Les informations qui « fuient » peuvent renvoyer aux performances réalisées par le salarié et par les outils de contrôle mis en place par le management.

Néanmoins, il est possible de suivre le modèle théorique d'Erving Goffman en l'élargissant aux Techniques de l'Information et de la Communication. Il sera toutefois nécessaire de différencier les outils permettant une définition accrue de l'espace d'interaction (comme la visio-conférence) de ceux, asynchrones, où la mise en scène de soi est beaucoup plus importante.

Cette présentation de soi, qui est particulièrement importante dans l'analyse du télétravail, se transcrit par le signalement de la disponibilité qui est le fruit d'une stratégie de mise en scène. Autrement dit, nous pourrons mobiliser les concepts d'E. Goffman pour voir comment les télétravailleurs s'emploient à se montrer d'une certaine façon (et comment, parfois, cela leur échappe).

Pour employer au mieux ces concepts, il faut insister sur la grille de lecture qu'emprunte E. Goffman pour décrire le réel. Pour lui, le monde social est un théâtre. Cette comparaison peut sembler originale, mais elle n'est pas nouvelle : au XVIe siècle, Shakespeare performait une mise en abîme dans son oeuvre le As You Like It en posant que «Le monde est une scène, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs». En 1967, soit seulement quelques années avant Erving Goffman, Guy Debord décrit ce qu'il appela «la Société du spectacle». Dans La Mise en scène de la vie quotidienne, E. Goffman cite lui-même un autre auteur qui suit la même logique :

«Ce n'est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie masque. C'est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours

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et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment» (Robert Ezra Park, Race and Culture, glecoe, Ill, The Free Press, 1950, (p: 249).

«Le monde entier, cela va de soi, n'est pas un théâtre mais il n'est pas facile de définir ce par quoi il s'en distingue.» (p: 73)

La métaphore de l'acteur est intéressante pour parler du télétravailleur car il dispose d'une façade - ce qu'il montre de lui à l'écran - définie comme «la partie de la représentation qui a pour fonction normale d'établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs» (p: 26). Il dispose également d'un décor et de coulisse (quand il coupe son micro et sa caméra) :

« C'est là qu'on fabrique ouvertement les illusions et les impressions (...) C'est là que l'acteur peut se détendre, qu'il peut abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle, et dépouiller son personnage.é » (p: 110)

Une autre similitude frappante se trouve dans le concept d'idéalisation, qui est une « tendance des acteurs à donner à leur public une impression idéalisée par tous les moyens (...) Quand un acteur se trouve en présence d'un public, sa représentation tend à s'incorporer et à illustrer les valeurs sociales officiellement reconnues, bien plus, en fait, que n'y tend d'ordinaire l'ensemble de son comportement. » (p:41)

La norme qui est la plus mise en avant chez les travailleurs est celle du travail effectif (ou effectué), et sa preuve, sa mise en visibilité.

« Une des formes de bienséances étudiées dans les organisations sociales, est celle que l'on appelle «semblant-de-travail». Il est établi que, dans beaucoup d'établissements, les ouvriers sont tenus non seulement de fournir une certaine quantité de de travail dans un certain laps de temps, mais encore de donner l'impression, quand on les appelle, qu'ils sont en plein travail. » p: 108

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2/ DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE

I. QUESTION DE RECHERCHE

Nous avons vu une littérature qui traitait principalement le télétravail comme une forme alternative, ponctuelle d'organisation et pour une certaine catégorie de travailleurs. Cependant, avec les trois confinements que nous avons connus, le télétravail a été recommandé pour tous, et il s'est fait dans le temps long (presque 8 semaines pour les deux premiers). Cela signifie que les normes qui se sont dessinées ont pu évoluer, ou se pérenniser. Par ailleurs, une cohorte a eu, du fait de l'aspect exceptionnel du contexte sanitaire, accès au télétravail alors qu'il leur était plutôt inaccessible auparavant : ce sont les jeunes diplômés, qui viennent de rentrer sur le marché du travail.

Par conséquent, nous placerons notre analyse à l'aune de cette situation exceptionnelle pour vérifier en quoi les normes de mise en visibilité restent valides sur le long terme, et nous nous intéresserons à la population qui occupe des postes junior (moins de 3 ans d'expérience).

Avant cela, il nous faut définir ce que représente le « travail » en soi : « M. Lallement distingue temps au travail (celui résultant de l'organisation du travail), temps du travail (celui permettant, via l'emploi et la formation, d'acquérir un statut social) et temps de travail (le temps qui s'oppose au hors-travail) (Lallement, 2003). » (in Metzger/4, point 16). Le temps «au travail» n'existe est mis de côté puisque l'accès aux bureaux est devenu difficile. Le «temps du travail» n'est pas non plus à l'étude puisque l'on établit que les participants sont au début de leur carrière. Nous retenons donc le «temps de travail» opposé au temps de la vie privée.

Puis, nous allons préciser ce que l'on entend par « visibilité » : le dictionnaire Larousse évoque quelque chose qui soit « perceptible facilement », quelque chose qui soit possible de « voir malgré la distance ». Cette notion de distance est intéressante car c'est précisément ce qui est impliqué par le télétravail : se rendre visible, de loin, grâce aux Techniques de l'Information et de Communication (qui « regroupent l'ensemble des outils, services et techniques utilisés pour la création, l'enregistrement, le traitement et la transmission des informations » (Universalis).

Enfin, le concept de « présence », qui implique à première vue l'absence de distance physique, sera compris dans le sens de la « proximité » (le fait de se sentir « proche » de quelqu'un, sentir « qu'on est là ») qui est permise par les TIC.

En amont de cette analyse, il faudra dresser un tableau des entreprises ou organisations étudiées avec la manière avec laquelle elles ont adressé la crise et la mise en place du télétravail à grande échelle. A partir cette perspective, nous verrons plus en détail la culture et le style de management qui les accompagnent.

En découlent la mise en problématique suivante :

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La pensée commune consiste à dire que le télétravail laisse une grande liberté au travailleur du fait de l'absence physique, qui rend la supervision managériale plus difficile. C'est la présence physique sur le lieu du travail qui permet d'assurer à la hiérarchie le travail effectif des employés.

Cependant, il est tout à fait possible d'être absent tout en étant présent physiquement. L'inverse doit être vrai également (se sentir présent à distance).

Notre sujet sera donc le suivant : « Être présent au travail malgré la distance à l'heure du Coronavirus ».

A ce sujet nous associerons une question : « Comment les employés juniors se rendent-ils visibles au télétravail ? »

En découleront plusieurs autres questions :

1. Quelle a été la posture des organisations tout au long des trois vagues de confinement (et durant les entre-deux) ? Quelle philosophie de management renvoient-elles selon les employés ?

2. Comment les employés juniors ont-ils vécu le télétravail (sa mise en place et son intégration quotidienne) ?

3. Comment la distance est-elle gérée par les employés juniors ? Comment font-ils « acte de présence » ? Peut-on parler de mise en scène au sens de Goffman ?

In fine, il s'agira de montrer si les normes observées précédemment sont aussi valides sur le long terme, et au sein d'une population nouvelle.

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II. MÉTHODE ET TERRAIN

A. DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE

Cette partie est dédiée à l'explicitation de la méthode de recherche choisie (1.), la population ciblée, celle obtenue (2.), ainsi que les modes d'accès au terrain (3.).

1. CHOIX DE LA MÉTHODE

La méthode privilégiée est qualitative : 13 entretiens semi-directifs d'une heure. Le but de cette recherche est de comprendre les logiques qui sous-tendent la pratique du télétravail, les stratégies éventuelles que les individus mettent en place pour montrer qu'ils sont présents. L'observation participante a été écartée du fait du contexte sanitaire, et parce qu'il rend difficilement compte du récit de l'année qui vient de s'écouler. Les outils quantitatifs n'ont pas été envisagés non plus car d'une part, l'observation de l'ampleur du phénomène est abordée en contextualisation et, d'autre part, ils ne permettent pas de comprendre les justifications de comportements.

2. CHOIX DE LA POPULATION

Les entretiens seront menés avec des jeunes employés français du secteur privé ou public (ayant au maximum 3 ans d'expérience), et dans des organisations de tailles et de types différents (startup / grand groupe). Le choix d'une jeune population active se justifie par le fait qu'elle n'a jusqu'alors pas été étudiée dans le cadre du télétravail, ou bien abordée de manière transversale. Étant donné le contexte actuel, ces entretiens se sont faits dans l'ensemble à distance : soit par téléphone, soit par visioconférence (un entretien a été réalisé en face à face).

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La première spécificité à noter au sujet du groupe de participants est la surreprésentation des femmes : nous comptons 9 femmes pour 4 hommes. Cela explique pourquoi nous avons choisi de ne pas intégrer le genre dans notre grille de lecture, même s'il serait très intéressant d'obtenir une telle perspective.

Ensuite, au-delà de se définir comme junior (l'amplitude d'âge est de 6 ans : entre 22 et 28 ans et l'ancienneté varie de 3 mois à 2 ans et 9 mois), les participants ont tous un haut niveau d'étude (minimum Bac +4) et appartiennent à une classe moyenne à aisée. En termes d'habitation on note soit des studios, soit de 2 pièces, rarement des maisons (sauf quand le participant est retourné chez ses parents pour le confinement). 4 interrogés vivent avec leur partenaire, le reste vit seul ou au sein de sa famille.

3. ACCÈS AU TERRAIN

Le terrain n'a pas posé de problème majeur d'accès : la population choisie est jeune, certains participants sont toujours en études. A un niveau de Bac + 5, on peut supposer que ces personnes aient eu eux même à réaliser des recherches ou des mémoires, ce qui les rend plus susceptibles de nous répondre. La proximité d'âge entre la responsable de cette recherche et les répondants est telle que l'introduction s'est faite facilement.

La recherche de participants s'est faite de deux manières :

Premièrement, par bouche à oreille : c'est en testant certaines questions de notre guide d'entretien que nous avons pu appréhender l'appétence générale pour le sujet et, dans un second temps, demandé activement au premier cercle des recommandations (il était important néanmoins de n'avoir jamais rencontré le participant).

Deuxièmement, nous avons pu nous appuyer sur le réseau social professionnel Linkedin avec un message adapté à notre audience :

Cette méthode a permis de recruter 3 participants : Lucas et Delphine (déjà dans nos contacts) et Camille (hors réseau).

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A cela s'est ajoutée une méthode de prospection active, avec une recherche ciblée sur les jeunes actifs. Une fois la personne trouvée, le message suivant était envoyé (avec la personnalisation nécessaire :

«Bonjour [prénom],

 
 

A lire votre profil, vous avez eu récemment une expérience chez organisation. J'imagine que votre organisation a dû mettre en place un système de travail à distance. Seriez-vous intéressé.e pour me donner votre avis sur le sujet (comment cela se passe pour vous, ce que cela change par rapport au présentiel) ?

Pour vous expliquer un peu ma démarche :

Je suis étudiante en sociologie à la Sorbonne et je réalise un mémoire sur le télétravail. J'organise des entretiens de 45 minutes avec des personnes qui ont votre profil

 

d'expérience.

Toute l'interview sera bien sûr anonyme.

Pour vous remercier, je pourrai vous envoyer le résultat de mes recherches.

Si vous êtes partant.e, il vous suffira de me communiquer le jour et l'horaire qui vous convient le mieux ainsi que votre adresse mail.

Merci d'avoir pris le temps de me lire, et à bientôt ! Laureline»

B. OUTILS

1. GUIDE D'ENTRETIEN (VOIR ANNEXE)

Pour restituer le plus fidèlement possible le discours de chacun, il a fallu associer une approche macro-sociologique, presque longitudinale à un questionnement très fin du comportement individuel. Il s'agissait d'aller du récit d'une année (comment le télétravail s'est imposé, comment s'est passé le dé/re confinement) à celui d'une journée voire d'une heure précise. Ce pan de la recherche revoit à une micro-sociologie que l'on retrouve par exemple dans les écrits de Howard Becker.

Les thèmes (voir annexe p : 81) correspondent aux différents niveaux d'étude. Dans le premier thème, qui traite du vécu à long terme de la réorganisation du travail, les sous thèmes correspondent aux différents moments de l'année. Les opérateurs (voir annexe p : 81) font état de la perception du discours officiel et du vécu collectif lié à l'annonce. Dans les deux thèmes suivants (à l'échelle d'un des deux confinements, puis d'une journée), les sous-thèmes sont liés à la notion de présence et à la gestion de la vie privée. Les opérateurs permettent d'aller plus en profondeur au sein de ces sous-thèmes.

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Le but de ce guide d'entretien est d'avoir une vision globale du vécu du jeune employé sur un mode de travail qui lui est globalement étranger, son ressenti et ses stratégies d'investissement. Nous en déduisons par la suite l'existence effective ou non d'une norme sur la mise en visibilité du travailleur et les changements managériaux.

Dans la pratique, le guide a été une vraie base de travail. Il était à proximité lors des entretiens pour s'assurer que l'on couvrait tous les sujets importants pour la recherche. Toutefois, l'ordre n'était pas toujours suivi : pour la première partie par exemple, où l'on cherche à connaître l'année professionnelle du / de la participant(e), nous avons fait le choix de laisser place au discours même si ce dernier ne suivait pas une narration rigoureuse. Il est également arrivé qu'un sujet (la présence) arrive avant un autre (la confiance). La spontanéité de l'échange a été privilégiée, sans pour autant oublier le cadre structurant la recherche.

2. ENREGISTREMENT ET TRANSCRIPTIONS

L'ensemble des enregistrements ont été fait à l'aide d'un téléphone portable. La majorité (11/13) ont été faits sous format vidéo et les deux restants sous format audio. Le choix de favoriser la vidéo était motivé par le mode de transcription voulu : l'éditeur de vidéos Youtube. En effet, ce site dispose d'une fonctionnalité «sous-titre» qui, téléchargée, permet d'avoir accès au script de l'interview. La qualité de sous-titrage nécessitait néanmoins plusieurs revues. Les deux enregistrements audios (dûs au manque de stockage), nous ont fait réaliser qu'il n'y avait finalement pas d'avantage significatif à choisir le sous-titrage. Au global, chaque enregistrement - qui pouvait varier entre 40 et 90 minutes - nécessitait environ 3 heures de transcription. Transcrire 13 entretiens a été paradoxalement la partie la plus difficile de cette recherche, non pas parce que cela nécessitait une recherche poussée, mais parce qu'il s'agissait d'une tâche longue et chronophage.

3. OUTIL D'ANALYSE ET DE CODAGE

Le logiciel que nous avons privilégié pour cette recherche s'appelle Nvivo, qui dispose d'un abonnement étudiant. Ce logiciel permet de faciliter l'analyse qualitative par le biais de codage. Bien d'autres fonctionnalités sont disponibles (nuages de mots, croisements matriciels, diagrammes), néanmoins nous nous sommes restreints à l'analyse textuelle de base. Nous avons téléchargé nos transcriptions, puis encodé des thèmes qui nous semblaient récurrents :

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Les parties surlignées sont les passages encodés : ici, Louis parle de l'attitude de son entreprise vis-à-vis du télétravail, nous l'avons donc encodé comme tel. En faisant cela avec chaque interview, nous avons pu obtenir une mise à plat de chaque thème qui nous a paru important :

L'étape suivante est celle de la synthèse : pour chaque thème recensé, essayer de retenir l'essence du discours commun pour, ensuite l'analyser. C'est cette analyse que nous allons maintenant présenter

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3/ PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET INTERPRÉTATION

Avant de pouvoir répondre à la question de la présence et de la mise en scène de cette dernière (III), il est important de comprendre comment chaque entreprise a fait face au défi de réorganisation posé par la crise du Coronavirus (I) et de voir si le vécu et l'attitude des télétravailleurs par rapport à leur mode de travail coïncide avec ce qui est rapporté dans les recherches précédentes (II).

I. TÉLÉTRAVAIL ET ORGANISATIONS

Dans cette partie nous répondrons à la question suivante : Quelle a été la posture des organisations tout au long des trois vagues de confinement (et durant les entre-deux) ? Quelle philosophie de management renvoient-elles selon les employés ?

Les organisations des personnes interviewées se sont révélées très diverses. Dans leur nature d'abord : les entreprises françaises forment la majorité (9 sur 12) car c'était le cadre prévu pour l'analyse. Cependant, les entretiens nous ont menés à des formes plus hétérogènes : association sportive, entreprise française implantée à Londres, incubateur public de startups. Cela nous a permis d'avoir un aperçu plus large, qui a été appuyé tant par la variété des secteurs que par la taille des organisations (de moins de 10 salariés à plus de 190 000 collaborateurs). Si l'ensemble des secteurs étudié a été affecté par la crise, aucun n'a été « en première ligne » comme le secteur de la restauration, le milieu hospitalier ou l'éducation, à l'exception de l'association sportive. Cela signifie que, même si l'activité de chaque organisation a été transformée de manière plus ou moins importante, elle ne s'est pas arrêtée et a pu être éligible au télétravail.

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Secteur

Taille de l'organisation

Audit

3700 - ETI

Marketing

3000 FR - GE globale

Architecture

10 - TPE

Commercial-Export

Semi-publique : 35 à Londres, 1500 en tout - ETI

Association sportive

Publique : 10 + 220 bénévoles

Ingénierie informatique

140 - PME

Urbanisme

396 - ETI

Assurance

5000 - GE

Banque

193 000 - GE globale

Ingénierie informatique

21 000 - GE globale

Conseil

80 - PME

RSE / Urbanisme

Semi-publique : 150 - PMO

Marketing

3000 FR - GE globale

PME : Petite et Moyenne Entreprise ETI : Entreprise de Taille Intermédiaire GE : Grande Entreprise

A. UNE TERRE INCONNUE

Pour les entreprises et les organisations publiques des personnes interrogées, ce qui est arrivé en mars 2020 était sans précédent. Les défis d'aménagements de travail se sont ajoutés à l'angoisse que représentait une crise sanitaire globale, et aux allers-retours politiques : au départ, le confinement devait ne durer que 15 jours. Les dirigeants recevaient les nouvelles directives au compte-goutte, et en même temps que le reste des travailleurs. Leurs communications faisaient souvent échos aux toutes dernières recommandations gouvernementales. Lors de notre échange, Chloé - stagiaire dans une grande banque française depuis 5 mois - a reçu une ces communications et nous l'a partagée :

«En attendant les clarifications détaillées du ministère du travail aujourd'hui - puis du groupe - seules les personnes ayant une autorisation du médecin du travail viennent au bureau lundi (...) Merci aux managers de se rapprocher de leurs équipes pour identifier ceux qui veulent venir un jour par semaine et préciser le jour. Nous collecterons les demandes lundi » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande taille)

La direction est donc sortie de son rôle de «leader sachant» pour adopter une place d'intermédiaire, qui laisse parfois apercevoir ses doutes, comme dans cette entreprise publique basée à Londres :

« Quand ils ont vraiment vu mais un peu tard qu'on était dans une pandémie mondiale et que ce n'était pas à prendre à la rigolade, ils ont dit : « ok on annule tout, rentrez chez vous avec votre pc, on verra après. On a compris que c'était exceptionnel quand ils ont dit : « rentrez chez vous, on ne sait pas trop comment nous on va le gérer mais on le gérera après coup » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

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On a pu observer toutefois une certaine avance dans les entreprises d'envergure

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internationale où le télétravail était déjà pratique courante, et même inclue dans les perspectives d'évolution de carrière :

« Nous on est autorisés à le faire à partir de 1 an d'ancienneté dans l'entreprise et on peut choisir entre plusieurs jours mais c'est très souvent le mercredi pour le vendredi et il faut un peu vérifier que son manager ne prenne pas le même jour. » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

En France, en 2019, le télétravail était étendu à 12,5% des actifs13 - en sachant que cela comprenait toute forme d'activité professionnelle hors lieu de travail (dans les espaces de co-working, dans les cafés, les trains, etc.). En 2020, c'est un actif sur 4 qui travaille depuis chez lui en France (et nulle part ailleurs). Les organisations plus traditionnelles, comme cette unité de service public pour l'exportation (citée précédemment) dans laquelle travaille Lucas depuis 2 ans et 5 mois, ont été moins réactives que les firmes anglo-saxonnes car le télétravail n'était pas intégré comme un mode de travail possible :

« Il faut savoir que (le télétravail) n'existe pas - niveau assurances vis-à-vis de l'entreprise niveau réglementation, règlement intérieur, ça n'existait pas pour la situation de mars à juin. Donc ils marchaient un peu sur des oeufs, avec des situations exceptionnels, des avenants et tout... C'est pour ça qu'ils voulaient absolument qu'on revienne au travail en septembre. Je pense qu'une boîte ce qui a vraiment l'habitude du télétravail de base, ce qui est le cas à Londres et au Royaume Uni en général va être bien plus avancée.» (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Le caractère inédit de la crise et la spécificité culturelle ont joué sur le degré de difficulté d'adaptation des organisations. Toutefois, le critère (pour la capacité d'adaptation) qui ressort le plus de nos échanges porte sur la taille.

B. UNE VARIABLE DE TAILLE

On observe, en effet, une dichotomie claire entre les grands groupes et les plus petites organisations.

1. DEVOIR D'EXEMPLARITÉ DES GRANDES ORGANISATIONS

Les grandes entreprises ont de facto une plus grande visibilité à l'échelle nationale. Elles ne peuvent pas se permettre, comme on a pu le voir chez Total19, de se faire rappeler à la loi. Au-delà du caractère légal : derrière une image publique, il y a non seulement les consommateurs, mais également les investisseurs. Comme le montre Yoann, une grande mutuelle de santé se doit d'être irréprochable en termes de précautions dans une telle situation :

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« Dans la deuxième entreprise (grande entreprise) étant donné que c'est une mutuelle de santé, je pense qu'ils ont très vite suivi les directives du gouvernement et même moi je le vois : actuellement c'est un jour / deux jours de travail en présentiel par semaine, et c'est vraiment 20% de l'effectif maximum. Du coup ils sont très à cheval. Mais je pense que derrière il y a un côté d'image, on ne peut pas se permettre d'avoir des clusters dans une mutuelle de santé ça ferait un peu tâche. » (Yoann, alternant dans une grande mutuelle de santé française)

Elles ont donc été à la fois pro-actives et très rigoureuses, avec des jauges et des calendriers pour les périodes entre confinements. Ces outils permettent de désengorger les lieux de travail et d'établir un roulement. Ils sont parfois totalement automatisé, comme en témoigne Louis :

« Je m'étais inscrit à mon local pour le lundi et également pour le mardi, et en fait quand j'y suis allé le mardi je reçois un mail d'une personne de la direction - mais après c'est un mail qui est automatisé - qui dit voilà tu as choisi deux jours, tu devrais pas faire ça» (Louis, auditeur depuis 6 mois au sein d'une ETI)

La grande taille de ces organisations ont également rendu le télétravail plus accessible grâce aux moyens qui étaient déjà mis à disposition des équipes : ordinateurs et portables professionnels, VPN, cloud. Lorsqu'un matériel informatique venait à manquer, le remboursement était automatisé. Tout cela a permis une transformation beaucoup plus fluide :

« Je pense que mon entreprise a réussi à bien s'adapter au télétravail. Une semaine avant le 16 mars (donc quand on nous a dit tout le monde était confiné), ils nous avaient déjà dit « amenez votre ordinateur au cas où ». Ils ont fait un point sur tout ce qui est VPN, sur le matériel qu'on avait chez nous... Je trouve qu'ils ont vraiment anticipé le télétravail : quand on est passé en télétravail, on avait tout le matériel nécessaire pour travailler donc ça c'était bien. Et quand on a pu recommencer à travailler sur site, chacun a pu y aller quand il voulait mais on avait des sheet Excel. Tu vois le pourcentage de personnes et on doit pas dépasser les 30%. Et aussi pour la cafétéria on a le même dispositif en fait on a des plages et on voit le nombre de personnes il y a quinze places, selon les plages tu peux rentrer ou pas. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

Nous le verrons, la grande taille de l'organisation ne garantit pas forcément un télétravail à succès, elle assure toutefois de bonnes conditions pour démarrer ce mode inédit de travail.

2. UN JEU D'AMBIGUITÉS QUI PROFITE AUX PLUS PETITES STRUCTURES

De leur côté, les petites organisations ont des moyens financiers plus modestes et sont également moins sur le devant de la scène. Ces deux caractéristiques ont pour

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conséquence de favoriser le présentiel dès que l'occasion se présente (c'est-à-dire dès que le confinement se relâche). En effet, au fur et à mesure que la crise s'est « routinisée » - qu'on a pu en comprendre plus ou moins les codes, les plus petites organisations ont joué sur les ambiguïtés laissées par les annonces officielles. L'expression «partout où cela est possible» laisse place à de nombreuses interprétations, qui peuvent servir de justification pour le retour sur le lieu de travail. C'est ce que nous confie Manon, chef de projet dans un cabinet d'architecture depuis deux ans:

« Et surtout Madame le ministre du travail avec les fameuses trois catégories, la première catégorie donc les travailleurs qui pouvait travailler intégralement de chez eux, la deuxième catégorie ceux qui étaient un peu entre les deux (donc notamment les architectes, les ingénieurs et les bureaux d'études) et la troisième catégorie qui concernait principalement les ouvriers, tous les gens qui ne pouvait absolument pas travailler en télétravail. Et donc partant sur cette fameuse deuxième catégorie, mon patron nous a tout de suite dit qu'il n'y aura pas de télétravail à moins qu'on ait des enfants » (Manon, petit cabinet d'architecture)

Alors que le télétravail avait été effectué lors du premier confinement et qu'elle avait tout le matériel nécessaire pour un fonctionnement optimal, Manon s'est vue refuser le droit de retrouver cette pratique par la suite, avec pour justification l'idée selon laquelle le travail à domicile devrait être réservé aux parents.

« Je l'ai exprimé à mon patron qui m'a globalement envoyé sur les roses en coupant court à la discussion en disant « on en reparlera plus tard » et en fait on n'en a jamais reparlé. Donc je me suis senti contrainte de revenir travailler au bureau tous les jours » (Manon, petit cabinet d'architecture)

Cette stratégie d'évitement se retrouve dans d'autres petites organisations, comme celle de Marine (chargée de communication dans une association sportive). Le retour au présentiel était donné comme acquis.

« Au moment de l'annonce du second confinement, on nous a demandé de venir normalement le lundi et la direction disait « alors demain on mettra ça en place comme réunion » et en fait on sentait qu'il n'y avait aucune volonté de nous mettre en télétravail. Je sais pas comment expliquer...

I : c'est de la non action, des sous-entendus

M: voilà, c'est ça » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Le respect des jauges d'effectifs est également moyennement appliqué avec le temps. C'est ce que nous partage Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé.

« Au début oui parce qu'ils voulaient jouer au bon modèle, avec le temps ils se sont dit bon « on va mettre en place une jauge - pas plus de 20% des effectifs - dans l'entreprise, il faut absolument remplir un fichier Excel (rires) et avoir l'aval du manageur pour pouvoir aller au bureau » et ça c'est de la très très très très belle théorie. En pratique, il y a constamment des personnes qui vont au bureau comme ça leur chante parce qu'ils sont en train de devenir

fous chez eux. Et typiquement, le jour du séminaire, apparemment sur le fichier Excel il y

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avait deux personnes qui se sont inscrites, sauf qu'à l'issue de notre course d'orientation y avait la moitié de la boîte qui s'est retrouvée dans les locaux, donc en plus on respectait même pas la jauge. » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Si la dichotomie est claire au niveau des interprétations des directives, cela ne signifie pas que les situations soient restées statiques. Au contraire, aussi bien pour les grandes que pour les petites organisations, on assiste à un mouvement d'apprentissage avec un dépassement d'a prioris négatifs vis-à-vis du télétravail pour aller vers une routinisation de la pratique et, parfois, un gain de transparence.

C. UN APPRENTISSAGE

1. UN A PRIORI NÉGATIF

De nombreuses organisations étudiées avaient une attitude négative par rapport au télétravail avant la mise en place de ce dernier. Cette attitude était parfois due à des spéculations sur l'implication des employés lorsqu'ils sont chez eux - et particulièrement lorsqu'ils sont juniors. Pour Lucas (chargé de projet export), c'était l'occasion de prouver à sa hiérarchie son sérieux.

« Au début je me suis pourquoi pas - au moins on va pouvoir prouver à notre direction que l'on sait travailler en télétravail et que c'est pas parce qu'on est en mode télétravail qu'on va rien faire, et au contraire. Notre chef nous a un peu briefé dans ce sens là en nous disant « c'est aussi le moment de prouver que tu sais travailler en télétravail ». On s'est dit peut-être qu'il acceptera peut-être plus après pandémie de faire du télétravail. » (Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une organisation publique d'investissement export)

L'administration était suspicieuse, en particulier lorsqu'il s'agissait d'une demande de stagiaire :

« C'est vrai que les stagiaires étaient moins autorisés à en prendre (des jours de télétravail) parce que c'était une petite entreprise. C'était plus vu comme un pré-week-end. » (Emma, stagiaire depuis 3 mois dans une multinationale agroalimentaire sur son ancienne PME)

Cette distance peut également s'expliquer par la vision plus globale qu'aurait la direction, sur des problématiques d'intégration des nouveaux employés par exemple ou des risques psychosociaux comme la solitude et l'isolement.

«La direction générale a une vision quand même plus large et pense à l'intégration et nous ont expliqué - et moi je partage cet avis - que si ça a bien marché c'est parce que les gens se connaissaient déjà et pouvaient compter l'un sur l'autre. Mais intégrer quelqu'un de nouveau dans ces conditions ... c'est quand même pas évident.» (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un incubateur de projets urbains)

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2. UNE ROUTINISATION

Du fait du caractère obligatoire du télétravail en particulier lors du premier confinement, l'organisation a été amenée à passer outre ses aprioris négatifs, de manière active (plus de contrôles, plus de prévention) ou bien de manière passive (accepter une part d'incertitude grâce à la confiance). Yoann résume bien ce passage obligé au sujet de la coopérative alimentaire dans laquelle il travaillait :

« Et en fait le confinement ça a forcé le télétravail. Du coup ça a un peu brisé les règles et les codes de l'entreprise et eux ont mis un peu de temps à l'accepter mais finalement ça s'est très bien passé. Je pense que ça a brisé un peu les codes. » (Yoann, alternant dans une grande mutuelle de santé française sur son ancienne activité)

Les préventions contre les risques psychosociaux ont pu se faire par l'intermédiaire de conférences sur des sujets comme la déconnexion (1), ou bien par un suivi des conditions de travail des collaborateurs (2). Dans les deux cas, on remarque la proactivité des entreprises, leur désir d'être «au devant des choses».

1. « Mon accompagnement il a été surtout d'un point de vue managérial : il y a eu une vraie inquiétude des managers pour les équipes on a eu pas mal de communication autour de l'équilibre vie pro vie perso (ne pas tomber dans un excès travail parce que on est à la maison). » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

2. « Ils nous ont envoyé un questionnaire pour voir un peu dans quelles conditions on travaillait : « est-ce que vous avez un espace sécurisé, dans le calme pour travailler ?; Est ce que vous êtes assez bien éclairé ? Est ce que vous avez une bonne connexion internet ? » C'est un questionnaire qu'ils nous ont envoyé pour faire un peu le benchmark de tous les collaborateurs. » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

L'expérience de mars 2020 a permis pour certaines organisations d'être moins frileuses par rapport à ce mode alternatif de travail et même de l'intégrer pleinement dans leur fonctionnement.

« C'est marrant parce qu'en juillet et on négociait un peu pour avoir deux jours par semaine et finalement c'est passé minimum deux jours par semaine dans mon équipe. La norme c'est trois jours par semaine et maintenant c'est passé à un seul jour sur site de d'autorisé. » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Dans le cas de Lucas, la crise a même été l'occasion d'avoir un accès privilégié à la direction, qui a fait preuve de plus de transparence. Lucas voit à présent son directeur régulièrement par visioconférence alors qu'il l'avait à peine croisé dans les locaux depuis son embauche.

«Au début du confinement en mars c'était vraiment eux plutôt qui donnaient une info descendante de comment ça allait se passer et ils nous laissent savoir comment gérer. Mais on remontait aussi nos infos c'était donc quand même des bons moments de partage, ils

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essayaient de s'assurer que tout le monde était dans les meilleures conditions : c'était plutôt positif. Et après ils ont jamais arrêté cette réunion : ça a mis en place un rendez-vous du coup toutes les deux semaines ou on peut mettre on peut balancer nous en tant

qu'employé, remonter tout ce qu'on a envie de remonter directement à la direction même si on le fait avec notre chef tous les jours mais là c'est des trucs qu'on peut aborder

directement. Je trouve que c'est vraiment le télétravail a permis ça.» (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Les directions des organisations se sont donc toutes emparées, de manière différente, de ce nouveau mode de travail. Si les personnes interrogées ont identifié les évolutions de l'organisation dans son ensemble, elles l'ont avant tout vécu par l'intermédiaire de styles de management particuliers. Nous passons ici dans l'analyse d'une approche «macro» à une approche «micro», de «la direction» dépeinte presque comme une personne morale à un ou une supérieur hiérarchique ou «n+1» (sans oublier que les deux sont amenés à se croiser).

D. UNE CULTURE PLURIELLE

Les relations de management ont globalement été affectées par la mise en place du télétravail. Certaines se sont simplement transposées grâce aux outils de communication (et notamment aux «points téléphoniques»), d'autres se sont dégradées à cause de ces mêmes outils. On peut dépeindre 3 styles de management différents, comme idéaux types : celui qui repose sur la confiance et l'autonomie (a), celui qui confère une trop grande autonomie à l'employé (b) et celui qui s'appuie sur une réaffirmation l'autorité hiérarchique (c).

1. CONFIANCE ET AUTONOMIE

Ce type de management, dépeint par 5 de nos interrogé(e)s fait écho à celui identifié par Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel par le terme de «management communicationnel» (voir l'état de la littérature p: XXX) : « Bien que les supérieurs souhaitent effectivement rester en contact proche de leurs subordonnés, ils adoptent également une approche plus facilitatrice et moins directive qui ne se repose pas sur les façons traditionnelles de contrôle du comportement. » (Sewell & Taskin/9- p :1509). Nous avons observé que ce management «est en moyenne mieux vécu par les employés car il les responsabilise» (p: 22) et qu'il est un bon indicateur du succès du télétravail.

Les situations décrites par nos interlocuteurs n'évoquent pas une disparition de la hiérarchie, mais bien une autonomie, une confiance attribuée à chacun. Le mot «fliqué» est utilisé à plusieurs reprises, pour en dé signer l'exact opposé :

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« Je n'ai pas du tout l'impression d'être fliquée ou quoi, rien que la manière dont tu travaille et tout ça c'est toi qui gères, t'as des réunions avec les gens mais vraiment il n'y a pas quelqu'un qui va te dire « est-ce que tu as bien travaillé, est-ce que tu as fait ça, combien de temps tu as travaillé ? ». Vraiment à la fois c'est bien et à la fois c'est pas bien parce que justement ce que je disais t'as pas trop de suivi mais elle te fait confiance : pour cette question là en tout cas elle fait confiance aux employés. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

« Elle va pas me fliquer, on a des points réguliers. Sur certains trucs je lui dis « non mais t'inquiète je le finis etc » et elle me disait « j'ai aucun doute sur le fait que tu vas finir ce que je t'ai demandé de faire, il y a aucun problème ». (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

L'existence de points avec la hiérarchie est primordiale : c'est là que le travailleur expose son projet et ses doutes et où on le guide (par feedbacks) pour approfondir ce dernier.

« Tous les lundis, on fait des points de 1h voire 1h30, pour que je lui dise ce que j'ai fait la semaine précédente, quelles sont mes priorités sur cette semaine, et elle me recadre, me rajoute des missions. Je vais lui présenter ce que j'ai fait, si j'ai des blocages je peux lui montrer aussi. Et tout le reste de la semaine si j'ai besoin je lui envoie un message sur Teams « est-ce que je peux te faire un point à telle heure pour que je te présente ça ? », elle me dit oui et on se fait un point de 15min ». (Emma, stagiaire depuis 3 mois dans une multinationale agroalimentaire)

Ces points ne sont pas vécus comme un contrôle actif puisqu'il se fait souvent à l'initiative du collaborateur :

« Je parlerais pas de contrôle sur mes résultats parce que c'est moi qui vais venir les présenter assez spontanément et en fait toutes les 4 semaines on a des présentations de 10/15 minutes à toute l'équipe. » (Alexandre, stagiaire dans une entreprise britannique d'ingénierie informatique)

La hiérarchie fait donc figure de guide, largement décrite comme bienveillante - en particulier à la lumière du contexte difficile.

Cela ne signifie pas pour autant qu'elle disparaît : la bienveillance peut être aussi bien liée à un contrôle des pairs qu'à un échelonnage bien établi, dans un environnement normé.

Après quand on parle de relation professionnelle, de présentation, la hiérarchie se ressent quand même dans le sens où je vais pas présenter quelque chose à ma cheffe de groupe sans être préparée, sans avoir revu le truc avec ma senior. Malgré des relations assez détendues, la hiérarchie reste existante et on quand on parle de boulot il faut être carré. » (Sarah, cadre dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

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Cependant, nous avons également rencontré deux participants pour lesquels l'autonomie n'était pas bornée.

2. SURPLUS D'AUTONOMIE

Cette configuration, où l'on observe un excès de liberté dans l'exécution du travail, peut s'apparenter à une situation d'anomie. Au sens de Durkheim, l'anomie3 fait référence à l'absence de norme au niveau de la société et se traduisant en une désorganisation sociale. A l'échelle de l'individu, cette absence de norme ainsi qu'un surplus de responsabilité peut résulter en un sentiment de désarroi.

« Disons que j'ai l'impression qu'on a fini par me confier des tâches qui allaient bien au-delà de ce pourquoi j'avais été embauché ce qui en soi n'est pas n'a pas été le cas pour moi. Je me suis sentie vite dépassée et seule. » (Manon, petit cabinet d'architecture)

« Ils me laissent faire un peu comme je veux, peut-être même un peu trop, justement c'était problème » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet d'urbanisme)

Néanmoins, ce lâcher prise de la part de la hiérarchie est loin d'être unanime. Beaucoup de managers (tels qu'ils nous sont décrits ici) ressentent, avec la distance physique, le besoin de (ré)affirmer leur supériorité.

3. RÉAFFIRMATION D'AUTORITÉ

Cette autorité réaffirmée peut même être vécue comme une violence symbolique comme rappel de l'infériorité hiérarchique du télétravailleur par rapport à un dominant décideur. Par deux fois, les interrogés se sont inquiétés de l'anonymat de cette étude.

« Notamment au premier confinement, j'ai pu me rendre compte que mes employeurs pouvaient s'avérer sinon retors, disons... Que si il y avait quelque chose à faire pour aller dans leur sens ils le feraient. » (Manon, cheffe de projet depuis 2 ans dans un petit cabinet d'architecture)

« C'est un peu compliqué - heureusement que c'est anonyme - parce que mon patron est un peu lunatique. Il y a une confiance quand même, mais c'est vrai qu'il est un peu particulier parce qu'il a besoin de mettre en avant que c'est lui le patron, et que c'est lui le chef. Par plusieurs choses : il nous tutoie mais nous on le vouvoie. Il fait sentir en fait par sa manière d'être et la distance qu'il met entre lui et les salariés que c'est lui le chef. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

3 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anomie/3719

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Pour être suffisamment exhaustifs, nous avons répertorié et catégoriser le niveau d'autonomie, la présence du travail en équipe ainsi que les rapports hiérarchiques sous forme de tableau :

Noms

Autonomie

Travail en

équipe

Rapport à la hiérarchie

Louis

Travail de "petites mains", points

réguliers, fichiers de suivi

Binôme

Établi mais détendu (peu de différence d'âge)

Sarah

Beaucoup de sujets, manage une

stagiaire; contrôle par points
réguliers, feedbacks

Très fréquent

Proximité malgré une

hiérarchie bien établie, bonne communication

Manon

Surplus d'autonomie - trop grandes responsabilités

Inexistant

Très tendus

Lucas

Relative - travaille en binôme avec son manager

Binôme

Horizontal en présentiel -

micro-management en
distanciel, méfiance ++

Marine

Beaucoup de responsabilités

(management) mais possibilité
d'être micro-managée sur certains points

Ponctuel

Rapport hiérarchique établi

(vouvoiement)

Alexandre

Grande (peut passer plusieurs jours sans communiquer), c'est lui qui présente ses résultats

Faible

Détendu, à l'anglaise

Léa

Surplus d'autonomie - trop grandes responsabilités

Faible

Eloigné

Yoann

Grande (peut passer plusieurs jours sans communiquer)

Très faible

D'égal à égal

Chloé

Grande pour son échelle

Ponctuel

Confiance

Emilie

Relative - contrôle des pairs

Constant

Distance non voulue

Delphine

Relative

Fréquent

Confiance

Camille

Relative

Fréquent

Confiance & supervision (2 diff)

Emma

Autonomie encadrée

Fréquent

Confiance

On voit que les traits caractéristiques des supérieurs des interrogés ne sont pas apparus du jour au lendemain au moment de la mise en place du télétravail, mais - nous le verrons dans la partie suivante - la crise sanitaire a mis à nus certains comportements (dans la gestion de la présence notamment).

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Pour conclure cette partie, nous pouvons établir plusieurs enseignements : toutes les organisations étudiées ont été prises de court à l'annonce du confinement, même si certaines étaient mieux préparées que d'autres à la mise en place du télétravail. Sur le long terme on a pu déceler une différence de gestion entre les grandes entreprises (plus visible donc plus exemplaires) et les plus petites organisations (plus adeptes du présentiel).

En ce qui concerne la philosophie de management telle que décrite par les employés interrogés, on retrouve le management communicationnel (selon la théorie de Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel 7/), un style de «laisser-faire» ainsi qu'une hiérarchie rigide - souvent associé au "management par le contrôle» (Ruiller & All) que nous allons développer dans la dernière partie. Avant cela, nous avons voulu poser également le contexte du vécu et de l'attitude des participants vis-à-vis du télétravail, à la lumière de ce que l'on vient d'énoncer sur leur environnement professionnel.

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II. TÉLÉTRAVAIL ET EMPLOYÉS JUNIORS

Nous partirons de la recension de la littérature qu'a effectuée Emilie Vayre dans Les incidences du télétravail sur le télétravailleur dans les domaines professionnel, familial et social, avec un point de vue normatif sur les bienfaits et les méfaits du télétravail sur les sujets étudiés. Ces derniers sont principalement des cadres, adoptant le télétravail moins de cinq jours par semaine et dans un contexte sanitaire habituel.

Est-ce que l'attitude des télétravailleurs est la même quand le travail est obligatoirement réalisé à domicile, et que les personnes étudiées sont au début de leur carrière ?

Si l'expérience initiale a pu être inédite pour les participants (A.), le temps et les confinements successifs ont rendu le télétravail difficile sur les plans physique et mental (B.), même s'ils conserveraient la pratique au sein de leur emploi à l'avenir (C.)

A. UNE EXPÉRIENCE INÉDITE

La grande différence entre les deux situations étudiées est due au caractère inédit induit par la crise sanitaire : l'ensemble de la population se retrouve confinée. Le télétravail instauré n'est pas celui des cadres ou des travailleurs freelances qui peuvent effectuer leur activité dans des cafés ou des lieux de coworking. C'est le travail de tous (hors professions non qualifiables), et cela inclut les plus jeunes - du stagiaire au pré-senior. Cette surprise a été partagée par l'ensemble des répondants. Lucas y a vu l'occasion d'intégrer le télétravail dans la culture d'entreprise :

« (Au début j'ai une réaction) plutôt positive parce c'était le moyen de prouver que je pouvais travailler à distance et ça nous permettrait d'avoir des arguments, de dire « bah tu vois je peux télétravailler donc laissez-moi une fois par semaine choisir mon vendredi / mon lundi en télétravail : je serai tout aussi efficace, vous pouvez me faire confiance ». Et en même temps je trouvais ça assez amusant au sens vraiment premier du terme genre c'est inédit (...)

Dès lundi c'était très bizarre d'ouvrir son pc sur ton bureau dans ta chambre en se disant « bon ben maintenant faut quand même que je me mette à travailler parce que j'ai du travail » mais c'est pas comme si j'allais au bureau etc. » (Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une organisation publique d'investissement export)

Spontanément, les réactions ont toutefois été mitigées. De son côté Marine évoque d'elle-même les avantages1 recensés par Emilie Vayre (voir tableau ci-dessous) :

« Sur le moment je l'ai bien vécu parce qu'on nous avait annoncé deux semaines, c'était quelque chose de nouveau et je suis quelqu'un de plutôt adaptable au contraire je le voyais de manière plutôt positive : plus besoin de prendre les transports, j'allais pouvoir dormir un peu plus le matin. Et comme j'avais pas mal de travail de fond, que je n'avais pas le temps de faire au travail parce que j'étais souvent dérangée, je me disais que ça allait être une

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bonne opportunité pour travailler sur ces chantiers-là. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Pour Léa en revanche, se retrouver seule et dans l'inconnu a été source d'une grande angoisse :

« L : En fait ça c'est particulier à mon travail mais j'étais sur un projet que je commençais
presque toute seule, et c'est un truc nouveau pour moi. Du coup c'était un peu l'horreur.

I : Gros inconnu

L : Complètement. Et ça, ça a été dur » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet d'urbanisme)

Une fois que la surprise initiale a disparu, que le télétravail a commencé à se routiniser (et que les participants ont intégré le fait que la situation allait durer plus de « 15 jours » vu la gravité de la crise sanitaire), des attitudes plus profondes - positives, négatives, modérées, se sont développées.

B. DES AVIS HÉTÉROGÈNES

Avis positifs

Avis négatifs

Avis modérés

1 Meilleure concentration

grâce à la diminution des

interruptions et à

l'augmentation du temps

de sommeil du fait
l'absence de transport (p:8)

Source de surtravail, de

workaholisme, de stress

professionnel3 voire

d'épuisement professionnel

(p:10)

Le télétravail engendre des

conséquences positives en termes

d'équilibres de vie et

d'enrichissement mutuel entre le
travail et le « hors travail » seulement si les télétravailleurs développent des

compétences en termes de

planification et d'auto-gestion des

activités professionnelles5 (fixation
d'objectifs à atteindre, identification

et hiérarchisation des tâches à

accomplir, anticipation des plages
horaires et structuration de la journée de télétravail) et de mise en oeuvre

d'une organisation temporelle
rigoureuse des activités (p:16)

Baisse du « taux

d'absentéisme, des niveaux d'intention de départ de l'entreprise (vs de maintien)

et un taux de turnover
moins élevés» (p:8)

Les télétravailleurs auraient

tendance, d'une part, à

allouer le temps qu'ils
consacraient au préalable aux

trajets à leurs activités

professionnelles et, d'autre
part, à accroître leur temps de travail hebdomadaire (p: 10)

2 Baisse de surcharge

temporelle, physique,
émotionnelle et cognitive de travail, conflit de rôle (p:8)

Perception, du point de vue

des télétravailleurs, d'une

frontière plus floue entre
leurs différents domaines de vie (p:14)4

1. 49

LES EFFETS RAPIDES DU CONFINEMENT

L'intuition de Marine, selon laquelle le manque d'interruption allait l'aider à se concentrer sur des sujets de fonds s'est confirmée : c'est même grâce au travail qu'elle a effectué dans cet isolement relatif qu'elle a réussi à obtenir son CDI.

«Lors du premier confinement, j'étais autant impliquée en télétravail qu'en présentiel. Et le télétravail me permettait à ce moment-là de travailler sur des sujets de fond, que je n'avais pas le temps de faire autrement. C'est vrai que c'était un gros point positif parce j'ai pu terminer un gros sujet sur lequel je devais travailler, et qui était déterminant pour mon passage de CDD à CDI. Et j'ai pu avancer dessus alors que je n'y arrivais pas en présentiel. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Léa rejoint cette idée : sans interruption, sans socialisation, chacun est seul face à son travail. Cela met à nu le rapport du travailleur à ce qu'il fait :

« T'es vraiment face à ton travail et du coup tu ne peux pas te voiler la face : si ça ne te plaît et tu ne vois que ça, c'est transparent. Et puis on a plus la place de prendre à distance. T'es collée, t'as la tête dessus. » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet d'urbanisme)

L'absence de présence physique peut être vécue comme un véritable soulagement pour les participants qui connaissent des tensions avec leur hiérarchie. C'est ce qu'entend Emilie Vayre par conflit de rôle2.

« La distance physique avec la hiérarchie m'a permis vraiment de souffler sur ce point de vue-là et j'ai beaucoup moins ressenti cette pression, ce qui participe au fait que j'ai très bien vécu ce télétravail. » (Manon, cheffe de projet depuis deux ans dans un petit cabinet d'architecture)

2. UNE SURIMPLICATION COMMUNE

« Les télétravailleurs auraient tendance, d'une part, à allouer le temps qu'ils consacraient au préalable aux trajets à leurs activités professionnelles et, d'autre part, à accroître leur temps de travail hebdomadaire (p : 10) ». Cette observation d'Emilie Vayre est aussi vraie pour les télétravailleurs occasionnels que pour les juniors participants à cette recherche.

« Ce qui est un peu compliqué c'est qu'avec le télétravail - vu qu'en théorie on est à même pas deux mètres de son ordinateur - on a tendance à tirer plus sur la corde. On a plus de temps pour travailler vu qu'on ne passe pas du temps dans les transports en commun. Donc en fait on nous demande aussi de faire toujours plus » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

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Le stress professionnel, également évoqué par l'auteure3, est mentionné par plusieurs participants, dont Emilie. Le télétravail a eu pour effet d'amoindrir sa confiance en elle au fur et à mesure où elle gagnait en responsabilité :

« J'avais plus de responsabilités et le fait d'avoir plus de responsabilités mais d'être quand même en télétravail c'était encore pire je pense. Ça a accentué ce problème de « est-ce que je fais les choses bien ou pas» et moi je suis pessimiste de base, donc dans ma tête rien n'allait... » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

3. TÉLÉTRAVAILLER SUR LE LONG COURS

Avec le temps, et particulièrement à partir du 2e confinement, la lassitude s'est fait ressentir en parallèle d'une solitude, d'une perte de spontanéité et d'une impression de transparence (1). La lassitude entraîne une dispersion (2) qui peut mener parfois au décrochage (3).

(1) « Au début de mon stage, c'était des journées entières où je ne faisais rien et personne ne disait rien et ne remarquait rien. Que je travaillais ou non, c'était la même chose. Donc niveau motivation zéro. C'est super dur de se lever et d'avoir rien à faire et d'avoir envie de rien faire et moins on en fait, moins on en fait.» (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un incubateur de projets urbains)

(2) « Pour moi t'as bien plus de distractions quand tu es chez toi. Tu peux écouter de la musique ou regarder une vidéo pendant que tu travailles, ton cerveau il est pris par les deux sujets donc pour moi t'as plus de chance de faire des erreurs quand ton cerveau est pris par deux sujets en même temps. » (Louis, auditeur depuis 6 mois au sein d'une ET!)

(3) « Et le fait de ne plus voir les gens, de voir que des petites icônes Teams auxquelles tu parles en direct une heure par jour grand max et après être seule devant ton ordinateur, c'est très dur en fait. T'es plus vraiment en entreprise : l'entreprise c'est ton ordinateur. Toute cette notion de culture d'entreprise je l'avais beaucoup moins en fait. Tout était sur mon ordinateur, je faisais moins de travail UX que j'aimais vraiment, c'est les deux choses ont fait que j'étais moins impliquée dans mon travail. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

Les confinements suivants n'ont pas eu la même teneur que le premier : ils sont dépourvus de ce côté inédit qui accompagne pour la plupart la découverte du télétravail. Les participants expriment leur « résignation » (1) face à une expérience déjà vécue, où l'éloignement se fait ressentir (2) :

(1) «! : le 2e confinement, deuxième période au télétravail, tu l'as vécu comment ?

L : c'est bizarre parce que j'ai ressenti plus du tout d' « excitement » [agitation], c'était pas longtemps après le retour au travail : on se remettait à peine dans une nouvelle dynamique

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qu'on nous dit le confinement reprend. Ce que je ressentais c'était plutôt de la résignation,

je n'étais pas énervé, ni frustré, ni déçu : j'étais plutôt résigné. (Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une organisation publique d'investissement export)»

(2) « Au début c'est vrai que c'était plutôt sympa le télétravail tu sens que t'as plus de temps, mais bon au fur et à mesure que le temps passe tu perds un peu de la saveur, de pourquoi tu travailles et tu sens que le lien social avec les personnes c'est hyper important. Du coup j'ai perdu un peu de motivation au fil du temps ». (Joas)

Cet éloignement est dommageable car il empêche les conversations informelles qui sont pourtant souvent le point de départ de nouvelles collaborations et de nouveaux projets :

« On a une machine à café pour tout le monde et ben t'entends ce sur quoi les autres ils travaillent et tu vois les gens partir en réunion et tu dis « tiens, je peux me rajouter la réunion ? Ça a l'air cool » ou « j'ai entendu vous là-dessus moi je connais ça, est-ce que je peux enfin je peux vous aider ? ». C'est beaucoup plus simple de de saisir les projets intéressants » (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un incubateur de projets urbains)

Þ Quand le travail se mêle au privé

Au-delà du surinvestissement dont nous avons parlé précédemment, nous observons, de la même manière qu'Emilie Vayre4, un affaiblissement des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Alexandre nous montre qu'il est plus difficile de laisser « le travail au travail » (1) et Sarah témoigne de la diminution drastique de sa vie sociale, une vie qui se limite presque uniquement au travail (2).

(1) « Là où le pro prend le pas sur le perso ça serait : il y a quelques semaines il y a vraiment un truc qui m'énervait que je n'arrivais pas à terminer avant la fin de ma journée et j'ai largement débordé et ça m'a miné pour la soirée et un peu la journée d'après. J'arrivais pas me dire que bah non « faut oublier » quoi donc c'est malsain je pense » (Alexandre,

stagiaire dans une entreprise britannique d'ingénierie informatique)

(2) « Il y a plus de frontière physique, t'as plus ce « ah bah je dois rentrer parce qu'on doit manger à 20h30 avec mon copain », là je peux bosser jusqu'à 20h25 si je veux. Et il y a une frontière qui est sociale, on n'a plus de vie sociale en fait. Pareil si je veux faire un cours en ligne à 19h30 je peux fermer mon ordi à 19h25. On sort beaucoup moins voire plus du tout là. Si on respecte le couvre-feu, on n'a plus rien à faire d'autre que de travailler. » (Sarah, cadre dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

Toutefois, les participants ont fait l'apprentissage de la mise en place de barrières5 entre les deux sphères, même si cela a pu prendre du temps.

« Moi au début il y avait ce côté où j'étais disponible H24 et là je me rends compte que c'est à moi de fixer mes propres barrières, mes limites. Il faut des règles mais dans les faits il y aura toujours quelqu'un qui essaiera de faire en sorte d'avoir ce qu'il veut en temps voulu. Il

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faut être discipliné envers soi-même, dire le vendredi je ne suis plus disponible à partir de telle heure ». (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Malgré tous ces défis (surinvestissement, isolement, lassitude), étant donné que la plupart des interrogés font partie de la classe moyenne (et parfois aisée) et sans enfant, ces derniers relativisent souvent eux-mêmes leur situation. Les personnes entre 22 et 28 ans (amplitude d'âge de nos participants) ont aussi plus tendance à revenir chez leurs parents (1 & 2), tendance qui existait déjà avant la crise sanitaire.

(1) « Je pense que par rapport à beaucoup de gens j'ai vraiment de la chance. J'habite chez mes parents, dans une chambre avec plein de lumière comme je peux sortir, il y a un plein d'espaces verts autour c'est très cool et mes collègues sont sympa quoi. J'ai pas à me plaindre » (Camille, 24 ans, un incubateur de projets urbains)

(2) « Bah moi je l'ai plutôt bien vécu parce que je te dis j'ai pu bouger un peu, aller chez mes parents, j'avais une maison et j'ai la chance d'avoir un copain, c'est tout bête mais en fait je suis pas tout seule, j'ai des copines qui sont sur Paris aussi... J'ai une situation qui fait que je suis loin d'être dans les pires : j'ai pas des gamins qui courent partout dans mon appart ; ça va ... » (Chloé, 24 ans, banque de grande taille)

C. UN DÉSIR DE FLEXIBILITÉ

Le télétravail est entré dans la vie des interviewés et ils ne souhaitent pas s'en séparer. En effet, les avantages à travailler de chez soi sont nombreux : le temps gagné sur les transports, recevoir un colis, faire du sport en journée... :

« Au niveau de l'optimisation du temps avec le télétravail c'est un truc qui me plaît parce qu'en fait ça te permet aussi de partir en week-end chez tes parents le jeudi soir et donc d'avoir un plus long week-end (même si tu travailles le vendredi t'es déjà sur place). Il y a plein de petites choses comme ça où c'est tout bête mais tu fais des lessives donc tu ne les fais pas le week-end ou le soir, en fait il y a plein de choses qui rendent aussi le quotidien plus facile et les temps de pauses sont vraiment des temps de loisirs. » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande taille)

Toutefois, les interviewés sont quasi unanimes (12/13) : le télétravail ne doit pas être instauré à temps plein. Les avantages que nous venons de citer ne sont appréciés à leur juste valeur que si le nombre de jours de télétravail est réduit. On observe, parmi les 12 participants cités, un consensus sur le ratio présentiel / télétravail : cela correspond à 2 jours de télétravail pour 3 jours de présentiel. Le ratio peut varier à 3 pour 2, mais globalement il se rapproche de la moitié.

« Peut-être pas en 100% parce que je pense qu'à un moment c'est bien d'être en contact avec ses collègues. L'information circule mieux quand on peut se dire directement les choses plutôt que de devoir s'appeler ou s'envoyer un mail. C'est plus direct, il n'y a pas de « ah j'ai oublié de t'envoyer un mail pour te dire cette info ». Mais j'aimerais bien être à deux jours de télétravail par semaine. Déjà ça permet de se reposer, c'est hyper important, de

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pouvoir se dire qu'on se lève plus tard ces jours-là, il n'y a pas le stress de prendre les transports et d'arriver en retard : le télétravail enlève le stress de toutes ces choses-là, il enlève une grosse part d'anxiété. Et moi je sais que ça m'a permis de me recentrer sur des sujets importants sans qu'on vienne me polluer d'informations. Oui 3 jours de présentiel ça permet de garder le lien avec ses collègues mais en même temps de travailler sur des sujets de fond. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Il est important de noter que, pour une bonne implémentation du télétravail, l'entreprise ou l'organisation doit faire preuve de flexibilité en termes de procédures et du choix du ou des jours retenus par l'employé.

« Moi, la flexibilité c'est poser mon vendredi si jamais je dois partir en week-end et être directement chez moi et à la fin de la journée. Ou si jamais tu as un plombier qui vient, si tu dois réceptionner un colis ou n'importe quoi te dire bah je me mets en télétravail, comme ça je suis à la maison » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Pour conclure cette partie, nous pouvons dire que l'ensemble des observations recensées par Emilie Vayre sont restées valides lors de cette année de télétravail observée : les attitudes, positives, négatives et conditionnelles demeurent. Ce qui apparaît comme nouveau, en revanche, c'est la grande lassitude (due à la longueur de la crise). Les participants ont pu avoir recours à leur famille / leurs proches afin de protéger leur santé mentale, mais ce n'est pas le cas de tout actif junior en télétravail.

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III. DE LA DISPONIBILITÉ À LA MISE EN SCÈNE

L'objectif de cette partie est de répondre à la question centrale de notre problématique : comment les employés juniors se rendent-ils visibles au travail ? Cette question comprend un certain nombre de thèmes, que nous allons également aborder : la mise en scène, l'intégration d'une norme, le rôle des outils de communication.

Nous étudierons d'abord la norme qui consiste à se montrer réactif et disponible (1.) et les outils qui matérialisent cette norme (2.) pouvant être tout aussi bien un moyen de contrôle qu'un moyen de la contourner et faire semblant : c'est ici que nous mobiliserons les travaux d'Erving Goffman sur la mise

A. LE DEVOIR D'ÊTRE RÉACTIF ET DISPONIBLE

1. EN SITUATION DE MICRO-MANAGEMENT

Le devoir d'être réactif est disponible est parfois une conséquence difficilement évitable lorsque l'on est en présence d'un management « de contrôle » ou « micro-management » : ces deux termes désignent une hiérarchie qui laisse très peu de marge de manoeuvre à ses collaborateurs ou qui les surveille régulièrement. On peut retrouver ce type de comportement dans l'encadrement des employés les plus juniors, même s'il peut perdurer dans les strates professionnelles supérieures.

Le télétravail a, pour deux de nos participants, révélé ou empiré le micro-management, ce qui a poussé ces derniers à se rendre plus disponibles qu'à l'accoutumée. Pour Marine, qui a pourtant un an et 3 mois de séniorité au sein de l'association sportive pour laquelle elle travaille, cela passe par le fait d'être joignable à tout moment sur son portable professionnel.

« M : Il y a eu quelques accrochages avec lui suite à ma mise en télétravail lors du deuxième

confinement où il n'avait pas réussi à me joindre sur mon téléphone professionnel et me l'avait fait remarquer de manière pas très aimable.

I : il s'attend à ce que tu sois disponible...

M : c'est ça il s'attend à ce que je sois disponible tout le temps, il me met un peu à l'épreuve en fait. Pour le coup lors du deuxième confinement, il a beaucoup surveillé ce que je

faisais. » (Marine)

Dans le cas de Marine, la moindre erreur pouvait être traquée et mettre en cause la confiance que son supérieur avait en elle, comme une forme de « test » :

« Il surveillait en fait. Le site internet, si je n'étais pas assez réactive sur la mise en ligne d'un article, sur la suppression d'une information qui n'avait plus lieu d'être... Il me le faisait remarquer. Et par rapport au téléphone professionnel que j'ai oublié d'allumer un jour, j'ai eu droit à des remontrances la semaine suivante en présentiel - je devais être présente pour un évènement - et il m'a dit « le téléphone professionnel, il faut qu'il soit allumé ». Il m'a dit

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qu'il me faisait confiance mais qu'il ne fallait pas que je perde cette confiance en n'étant pas assez réactive, il avait besoin de me joindre ce jour-là pour une urgence. En sachant qu'il a essayé de me joindre à 14h, et il m'a envoyé un mail à 17h pour me dire qu'il n'arrivait pas à me joindre. Je l'ai vécu comme une forme de test et il a dit clairement que j'avais sa confiance mais qu'il ne fallait pas que je la perde. » (Marine)

Marine a obtenu son CDI durant le premier confinement : on peut donc supposer que la qualité de son travail n'était pas remise en cause. C'est bien plus l'insécurité de son supérieur pour gérer la distance qui transparaît (il correspond au style de management « de contrôle » que nous avons développé précédemment).

Pour Lucas, travaillant dans une entreprise publique française à Londres, la relation horizontale qu'il entretenait avec son manager s'est transformée, avec le télétravail, en micro-management très poussé :

« Mais au départ pendant un mois il nous appelait trois fois par jour comme ça sans prévenir. Honnêtement j'ai pas envie de faire la théorie du complot comme quoi il nous appelait sans aucun motif pour voir si on répondait et qu'on était pas en train de faire autre chose, je pense pas qu'il est à ce point-là mais en fait à chaque petit truc à la con il nous appelait quoi » (Lucas)

Même s'il percevait le caractère abusif de ces appels, il se tenait disponible tout en notant la différence avec le degré de disponibilité en présentiel :

« Quand c'est ton chef qui t'appelle dans tous les cas en général il s'attend à ce que tu répondes, que tu arrêtes ce que tu fasses pour répondre ; pareil si c'est un client qui m'appelle, je vais répondre je ne vais pas lui raccrocher au nez. Mais là c'était vraiment beaucoup, à l'époque tu ne prenais pas le téléphone quatre fois par jour pour appeler tes collaborateurs ; tu faisais un point téléphonique ou autre chose. » (Lucas)

Pour Marine et Lucas, on caractérisera la mise en disponibilité comme subie dans le sens où leur comportement est réactionnel (il s'agit d'une réponse à une pression managériale).

2. POUR FAIRE SES PREUVES

Nous avons vu qu'en temps normal, « le télétravail étant considéré comme un privilège, auquel tout le monde n'a pas accès, les télétravailleurs se sentiraient redevables envers leur organisation et fourniraient davantage d'efforts pour s'acquitter de leur dette » (Vayre/11 - p : 10). Ici, même si le télétravail est la nouvelle norme, on retrouve ce sentiment de redevabilité - un surinvestissement de la part des participants pour montrer qu'ils ne sont pas oisifs. Cela fait écho au présupposé évoqué plus tôt selon lequel les juniors ne seraient pas aussi impliqués en télétravail qu'en présentiel. Plus encore, on trouve chez les juniors interrogés une envie de montrer leur capacité et gagner leur place en entreprise, et ce par

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le biais forcé du télétravail. C'est le cas de Camille, qui est responsable RSE depuis 3 mois dans un incubateur, après 6 mois de stage.

« M : c'est parce que j'avais pas encore fait mes preuves en fait. C'est le fait d'être junior encore une fois, vu que je n'ai jamais eu de grand projet, je voulais faire mes preuves et montrer que j'étais là par le fait que j'étais disponible, que je travaillais. » (Camille)

Il existe une raison supplémentaire qui incite les participants à se montrer disponibles : il s'agit de leur propre tempérament.

3. EN FONCTION DE SON TEMPÉRAMENT

Chez deux participantes, la mise en disponibilité est analysée par ces dernières comme faisant partie de leur tempérament. C'est en comparant avec leurs expériences précédentes, où il n'y avait pas de télétravail, qu'elles en ont eu la preuve. Chloé a travaillé par le passé dans l'évènementiel, où la réactivité était un prérequis (1) et Delphine l'a compris en se comparant aux autres (2).

« Et c'est vrai que moi c'est quelque chose que j'ai toujours eu beaucoup de mal à faire, de cloisonner et parce qu'en fait j'ai toujours été super dispo et là en télétravail je me suis rendue compte que c'était pareil. J'ai mon ordi tout le temps ouvert, à n'importe quelle heure. » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande taille)

« Il y a aussi la personnalité et le caractère de chacun qui joue c'est-à-dire que moi de manière générale j'ai l'impression de devoir toujours être disponible, j'ai toujours une espèce de pression. J'ai l'impression de faire tout mon possible mais quand on me relance comme ça j'ai l'impression qu'il faut que j'aille encore plus loin sinon j'étouffe. Mais pour en avoir discuté avec des collègues ils sont cool Raoul, et si on les relance « bon ok bah je vais le faire » point barre. » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Il peut être difficile d'affirmer avec certitude que la psychologie des participantes soit le seul facteur d'un tel comportement. Chloé a fait une école préparatoire durant ses études et Delphine sort d'une grande école. L'éducation, l'origine sociale, beaucoup de choses peuvent entrer en ligne de compte. Mais c'est comme cela que les participantes se voient : elles se rendent disponibles par leur tempérament.

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B. CONTRÔLE ET MISE EN SCÈNE DE LA DISPONIBILITÉ

Pour cette partie, nous allons nous appuyer sur l'oeuvre d'Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne - la présentation de soi, écrite en 1956. Erving Goffman part d'une comparaison très détaillée entre le monde social et le théâtre ou plutôt, il montre à quel point il est difficile de différencier le monde du théâtre. La métaphore de l'acteur est intéressante pour parler du télétravailleur car il dispose d'une façade - ce qu'il montre de lui à l'écran - définie comme «la partie de la représentation qui a pour fonction normale d'établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs» (p: 26). Il dispose également d'un décor et de coulisse (quand il coupe son micro et sa caméra) : « C'est là qu'on fabrique ouvertement les illusions et les impressions (...) C'est là que l'acteur peut se détendre, qu'il peut abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle, et dépouiller son personnage. » (p : 110)

Au-devant de la scène, les apparences sont toutes les preuves que le travailleur est bien là, mais ces preuves peuvent très bien être forgées de toute pièce (ou du moins ne pas avoir la même signification pour les deux parties - acteur et public) : « Et de fait, les personnes observées emploient parfois ces moyens propres à influencer la manière dont l'observateur les traite. (...) Les personnes observées peuvent réorienter leur cadre de référence et consacrer leurs efforts à créer les impressions désirées. (...) La nécessité dans laquelle se trouve l'observateur de se fier à des représentations de la réalité engendre la possibilité de représentations frauduleuses » (p : 238)

Ici nous allons analyser les objets qui constituent la représentation en télétravail : les coulisses (l'espace privé des participants : le lit, la cuisine, leur entourage), la façade qui tend, par certaines stratégies, vers une idéalisation (« tendance des acteurs à donner à leur public une impression idéalisée par tous les moyens.» p: 40) afin de coïncider avec ce qui est attendu (le fait de travailler).

1. LIRE SES MAILS EN COULISSE

Lorsque nous avons demandé aux participants de décrire leur journée type, une très grande majorité (11/13) disent commencer par lire leurs mails. C'est une étape rituelle, mais elle ne se fait pas toujours de manière conventionnelle pour plus d'un tiers des personnes interrogées. En effet, trois participants les lisent en petit déjeunant :

« Souvent je commence à travailler quand je prends mon petit déjeuner : j'ouvre mon ordinateur comme ça les mails se chargent pendant que je mange. » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

Deux autres commencent à trier leurs courriels depuis leur lit (1), (2):

(1)

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« Quand le réveil est un peu trop difficile, je prends mon ordi et je m'assois sur mon lit - c'est un truc que je fais de plus en plus. Je trie mes mails pendant un quart d'heure et je réponds aux mails prioritaires. » (Emma, stagiaire depuis 3 mois dans une multinationale agroalimentaire)

(2) « Du coup moi je mets mon réveil à 8h45, je mets 5-10 minutes à me lever ; mon ordinateur est sur la table de chevet et j'ouvre mon ordinateur doucement je commence à lire mes, j'ouvre Slack ...

I : t'es dans ton lit à ce moment-là ?

A : Oui, me juge pas (rires) Tout le monde fait ça j'ai l'impression » (Alexandre, stagiaire dans une entreprise britannique d'ingénierie informatique)

La distance temporelle entre le lever et le début du travail est considérablement raccourcie - le passage des coulisses à la mise en scène est presque instantanée :

« Je me levais à 8h55 pour commencer à 9h. Je venais dans le salon, je m'asseyais à ma table, je prenais mon petit déjeuner devant mon ordinateur (mais c'est ce que je fais tous les matins même en présentiel), je me connecte au serveur via un VPN et qui d'ailleurs peut être utilisé comme outil de contrôle sur ma présence. » (Marine, chargée de communication dans une association sportive)

Ce n'est pas un hasard si l'activité qui est faite en coulisse concerne les mails : il s'agit d'une routine qui ne nécessite pas d'implication physique pour produire des résultats. De plus, lorsqu'il s'agit d'une lecture (et non pas d'une rédaction) de mail, le niveau de concentration requis est plus bas (ce qui ne signifie pas que la tâche soit inutile).

2. GÉRER LES INTRUSIONS

La visioconférence n'est pas toujours très bien vécue parmi les participants. Chacun se trouve un peu plus vulnérable que d'ordinaire car c'est l'intimité qui est montrée à tous - ou une partie - des collaborateurs. Le masque professionnel - le moi social - est moins convainquant lorsqu'il est associé avec des scènes de la vie quotidienne (réceptionner un colis, devoir interagir avec un membre de sa famille, oublier des anomalies dans le champ de la caméra, etc).

« Mais sinon personnellement je trouve ça assez intrusif, en plus de générer des bugs dans le réseau donc ça fluidifie absolument pas la communication, bien au contraire. C'est juste chez certains clients pour une question de réciprocité. On met souvent des fonds et parfois y a quand même des bugs, et l'autre fois je me suis pris une réflexion de « sympa tes petites peluches ». Je leur ai dit, « désolée je vis chez mes parents et c'est une chambre d'adolescente donc... » » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Face à cette intrusion, deux parades sont employées :

Il y a les «fonds» évoqués par Delphine, qui peuvent être la norme de l'entreprise :

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« Les fonds Teams nous aident pas mal à maintenir une certaine distance en mettant un fond derrière nous pour qu'on ne voit pas à quoi ressemble notre salon. » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

La deuxième astuce consiste à se rendre invisible en enlevant micro et caméra : Lucas utilise l'expression de « se mettre en sous-marin » qui résume bien le geste et l'intention.

« En fait la caméra c'est quand même assez contraignant je trouve, je ne la mets jamais quand c'est des réunions à plusieurs par exemple où une réunion de tout le bureau par exemple, on est 40, j'aime bien l'expression d'une collègue c'est de se mettre en « sous-marin » c'est-à-dire que tu te mets micro coupé, caméra coupée et tu suis d'une oreille voilà. Parce que la caméra, tu es obligé d'être présent d'être à peu près enfin tu peux pas tu peux pas faire quelque chose trop d'à côté ; donc c'est assez contraignant, moi maintenant je la mets plus quand c'est des collègues directs, mon chef c'est bon. » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Toutefois, les stratégies des employés peuvent échouer et mener à des moments de rupture de façade : Erving Goffman évoque les « Possible faux pas (lapsus, chute, nervosité ) ». « Il est possible qu'on n'ait pas mis le décor en ordre, ou qu'on l'ait préparé pour une autre représentation, ou qu'on l'ait dérangé au cours de la représentation. » (p: 56)

Les ruptures font souvent l'objet de rires, qui indiquent la reconnaissance d'une anomalie narrative. Mais au-delà des rires, il y a aussi un processus de normalisation puisque ces « faux pas », au fur et à mesure du temps, sont le lot de tous. Cela rompt certes la façade d'un employé professionnel, mais fait apparaître le visage de quelqu'un ayant une vie de famille, une vie privée commune.

« Le pire c'est quand mon chat saute sur le clavier parce qu'il voit quelqu'un à l'écran comme là,

I : du coup ça doit faire rigoler

A : Bah en fait on est tous comme ça, ce qu'on dit « c'est les aléas du direct » donc on connait un peu tous nos chats, ça humanise un peu » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande taille)

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3. LE TCHAT : OUTIL DE MISE EN SCÈNE PAR EXCELLENCE

Les apparences sont toutes les preuves que le travailleur est bien là, mais ces preuves peuvent être soit inexactes, soit altérées (ou du moins ne pas avoir la même signification pour les deux parties - acteur et public).

Ici les apparences données à la hiérarchie de chaque participant émanent de ses communications et, celle qui est la plus invasive : la messagerie instantanée.

Parmi les participants, 10 sur 13 avaient à leur disposition un outil de messagerie instantanée. L'un de ces outils, partagé par 8 personnes, nous a particulièrement intéressé : il s'agit de la messagerie Teams, grand remplaçant de Skype Entreprise, tous deux développés par Microsoft. La plupart des messageries ont des statuts qui se limitent au fait d'être « en ligne » ou « hors ligne ». Teams va plus loin :

Ces cinq statuts peuvent évoluer, soit à la demande de l'utilisateur, soit en fonction de l'activité de ce dernier. Si la personne est inactive sur son clavier pendant plus de 5 minutes, le statut change de « disponible » à « de retour bientôt ». Cette fonctionnalité est largement vécue comme une forme nocive de traçage de la présence.

« Quand tu es en ligne et actif t'es vert, si t'es pas là depuis je crois que ces cinq ou dix minutes ça se met en orange et après y a un décompte à côté, c'est horrible parce qu'il dit en « absent depuis 1h, 2h enfin autant de temps que t'es absent ». (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

« Oui, mais c'est horrible surtout que si tu pars aux toilettes, même 2 minutes, tu reviens ta

petite icône indique que tu es absent ! (rires) C'est tellement pernicieux ! » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Toutefois, les comportements de chacun face à cet outil (et le fait d'être en ligne ou pas) varient énormément en termes d'objectifs et de raisons sous-jacentes. Nous avons identifié

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3 comportements différents : ceux qui ne regardent pas leur statut, ceux qui regardent celui des autres, et ceux qui regardent le leur (ainsi que celui des autres).

a) Ceux qui ne regardent pas leur statut

Deux participants estiment ne pas regarder le statut des autres ou le leur, mais cela est dû à des raisons différentes. Sarah a une approche assez utilitariste de l'outil dans le sens où elle s'en sert simplement les fois où elle souhaite communiquer avec ses collaborateurs les plus proches, en particulier sa stagiaire. Comme elle le précise ci-dessous, elle voit le statut sans pour autant vraiment le regarder : elle met en avant la confiance qu'elle a en sa collaboratrice. Pour elle, ce qui compte, c'est que son message soit communiqué. Il s'agit également de notre interviewée qui a le plus de séniorité, ce qui peut expliquer qu'elle garde cette approche utilitariste également pour elle (puisqu'elle a « fait ses preuves », elle ne se sent pas redevable en temps disponible). Enfin, la culture d'entreprise joue : elle et ses collègues sont encouragés à prendre du temps pour eux, sans avoir à le justifier (il suffit de le notifier).

« I : est-ce que tu regardes si ta stagiaire, elle est présente ?

S : non pas vraiment mais je pense que sans le vouloir tu le regardes parce que dans Teams tu vois les statuts des gens donc tu sais si elle est là ou pas de fait. Mais j'ai confiance en son sérieux enfin je sais que quand elle a des choses à faire elle va les faire. Après je suis pas regardante sur les horaires de travail. » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

Pour Yoann, le peu d'attention qu'il porte à la messagerie instantanée est liée au peu de communication qu'il émet ou reçoit pendant la journée. Il travaille dans une grande autonomie et ne rend de compte qu'à sa supérieure hiérarchique directe qu'il appelle quelques fois par semaine et avec qui il entretient une relation plutôt horizontale.

« I : et sur Skype tu as le statut en ligne hors ligne etc. Est-ce que t'y fais attention ou pas plus

que ça ?

Y : ah non pas du tout, je m'en fiche.

I : et du coup est ce que tu as des moyens ou tu ressens tout simplement le besoin de dire à

ton entourage que tu es présent au boulot ?

Y : non, pas du tout.

I : donc en fait tu peux passer une journée sans trop communiquer ?

Y : ouais, c'est ça (rires) » (Yoann, alternant dans une grande mutuelle de santé)

b) 62

Ceux qui regardent les autres

Là encore, nous avons deux cas de figure. Dans le cas Léa, c'est une démarche qui émane d'une volonté de conformité (qui consiste, en cas d'incertitude sur le comportement à avoir, à imiter celui de ses pairs). Elle a aussi beaucoup d'autonomie mais cela a tendance à la perdre et elle peut trouver un semblant de cadre par de petits indicateurs.

« I : donc tu me disais : tu regardes ces personnes qui sont connectées, s'il n'y a personne tu te sens un peu seule s'il y a tout le monde tu dis ...

L : je me dit qu'il faut que je m'y mette » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet d'urbanisme)

Pour Marine, qui a sous sa responsabilité plusieurs stagiaires, le fait que l'un de ces derniers ne se connecte jamais, couplé à un travail inexistant a été un motif d'alerte. Cela n'est pas lié à son style de management car elle base selon elle ses relations professionnelles sur la confiance. C'est d'ailleurs ce qui a aidé à résoudre le problème :

« J'avais un autre stagiaire à qui je faisais confiance et en fait j'ai remarqué qu'il n'était jamais connecté, tout ce que je lui demandais ce n'était pas fait dans les temps. Et j'avais tendance à regarder s'il se connectait, comme je ne travaillais que l'après-midi, je leur avais demandé d'être présents de 14h à 17h. Et en fait il était rarement connecté. Donc j'ai dû le recadrer plusieurs fois. Et en fait il m'a avoué qu'il n'arrivait pas à télétravailler, parce que trop d'éléments perturbateurs, plus envie de regarder la télé que d'habitude... On a fini par y arriver. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

c) Ceux qui regardent tout, surtout son propre statut

Chez les juniors interrogés, les personnes qui surveillent de près l'outil de messagerie instantanée sont majoritaires. C'est dans ce cas de figure que la mise en scène est à la fois réelle et consciente pour chacun.

Pour Emilie, la mise en scène de sa présence (par l'intermédiaire de Teams) était un moyen, au premier confinement, de dissimuler son décrochage. Avec l'instauration du télétravail, elle était réduite à une partie monotone de son travail et vivait mal la coupure sociale.

« Quand je parle de détachement c'est dans le sens où on ne se rend pas vraiment compte de ce qu'on fait, de l'importance de ce qu'on fait ; mais tu te mets devant ton ordi quand même. Donc j'avais un peu une perte de motivation. Je l'ai ressenti par le fait que je me levais de plus en plus tard : au début je commençais à 8h 8h30 et après c'est passé à 9 heures, à 8h55 que j'allais aller travailler. Donc j'avais plus trop de rythme à la fin, c'était assez compliqué » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

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Se mettre en vert sur Teams était donc un moyen pour elle de « garder la face » (Becker), le temps d'aller mieux.

« Je ne voulais pas montrer à mes collègues que je décrochais donc par exemple le matin, vers 8h50, je mettais ma petite pastille verte et j'allais déjeuner »

« C'est vrai que je fais extrêmement attention à ça ; je veux montrer à mes collègues que je suis présente vu que je suis pas avec eux » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

Elle a aussi trouvé un moyen de tromper son ordinateur, en empêchant sa mise en veille au bout de quelques minutes.

Ici, la mise en scène était vécue comme absolument nécessaire, tandis que d'autres comportements similaires servent l'objectif « d'avoir une bonne impression générale » et surtout de ne pas être celui ou celle qui s'absente tout le temps.

Delphine a intégré le fait de bouger sa souris de temps en temps pour ne pas apparaître absente lorsqu'elle travaille en dehors de son ordinateur :

« C'est vrai qu'on peut nous fliquer comme ça c'est assez embêtant, moi il m'arrive parfois de travailler sur un truc et de pas être sur Teams, de préparer mes slides mentalement en dessinant sur des feuilles et régulièrement juste de passer mon doigt sur la souris pour être affichée comme connectée. » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Lors de notre entrevue réalisée en face à face, Louis m'a directement montré ce qu'il faisait pour prétendre qu'il travaillait (alors que nous discutions) :

« Là tu vois par exemple je suis en train de te répondre là je prends 15 minutes pour discuter avec toi mais pour me rendre visible je vais sur skype ma pastille elle se met en vert.

I : donc là actuellement t'es en train de te mettre à l'actif

Louis : exactement là je me mets actif et donc du coup si je sais que s'il y a quelqu'un qui va regarder c'est pour voir si je suis en ligne est verra que je suis vert. » (Louis, auditeur depuis 6 mois au sein d'une ETI)

En dehors des outils de tchat comme Teams, il y a d'autres moyens de traquer les employés, comme nous avons pu l'évoquer précédemment : la réactivité aux appels, aux mails, mais également la traçabilité des VPN dont ont conscience seulement une partie des collaborateurs comme Marine :

« On a dû faire un déménagement avec une amie le week-end dans le sud de la France, donc on est parties vendredi matin. Pendant que l'une conduisait, l'autre travaillait et gardait les ordinateurs en marche et secouait les souris pour éviter d'être notées « absentes » sur les différents outils, et notamment le VPN. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Les participants cités ne sont pas les seuls dont nous avons analysé le comportement, qu'il soit mis en scène ou non. Nous avons résumé l'ensemble dans le tableau suivant :

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Noms

Attitude de mise en scène

Interprétation

Louis

Manière d'être. Utilise Teams pour faire semblant qu'il est là, a conscience de sa visibilité mais pense in fine que la productivité prime : "l'important c'est le résultat"

Utilise la mise en scène pour gérer

ses difficultés de concentration, il
s'agit d'un moyen. La fin étant le résultat, qui met plus de temps à être produit. Rapport utilitariste

Sarah

Bien plus dans le faire que dans la mise en scène - n'en ressent pas le besoin, y compris dans la manière qu'elle a de manager

La séniorité diminue les efforts de mise en scène. Rapport utilitariste

Manon

Inexistante

La mise en scène est absente car l'interviewée a la main sur l'ensemble de ses projets ; le télétravail est très bien vécu car lui permet de s'échapper à une hiérarchie toxique

Lucas

Existe du fait du changement d'attitude de son manager

La mise en scène comme solution

temporaire à un problème de
management

Marine

Existe du fait de l'attitude de son

manager (se rendre disponible au
téléphone, rester active sur son ordi via le VPN)

La mise en scène comme solution

temporaire à un problème de
management

Alexandre

N'existe que lors des visioconférences

Le mode horizontal couplé à une grande autonomie résulte en une mise en scène minimale

Léa

Légère mise en scène pour se conformer au comportement des autres (ex: les autres sont connectés, je me connecte)

L'éloignement de la hiérarchie et le surplus d'autonomie résulte en un faible recours à la mise en scène

Yoann

Mise en disponibilité réduite au

téléphone, aucune mise en scène

Le mode horizontal couplé à une grande autonomie résulte en une mise en scène minimale

Chloé

Performative (dans le but de ne pas être dérangée) mais pas de stratégie. De par son parcours, c'est dans sa nature d'être disponible « h24 »

Mise en disponibilité non mise en scène : tempérament + expérience

Emilie

Active : masquer la baisse de

productivité à tout prix

La mise en scène comme façade de productivité

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Delphine

Se rend toujours disponible (de par son caractère) mais ne met pas en scène son travail sauf pour certains cas

Mise en disponibilité non mise en scène, % tempérament + expérience

Camille

N'existe que lors des visios

Disponibilité téléphonique, mails,

mais pas de tchat --> peu de mise en scène

Emma

Existe pour garder l'apparence des

horaires (décorrélé des attentes de la hiérarchie)

La mise en scène comme moyen de faire ses preuves

Les mots clés des interprétations sont les suivants:

· Utilitarisme

· Séniorisation

· Management oppressif

· Autonomie + horizontalité

· Éloignement de la hiérarchie

Avec le travail à domicile, le coulisse et la scène ne font plus qu'un. Ce qui fait qu'un acteur entre en scène, c'est quand il se connecte, c'est là que le public le voit. Le public - c'est-à-dire la hiérarchie, les collaborateurs - devient presque omniscient, à ceci près que ce qu'il voit peut toujours être altéré. Le passage de l'un à l'autre est si facile (comme se réveiller et regarder ses mails dans son lit), que la différence entre ce que l'auteur (toujours Erving Goffman), suivant Emile Durkheim, appelle le « moi intime » et le « moi social » se réduit.

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4/ SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET LIMITES

Au sein de cette partie, plus analytique, nous ferons le point sur les réponses que nous avons réunies grâce à notre terrain. Nous pourrons les discuter (A) et en dessiner les limites pour donner des pistes à des recherches futures (B).

A. SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET DISCUSSION

La question centrale de recherche était de savoir comment les employés juniors se rendaient visibles en télétravail (à l'heure du Coronavirus). Il était néanmoins nécessaire d'adresser au préalable l'attitude des organisations des participants vis-à-vis du télétravail en général, et son évolution éventuelle.

1. ATTITUDE DES ORGANISATIONS VIS-A-VIS DU TELETRAVAIL

Nous avons posé qu'il existait une dichotomie entre d'un côté les grandes entreprises internationales, en partie déjà rompues à l'exercice (en particulier la multinationale d'agro- alimentaire qui l'autorisait à partir d'une année de seniorité) et sous le feux des projecteurs (ce qui impliquait une application irréprochable des directives) ; et, de l'autre, des plus petites organisations qui n'ont pas forcément les moyens nécessaires de mettre en place un tel mode de fonctionnement et sont globalement plus frileuses à l'idée de distance. Cette dichotomie pouvait être remise en question premièrement par le côté sans précédent de la crise (avec l'exemple de l'entreprise (ETI) de Thomas dont le dirigeant avoue son ignorance sur certains sujets), et deuxièmement par l'apprentissage que chaque organisation a pu expérimenter.

Ce sont donc des attitudes plurielles, structurées par la différence de moyens et le cours exceptionnel des événements qui ont caractérisé les organisations étudiées.

On peut opposer le devoir l'irréprochabilité des grandes entreprises aux résistances : une enquête Harris Interactive montre que 15% des chefs d'entreprises refusent catégoriquement le télétravail - et l'on peut supposer qu'à minima des ETI font partie de cette proportion. En ce qui concerne les plus petites entreprises, il aurait sans doute fallu mentionner la mise en place d'attestation de travail qui posent officiellement que le télétravail est «impossible», permettant à l'employé d'aller sur son lieu de travail lors des confinements et de rentrer plus tard que le couvre-feu.

Il est toutefois certain que toutes les organisations ne jouent pas à armes égales, que l'on parle de moyen ou de volonté de l'employeur (en lien avec une forme de culture de l'institution).

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2. ATTITUDE ET VECU DES EMPLOYES JUNIORS VIS-A-VIS DU TELETRAVAIL

En ce qui concerne le vécu et les attitudes des participants vis-à-vis du télétravail, nous avons remarqué le même degré de surprise qu'en entreprise. Cependant, cette surprise était accompagnée d'une dose de curiosité car la plupart des interviewés n'avaient jamais télétravaillé et, en temps normal, n'y auraient pas été autorisés.

Nous avons globalement retrouvé les mêmes conséquences du télétravail que celles recensées par la psychologue Emilie Vayre : pour les effets positifs, on note une meilleure concentration, un gain de temps, et parfois un évitement de conflit ; pour les effets négatifs on retrouve l'augmentation du temps de travail, fatigue - parfois proche du burn out (Delphine travaillant jusqu'à 2heures du matin régulièrement).

Ceci étant, la meilleure concentration ne vaut pas pour tous : certains se plaignent d'une augmentation de leur dispersion qui peut parfois mener au décrochage (comme pour le cas d'Emilie).

Le statut socio-économique des participants n'étant pas d'une différence extrême, trois participants ont évoqué le fait qu'ils «n'avaient pas à se plaindre» dans le sens où ils pouvaient se reposer sur leurs proches ou leurs parents pour éviter un isolement trop rude. Les périodes d'entre-deux (confinements) ont permis aux interviewés de profiter du télétravail «à sa juste valeur», ce qui les pousse à vouloir garder cette pratique sur le long terme, sur une base de deux jours par semaine.

Il peut être reproché à cette analyse de prendre un angle de vue plus psychologique que sociologique, puisque nous nous basons sur les travaux d'Emilie Vayre pour confirmer ou infirmer ses conclusions. Le télétravail, en effet, peut être vu comme l'affaire d'un individu seul, de ses sentiments, de sa santé mentale. Cela serait peut-être le cas d'une personne en totale autonomie avec son travail, comme un écrivain. Ici, la personne étudiée est toujours «en relation avec». C'est en fonction de la culture de son entreprise que l'interviewé va, par exemple, faire des heures supplémentaires. La relation avec la hiérarchie est également clé. Il nous semble que le fait d'intégrer une dimension psychologique à la recherche ne peut que l'enrichir, et que la micro-sociologie flirte souvent avec la psychologie sociale.

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3. DE LA MISE EN DISPONIBILITE A LA MISE EN SCENE DE LA PRESENCE

Cette partie constitue le coeur de notre recherche : il s'agit de savoir si la présence reste une norme, même à distance et si les télétravailleurs mettent en place des stratégies pour la notifier.

La théorie de la mise en disponibilité - avancée par Greer & Payne (p : 23) - est toujours valide, mais complétée : on retrouve ce besoin de prouver que l'on est actif pour compenser le fait d'être loin. A cela s'ajoute une mise en disponibilité réactionnelle face à un micro-management. Enfin, plusieurs répondants estiment que leur réactivité est un trait de leur caractère.

Pour ce qui est de la mise en scène, nous avons repris la métaphore d'Erving Goffman en observant que les coulisses (le salon, la chambre) étaient en très grande proximité du public (les collaborateurs) et que pour ce faire, l'acteur était parfois - pas nécessairement - amené à déployer des stratégies pour garder une bonne façade : celle de travailler. La scène, qui fait le lien entre le coulisse et le public peut se traduire par les divers moyens de communication, comme les mails ou le téléphone, mais surtout par ceux qui opèrent une réduction de l'espace-temps comme le tchat (et en particulier Teams) ou bien la visioconférence. Ces deux derniers outils retracent la présence : c'est pourquoi la plupart des interviewés y prêtent attention. Mais il est possible de duper la technologie, et mettre en scène cette même présence.

La plus grande objection qui peut être faite dans la démarche de reprise des travaux d'Erving Goffman consiste à rappeler que ce dernier n'envisage la mise en scène que si - et seulement si - les protagonistes sont dans le même espace-temps. Sans ce cadre de référence, le jeu perd son sens. C'est certainement le cas pour les mails, peut-être pour le téléphone. Mais le tchat et la visioconférence confèrent une instantanéité qui se rapproche de l'interaction réelle. Ce n'est pas un hasard si les réunions en «visio» ont été si populaire durant le confinement : c'était le moyen qui pouvait, au mieux, recréer un sentiment de proximité (sans le remplacer bien sûr).

Ensuite, il peut être pointé le fait que la mise en disponibilité, et a fortiori la mise en scène n'est pas quelque chose d'automatique. C'est également un résultat de notre recherche. Néanmoins nous remarquons que l'absence de présence est rarement neutre : elle témoigne d'un haut niveau de responsabilité, d'une très grande autonomie et d'un faible nombre d'interactions.

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B. LIMITES

Les limites de notre recherche sont avant tout d'ordre méthodologique : la population étudiée est trop homogène socialement (même niveau d'études, revenus similaires) et elle comporte une surreprésentation des femmes ce qui empêche une analyse genrée. Les organisations choisies sont majoritairement privées, deux sont publiques ou semi publiques et une est une association. Le pays retenu reste la France, mais un participant travaille à Londres pour une entreprise française tandis qu'un autre travaille de chez lui en France pour une entreprise basée au Royaume Uni. Le curseur ne va donc ni dans un sens (totale homogénéité) ni dans l'autre (proportions égales) pour tirer des conclusions ou des comparaisons culturelles. Il reste que le but de l'analyse qualitative ne se trouve pas dans la représentativité à grande échelle. Ces échanges nous permettent surtout d'avoir une approche compréhensive du sujet, ce qui n'empêche pas de réaliser une enquête quantitative par la suite. Cela aiderait même, par exemple, à isoler l'effet d'une variable comme l'autonomie sur la mise en disponibilité. Il serait toutefois nécessaire d'utiliser un certain nombre de questions pour évaluer chaque variable afin d'éviter tout contre sens.

La deuxième catégorie de limites s'ancre autour de l'articulation entre le but de la recherche et les moyens d'y arriver : on peut estimer que le fait de confirmer la norme de disponibilité ou bien de dépeindre la mise en scène du télétravail n'apporte pas de théorie fondamentalement nouvelle. Ce qui rend toutefois cette recherche pertinente, c'est le contexte exceptionnel dans lequel la recherche est menée. Nous ne reverrons probablement pas des confinements de cet ordre ni une généralisation du télétravail, juniors inclus. Nous pourrions continuer de nous interresser aux employés juniors, ou bien conduire une expérience longitudinale auprès des personnes interrogées pour évaluer leur rapport au télétravail à différentes étapes de leur vie active.

Enfin, on peut trouver une limite dans la structuration de cette recherche : la disponibilité et la mise en scène ne correspondent qu'à une sous-partie, alors qu'il s'agit du coeur du sujet. Ceci est dû au caractère extraordinaire du contexte, et à la prescription stricte du télétravail qui n'a jamais eu lieu auparavant. Il était important de recueillir les propos sur la manière dont les différentes entreprises et organisations ont réagi à un tel changement, mais également comment nos participants ont vécu cette année atypique et cette nouvelle manière de travailler. Cela nous a aidé à fournir un cadre clair pour analyser la disponibilité et la mise en scène.

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5/ CONCLUSION

Au terme de notre recherche, nous pouvons tirer plusieurs enseignements.

Premièrement, nous avons vu que les entreprises étaient plus ou moins armées face au télétravail. Certaines restent frileuse face à ce mode d'organisation et sont revenues le plus vite possible vers le présentiel. D'autres ont connu, tout au long de l'année, un processus d'apprentissage qui les amènent, parfois même, à intégrer le télétravail dans leur propre fonctionnement.

Deuxièmement, les employés juniors que nous avons interrogés ont une attitude ambivalente face au télétravail : l'aspect pratique et flexible est globalement reconnu, mais le degré de concentration peut aussi bien être favorisé qu'altéré. Au premier confinement, le côté inédit et la découverte d'une nouvelle façon de travailler permettait de soutenir une motivation qui s'est détériorée au fur et à mesure que la crise a perduré.

Troisièmement, nous avons observé que malgré la distance, la problématique de présence est déterminante. La disponibilité peut être soit réactionnelle à un micro-management, soit le résultat d'une volonté de faire ses preuves, ou bien un indice de tempérament personnel. Le fait qu'il y ait une mise en scène ou non de cette présence dépend du degré d'autonomie du télétravailleur, de ses contacts avec ses collaborateurs et son rapport (utilitariste, stratégique) aux moyens de communication.

De ces enseignements, certains enjeux peuvent apparaître :

D'abord la prise de conscience que les Techniques d'Information et de Communication dépassent largement leur rôle premier et qu'ils sont un outil de contrôle de résultat. Puis, que les employés juniors, s'adaptant facilement aux nouvelles technologies, peuvent contourner ce contrôle. On peut se demander, enfin, si le contrôle de la présence est amené à perdurer face au contrôle de résultat (que l'on voit transparaître dans beaucoup d'entretien), ou si les deux pourront toujours coexister.

Le monde du travail « post covid » est rempli d'interrogations.

Quels seront les dommages économiques exacts de la crise ? Y aura-t-il une réorganisation des secteurs, voire des métiers ?

En ce qui concerne le télétravail, combien d'entreprises continuerons de l'intégrer, et ce, avec flexibilité ?

Enfin, quel sera le degré d'importance de la présence sur le long terme ?

Il faudra un certain temps pour répondre à ces questions. Ce que l'on peut admettre aujourd'hui, c'est que le monde du travail n'est plus le même. L'analyse de ce qui se passe entre temps appartient, entre autres, au champ de la recherche sociologique.

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Bibliographie

1/ Bellemare, Charles, Lepage, Patrick, Shearer, Bruce, Peer pressure, Incentives, and Gender: An Experimental Analysis of Motivation in The Workplace, Labour Economics, 2010

2/ Falk, Armin and Ichino, Andrea, Clean Evidence on Peer Effects, Journal of Labor Economics 24, no. 1 (January 2006): 39-57

3/ Largier, Alexandre, Le télétravail, trois projets pour un même objet, Réseaux, n°106, 2001

4/ Metzger, Jean-Luc et Cléach, Olivier, Le télétravail des cadres : entre suractivité et apprentissage de nouvelles temporalités, Open Edition Journal Sociologie du travail, vol 46 n°4, Octobre-Décembre 2004

5/ Miller, Hugh, The Presentation of Self in Electronic Life: Goffman on the Internet, Department of Social Sciences, The Nottingham Trent University, June 1995

6/ Moscovici, Pierre, Psychologie sociale, 2014

7/ Ruiller, Caroline, Dumas, Marc et Chédotel, Frédéréique, Comment maintenir le sentiment de proximité à distance ? Le cas des équipes dispersées par le télétravail, Revue Interdisciplinaire Management, Homme et Entreprise, 2017

8/ Seejeen Park & Yoon Jik Cho: Does telework status affect

the behavior and perception of supervisors? Examining task behavior and perception in the telework context, The International Journal of Human Resource Management, 2020

9/ Sewell, Graham, Taskin, Laurent, Out of Sight, Out of Mind in a New World of Work? Autonomy, Control, and Spatiotemporal Scaling in Telework, Organization Studies, Sage 2015

10/ Tichem, J. (2014, May 15). Altruism, Conformism, and Incentives in the Workplace (No. 580). Tinbergen Instituut Research Series. Tinbergen Institute

11/ Vayre, Emilie, Les incidences du télétravail sur le télétravailleur dans les domaines professionnel, familial et social, Presses Universitaires de France, 2019

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Webographie / Notes de bas de page

1Télétravail : Comment le mettre en place dans votre entreprise ? - Relance entreprise

2 Ibid

3 Télétravail - covid-19 coronavirus - FAQ- questions-réponses

4 https://www.journaldunet.com/management/guide-du-management/1200083-teletravail-le-

travail-a-domicile-est-il-vraiment-obligatoire/

5 La naissance du télétravail: la petite histoire Par Stéphanie Lagand

6 Législation européenne | teletravailler.fr

7 LE TÉLÉTRAVAIL EN FRANCE : 2 % de salariés le pratiquent à domicile, 5 % de façon nomade

8 https://bit.ly/350waUb

9 Les PME de la construction concernées par le télétravail

10 Présentation PowerPoint

11 Le télétravail permet-il d'améliorer les conditions de travail des cadres ?

12 https://www.insee.fr/fr/statistiques/4801229#graphique-figure3 radio4

13Activité et conditions d'emploi de la main-d'oeuvre pendant la crise sanitaire Covid-19

14 Coronavirus et monde du travail

15 https://www.medef.com/fr/actualites/covid-19-priorite-au-teletravail

16 Ce que contient l'accord sur le télétravail signé par les syndicats : un « double volontariat », la prise en charge des frais et le droit à la déconnexion.

17 Proposition de loi n° 3376 visant à sécuriser le droit au télétravail

18 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anomie/3719

19 https://www.liberation.fr/france/2020/11/03/teletravail-chez-total-les-salaries-incites-a-venir-au-siege-deux-jours-par-semaine 1804326/

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Annexe

I. Revue de presse

(1) Aspects légaux et politiques

(2) Démarche pédagogique

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(3) Vie professionnelle / vie personnel

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(4) Un télétravail difficilement accepté par les entreprises

(5) 76

Des accords syndicaux-patronaux « tumultueux »

(6) Risques psychosociaux du télétravail

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(7) Questionnements sur la productivité

(Source : l'Usine Nouvelle)

(8) Hypothèses d'un nouveau confinement

(9)

 

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Incertitudes sur l'avenir des mesures - Ouest France

(10) Fausses attestations de déplacement par les entreprises - Le Figaro

(11) Télétravail effectif plus de la moitié de la semaine - BFM

(12) 79

Spéculation sur un évitement de confinement - Les Echos

(13) 3e « confinement » - Actu fr

(14) PME en grandes difficultés : - Les Echos

(15) Atteinte à la santé mentale des français : - BFM

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(16) Début de déconfinement : hausse de moral - INSEE rapporté par LCI

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II. GUIDE D'ENTRETIEN

Remerciements

Mon but est de comprendre les pratiques de télétravail des jeunes diplômés, savoir comment vous vous êtes adapté à un nouveau mode de travail du fait du covid. Pas de bonne ou de mauvaise réponse, ce qui compte c'est qu'elle vienne de vous. Pour être sûre de retranscrire le plus fidèlement votre discours, je souhaiterais, avec votre consentement, vous enregistrer. Cet enregistrement ne sera pas diffusé et sera supprimé après sa retranscription. Votre nom n'apparaîtra nulle part, c'est une démarche complètement anonyme.

Si vous le souhaitez je pourrai vous transmettre le résultat de mes recherches comme remerciement.

Je vais d'abord aborder l'arrivée du télétravail au sein de l'entreprise, dès ses débuts.

Quel est votre avis sur l'année qui vient de se dérouler ? Est-ce que vous vous rappelez comment les évènements se sont enchaînés ?

1. Récit de l'année au sein de l'entreprise en termes d'organisation (avec l'arrivée de la Covid et des mesures restrictives)

a. 1e confinement : la mise en place du télétravail par l'entreprise

· Comment l'entreprise a réagi ?

· Comment vous et vos collègues ont réagi ?

b. 1e retour sur le lieu de travail

· Quelle a été la politique officielle lors du déconfinement ?

· Êtes-vous revenu sur place pour travailler ?

· Comment vous et vos collègues avez-vous vécu ce retour (s'il a eu lieu) ?

· Qu'est-ce que ça a changé ?

c. Le reconfinement

· Discours officiel / vécu collectif

· Réflexes retrouvés ? Amélioration de la mise en place ?

d. Le deuxième retour sur le lieu de travail

· Retour ou télétravail ? Opérateurs :

i. Discours officiels

ii. Vécu collectif de l'annonce

2. Les périodes télétravaillées (généralement sur 2 mois)

a. Lien avec la hiérarchie

i. Confiance : Comment la qualifieriez-vous ? Par exemple ?

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ii. Niveau d'autonomie

Sur quelles tâches avez-vous de l'autonomie ? Comment cela se matérialise ?

b. Sentiment de présence

Comment faites-vous comprendre à vos collègues / manager que vous êtes

là ?

i. Outils (téléphone / mails / visio-conférences / messagerie)

ii. Auto-évaluation et vécu d'appartenance à l'équipe

Sur le long terme, Vous sentez-vous aussi « présent » en télétravail qu'en présentiel ?

· Vous sentes-vous faire partie d'une équipe ?

· Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

c. Gestion de la coexistence vie professionnelle / vie personnelle

i. Les interruptions familiales

Sur le long terme, Si vous vivez avec quelqu'un : en quoi cela a-t-il pu perturber votre équilibre ?

· Est-ce qu'il y a eu des moments où votre foyer a empêché le bon déroulé de votre journée de travail ?

ii Etalement de la sphère professionnelle

Sur le long terme, avez-vous eu des périodes où votre travail a pris le pas sur votre vie personnelle ? Sauriez-vous me dire à quel moment ?

3. Une journée télé-travaillée

a. Sentiment de présence, outils : sur une journée

i. Fréquence et intentionnalité d'utilisation des outils

ii. Sentiment d'être intégré à / isolé de l'équipe

b. Gestion de la coexistence vie professionnelle / vie personnelle

i. Les interruptions familiales

ii. Etalement de la sphère professionnelle

Exemple de questions qui ont été posées :

NB : l'emploi du tutoiement s'est toujours fait après un accord implicite (le répondant nous tutoie) ou explicite (nous nous mettons d'accord sur le mode de communication).

· Et donc au premier confinement comment est-ce que tu as ton entreprise elle a réagi ? Il y a tout de suite eu des mesures, t'as été accompagnée... Comment ça s'est passé ?

· Et ce rapport de confiance mais en même temps de management tu l'as retrouvé dans le télétravail ?

·

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Au quotidien, comment tu fais comprendre à tes collègues, ta manager, et ta stagiaire que tu es présente ?

· Tes principales d'expériences ont été en télétravail, qu'est-ce que tu vois de différent entre le présentiel et le distanciel ? Au niveau de ta présence par exemple : t'as plus le regard forcément rivé sur Teams ?

· Est-ce que tu peux me donner un exemple d'une journée télétravaillée étape par étape, et si tu peux mettre l'accent sur les outils de communication...

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III. Entretien d'Emma et Delphine

EMMA : femme de 22 ans, en stage dans une grande entreprise d'agroalimentaire. Elle s'est intégrée à son équipe presque complètement à distance. Elle vit à Paris, dans un petit appartement (15m2).

I : pour commencer, est-ce que tu peux me raconter un peu l'année qui vient de s'écouler, je ne sais pas si tu étais en cours ou si tu étais déjà en stage... ?

E : j'ai fini mon master 1 l'année dernière et actuellement je suis en année de césure entre mon master 1 et mon master 2, donc je fais 2 stages de 6 mois, Celui-ci est mon deuxième stage, et le premier je l'ai fait en marketing aussi mais dans un secteur complètement différent, dans une agence de sponsoring sportif. Et donc l'année prochaine je commence une alternance, j'ai choisi l'agroalimentaire parce que c'est le stage que j'ai préféré.

I : alors, ton premier stage par rapport à la crise sanitaire, comment ça s'est situé ? Est-ce que c'était en plein dedans ?

E : C'était juste aprèsj et du coup je l'ai commencé en juillet, au niveau du sport, il y a eu pas mal d'impact. Nos clients avaient moins de revenus, on a dû trouver des solutions. Notre mission principale, c'était de trouver des partenaires à nos clients qui étaient les clubs d'équipe sportive et c'est vrai que vu le contexte, ils avaient un peu plus de mal à s'engager en tant que partenaire.

I : et dans ton premier stage, tu avais déjà du télétravail ?

E : alors on en prenait un peu comme on voulait, c'est vrai que les stagiaires étaient moins autorisés à en prendre parce que c'était une petite entreprise. C'était plus vu comme le télétravail comme le pré-week-end. Donc on en avait un petit peu moins , mais on avait un manager qui était cool, donc si on devait prendre un train plus tôt, on pouvait prendre une journée de télétravail, mais c'était moins immédiat. Et on a eu un mois et demi de télétravail par contre pour le deuxième confinement, qui était de début octobre à mi-décembre.

I : tu dis qu'au début c'était vu comme une occasion pour les stagiaires de rien faire, d'où le tenais-tu ce discours ?

E : On ne me l'a pas dit clairement mais quand tu demandais une journée de télétravail, on te demandait bien pourquoi,,moi Souvent, j'en prenais parce que mes parents habitent en Bretagne, donc j'en prenais pour prendre un train dans l'après-midi pour ne pas arriver tard dans la nuit. Et la personne qui nous donnait la permission une fois est venue me demander si je travaillais pendant ces jours là. Donc je lui ai dit « oui, oui je travaille ».

I : Mais vis-à-vis de ton travail opérationnel, c'était la même méfiance, ou ils te faisaient un peu plus confiance ?

E : non, ils me faisaient plus confiance quand même et on arrivait bien à travailler en télétravail. On se parlait via Teams etc, on restait en contact, il n'y avait pas de souci.

I : et donc pendant ce confinement, c'était du télétravail tous les jours ?

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E : régulièrement, on nous conseillait fortement de pas venir en entreprise. Il y avait toujours quelques personnes qui continuaient à revenir parce qu'elles n'aimaient pas trop le télétravail, mais moi je suis rentrée en Bretagne chez mes parents et je suis vraiment restée tout le temps en télétravail.

I : Et globalement tu l'as vécu comment ce moment-là ?

E : Je l'ai plutôt bien vécu parce que c'est compliqué de vivre toute l'année loin de ses parents, surtout dans un petit appartement . Chez mes parents c'est grand, il y a un très grand jardin. Ce qui était compliqué c'était la connexion chez mes parents qui était un peu défaillante, il y a des jours la connexion était excellente, et j'avançais bien et d'autres jours où c'était beaucoup plus compliqué. Heureusement, j'avais une équipe qui comprenait bien, on essayait de s'arranger : s'il y avait des gros fichiers que je n'arrivais pas à envoyer par exemple c'est quelqu'un d'autre qui allait le faire.

Mais là par exemple pour ce stage, sachant qu'il y a vraiment des projets que je gère toute seule, que je ne peux pas m'appuyer sur d'autres personnes, je n'essaie même pas le télétravail chez mes parents.

I : donc, on en vient au télétravail aujourd'hui. A ce jour, cela fait combien de temps que tu es dans l'entreprise ?

E : j'ai débuté le 7 janvier

I : et pendant cette période-là ,vous aviez aussi du télétravail ou vous étiez revenus en présentiel ? E : dans cette entreprise on a toujours été en télétravail

I : donc tu as intégrée à l'équipe en télétravail ?

E : oui, je suis allée le premier jour sur le site pour récupérer mes outils, et on a fait toute la formation avec ma manageuse à distance : elle me partageait son écran et on essayait de faire comme ça.

I : et ça s'est bien passé, ou as-tu eu plus de difficultés qu'au premier stage ?

E : je ne sais pas trop si je peux comparer, parce que mon premier stage était beaucoup moins technique, C'était plus sur le fait d'imaginer des activations qui peuvent lier une entreprise à un club de sport. Alors qu'ici chez (entreprise), j'ai plus de missions techniques avec des analyses Excel etc.

Mais je dirais que globalement, ça s'est quand même bien passé, et le fait de partager son écran avec ma manageuse c'était moins difficile que ce que j'avais imaginé.

Cependant, quand tu viens d'arriver en tant que stagiaire et que tu as des doutes, il est plus difficile d'envoyer tout le temps des messages Teams, que de poser directement les questions au bureau, car tu as plus l'impression de déranger,

I : tu t'autocensures un petit peu plus E : un peu oui.

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I : mais globalement tu as bien été encadrée par ta manageuse, ça s'est fait de manière assez fluide ?

E : oui ça s'est bien fait, on a eu des heures de formations collectives au début avec tous les stagiaires. Par exemple sur comment fonctionne l'entreprise de manière générale, ???? après ??? les stagiaires marketing on avait des formations sur toutes les missions qu'on allait avoir. Donc ça ce n'était pas ma manageuse, c'était d'autres collaborateurs qui nous faisaient cette formation-là. Avec ma manageuse, j'ai eu des formations sur des missions propres à la marque sur laquelle je travaille. Et elle m'a mis des points pour parler de la stratégie de la marque etc.

I : Est-ce que ton entreprise a fait une formation sur le télétravail spécifiquement ?

E : oui, on a eu une formation « comment bien gérer ... », c'était deux filles du marketing qui nous donnaient des petits tips par exemple sur comment décrocher, des conseils comme esssayer de s'habiller tous les jours, essayer de faire une pause le midi, essayer d'aller courir une heure...

I : d'accord, donc la déconnexion vie pro / vie perso, c'était abordé c'est ça ?

E : oui, c'était plus un partage, des échanges sur comment chacun gérait le télétravail. I : et toi t'as su intégrer ces conseils, tu as appris certaines choses ?

E : oui, j'ai appris par exemple que quand tu es en réunion en visio, tu peux faire en sorte de pas avoir toutes les notifications de mails qui arrivent. Ça c'est une des choses que j'ai faite parce que souvent tu décroches quand tu reçois une notification sur un autre sujet.

Sinon, les une heure de footing je m'étais dit que je le ferais tout le temps. Mais c'est vrai qu'on a pas mal de travail et vu que c'était mon premier stage en grande consommation, j'ai dû vraiment travailler pour être à niveau, et donc en fait, je n'avais pas vraiment le temps de décrocher. Au début ça a vraiment été full télétravail et j'ai un peu oublié la vie perso à côté il est est vrai.

I : il y a eu une évolution de début janvier à maintenant au niveau de ton équilibre ?

E : oui complètement ; déjà je suis plus à l'aise sur les missions que j'ai, il fait beau en plus donc j'ai plus envie de sortir. J'essaie d'aller manger dehors, ou on se donne rdv avec mon copain pour essayer d'aller manger un truc à côté. Je me force à le faire en fait, je prépare par exemple ma nourriture le soir pour le midi d'après, pour ne pas passer le midi à préparer au lieu de manger et prendre le soleil. Et je me suis fixée des horaires de stop le soir.

I : et ça c'est venu progressivement ou t'as eu comme un électrochoc ?

E : c'est venu plus progressivement, quand j'ai été plus à l'aise, moins stressée aussi. Ça correspondait aussi à la période où on avait un peu moins de charge de travail donc ça s'est fait un peu d'un coup... mais progressivement aussi.

I : et du coup au niveau des horaires tu les dépassais un petit peu ?

E : au début j'avais demandé à ma manageuse quelles horaires elle faisait, elle m'avait dit du 9h-19h donc je me suis fixée ces horaires mais je dépassais tout le temps. Les premières semaines, j'ai fait pas mal de 9h-20h. Aujourd'hui ça peut dépasser 19h15 mais pas beaucoup plus, parfois

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j'essaie même d'arrêter vers 18h30-18h45, si j'ai bien travaillé et que je ne n'ai pas pris deux heures de pause à midi, je me dis alors que je peux partir.

I : tu réfléchis en termes d'horaires ou en termes de travail que tu fais ?

E : plus d'horaires, je ne me vois pas partir à 18h même si j'ai tout fait, parce que je sais que ma manageuse et mes collègues vont rester une heure de plus, enfin c'est un peu bête mais tu te ne vois pas partir avant, et tu as forcément des choses sur lesquelles tu peux t'avancer : c'est ce que j'essaie de faire quand j'ai bien travaillé, pour être plus zen les jours d'après.

I : et tu penses que ta manageuse voit tes horaires ?

E : elle le voit parce que sur Teams, on s'envoie toute la journée des messages. Le premier mois, quand je restais trop longtemps elle me disait « tu devrais filer, il est trop tard ». Elle encadrait ça quand même. Et quand je lui dis « j'y vais bonne soirée » et elle fait de même.

I : et avec ta mangeuse justement comment ça se passe : est-ce que tu ressens de la confiance, est-ce que tu es en autonomie sur certaines taches ?

E : au début j'avais moins de confiance, vu que je commençais, tout ce que je faisais c'était aussi validé mais plus ça va plus je prends de l'autonomie sur certaines choses, je lui fais quand même valider certaines choses pour être sûre et pour avoir le point de vue de quelqu'un qui est plus expérimenté.

I : quels sont les moyens de contrôle sur ton travail : comment tu t'assures que tu vas dans la bonne direction par exemple ?

E : tous les lundis, on fait des points de 1h voire 1h30, pour que je lui dise ce que j'ai fait la semaine précédente, quelles sont mes priorités sur cette semaine : elle me recadre, me rajoute des missions. Je vais lui présenter ce que j'ai fait, si j'ai des blocages je peux lui montrer aussi. Et tout le reste de la semaine si j'ai besoin, je lui envoie un message sur Teams « est-ce que je peux te mettre un point à telle heure pour que je te présente ça ? », elle me dit oui et on se fait un point de 15 min.

I : donc vous êtes assez disponible l'une pour l'autre.

E : oui

I : et au niveau des outils de communication, tu me parles de Teams, c'est vraiment le moyen que tu utilises le plus par rapport aux mails par exemple ?

E : les mails, je les utilise plus avec d'autres collaborateurs, ou avec ma manageuse, quand je lui envoie du travail ou que je veux lui détailler ce que j'ai fait et que c'est un peu long. Quand tu envoies un mail à quelqu'un et qu'il t'a toujours pas répondu trois jours après, tu lui envoies un petit Teams « Hello, je voulais savoir si t'avais bien reçu mon mail ». C'est moins professionnel on va dire.

I : De ce que j'ai compris de Teams, il y a des statuts en ligne, occupé, etc. Est-ce que tu fais attention à ça, par rapport à ta manageuse par exemple ?

E : oui, je fais complètement attention à ça et j'ai lu plein de trucs sur les réseaux aussi. C'est vrai que par exemple que quand j'ai du mal à me réveiller, je me dis « faut pas que tu te connectes à 9h30», donc je me lève pour être présente sur Teams direct. J'allume mon ordinateur, j'appuie sur Teams direct pour être connectée. C'est complètement bête mais je fais ça.

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I : pour montrer que t'es présente en fait tu passes par ça.

E : oui , c'est ça. C'est plus par rapport à ma manageuse en plus alors qu'elle m'a jamais dit « tu dois arriver à 9h ». Parce que quand on va au boulot une fois par semaine et que j'arrive à 9h20, elle me dit qu'elle s'en fiche, qu'il n'y a pas d'heure. Mais quand tu es en télétravail et que tu as bien le statut de Teams, c'est vrai que tu fais plus attention. Ou quand tu envoies un mail à quelqu'un et qu'il te ne répond pas, tu regardes sur Teams et si tu vois qu'il est disponible tu te dis « il abuse ».

I : oui, donc tu as moyen de contrôler pour savoir si la personne est présente ou pas. E : oui, complètement.

I : et du coup tu as d'autres moyens de faire semblant ?

E : Certaines fois quand tu lis tes mails ou autre chose, il va te mettre en absence juste parce que t'as pas cliqué dessus, tous les quarts d'heures. Après quand je vais aux toilettes je ferme mon ordinateur. Je me dis qu'on ne va peut-être pas me gronder parce que je suis pas là pendant 5 minutes ; ou quand je prends mon goûter pareil.

I : est-ce que tu as Teams sur ton téléphone ?

E : non, au début j'avais fait la demande parce que j'avais une mise à jour sur mon ordinateur pendant une réunion et je me suis dit faut absolument pas que je la rate. Et au final la réunion a été décalée. Et je l'ai supprimé de mon téléphone parce que je me suis dit que si je commence à mettre ça sur mon téléphone, je n'aurai plus de vie du tout.

I : du coup tes pauses, tu les dédies vraiment à toi, tu fais une déconnexion de Teams, de tout ça ?

E : on va dire que j'essaie de le faire mais je me force. Par exemple, quand je suis restée toute la matinée à l'intérieur, je ferme mon ordinateur pour aller faire les courses. C'est rien, ce ne sont pas des grosses pauses, Ou quand j'ai mon petit rituel goûter, je ferme mon ordinateur. Mais après quand tu es devant ton ordinateur, tu travailles mais tu n'es pas forcément à fond, tu ne vas pas forcément le fermer pour faire un quart d'heure de téléphone par exemple.

I : cela t'arrive souvent de faire du multitache comme ça ?

E : quand j'ai beaucoup de travail non, Pour les journées qui vont être un peu plus light je m'autorise, parce que je me dis que j'ai un petit peu plus de temps et que j'en profite. Mais au début du télétravail, j'arrivais à mettre mon téléphone de côté, je le mettais même en mode avion. Mais tu le récupères un peu quand tu te lasses un peu du télétravail, c'est vrai que t'as un peu le réflexe de retourner vers ton téléphone et tu perds un peu en efficacité.

I : là t'en as un peu marre ?

E : euh... quand je vois les beaux jours arriver oui, mais le fait d'aller une fois par semaine au siège ça fait du bien et ça coupe la semaine en deux. La dernière fois que j'y suis allée, j'ai vu des personnes que je n'avais jamais vus que en visio, et ça fait vraiment du bien. Ma manageuse, je l'avais déjà vue au début et là on se voit tout le temps une fois par semaine.

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I : et est-ce que tu vois des différences par rapport au télétravail dans vos manières de communiquer ?

E : un petit peu. On va plus rigoler quand on va se voir en vrai qu'en télétravail. Enfin, ça nous arrive de nous envoyer des petits messages hors pro ou de rigoler en visio mais c'est vrai qu'au bureau il y a plus de champ libre pour les choses informelles. Ce qu'on fait aussi c'est que tous les lundi et vendredi matin avec l'équipe on se fait des cafés d'une heure / une heure 30 où chacun raconte sa vie ce qu'il a fait du week-end etc.

I : et comment ça se passe, est-ce que c'est assez fluide au niveau de l'échange

E : oui , les filles qui sont dans cette équipe se connaissent depuis quelques temps et même moi qui suis arrivée depuis pas longtemps, je commence déjà à connaître la vie de chacune, les histoires qui leur sont arrivée etc. Ca reste assez fluide, après pour qu'il n'y ait pas de blanc on a le petit rituel de chacun raconte son week-end l'un après l'autre pour créer du lien, animer la réunion.

I : tes principales d'expériences ont été en télétravail, qu'est-ce que tu vois de différent entre le présentiel et le distanciel ? Au niveau de ta présence par exemple : tu ass plus le regard forcément rivé sur Teams ?

E : oui, ça je l'ai complètement vu parce que quand tu vas au bureau tu peux faire des missions qui sont plus opérationnelles, plus manuelles comme envoyer des courriers à telle entreprise par exemple. Donc parfois il m'arrivait de pas être à mon ordinateur pendant une heure et demie, et je ne me disais pas qua ça faisait une heure et demie que je n'étais pas connectée sur Teams. La dernière fois que je suis venue, on a pris un café pendant une heure et demie quand je suis arrivée, jusqu'à 9h45 peut être ; on était plusieurs et personne ne s'est dit « je suis pas présente sur

Teams ».

Et quand tues plusieurs, tu as s moins cette obligation inconsciente. Quand tu es toute seule tu te dis « ils nesavent pas ce que je fais », mais quand tu es plusieurs tu ne te poses même pas la question : les gens te voient et savent que tu es en train de travailler.

I : et quand t'es en distanciel, qu'est-ce que tu fais en plus pour montrer que tu es là ?

E : quand il y a un mail qui arrive, qui est pour moi et ma manageuse, dsouvent moi je donne un premier avis à ma manageuse et elle me dit ce qu'elle en pense elle, et c'est vrai que si je reçois ce mail là je vais essayer d'être assez réactive et lui envoyer mon debrief le plus rapidement possible.

I : je voudrais revenir sur les réunions en visio. Est-ce que tu les fais que avec ta manageuse, est-ce que c'est avec d'autres personnes ?

E : souvent il y a ma manageuse, mais il y a quand même des réunions sur des projets que je gère toute seule où elle n'est pas là mais je la débriefe sur ce qui s'est passé.

I : d'accord. Et dans ces réunions, tu mets la caméra et l'audio, comment ça se passe ?

E : je le faisais au début. Souvent, quand ce sont des personnes de l'entreprise, elles essaient de le faire, quand ce sontdes agences externes, c'est pas tout le temps le cas. Au début, je la mettais tout le temps. Maintenant si les gens l'ont mise, je la mets et si les gens l'ont pas mise, je ne la mets pas non plus. Je ne me vois pas trop mettre la caméra alors que les autres ne font pas forcément l'effort de la mettre, je la mets, j'attends une minute et si les gens ne la mettent pas je l'enlève.

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I : et quand tu as la caméra, tu fais attention à la manière dont tu es habillée, au fond derrière toi ?

E : dans l'entreprise tout le monde met un fond derrière soi. Quand ce sont des personnes avec qui je travaille tous les jours , je ne fais pas forcément attention à la façon dont je m'habille. Quand ce sont mes supérieurs ou des personnes à qui je ne parle pas souvent, je mets un pull simple. Je ne vais pas non plus mettre une chemise, mais je vais mettre des habits simples et pas trop décontractés.

I : Est-ce que tu peux me donner un exemple d'une journée télétravaillée étape par étape, et si tu peux , mettre l'accent sur les outils de communication ?

E : je me connecte tout le temps à 9h. Quand le réveil est un peu trop difficile, je prends mon ordinateur et je m'assois sur mon lit - c'est un truc que je fais de plus en plus. Je trie mes mails pendant un quart d'heure et je réponds aux mails prioritaires. Ensuite je m'attaque à mes missions, j'essaie de remplir mon agenda heure par heure avec mes mission (je n'ai pas toujours ce réflexe), souvent on s'envoie un Teams avec ma manageuse au moins une fois dans la matinée pour prendre des petites nouvelles ou pour parler d'un projet. Après, je m'arrête vers 12h45 pour manger et je reprends à 14h. Donc une heure / une heure et quart de pause. Ensuite l'après midi c'est à peu près pareil, je continue mes missions tout en continuant à parler sur Teams avec ma manageuse. Je communique avec d'autres personnes par mail et sur Teams et je termine vers 19h.

I : et le résultat de tes missions, tu le mets sur un drive ?

E : tout est enregistré sur le réseau. Par exemple, tous les mois on reçoit les ventes du mois dernier et moi je suis chargée de les analyser. Je vais écrire un résumé que je vais envoyer à ma manageuse et à mes supérieurs par mails, ensuite ça ira sur un fichier sur le réseau. Je fais mon travail de mon côté, quand il est fini je le lui présente, et ce sera mis sur le réseau uniquement quand le travail sera fait et validé. Mais elle n'a pas vraiment moyen de checker mon travail petit à petit, elle ne voit pas mon avancée jour par jour, heure par heure...

I : donc en fait le contrôle il se fait vraiment au moment de vos points ?

E : ouais c'est ça. Et moi je garde mes fichiers sur le bureau, je garde mon espace perso pour avancer de mon côté à part du réseau.

I : imaginons que la crise soit passée et que tu doives garder un jour de télétravail, déjà est-ce que tu souhaiterais en garder ? Et si oui quelle serait la proportion télétravail / présentiel ?

E : oui j'en garderai : quand je fais du téléravail je peux me lever à 8h30 tous les jours c'est quand même assez sympa, mais tous les jours tu peux te lasser quand je vais au bureau c'est très cool mais je me lève 1h / 1h30 plus tôt car j'ai plein de transports et je me dis que si je le faisais tous les jours ce serait assez compliqué. Donc je garderais 3 jours en télétravail et 2 jours en présentiel.

I : est-ce que tu vois autre chose de super important que j'aurais pas abordé sur le télétravail ? E : non je pense que tu as fait le tour , c'était assez complet

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DELPHINE : femme de 27 ans, travaille en tant que consultante dans une entreprise de conseil du secteur de la santé. Diplômée d'une grande école, elle est revenue vivre chez ses parents au moment du confinement.

I : Pour commencer, je sais que tu ne travailles que depuis Octobre / Novembre c'est ça ?

D : Novembre oui

I : comment est-ce que ça s'est passé professionnellement pour toi l'année qui s'est écoulée ?

D : c'est-à-dire depuis que je travaille c'est ça ?

I : oui c'est ça.

D : hum ce qui était assez curieux c'était d'intégrer une entreprise alors qu'on était confiné. Parce que du coup, il fallait que je récupère tout le matériel - téléphone, souris, ordinateur - j'ai tout reçu chez moi sauf qu'en parallèle on me demandait déjà de travailler, mais je n'avais rien reçu. Donc c'était pas évident. Heureusement, ça a duré seulement 3h donc ça va. Et ensuite j'ai commencé à travailler véritablement sans avoir rencontré qui que ce soit et sans intégration. Là pour le coup le contexte, intégrer une entreprise quand il y a du télétravail c'est pas évident et après ça fait partie de mon quotidien : je suis vraiment à 100% en télétravail. Je suis peut être venue une fois au bureau et c'était parce que j'avais une formation, et c'est tout. Donc mes collègues je ne les connais pas (rires).

I : tu ne les as jamais vus ... physiquement

D : Physiquement alors j'ai vu peut être quelques personnes le jour où je suis allée faire ma formation, il y a quelques personnes que j'ai rencontrées en passant les entretiens. Là où j'ai eu beaucoup beaucoup de chance et où ça a amélioré la manière que j'ai de vivre le télétravail, c'est qu'il y a deux semaines j'ai eu un séminaire de deux jours dont une demie journée dans Paris, on a fait une course d'orientation et là on rencontre de vrais gens (rires).

On tisse des liens et depuis il y a certains collègues avec lesquels je discute - par tchat - mais je discute quand même assez régulièrement. Et le fait de me dire bah voilà j'ai quand même une vie sociale au sein du bureau, psychologiquement ça fait énormément de bien alors que jusque maintenant j'étais toute seule, j'avais à la rigueur mon manager et c'est tout ce qui fait qu'il y a une certaine pression qu'on se met tout seul parce qu'on sait pas sur quel ton demander les choses. C'est assez compliqué, même si on se téléphone bah on connaît pas vraiment la personne en face on voit pas les émotions, donc c'est très très perturbant.

I : du coup la politique de ton entreprise elle était assez stricte ?

D : non (rires) ; au début oui parce qu'ils voulaient jouer au bon modèle, avec le temps ils se sont dit bon « on va mettre en place une jauge - pas plus de 20% des effectifs - dans l'entreprise, il faut absolument remplir un fichier Excel (rires) et avoir l'aval du manager pour pouvoir aller au bureau » et ça c'est de la très très très très belle théorie et en pratique il y a constamment des personnes qui vont au bureau comme ça leur chante parce qu'ils sont entrain de péter un câble chez eux. Et typiquement, le jour du séminaire, apparemment sur le fichier Excel il y a deux personnes qui se sont inscrites, sauf qu'à l'issue de notre course d'orientation y avait la moitié de la boîte qui s'est retrouvée dans les locaux, donc en plus on ne respectait même pas la jauge.

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Moi je respecte vachement les gestes barrières et étant donné que vis avec des personnes qui sont à haut risque, je fais attention à ça, plus le fait que je vive en banlieue donc une heure et demie aller et une heure et demie retour, si c'était en temps normal, aucun problème pour le faire mais se dire que potentiellement je suis en train de choper le covid dans les transports, ça ne m'enchante pas vraiment (rires)

I : donc au final, tu fais du télétravail par choix ?

D : je le fais par choix

I : et donc tu es arrivée au début du deuxième confinement D : c'est ça, exactement

I : ok d'accord, et là très récemment quelle est la politique officielle de l'entreprise avec ce troisième confinement ?

D : là on nous dit de faire attention mais disons que les règles sont beaucoup moins claires. On nous dit qu'il faudrait faire beaucoup plus de télétravail mais il y a toujours une marge de manoeuvre en disant « oui mais si vous vivez seul dans un placard à balais, évidemment pour votre bien-être, allez au bureau », « si vous avez des enfants à la crèche, évidemment, allez au bureau », « respectons strictement les règles, faisons tout le télétravail à 100% mais bon... si ça vous plaît de venir au bureau et de choper le covid allez-y » (rires).

Ça c'est peut-être le truc le plus frappant par rapport au covid mais par rapport au télétravail en tant que tel on nous dit, surtout depuis le 3e confinement - depuis un an, ça commence à traîner en longueur, il y a une certaine fatigue aussi par rapport à la situation où on nous dit « respectez le temps de connexion, vraiment n'envoyez pas des mails à telle heure, telle heure, telle heure... et au final, on se retrouve pour certains dossiers à finir à 1h30 - 2h du matin, et à travailler dès 8h du matin donc la déconnexion super... On n'a pas le droit de dire en tant qu'employeur « alors écoute là c'est un peu compliqué vis-à-vis de tes dossiers donc, je te demande expressément de travailler le week end ». Sauf que - et c'est là qu'il y a une mini pression qui nous dit bah faut quand même que tu travailles le week-end : c'est qu'on a une réunion le vendredi soir du style 18h à 19h où on dit « tiens il y a tel dossier qu'on devrait envoyer au client le vendredi soir » sauf que il y a le n+2 / 3 qui nous dit « oui mais bon vendredi soir ils vont pas le lire et puis quelle différence entre envoyer le dossier vendredi soir et dimanche soir ? ». Il y a aucune parole qui dit qu'il est attendu des salariés qu'il faut qu'ils travaillent le week-end mais effectivement il y a une petite pression qui te dit qu'il faut le faire quand même.

« Surtout faites une vraie pause entre midi et 14h, ne prenez pas de rdv... » et ça finit en rdv interne midi à 14h où il y a ce dossier urgent où si on met une heure de plus à le faire, il y a la face du monde qui va changer, et il y a le manager qui t'appelle, qui t'envoie des sms etc et tu peux pas déjeuner comme tu veux. Il y a des jolies règles théoriques parce qu'il faut montrer qu'on est bienveillants, qu'on est là pour le salarié mais en pratique pfff... c'est de la poudre

I : ok donc un grand écart entre ce qu'on dit et ce qu'on fait

D : exactement, très bien résumé.

I : et tes collègues ils le vivent comment de ce qu'ils t'ont dit ces derniers mois ?

D : franchement ça dépend, il y a des personnes qui font comme moi qui respectent stricto sensu les gestes barrières, les recommandations du gouvernement donc eux le vivent un peu moins bien.

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Et t'as tous les petits parigo intramuros pour qui limite c'est la fiesta bah tiens on va aller au bureau et ça va être sympa, on va être ensemble.

Il y a vraiment un peu de tout, ça dépend vraiment de la situation de chacun. Le seul truc qui est un peu compliqué c'est qu'avec le télétravail vu qu'en théorie on est à même pas deux mètres de son ordinateur, on a tendance à tirer plus sur la corde parce qu'on a plus de temps pour travailler vu qu'on passe pas du temps dans les transports en commun donc en fait on nous demande aussi de faire toujours plus

I : Toi t'as l'impression que ça a empiété sur ta vie privée ?

D : je risque d'être très cash, mais je ne vis que pour les week-end, pour moi il y a pas de vie perso. Je vais éventuellement faire à 18 ou 19h une pause en me disant tiens je vais aller marcher un petit peu. Et après profiter de la vie en famille donc je vais dîner, je vais peut être regarder un épisode d'une série histoire de me dire j'ai profité de ma soirée, sauf qu'en parallèle je suis en train de faire une petite connerie sur l'ordi du taff et une fois que l'épisode est terminé en me disant « wouh, j'ai vachement profité de ma vie perso », je retourne travailler jusqu'à une heure 2h, parfois plus.

I : et tu fais des nuits très courtes

D : oui c'est un peu... l'esclavage moderne. I : et mentalement tu suis comment là ?

D : euuuh je m'accroche (rires). Nan par exemple la semaine dernière, c'était exceptionnel mais c'était extrêmement compliqué parce que je me suis couchée tous les jours à 1h45 du matin donc euh... là ça allait pas et franchement j'étais en train de péter un câble. Cette semaine a été plus clémente donc je me dis « tiens, je fais une nocturne seulement jusqu'à 22h youpi ! ». J'en suis un peu réduite aussi. J'avais l'impression de vivre un peu plus sereinement mon travail. Donc il y a vraiment des phases comme ça, de up and down qui sont liées aussi à mon milieu d'activité, mais il y a quand même le télétravail qui pousse un peu.

I : oui parce que là t'as pas l'excuse de dire il faut que je chope le dernier métro, le dernier train, je suis obligée de couper

D : c'est exactement ça, c'est-à-dire que si on était vraiment dans une période normale peut être que je quitterai le bureau à 20h mais après 20h sayonara j'ai pas à penser, à négocier etc. Tu vas boire un verre avec des potes, t'as une vraie coupure et là la déconnexion existe vraiment alors que là c'est pas vraiment le cas. J'en ai discuté avec une manager avec laquelle je m'entendais très très bien et elle me disait que très clairement, depuis le télétravail mais il y a tout qui est permis : si on envoie un mail et qu'on n'a pas de réponse au bout de une demie heure une heure, mais les gens ont aucun scrupule à envoyer un sms dans la foulée. Faut aller de plus en plus vite. Sauf que si on produit plus vite c'est qu'on peut le faire donc au bout d'un moment la corde se brise.

I : il y a une surenchère à la productivité à l'instant t en fait

D : exactement. Je pense que c'est ça le plus gros problème au sujet du télétravail. C'est vraiment il y a aucune limite, on nous envoie des mails le week-end, il m'est arrivée d'envoyer un mail à minuit et demie parce que j'avais fini quelque chose, le lendemain matin, je me réveille je vois le mail de ma responsable sur le sujet qui m'a répondue à minuit 38 ! Je pense vraiment pas qu'elle attendait mon dossier, c'était pas urgent en plus, mais en fait elle devait certainement travailler et faire autre chose donc c'est pas juste les petits employés qui sont exploités y a vraiment

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à tous les niveaux hiérarchiques... Il y a ce côté « vu que je vis dans ma bulle de télétravail, que je n'ai plus de vie sociale etc, ma vie se résume à mon travail ».

I : c'est intéressant ce que tu dis sur le mail, t'as l'impression de devoir tout le temps être disponible ?

D : Totalement, après il y a aussi la personnalité et le caractère de chacun qui joue c'est-à-dire que moi de manière générale j'ai l'impression de devoir toujours être disponible, j'ai toujours une espèce de pression. J'ai l'impression de faire tout mon possible mais quand on me relance comme ça j'ai l'impression qu'il faut que j'aille encore plus loin donc j'étouffe. Mais pour en avoir discuté avec des collègues ils sont cool Raoul, et si on les relance « bon ok bah je vais le faire » point barre. Même si ma santé en pâtissait, j'ai quand même été récompensée. J'ai commencé en novembre 2020, j'avais une période d'essai de 4 mois + renouvelable 2 mois. Et mon implication a été telle qu'on m'a validé au bout de 1 mois et demie. Il y a une certaine récompense et ça fait plaisir, mais il y a quand même la santé qui en pâti. Ce n'est pas viable sur le long terme d'être toujours comme ça à se dire qu'il y a quelqu'un qui va m'appeler pour je ne sais quelle raison, qui est soit disant ultra urgente alors que pas forcément.

I : et le fait que t'aies été récompensée, est-ce que ça n'a pas renforcé ce type de comportement justement ?

D : ah bah si, surtout quand on te dit « non mais c'est génial, on est vraiment très contents de toi, tu fais l'unanimité, continue sur cette voie là et tu auras une belle récompense cet été » - c'est-à-dire au moment des évaluations semi annuelles - , où on te dit « coucou tu le vois le petit sucre qui te promet une promotion, voilà va le choper ! ».

I : c'est quoi tes moyens de communication en général ?

D : J'ai mon ordinateur professionnel, c'est ce que j'utilise le plus souvent surtout que je suis à la maison. Le téléphone j'en ai un que j'utilise plus si je fais une petite pause dehors où je me dis « oui mais si on m'appelle », je me dis faut que je sois disponible donc je l'ai sur moi au cas où. Comme ça si j'ai un appel, c'est surtout teams en fait que j'utilise, je regarde aussi si j'ai pas un mail au cas où. Et sinon c'est l'ordinateur c'est aussi Teams que j'utilise. Après, là je me suis dit quand même quand je vais faire ma petite pause dehors et que je vais marcher, le téléphone je l'oublie. Qu'est-ce que c'est qu'une pause où mentalement t'as cette charge où tu te dis « il y a quelqu'un qui va m'embêter ». Et là où ça m'énerve c'est qu'une fois j'avais mon téléphone y a quelqu'un qui me demande si je suis dispo, forcément, t'es obligé de répondre oui parce que c'est un supérieur, je rentre chez moi illico presto et la personne te dit je te téléphone dans 1/4 d'heure. En fait moi là, je me suis dépêchée pour rien. Donc maintenant c'est niet, je vais faire mon petit tour dehors, dans mon agenda je dis bien que je suis absente du bureau, rdv privé, et s'il y a des messages il y a des message et s'il y a en a pas bah j'avais raison de pas prendre mon téléphone avec moi.

I : mais au début c'était difficile de mettre cette barrière là.

D : Ah oui oui, y avait pas de barrière. Et je pense que c'est aussi une discipline à avoir parce que même si on te dit « la déconnexion c'est hyper important, le week-end ne travaillez pas, entre midi et 14h, ne travaillez pas. Soyez très très loin de votre téléphone pro et de votre ordinateur ». Bah en fait, il y a toujours des personnes qui vont « essayer de » et si on se met disponible, forcément c'est toujours vous qu'on va aller voir. Maintenant qu'on me connaît et que j'ai pas d'horaire le soir, je me dis que c'est pas une heure où je serai pas disponible qui va changer la face de monde ;

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I : et sur teams apparemment tu peux voir si la personne est en ligne, occupée etc. Est-ce que c'est quelque chose auquel tu fais attention ?

D : oui, mais c'est horrible surtout que si tu pars aux toilettes, même 2 minutes, tu reviens ta petite icône indique que tu es absent ! (rires) C'est tellement pernicieux ! Mais il y a des personnes qui sont contre ça et qui indiquent du coup qu'elles sont hors ligne, mais c'est juste qu'elles veulent pas qu'on sache où elles en sont, si elles sont occupées ou pas, du coup tu dis « peut être que je lui écris dans le vent » alors que c'est juste qu'elles veulent pas être dérangées pour rien et qu'on les flique.

I : c'est des personnes junior ou plus seniors qui font ça ?

D : là pour le coup c'est l'exemple d'une manager. Mais là où c'est rigolo, c'est que sur Teams on a l'historique de toutes nos conversations, et moi j'ai l'habitude de commencer mes journées vers 8h15 - 8h30, et officiellement c'est censé commencer à 9h, mais je peux voir que le mec est absent donc il n'est pas en train de travailler. Ou je vois les managers et je me dis « ouais ouais ils nous font cravacher mais ils se connectent à 11h seulement ». C'est vrai qu'on peut nous fliquer comme ça c'est assez chiant, moi il m'arrive parfois de travailler sur un truc et de pas être sur Teams, de préparer mes slides mentalement en dessinant sur des feuilles et régulièrement juste de passer mon doigt sur la souris pour être affichée comme connectée.

I : et tu fais ça aussi pendant tes pauses ou maintenant que t'as fait cette coupure tu ne le fais plus ?

D : Alors des pauses dans la journée j'en fais vraiment une seule. Pendant le couvre-feu à 18h j'essayais de faire en sorte vers 17h30 d'avoir une demi-heure pour aller marcher. Ça je le disais à ma manager qui me demandait « à quelle heure est-ce que je ne suis pas censée t'appeler ? », meilleure manager du monde donc il y avait aucun souci par rapport à ça. Et maintenant ce que je fais c'est que quand je sais que je vais avoir du temps - à 18h personne ne va te donner un nouveau dossier - donc je suis moins à même d'être dérangée à ces moments-là. Sinon, je mets simplement absente dans mon agenda, c'est inscrit noir sur blanc, et si quelqu'un râle parce que je ne suis pas disponible je le renvoie à mon agenda (même si ça n'est encore jamais arrivé).

I : de ce que je ressens de ce que tu dis, tu as une bonne relation avec ta N+1, est-ce que tu peux développer ?

D : dans le milieu du conseil c'est un peu différent côté managérial, parce que dans une entreprise de manière classique on a un manager fixe, dans le conseil ça dépend du milieu dans lequel t'es staffé, tu vas avoir tel manager ou un autre manager. Si on te demande de faire une proposition commerciale, tu vas avoir une nouvelle personne à qui tu vas devoir rendre des comptes. Là en l'occurrence, la manager à laquelle je fais référence, c'est assez spécial parce qu'on vient de la même école donc la manière de réfléchir est sûrement compatible et ensuite c'est elle qui m'a fait passer un des entretiens. Quand je suis arrivée dans la boîte, le junior avec qui elle devait travailler, a mis fin à se période d'essai. Elle a demandé à sa supérieure de m'intégrer pour pouvoir travailler avec moi. Il y a le côté où je l'ai trouvé bienveillante et c'est ça que je recherche dans le travail. Parce qu'on peut être très content du métier dans lequel on exerce. Si autour il y a de la malveillance, on ne sera pas bien. Elle me dit quand ça va bien, et quand ça ne va pas bien et elle y met les formes. Ce n'est pas ce que j'ai pu constater de tout le monde dans l'entreprise. De manière générale il y a une bienveillance et je pense qu'on pousse les managers à adopter cette posture mais chez certains, ça n'est pas inné. Chez elle, ça l'est. Elle ne va pas me fliquer, on a des points réguliers. Sur certains trucs je lui dis « non mais t'inquiète je le finis etc » et elle me disait

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« j'ai aucun doute sur le fait que tu vas finir ce que je t'ai demandé de faire, il y a aucun problème ». Et il y a même des jours où elle me demandait « t'as terminé à quelle heure » et je répondais « j'ai fini à minuit et demie ». Elle me fait « ok, ce soir, à 18h30, tu déconnectes ». Et ça c'est assez génial, elle me dit « moi je suis contre le fait que l'on fasse des nocturnes, c'est pas ça la vie au travail. Mais c'est vraiment une pépite parmi tous les managers qui existent. Il y a d'autres personnes avec qui j'ai pu travailler, pour moi la base de manager c'est encadrer, et j'avais l'impression d'être lâchée dans la nature, de ne pas être à l'aise dans la manière de travailler parce que j'avais aucun retour, parfois j'étais bloquée. Les rapports étaient cordiaux mais je sentais qu'elle n'était pas si bienveillante que ça.

[Récit de cancanage par certains managers]

I : et ça tu le vois même par visio-conférence ?

D : Ah oui, c'était une réunion d'équipe par Teams. Et moi avec mon côté allemand « efficacité » on est là pour parler travail parce que bon au bout d'un moment on sait qu'on va faire de très très longues journées, si on est là à discuter pendant 30 minutes à baver sur la cliente ça va me saouler en fait parce que j'ai d'autres chats à fouetter. Ce n'est pas une conversation rare, y a des personnes qui vont souvent être malveillantes envers d'autres personnes et le pire c'est qu'ils te disent dans la même phrase « nan mais moi c'est ma copine ».

I : tu parles de la confiance qu'il y a entre toi et ta n+1 et d'un autre côté à être disponible. Tu dirais que ça c'est plus dû au fait que tu es en présence d'autre personne, c'est le client qui te met la pression, comment tu l'expliques ?

D : pour moi c'est plutôt une question de confiance avec le n+1, le client c'est lui qui doit être satisfait mais moi... c'est peut-être ma conception des choses, quand on a un rdv client ce n'est pas moi D qui parle c'est D avec mes managers, on est une équipe. C'est pour ça que c'est important d'avoir ce côté soudé et la confiance qui règne au sein de l'équipe pour porter d'une seule voix par rapport au client.

I : en fait je fais référence surtout à la mise en disponibilité

D : c'est par rapport à mes n+1 en général. Après le client je suis disponible pour lui aussi mais ça dépend des dossiers c'est-à-dire qu'il y en a où je fais plutôt du travail en chambre, le client je ne le vois pas beaucoup. Ou alors c'est pour lui faire un point pour rappeler qu'il y a une réunion de prévue, et je dois lui restituer certaines choses. Mais il n'y a pas beaucoup d'opérationnel. Lui aussi a des trucs à gérer donc il n'est pas à 5 ou 10 min prêt. S'il t'envoie un mail le matin et que tu lui réponds le soir ce n'est pas un problème.

C'est plutôt au sein de l'entreprise à mon sens.

I : donc tu t'es intégrée à l'entreprise totalement en ligne, comment t'as appris à connaître tes collègues ? Est-ce que t'as l'impression de faire partie d'une équipe ?

D : C'est un peu compliqué parce que je les ai très peu vus en vrai. Là où j'ai l'impression de les connaître c'est que depuis le premier confinement au sein de la boîte qui est plutôt petite (on est une centaine), c'est assez familial comme ambiance ; on fait des réunions d'équipes toutes les deux semaines, les mercredi soirs de 18 à 19h où on parle des chiffres d'affaires, des nouveaux arrivants et il y a toujours de joyeux lurons dans la barre teams de chat qui racontent des petites blagues. Il y a quand même ce truc où tu te dis tiens lui il a l'air très rigolo... Certaines personnes qui prennent souvent la parole, on les repère vite. Ce que je faisais moi c'est que dès que je voyais qu'il y avait

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une nouvelle personne qui arrivait, je venais les voir et je leur disais bienvenue. Et il y a aussi autre chose c'est que moi dans mon entreprise, on a des « chantiers internes » : au-delà de ce pourquoi on a été embauché, de nos fonctions, il y a tout un pan sur la vie interne de l'entreprise. Donc ça peut être le volet RH, on n'a pas de personne dédiée, c'est une équipe de consultants qui s'occupe du recrutement. Idem pour la communication, les méthodes, la formation... ça permet de rencontrer d'autres personnes et d'être intégré. Sans ça je serais un peu seule avec ma manager et mon ordi. Donc ça permet un peu de se sentir intégré mais c'est compliqué vu le contexte actuel.

I : Est-ce que vous avez, vous des « cafés visio » ?

D : pas à ma connaissance, peut être que certaines personnes le font, c'est tout à fait possible mais dans ces cas là c'est 2/3 collègues qui s'entendent extrêmement bien qui vont faire ça. En revanche, ce qui m'est arrivé de faire c'est on a une réunion de prévue de telle heure à telle heure et en fait la personne qui est censée prendre la parole ne se présente pas. Avec les personnes disponibles, on prend le temps de disponible où on est censé être en réunion pour discuter de choses et d'autres et faire connaissances.

I : et pendant ces réunions, à la fois formelles et informelles, tout le monde met sa caméra ?

D : Non, la caméra, non. Il y a juste avec certains managers pour qui la caméra c'est la vie ils la mettent automatiquement donc on suit. Mais sinon personnellement je trouve ça assez intrusif, en plus de générer des bugs dans le réseau donc ça fluidifie absolument pas la communication, bien au contraire. C'est juste chez certains clients pour une question de réciprocité. On met souvent des fonds et parfois y a quand même des bugs, et l'autre fois je me suis pris une réflexion de « sympa tes petites peluches ». Je leur ai dit, « désolée je vis chez mes parents et c'est une chambre d'adolescente donc... ».

I : T'es obligée d'expliquer quelque chose de super intime en fait ?

D : oui, oui, et puis même, parfois, il m'arrive que ma mère ait des trucs à faire et même quand la porte est fermée elle a envie de se débarrasser de la pile de linge. « Typiquement la je suis en réunion ça va pas le faire... »

I : T'as d'autres exemples comme ça ?

D : pas par rapport à moi mais on avait une réunion importante, et il y avait quelqu'un qui avait oublié de couper son micro, ce qui fait que pendant 2 min on a entendu la personne se brosser les dents (rires). La personne elle passe pour un gros blaireau quoi. Là les contours sont très très flous.

I : ça c'est assez mineur j'ai l'impression par rapport à l'empiètement de ta vie professionnelle sur ta vie de famille

D : ah ça c'est beaucoup plus présent, même quand je fais une pause le soir, je suis avec mon ordinateur sur les genoux. Certes c'est plus du fignolage mais quand même c'est frustrant de se dire que je ne suis pas capable de profiter pleinement de ma soirée en abandonnant mon ordinateur ne serait-ce qu'une petite heure le temps d'une série. C'est de se dire je cours après le temps pour pouvoir être plus sereine. Quand je vois qu'un collègue dont je suis assez proche m'a envoyé un message à 7h du mat pour me dire coucou, je me dis mais en fait là c'est travail. Et je compartimente vachement surtout depuis le télétravail en fait. Auparavant, il m'est arrivé de faire des trucs perso genre facebook. Mais depuis, je suis avec mon ordi perso je fais que des trucs

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persos. Je ne vais pas checker mes mails sur mon ordi perso, je ne vais pas aller sur les réseaux sociaux sur mon ordi pro. C'est inconscient, ne pas compartimenter c'est la porter ouverte à n'importe quoi. Surtout que mon bureau il est collé à mon lit donc pour travailler j'ai juste besoin de faire un pas et c'est tout. Quand je fais des nocturnes, je change de pièce dans la maison pour que quand je termine ma journée de travail (une fois jusqu'à 3h du matin), me dire je vais monter les escaliers, pour imiter les transports. Le temps de trajet c'est devenu mon petit escalier.

I : j'ai l'impression que t'essaies de remettre des frontières là où elles ont un peu disparu... D : C'est exactement ça. Et il faut en mettre parce qu'on est censé être disponibles h24. I : Est-ce que tu peux me donner un exemple type d'une journée télétravaillée ?

D : oui ! Avant, ma douche je la prenais de matin parce que c'était mon rituel. Maintenant, le matin on est tellement sollicités que j'ai décalé la douche à un moment où je sais que je vais me détendre. J'ai besoin de couper, sinon je ne vais pas me laver. Le matin, je me réveille vers 7h30, je prends en 3 secondes mon petit dej. Je m'habille, je mets du rouge à lèvre, c'est très bête (quand on est masqué on voit que les yeux on peut ne pas se maquiller la bouche) donc à l'intérieur j'en profite. Vers 8h15 je me mets à bosser, ensuite il y a des réunions, vers 13h je mange en famille ; j'essaie de faire en sorte d'être à nouveau disponible à 14h (c'est important d'avoir une heure où on fait autre chose que de travailler) mais dans les faits quand je sais que je vais encore terminer tard, je me dis que je vais sacrifier quelques minutes de ma pause dej pour terminer moins tard. Je sais qu'il y aura toujours énormément de travail donc si je peux essayer de grapiller 30 minutes, je le fais. Il peut m'arriver de terminer ma pause dej plutôt vers 13h30. Là, avec les nouvelles mesures vers 18h15 je vais marcher. Vers 19h je vois si mentalement je suis disponible pour travailler encore un peu, je travaille pendant 30 minutes - une heure puis je vais me doucher ou alors si vraiment je suis au bout du rouleau, je me douche, me pomponner jusqu'au dîner puis retravailler après.

I : Finalement le travail c'est la ligne directrice de toute ta journée en fait

D : ah oui oui oui, je sais que j'ai une énorme journée de travail et j'essaie d'incorporer ça et là des moments où je vais vivre comme mr et mme tout le monde.

I : est-ce que t'as l'impression d'être aussi « présente » en télétravail qu'en présentiel ?

D : oui mais là encore je pense que c'est une histoire de personnalité. J'étais en train de travailler sur une proposition commerciale importante et j'ai continué à travailler jusqu'à 1h30 avec la manager. Je la voyais sur le document - parce que sur le document on peut voir quand les gens sont en train de faire quelque chose - je m'attendais pas à ce qu'elle soit là, je me suis dit que je suis en train de me faire gauler à travailler à cette heure là c'est pas possible. Sachant que le dimanche soir c'était pareil. Elle faisait beaucoup d'aller-retour, elle devait pas comprendre ce que j'étais en train de faire donc je suis allée le lui dire.

Le lendemain j'en ai parlé à un collègue qui m'a dit : « mais c'est mort normalement à 20h tu te casses ». Mais pour moi on lâche pas son équipe, on est 4 personnes à travailler sur ce dossier là, c'est pas parce que ça m'arrange de finir plus tôt que je vais le faire, il y a un engagement qui est pris. Sauf si expressément on me dit va faire ta vie.

C'est pas le cas des deux juniors qui ont les mêmes responsabilités que moi.

Il y a une question de personnalité vis-à-vis de l'implication.

La différence par rapport au présentiel, en télétravail on peut être pris de « tiens je vais me faire un
chocolat chaud, tiens je vais regarder une petite série », il y a des bruits parasites (le mois derniers il

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y avait des travaux chez moi). Si j'avais été au bureau, il y a éventuellement des collègues mais on est carrés et focus sur ce qu'on fait.

I : est-ce que t'aurais fait des horaires pareils si t'avais été toute seule sur un projet ?

D : c'est une bonne question. En fait ça dépend. Si il y a un sujet qui me passionne au plus haut point, ça relève plus de la curiosité que du travail. Mais si ça m'intéresse pas, je vais être à fond mais je vais pas faire des heures improbables.

I : il y a le fait d'être redevable à ton équipe ?

D : non, c'est plus qu'on est ensemble. Il y a pas tout le monde qui réagit de cette manière là. Le télétravail c'est assez dur pour tout le monde. Il y a ce côté engagement, on m'a demandé d'être en charge de telle chose. Mais c'est vraiment à mon sens une question de personnalité et de caractère.

I : dans un monde idéal sans crise sanitaire, tu continuerais à être en télétravail ?

D : le télétravail, j'en parle pas en des termes très positifs mais ça présente quand mêmes des avantages. Je voudrais toujours avoir du présentiel pour le côté social, pour la distinction vie pro / vie perso. Mais le télétravail est intéressant si j'attends un colis par exemple, quand j'ai besoin d'être chez moi j'ai pas besoin de poser un RTT. Ou alors avoir un rdv chez le médecin à côté de chez moi c'est plus rapide.

Dans le monde idéal, je ferai du télétravail une à deux fois par semaine. Mais c'est à tester, chacun doit trouver son rythme de croisière.

I : est-ce qu'il y a quelque chose qu'il te semble importante à rajouter pour parler du télétravail ?

D : je pense que le télétravail, c'est difficile de dire c'est bien ou pas bien. Moi au début il y avait ce côté je travaille et j'étais disponible h24 et là je me rends compte que c'est à moi de fixer mes propres barrières, mes limites. Il faut des règles mais dans les faits il y aura toujours quelqu'un qui essaiera de faire en sorte d'avoir ce qu'il veut en temps voulu. Il faut être discipliné envers soi-même, dire le vendredi je ne suis plus disponible à partir de telle heure. Moi-même je ne fais que tester des choses au début j'avais mon téléphone pendant les pauses et en fait je n'en profitais pas. Cette semaine, plus light, j'ai fait une pause piano pendant 30 minutes. En présentiel je ne faisais pas de pause. Je pète un peu des câbles parce que j'ai l'impression de vivre pour travailler. Je suis en posture de test permanent pour trouver le rythme.

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Merci d'avoir pris le temps de me lire, Laureline






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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld