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Etre présent(e) au travail à  l'heure du coronavirus: comment les employés juniors se rendent-ils visibles au télétravail ?


par Laureline MICHAUD
Sorbonne Université - Chargé(e) d'études sociologiques 2022
  

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A. UNE TERRE INCONNUE

Pour les entreprises et les organisations publiques des personnes interrogées, ce qui est arrivé en mars 2020 était sans précédent. Les défis d'aménagements de travail se sont ajoutés à l'angoisse que représentait une crise sanitaire globale, et aux allers-retours politiques : au départ, le confinement devait ne durer que 15 jours. Les dirigeants recevaient les nouvelles directives au compte-goutte, et en même temps que le reste des travailleurs. Leurs communications faisaient souvent échos aux toutes dernières recommandations gouvernementales. Lors de notre échange, Chloé - stagiaire dans une grande banque française depuis 5 mois - a reçu une ces communications et nous l'a partagée :

«En attendant les clarifications détaillées du ministère du travail aujourd'hui - puis du groupe - seules les personnes ayant une autorisation du médecin du travail viennent au bureau lundi (...) Merci aux managers de se rapprocher de leurs équipes pour identifier ceux qui veulent venir un jour par semaine et préciser le jour. Nous collecterons les demandes lundi » (Chloé, stagiaire au département RSE dans une banque de grande taille)

La direction est donc sortie de son rôle de «leader sachant» pour adopter une place d'intermédiaire, qui laisse parfois apercevoir ses doutes, comme dans cette entreprise publique basée à Londres :

« Quand ils ont vraiment vu mais un peu tard qu'on était dans une pandémie mondiale et que ce n'était pas à prendre à la rigolade, ils ont dit : « ok on annule tout, rentrez chez vous avec votre pc, on verra après. On a compris que c'était exceptionnel quand ils ont dit : « rentrez chez vous, on ne sait pas trop comment nous on va le gérer mais on le gérera après coup » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

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On a pu observer toutefois une certaine avance dans les entreprises d'envergure

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internationale où le télétravail était déjà pratique courante, et même inclue dans les perspectives d'évolution de carrière :

« Nous on est autorisés à le faire à partir de 1 an d'ancienneté dans l'entreprise et on peut choisir entre plusieurs jours mais c'est très souvent le mercredi pour le vendredi et il faut un peu vérifier que son manager ne prenne pas le même jour. » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

En France, en 2019, le télétravail était étendu à 12,5% des actifs13 - en sachant que cela comprenait toute forme d'activité professionnelle hors lieu de travail (dans les espaces de co-working, dans les cafés, les trains, etc.). En 2020, c'est un actif sur 4 qui travaille depuis chez lui en France (et nulle part ailleurs). Les organisations plus traditionnelles, comme cette unité de service public pour l'exportation (citée précédemment) dans laquelle travaille Lucas depuis 2 ans et 5 mois, ont été moins réactives que les firmes anglo-saxonnes car le télétravail n'était pas intégré comme un mode de travail possible :

« Il faut savoir que (le télétravail) n'existe pas - niveau assurances vis-à-vis de l'entreprise niveau réglementation, règlement intérieur, ça n'existait pas pour la situation de mars à juin. Donc ils marchaient un peu sur des oeufs, avec des situations exceptionnels, des avenants et tout... C'est pour ça qu'ils voulaient absolument qu'on revienne au travail en septembre. Je pense qu'une boîte ce qui a vraiment l'habitude du télétravail de base, ce qui est le cas à Londres et au Royaume Uni en général va être bien plus avancée.» (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Le caractère inédit de la crise et la spécificité culturelle ont joué sur le degré de difficulté d'adaptation des organisations. Toutefois, le critère (pour la capacité d'adaptation) qui ressort le plus de nos échanges porte sur la taille.

B. UNE VARIABLE DE TAILLE

On observe, en effet, une dichotomie claire entre les grands groupes et les plus petites organisations.

1. DEVOIR D'EXEMPLARITÉ DES GRANDES ORGANISATIONS

Les grandes entreprises ont de facto une plus grande visibilité à l'échelle nationale. Elles ne peuvent pas se permettre, comme on a pu le voir chez Total19, de se faire rappeler à la loi. Au-delà du caractère légal : derrière une image publique, il y a non seulement les consommateurs, mais également les investisseurs. Comme le montre Yoann, une grande mutuelle de santé se doit d'être irréprochable en termes de précautions dans une telle situation :

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« Dans la deuxième entreprise (grande entreprise) étant donné que c'est une mutuelle de santé, je pense qu'ils ont très vite suivi les directives du gouvernement et même moi je le vois : actuellement c'est un jour / deux jours de travail en présentiel par semaine, et c'est vraiment 20% de l'effectif maximum. Du coup ils sont très à cheval. Mais je pense que derrière il y a un côté d'image, on ne peut pas se permettre d'avoir des clusters dans une mutuelle de santé ça ferait un peu tâche. » (Yoann, alternant dans une grande mutuelle de santé française)

Elles ont donc été à la fois pro-actives et très rigoureuses, avec des jauges et des calendriers pour les périodes entre confinements. Ces outils permettent de désengorger les lieux de travail et d'établir un roulement. Ils sont parfois totalement automatisé, comme en témoigne Louis :

« Je m'étais inscrit à mon local pour le lundi et également pour le mardi, et en fait quand j'y suis allé le mardi je reçois un mail d'une personne de la direction - mais après c'est un mail qui est automatisé - qui dit voilà tu as choisi deux jours, tu devrais pas faire ça» (Louis, auditeur depuis 6 mois au sein d'une ETI)

La grande taille de ces organisations ont également rendu le télétravail plus accessible grâce aux moyens qui étaient déjà mis à disposition des équipes : ordinateurs et portables professionnels, VPN, cloud. Lorsqu'un matériel informatique venait à manquer, le remboursement était automatisé. Tout cela a permis une transformation beaucoup plus fluide :

« Je pense que mon entreprise a réussi à bien s'adapter au télétravail. Une semaine avant le 16 mars (donc quand on nous a dit tout le monde était confiné), ils nous avaient déjà dit « amenez votre ordinateur au cas où ». Ils ont fait un point sur tout ce qui est VPN, sur le matériel qu'on avait chez nous... Je trouve qu'ils ont vraiment anticipé le télétravail : quand on est passé en télétravail, on avait tout le matériel nécessaire pour travailler donc ça c'était bien. Et quand on a pu recommencer à travailler sur site, chacun a pu y aller quand il voulait mais on avait des sheet Excel. Tu vois le pourcentage de personnes et on doit pas dépasser les 30%. Et aussi pour la cafétéria on a le même dispositif en fait on a des plages et on voit le nombre de personnes il y a quinze places, selon les plages tu peux rentrer ou pas. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

Nous le verrons, la grande taille de l'organisation ne garantit pas forcément un télétravail à succès, elle assure toutefois de bonnes conditions pour démarrer ce mode inédit de travail.

2. UN JEU D'AMBIGUITÉS QUI PROFITE AUX PLUS PETITES STRUCTURES

De leur côté, les petites organisations ont des moyens financiers plus modestes et sont également moins sur le devant de la scène. Ces deux caractéristiques ont pour

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conséquence de favoriser le présentiel dès que l'occasion se présente (c'est-à-dire dès que le confinement se relâche). En effet, au fur et à mesure que la crise s'est « routinisée » - qu'on a pu en comprendre plus ou moins les codes, les plus petites organisations ont joué sur les ambiguïtés laissées par les annonces officielles. L'expression «partout où cela est possible» laisse place à de nombreuses interprétations, qui peuvent servir de justification pour le retour sur le lieu de travail. C'est ce que nous confie Manon, chef de projet dans un cabinet d'architecture depuis deux ans:

« Et surtout Madame le ministre du travail avec les fameuses trois catégories, la première catégorie donc les travailleurs qui pouvait travailler intégralement de chez eux, la deuxième catégorie ceux qui étaient un peu entre les deux (donc notamment les architectes, les ingénieurs et les bureaux d'études) et la troisième catégorie qui concernait principalement les ouvriers, tous les gens qui ne pouvait absolument pas travailler en télétravail. Et donc partant sur cette fameuse deuxième catégorie, mon patron nous a tout de suite dit qu'il n'y aura pas de télétravail à moins qu'on ait des enfants » (Manon, petit cabinet d'architecture)

Alors que le télétravail avait été effectué lors du premier confinement et qu'elle avait tout le matériel nécessaire pour un fonctionnement optimal, Manon s'est vue refuser le droit de retrouver cette pratique par la suite, avec pour justification l'idée selon laquelle le travail à domicile devrait être réservé aux parents.

« Je l'ai exprimé à mon patron qui m'a globalement envoyé sur les roses en coupant court à la discussion en disant « on en reparlera plus tard » et en fait on n'en a jamais reparlé. Donc je me suis senti contrainte de revenir travailler au bureau tous les jours » (Manon, petit cabinet d'architecture)

Cette stratégie d'évitement se retrouve dans d'autres petites organisations, comme celle de Marine (chargée de communication dans une association sportive). Le retour au présentiel était donné comme acquis.

« Au moment de l'annonce du second confinement, on nous a demandé de venir normalement le lundi et la direction disait « alors demain on mettra ça en place comme réunion » et en fait on sentait qu'il n'y avait aucune volonté de nous mettre en télétravail. Je sais pas comment expliquer...

I : c'est de la non action, des sous-entendus

M: voilà, c'est ça » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

Le respect des jauges d'effectifs est également moyennement appliqué avec le temps. C'est ce que nous partage Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé.

« Au début oui parce qu'ils voulaient jouer au bon modèle, avec le temps ils se sont dit bon « on va mettre en place une jauge - pas plus de 20% des effectifs - dans l'entreprise, il faut absolument remplir un fichier Excel (rires) et avoir l'aval du manageur pour pouvoir aller au bureau » et ça c'est de la très très très très belle théorie. En pratique, il y a constamment des personnes qui vont au bureau comme ça leur chante parce qu'ils sont en train de devenir

fous chez eux. Et typiquement, le jour du séminaire, apparemment sur le fichier Excel il y

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avait deux personnes qui se sont inscrites, sauf qu'à l'issue de notre course d'orientation y avait la moitié de la boîte qui s'est retrouvée dans les locaux, donc en plus on respectait même pas la jauge. » (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

Si la dichotomie est claire au niveau des interprétations des directives, cela ne signifie pas que les situations soient restées statiques. Au contraire, aussi bien pour les grandes que pour les petites organisations, on assiste à un mouvement d'apprentissage avec un dépassement d'a prioris négatifs vis-à-vis du télétravail pour aller vers une routinisation de la pratique et, parfois, un gain de transparence.

C. UN APPRENTISSAGE

1. UN A PRIORI NÉGATIF

De nombreuses organisations étudiées avaient une attitude négative par rapport au télétravail avant la mise en place de ce dernier. Cette attitude était parfois due à des spéculations sur l'implication des employés lorsqu'ils sont chez eux - et particulièrement lorsqu'ils sont juniors. Pour Lucas (chargé de projet export), c'était l'occasion de prouver à sa hiérarchie son sérieux.

« Au début je me suis pourquoi pas - au moins on va pouvoir prouver à notre direction que l'on sait travailler en télétravail et que c'est pas parce qu'on est en mode télétravail qu'on va rien faire, et au contraire. Notre chef nous a un peu briefé dans ce sens là en nous disant « c'est aussi le moment de prouver que tu sais travailler en télétravail ». On s'est dit peut-être qu'il acceptera peut-être plus après pandémie de faire du télétravail. » (Lucas, 2 ans et 5 mois d'ancienneté dans une organisation publique d'investissement export)

L'administration était suspicieuse, en particulier lorsqu'il s'agissait d'une demande de stagiaire :

« C'est vrai que les stagiaires étaient moins autorisés à en prendre (des jours de télétravail) parce que c'était une petite entreprise. C'était plus vu comme un pré-week-end. » (Emma, stagiaire depuis 3 mois dans une multinationale agroalimentaire sur son ancienne PME)

Cette distance peut également s'expliquer par la vision plus globale qu'aurait la direction, sur des problématiques d'intégration des nouveaux employés par exemple ou des risques psychosociaux comme la solitude et l'isolement.

«La direction générale a une vision quand même plus large et pense à l'intégration et nous ont expliqué - et moi je partage cet avis - que si ça a bien marché c'est parce que les gens se connaissaient déjà et pouvaient compter l'un sur l'autre. Mais intégrer quelqu'un de nouveau dans ces conditions ... c'est quand même pas évident.» (Camille, 3 mois d'ancienneté dans un incubateur de projets urbains)

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2. UNE ROUTINISATION

Du fait du caractère obligatoire du télétravail en particulier lors du premier confinement, l'organisation a été amenée à passer outre ses aprioris négatifs, de manière active (plus de contrôles, plus de prévention) ou bien de manière passive (accepter une part d'incertitude grâce à la confiance). Yoann résume bien ce passage obligé au sujet de la coopérative alimentaire dans laquelle il travaillait :

« Et en fait le confinement ça a forcé le télétravail. Du coup ça a un peu brisé les règles et les codes de l'entreprise et eux ont mis un peu de temps à l'accepter mais finalement ça s'est très bien passé. Je pense que ça a brisé un peu les codes. » (Yoann, alternant dans une grande mutuelle de santé française sur son ancienne activité)

Les préventions contre les risques psychosociaux ont pu se faire par l'intermédiaire de conférences sur des sujets comme la déconnexion (1), ou bien par un suivi des conditions de travail des collaborateurs (2). Dans les deux cas, on remarque la proactivité des entreprises, leur désir d'être «au devant des choses».

1. « Mon accompagnement il a été surtout d'un point de vue managérial : il y a eu une vraie inquiétude des managers pour les équipes on a eu pas mal de communication autour de l'équilibre vie pro vie perso (ne pas tomber dans un excès travail parce que on est à la maison). » (Sarah, cadre depuis 2 ans et 9 mois dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

2. « Ils nous ont envoyé un questionnaire pour voir un peu dans quelles conditions on travaillait : « est-ce que vous avez un espace sécurisé, dans le calme pour travailler ?; Est ce que vous êtes assez bien éclairé ? Est ce que vous avez une bonne connexion internet ? » C'est un questionnaire qu'ils nous ont envoyé pour faire un peu le benchmark de tous les collaborateurs. » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

L'expérience de mars 2020 a permis pour certaines organisations d'être moins frileuses par rapport à ce mode alternatif de travail et même de l'intégrer pleinement dans leur fonctionnement.

« C'est marrant parce qu'en juillet et on négociait un peu pour avoir deux jours par semaine et finalement c'est passé minimum deux jours par semaine dans mon équipe. La norme c'est trois jours par semaine et maintenant c'est passé à un seul jour sur site de d'autorisé. » (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Dans le cas de Lucas, la crise a même été l'occasion d'avoir un accès privilégié à la direction, qui a fait preuve de plus de transparence. Lucas voit à présent son directeur régulièrement par visioconférence alors qu'il l'avait à peine croisé dans les locaux depuis son embauche.

«Au début du confinement en mars c'était vraiment eux plutôt qui donnaient une info descendante de comment ça allait se passer et ils nous laissent savoir comment gérer. Mais on remontait aussi nos infos c'était donc quand même des bons moments de partage, ils

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essayaient de s'assurer que tout le monde était dans les meilleures conditions : c'était plutôt positif. Et après ils ont jamais arrêté cette réunion : ça a mis en place un rendez-vous du coup toutes les deux semaines ou on peut mettre on peut balancer nous en tant

qu'employé, remonter tout ce qu'on a envie de remonter directement à la direction même si on le fait avec notre chef tous les jours mais là c'est des trucs qu'on peut aborder

directement. Je trouve que c'est vraiment le télétravail a permis ça.» (Lucas, chargé de projet dans une Grande Organisation d'Export à Londres)

Les directions des organisations se sont donc toutes emparées, de manière différente, de ce nouveau mode de travail. Si les personnes interrogées ont identifié les évolutions de l'organisation dans son ensemble, elles l'ont avant tout vécu par l'intermédiaire de styles de management particuliers. Nous passons ici dans l'analyse d'une approche «macro» à une approche «micro», de «la direction» dépeinte presque comme une personne morale à un ou une supérieur hiérarchique ou «n+1» (sans oublier que les deux sont amenés à se croiser).

D. UNE CULTURE PLURIELLE

Les relations de management ont globalement été affectées par la mise en place du télétravail. Certaines se sont simplement transposées grâce aux outils de communication (et notamment aux «points téléphoniques»), d'autres se sont dégradées à cause de ces mêmes outils. On peut dépeindre 3 styles de management différents, comme idéaux types : celui qui repose sur la confiance et l'autonomie (a), celui qui confère une trop grande autonomie à l'employé (b) et celui qui s'appuie sur une réaffirmation l'autorité hiérarchique (c).

1. CONFIANCE ET AUTONOMIE

Ce type de management, dépeint par 5 de nos interrogé(e)s fait écho à celui identifié par Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel par le terme de «management communicationnel» (voir l'état de la littérature p: XXX) : « Bien que les supérieurs souhaitent effectivement rester en contact proche de leurs subordonnés, ils adoptent également une approche plus facilitatrice et moins directive qui ne se repose pas sur les façons traditionnelles de contrôle du comportement. » (Sewell & Taskin/9- p :1509). Nous avons observé que ce management «est en moyenne mieux vécu par les employés car il les responsabilise» (p: 22) et qu'il est un bon indicateur du succès du télétravail.

Les situations décrites par nos interlocuteurs n'évoquent pas une disparition de la hiérarchie, mais bien une autonomie, une confiance attribuée à chacun. Le mot «fliqué» est utilisé à plusieurs reprises, pour en dé signer l'exact opposé :

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« Je n'ai pas du tout l'impression d'être fliquée ou quoi, rien que la manière dont tu travaille et tout ça c'est toi qui gères, t'as des réunions avec les gens mais vraiment il n'y a pas quelqu'un qui va te dire « est-ce que tu as bien travaillé, est-ce que tu as fait ça, combien de temps tu as travaillé ? ». Vraiment à la fois c'est bien et à la fois c'est pas bien parce que justement ce que je disais t'as pas trop de suivi mais elle te fait confiance : pour cette question là en tout cas elle fait confiance aux employés. » (Emilie, consultante en haute technologie au sein d'une firme multinationale)

« Elle va pas me fliquer, on a des points réguliers. Sur certains trucs je lui dis « non mais t'inquiète je le finis etc » et elle me disait « j'ai aucun doute sur le fait que tu vas finir ce que je t'ai demandé de faire, il y a aucun problème ». (Delphine, consultante dans un cabinet de conseil en santé)

L'existence de points avec la hiérarchie est primordiale : c'est là que le travailleur expose son projet et ses doutes et où on le guide (par feedbacks) pour approfondir ce dernier.

« Tous les lundis, on fait des points de 1h voire 1h30, pour que je lui dise ce que j'ai fait la semaine précédente, quelles sont mes priorités sur cette semaine, et elle me recadre, me rajoute des missions. Je vais lui présenter ce que j'ai fait, si j'ai des blocages je peux lui montrer aussi. Et tout le reste de la semaine si j'ai besoin je lui envoie un message sur Teams « est-ce que je peux te faire un point à telle heure pour que je te présente ça ? », elle me dit oui et on se fait un point de 15min ». (Emma, stagiaire depuis 3 mois dans une multinationale agroalimentaire)

Ces points ne sont pas vécus comme un contrôle actif puisqu'il se fait souvent à l'initiative du collaborateur :

« Je parlerais pas de contrôle sur mes résultats parce que c'est moi qui vais venir les présenter assez spontanément et en fait toutes les 4 semaines on a des présentations de 10/15 minutes à toute l'équipe. » (Alexandre, stagiaire dans une entreprise britannique d'ingénierie informatique)

La hiérarchie fait donc figure de guide, largement décrite comme bienveillante - en particulier à la lumière du contexte difficile.

Cela ne signifie pas pour autant qu'elle disparaît : la bienveillance peut être aussi bien liée à un contrôle des pairs qu'à un échelonnage bien établi, dans un environnement normé.

Après quand on parle de relation professionnelle, de présentation, la hiérarchie se ressent quand même dans le sens où je vais pas présenter quelque chose à ma cheffe de groupe sans être préparée, sans avoir revu le truc avec ma senior. Malgré des relations assez détendues, la hiérarchie reste existante et on quand on parle de boulot il faut être carré. » (Sarah, cadre dans une firme multinationale d'agroalimentaire)

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Cependant, nous avons également rencontré deux participants pour lesquels l'autonomie n'était pas bornée.

2. SURPLUS D'AUTONOMIE

Cette configuration, où l'on observe un excès de liberté dans l'exécution du travail, peut s'apparenter à une situation d'anomie. Au sens de Durkheim, l'anomie3 fait référence à l'absence de norme au niveau de la société et se traduisant en une désorganisation sociale. A l'échelle de l'individu, cette absence de norme ainsi qu'un surplus de responsabilité peut résulter en un sentiment de désarroi.

« Disons que j'ai l'impression qu'on a fini par me confier des tâches qui allaient bien au-delà de ce pourquoi j'avais été embauché ce qui en soi n'est pas n'a pas été le cas pour moi. Je me suis sentie vite dépassée et seule. » (Manon, petit cabinet d'architecture)

« Ils me laissent faire un peu comme je veux, peut-être même un peu trop, justement c'était problème » (Léa, cheffe de projet junior depuis un an et demi dans un cabinet d'urbanisme)

Néanmoins, ce lâcher prise de la part de la hiérarchie est loin d'être unanime. Beaucoup de managers (tels qu'ils nous sont décrits ici) ressentent, avec la distance physique, le besoin de (ré)affirmer leur supériorité.

3. RÉAFFIRMATION D'AUTORITÉ

Cette autorité réaffirmée peut même être vécue comme une violence symbolique comme rappel de l'infériorité hiérarchique du télétravailleur par rapport à un dominant décideur. Par deux fois, les interrogés se sont inquiétés de l'anonymat de cette étude.

« Notamment au premier confinement, j'ai pu me rendre compte que mes employeurs pouvaient s'avérer sinon retors, disons... Que si il y avait quelque chose à faire pour aller dans leur sens ils le feraient. » (Manon, cheffe de projet depuis 2 ans dans un petit cabinet d'architecture)

« C'est un peu compliqué - heureusement que c'est anonyme - parce que mon patron est un peu lunatique. Il y a une confiance quand même, mais c'est vrai qu'il est un peu particulier parce qu'il a besoin de mettre en avant que c'est lui le patron, et que c'est lui le chef. Par plusieurs choses : il nous tutoie mais nous on le vouvoie. Il fait sentir en fait par sa manière d'être et la distance qu'il met entre lui et les salariés que c'est lui le chef. » (Marine, 1 an et 3 mois d'expérience dans une association sportive)

3 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anomie/3719

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Pour être suffisamment exhaustifs, nous avons répertorié et catégoriser le niveau d'autonomie, la présence du travail en équipe ainsi que les rapports hiérarchiques sous forme de tableau :

Noms

Autonomie

Travail en

équipe

Rapport à la hiérarchie

Louis

Travail de "petites mains", points

réguliers, fichiers de suivi

Binôme

Établi mais détendu (peu de différence d'âge)

Sarah

Beaucoup de sujets, manage une

stagiaire; contrôle par points
réguliers, feedbacks

Très fréquent

Proximité malgré une

hiérarchie bien établie, bonne communication

Manon

Surplus d'autonomie - trop grandes responsabilités

Inexistant

Très tendus

Lucas

Relative - travaille en binôme avec son manager

Binôme

Horizontal en présentiel -

micro-management en
distanciel, méfiance ++

Marine

Beaucoup de responsabilités

(management) mais possibilité
d'être micro-managée sur certains points

Ponctuel

Rapport hiérarchique établi

(vouvoiement)

Alexandre

Grande (peut passer plusieurs jours sans communiquer), c'est lui qui présente ses résultats

Faible

Détendu, à l'anglaise

Léa

Surplus d'autonomie - trop grandes responsabilités

Faible

Eloigné

Yoann

Grande (peut passer plusieurs jours sans communiquer)

Très faible

D'égal à égal

Chloé

Grande pour son échelle

Ponctuel

Confiance

Emilie

Relative - contrôle des pairs

Constant

Distance non voulue

Delphine

Relative

Fréquent

Confiance

Camille

Relative

Fréquent

Confiance & supervision (2 diff)

Emma

Autonomie encadrée

Fréquent

Confiance

On voit que les traits caractéristiques des supérieurs des interrogés ne sont pas apparus du jour au lendemain au moment de la mise en place du télétravail, mais - nous le verrons dans la partie suivante - la crise sanitaire a mis à nus certains comportements (dans la gestion de la présence notamment).

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Pour conclure cette partie, nous pouvons établir plusieurs enseignements : toutes les organisations étudiées ont été prises de court à l'annonce du confinement, même si certaines étaient mieux préparées que d'autres à la mise en place du télétravail. Sur le long terme on a pu déceler une différence de gestion entre les grandes entreprises (plus visible donc plus exemplaires) et les plus petites organisations (plus adeptes du présentiel).

En ce qui concerne la philosophie de management telle que décrite par les employés interrogés, on retrouve le management communicationnel (selon la théorie de Caroline Ruiller, Marc Dumas et Frédérique Chédotel 7/), un style de «laisser-faire» ainsi qu'une hiérarchie rigide - souvent associé au "management par le contrôle» (Ruiller & All) que nous allons développer dans la dernière partie. Avant cela, nous avons voulu poser également le contexte du vécu et de l'attitude des participants vis-à-vis du télétravail, à la lumière de ce que l'on vient d'énoncer sur leur environnement professionnel.

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II. TÉLÉTRAVAIL ET EMPLOYÉS JUNIORS

Nous partirons de la recension de la littérature qu'a effectuée Emilie Vayre dans Les incidences du télétravail sur le télétravailleur dans les domaines professionnel, familial et social, avec un point de vue normatif sur les bienfaits et les méfaits du télétravail sur les sujets étudiés. Ces derniers sont principalement des cadres, adoptant le télétravail moins de cinq jours par semaine et dans un contexte sanitaire habituel.

Est-ce que l'attitude des télétravailleurs est la même quand le travail est obligatoirement réalisé à domicile, et que les personnes étudiées sont au début de leur carrière ?

Si l'expérience initiale a pu être inédite pour les participants (A.), le temps et les confinements successifs ont rendu le télétravail difficile sur les plans physique et mental (B.), même s'ils conserveraient la pratique au sein de leur emploi à l'avenir (C.)

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius