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Du Bestiaire au Mythe: Analyse d'un aspect de l'imaginaire baudelairien dans Les Fleurs Du Mal

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par Amina Benelhadj
Université Mentouri de Constantine - Magister 2006
  

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Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,

Tant l'écheveau du temps lentement se dévide !(3)

Chant d'Automne, un autre poème où règnent l'angoisse et la peur de l'approche de la fin, montre la mort à l'image d'un bélier fort qui cherche à mettre en miettes une tour sur le point de succomber. Ce poème peut être attaché à la période où Baudelaire voyait venir l'automne d'une vie écourtée par la maladie et où la menace de la mort était omniprésente :

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(1) Abel et Caïn, Les Fleurs du Mal, strophe 6, v. 2.

(2) Le vin de l'assassin, Les Fleurs du Mal, strophe 12, v. 2.

(3) De profundis clamavi, Les Fleurs du Mal, strophe 4.

J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;

L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'échos plus sourd.

Mon esprit est pareil à la tour qui succombe

Sous les coups du bélier infatigable et lourd.(1)

Le Voyage, le dernier poème de Les Fleurs du Mal, est une sorte d'épilogue de tout le recueil. Dans ce poème Baudelaire montre la vie comme un long voyage dont le but est de fuir devant les réalités amères qui font plonger dans un ennui et un spleen sans commune mesure. Selon le poète, le meilleur des voyages serait le plus grand de tous, celui qui l'emmènerait sans possibilité de retour, vers le ciel ou vers le gouffre.

Dans la poésie baudelairienne, la mort est considérée comme un « lien central de la prédilection chrétienne »(2). Pour cela, un autre type d'images, symbolique de cette grande angoisse face au temps qui fuit et face à la mort, peut être un intime reflet de cette angoisse morbide. Il s'agit des animaux infernaux, et plus précisément, du cheval chthonien. G. Durand rappelle l'existence d'un lien funeste entre le cheval infernal et la mort, en cela que « Le folklore et les traditions populaires germaniques et anglo-saxonnes ont conservé cette signification néfaste et macabre du cheval : rêver d'un cheval est signe de mort prochaine. »(3)

Cet animal funeste surgit de manière effroyable dans Gravure Fantastique où, comme son cavalier, il semble sortir tout droit de l'Enfer, pour traverser le cimetière de l'existence terrestre. Son allure « dévoil(ela réalité de la Mort »(4). Cette image infernale rappelle les chevaux de L'Apocalypse(5) tout en se rapprochant considérablement du cheval infernal qu'évoque A. E. Poe dans ses Histoires Extraordinaires :

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(1) Chant d'automne, Les Fleurs du Mal, strophe 3.

(2) Op. cit., P. Labarthes, p. 185.

(3) Op. cit., Durand (1969), p. 79

(4) Op. cit., P. Labarthes, p. 545.

(5) Cf. Annexes, p. 177.

Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,

Fantôme comme lui, rosse apocalyptique,

Qui bave des naseaux comme un épileptique.

Au travers de l'espace, ils s'enfoncent tous deux,

Et foulent l'infini d'un sabot hasardeux.

Le cavalier promène un sabre qui flamboie

Sur les foules sans noms que sa monture broie,

Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,

Le cimetière immense et froid, sans horizon,

Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terne,

Les peuples de l'histoire ancienne et moderne.(1)

Dans Les Litanies de Satan, et tout en implorant la miséricorde de ce dernier, le poète fera appel à l'image du cheval infernal qui foule sans aucune pitié « les vieux os »(2) d'un vieil ivrogne. De son côté, L'Irréparable, poème déjà cité pour son bestiaire de la mort, décrit, par des images très ressemblantes, la présence de l'infernal cheval chthonien qui écrase l'homme sous son sabot :

(...)

et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,

que le sabot du cheval froisse,

(...)(3)

L'image du cheval infernal se voit tout aussi inspiratrice de mort dans Femmes Damnées, où l'image de l'étalon de la mort est associée, à travers l'image de l'écrasement, au doublet du boeuf :

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage

De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...(4)

Avec toute cette même et grande utilisation des métaphores symbolisant le trépas, il serait possible de dire que « Le réalisme baudelairien ne saurait appréhender la vie qu'au niveau même où errent et meurent les bêtes . » (5) . Pour P . Pia , « aucun poète français n'a vécu aussi

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(1) Une gravure fantastique, Les Fleurs du Mal, vv. 4-14.

(2) Les litanies de Satan, Les Fleurs du Mal, strophe 10, v. 1.

(3) L'irréparable, Les Fleurs du Mal, strophe 3, vv. 3 & 4.

(4) Femmes damnées (Delphine et Hippolyte), Les Fleurs du Mal, strophe 9, vv. 1 & 2.

(5) Op. cit., P. Labarthes, pp. 469-470.

intensément que Baudelaire dans la familiarité de la Mort »(1). En effet, chez ce poète constamment en guerre contre l'ennui, les métaphores animales sont non seulement abondantes, mais aussi porteuses de différentes significations de peur devant le passage du temps et de l'approche de la mort, qui restent inévitable aux yeux du poète.

III- Bestiaire d'une fuite ascensionnelle et mythique :

Avec l'image de la femme antique idéale mais inespérée, l'irrémédiable fuite du temps et l'inévitable mort qui, à chaque tour de sablier, guette de son oeil de corbeau, un incontournable spleen né et rend le poète prisonnier de son noir désespoir.

Cherchant désespérément à fuir ce vague de l'âme, le poète tentera de se réfugier dans deux ensembles d'images, l'un symbolisant l'envol par l'ascension et la libération de l'âme, l'autre symbolisant le monde antique par le mythe et l'imagination. Pour tenter cette grande évasion, le recours au bestiaire s'avère inévitable. Il s'agira non seulement d'images animales reflétant un désir d'essor vertical, mais aussi des images mettant en scène des créatures antiques et fabuleuses.

a- Bestiaire ascensionnel :

L'image de la fuite par l'envol est non seulement présente dans le bestiaire de Les Fleurs du Mal à travers différentes images de oiseaux, mais aussi à travers toute sorte d'images de créatures volantes comme les papillons ou les anges, ou encore à travers des images d'ascension

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(1) Op. cit., P. Pia, p. 132.

de l'âme. Dans ce cas, il serait plus juste de parler d'un bestiaire de l'envol, de l'ascension et de L'Elévation, pour reprendre l'un des titres du recueil.

Il existe dans la poésie baudelairienne une obsession de l'envol qui se traduit par la mise en scène d'un grand nombre de créatures volantes appartenant à différentes formes et espèces. Ces « images ornithologiques renvoitnt toutes »(1) selon G. Durand, « au désir dynamique d'élévation, de sublimation. »(2).

Dans ce bestiaire de l'envol, l'oiseau est d'abord présent en tant que oiseau autrement dit, sous sa forme la plus générale, comme il est le cas dans Bénédiction, dans J'aime le souvenir de ces époques nues ou encore dans Voyage à Cythère. Dans d'autres poèmes, l'oiseau prend la forme plus spécifique du cygne, du corbeau, de l'aigle ou du hibou, pour n'en citer que les plus itératifs. L'image de l'envol peut aussi se faire sans référence directe à l'oiseau, mais en gardant uniquement l'attribut du vol qui est l'aile ou encore, par une spiritualisation du vocabulaire invitant l'être humain à libérer son âme par l'ascension de l'esprit.

En évoquant ces différentes images de l'envol, le poète commencera d'abord par des poèmes comme L'Albatros ou Le Cygne, où la tentative de l'essor reste vaine et sans issue. Ces poèmes sont avant tout une présentation du poète, prisonnier de un monde où la spleen règne en roi et où l'Ennui « (...) rêve d'échafaud en fumant son houka »(3).

Pour parler du poète, Baudelaire ne songe ni à l'aigle romantique, ni au condor de Leconte de Lisle. Il préfère une autre image, plus douloureuse : L'albatros. Oiseau qui rappelle manifestement le macabre pélican voyageur d'Alfred de Musset. Comme chez cet autre romantique, la souffrance et le mépris des hommes constituent un signe d'élection pour le poète

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(1) Op. cit., Durand (1969), p. 145.

(2) Ibid.

(3) Au lecteur, Les Fleurs du Mal, strophe 10, v. 2.

qui en tire la matière de son oeuvre, car, sans le danger (de la tempête, de l'archer, des marins, et allégoriquement, des mauvais sentiments humains) que l'Albatros côtoie, il n'aurait pas eu de valeur poétique. Le poète va donc se comparer et s'identifier(1) au « prince des nuées »(2). Oiseau représentant la dualité de l'homme, cet incompris cloué au sol tout en aspirant à l'infini. L'image de cet impossible envol fait davantage plonger le poète dans le désespoir et dans le spleen.

Par ailleurs, l'albatros reflète dans ce poème, un oiseau calme et complice qui suit en douceur un homme qui n'hésite pas à lui réserver un injuste sort. Ce qui explique la chute négative du premier quatrain avec «  les gouffres amers » :

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent indolents compagnons de voyages,

Le navire glissant sur les gouffres amers.(3)

La troisième strophe se fait mémoire, où l'imparfait renvoit à un passé nostalgique. Elle est riche en contrastes entre un passé glorieux mais révolu et un présent aveulissant et humiliant. Le plus frappant cependant, reste ce rapprochement habile des mots : « volait »(4) du passé céleste et positif qui répond à « laid »(5) du présent négatif terrestre. Dans la strophe suivante et de la même façon, « huées »(6) répondra à « nuées »(7), pour un autre contraste qui fait ressortir de manière plus palpable cette opposition entre passé débonnaire et présent immane. Ce dernier qui trace de la destinée du poète un tableau tragique faisant de lui un oiseau-maudit, un oiseau-martyr et un être exclu de la société.

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(1) Cf. identification du poète in. L'Homme-animal : le bestiaire de l'identification, p. 46.

(2) L'Albatros, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 1.

(3) Ibid., strophe 1.

(4) Ibid., strophe 3, v. 4.

(5) Ibid., v. 2.

(6) Ibid., strophe 4, v. 3.

(7) Ibid., v. 1.

Dans Bénédiction, le premier poème de la première partie intitulée Spleen et Idéal, le destin du poète-oiseau se fait tout aussi dur et injuste mais un peu plus mystique puisque l'oiseau se fait également prophète(1). Concevant son malheur comme une Bénédiction, le poète est heureux parce qu'il est oiseau, parce qu'il est prophète ce qui confère à l'animal, en plus de sa dimension ascensionnelle, une dimension mystique qui le rapproche encore plus du ciel.

Par ailleurs, ce même oiseau reflète à la treizième strophe, l'image d'un petit animal sans défense en proie à tous les dangers, mais toujours renvoyant au poète, cet être qui bien qu'étant en harmonie avec son Esprit, reste hélas un mal-aimé de tous :

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,

« (...) J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,

Et, pour rassasier ma bête favorite,

Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »(2)

L'image du poète rejeté du monde n'est donc envisageable chez Baudelaire que par le recours à l'image de l'oiseau. Ces deux êtres frêles et sans défense sont associés par la poésie et par le destin. Tous deux s'élèvent vers le ciel, l'un par ses ailes, l'autre par son esprit de prophète.

L'image du cygne dans le poème éponyme, rend compte, de son côté, du désir d'envol à travers un univers inspiré directement de la mythologie grecque. Le poème s'ouvre sur une fresque mettant en scène un nouveau Paris et, les quatre premières strophes, brossent le tableau d'une ville qui « change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel. »(3). Ce n'est qu'à la cinquième strophe qu'apparaît un cygne s'échappant tout droit d'un passé révolu dans une vieille cage de souvenirs.

Dans un poème où le présent est transformé par le passé, ce « malheureux mythe étrange et fatal »(4) se trouve cloué à la manière de l'albatros sur un sol qui n'est plus sien. Comme lui,

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(1) Cf. identification du poète, in. L'Homme-animal : le bestiaire de l'identification, p. 46.

(2) Bénédiction, Les Fleurs du Mal, strophe 13.

(3) Le Cygne I, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 4.

(4) Ibid., strophe 6, v. 4.

ses ailes traînent par terre dans la poudre d'une guerre que le poète fait à un présent qui change en effaçant les repères d'un monde passé et harmonieux :

Baignant nerveusement les ailes dans la poudre,

Et disait, le coeur plein de son beau lac natal ;

« Eau, quand pleuvras-tu ? quand tonneras-tu foudre ? »(1)

Avec ce présent métamorphosé et entouré d'une profonde mélancolie, l'oiseau de Léda devient symbole de torture. Se sentant seul et désespéré, il se lamente sur un sort qu'il reproche à Dieu. Le terrible sort de l'exil. Au final, ni le poète ni le cygne ne se sentent chez eux. Ils sont exilés sur une terre devenue inconnue. Ce poème se fait le symbole des bannis de leur terre, il sera dédié à l'exilé de Guernesey, à Victor Hugo.

Les images ascensionnelles présentes jusqu'ici expriment avant tout une impossible quête de l'idéal, une vaine tentative de communion avec le monde céleste car les volatiles sont condamnés à l'errance.

Cette impossible ascension est tout aussi présente dans Les Phares où, en un mélange de précieux et de macabre, de goût de la pourriture et de la mystification, les papillons « errent en flamboyant »(2).

Dans Hymne à la Beauté, « L'éphémère éblouit (...) Crépite (et) flambe»(3), pour ne laisser aucune trace d'ascension, de vie ou de beauté. Quant aux malheureuses créatures volantes de Le Flacon, elles se trouvent prisonnières ne pouvant point « S'élancer vers les champs lumineux et sereins »(4). La chrysalides, « promesse de métamorphose et de résurrection (...) »(5), se heurte quant à elle, à la mort et aux ténèbres, pour ne laisser aucun espoir d'un avenir

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(1) Ibid., strophe 6.

(2) Les phares, Les Fleurs du Mal, strophe 6, v. 2.

(3) Hymne à la beauté, Les Fleurs du Mal, strophe 5, vv. 1 & 2.

(4) Elévation, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 4.

(5) Op. cit., Durand (1969), p. 362.

ascensionnel. Une fois de plus, l'envol échoue dans un « gouffre obscurci »(1), faisant de l'impossible envol, un point commun entre ces images aériennes.

Ce Spleen de la condamnation terrestre se voit, par ailleurs, adouci dans le poème éponyme. Dans cette pièce de Les Fleurs du Mal et parallèlement aux lointains idéaux, subsiste une petite lueur au fond de la pénombre, qui réchauffe le coeur du poète et lui donne l'espoir d'un futur céleste. Dans ce poème, l'espoir se fait chauve-souris, animal moitié oiseau et moitié rat, qui symbolise dans un grand réalisme, cet homme aspirant à l'envol bien que condamné par la nature à vivre au sol :

Quand la terre est changée en un cachot humide,

Où l'Espérance comme une chauve-souris,

S'en va battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;(2)

L'idée de l'essor positif qui voit le jour au fond du spleen se poursuit dans la première strophe de Voyage à Cythère. Ici, l'ascension est synonyme de bonheur et de liberté. Ouvrant grand ses ailes, l'envol des oiseaux se fait « joyeux »(3) et « radieux »(4), sur une mer des plus calmes et des plus accueillantes.

Dans A une Malabraise, c'est au tour du colibris de prendre son essor. Ce petit oiseau-mouche, symbolisant un essor de plus en plus réalisable, habite les rêves de cette belle métisse de quitter sa vie et son pays, songeant à visiter Paris.

Les images de libération et d'essor vues jusqu'ici, rêvent d'un envol vers un ailleurs qui soit idéal et parfait. Un monde qui se fait antique dans Le Cygne, nostalgique dans L'Albatros ou existant dans une réalité spatio-temporelle, qui reste cependant inaccessible, dans A Une Malabraise.

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(1) Le Flacon, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 4.

(2) Spleen (Quand le ciel bas et lourd...), strophe 2.

(3) Un voyage à Cythère, Les Fleurs du Mal, strophe 1, v. 1.

(4) Ibid., v. 4.

Dans Brumes et Pluie, l'image ascensionnelle est différente mais tout aussi présente. Dans ce poème, l'envol ne se fait pas vers un monde idéal du passé ou du présent mais constitue une transition qui échappe à toute notion temporelle. Il s'agit d'une parfaite ascension de l'âme, une libération vers un grand voyage, vers « le »(1) grand voyage, une échappatoire vers la mort. Cet appel désespéré du poète qui rappelle, par son sarcasme, celui de Le mort joyeux, n'est en fait qu'un mécanisme de défense contre la peur de la mort(2).

Dans une langue qui décrit la mort comme une libération, l'âme ouvre ses ailes tel un corbeau, oiseau funeste par excellence, pour accueillir en elle la fin d'une vie terrestre et le début d'une autre céleste :

Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue

Où par les longues nuits la girouette s'enroue,

Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau

Ouvrira largement ses ailes de corbeau.(3)

Le poète souligne, dans ce poème, l'importance de la paire d'ailes que possède son âme. Des ailes qui lui permettront de s'envoler et de s'éloigner de ce monde qu'il rêve tant de fuir. Il est désormais clair qu'à ce niveau de l'envol, celui-ci ne se fait plus par l'animal mais par son attribut qui est l'aile. En effet, « L'oiseau sera désanimalisé au profit de la fonction »(4) faisant ainsi de l'aile le nouveau symbole ascensionnel. Elle devient « l'attribut de voler, non de l'oiseau »(5). A ce moment-là, l'oiseau n'est plus envisagé comme tel, cite Durand, mais « comme un simple accessoire de l'aile »(6). A ce moment-là, « on ne vole pas parce qu'on a des ailes, on se croit des ailes parce qu'on a volé. »(7).

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(1) Guillemets personnels

(2) Cf. analyse de la dynamique des signes, p. 121.

(3) Brumes et pluies, Les Fleurs du Mal, strophe 2.

(4) Op. cit., Durand (1969), p. 145

(5) Ibid.

(6) G. Bachelard, Airs et songes, in. Ibid., pp. 144-145.

(7) Op. cit., Durand (1969), 144-145.

Cette image désanimalisée de l'aile est présente dans plusieurs poèmes. Dans Les Petites Vieilles, et afin de s'enfuir et de s'envoler loin de leurs vies douloureuse, ces dernières empruntent l'instrument de l'envol de l'hippogriffe :

(...)

ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses aile :

hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel !(1)

Dans Les Plaintes d'un Icare, l'obsession d'ascension se fait si intense que l'aile devient attribut de l'homme. Malheureusement, privé une fois de plus d'envol et d'ascension, ce dernier voit son aile se briser sous ses yeux. Ce tragique événement l'empêche d'atteindre ses idéaux et de réaliser ses rêves. Ces images baudelairiennes d'échecs de l'ascension sont employées comme pour dire que l'homme ne réussira jamais à s'élever et à s'éloigner de ce monde :

En vain j'ai voulu de l'espace

Trouver la fin et le milieu ;

Sous je ne sais quel oeil de feu

Je sens mon aile qui se casse ;(2)

Après avoir été appelé à une Elévation physique, le poète est désormais invité à une ascension spirituelle et aérienne à travers le rêve et l'imagination. La désincarnation se fait si puissante et si intense, dans Le Vin des Amants, qu'il ne s'agit ni de l'oiseau, ni de son aile. Dans ce poème, c'est l'esprit de l'homme qui s'élève vers un idéal utopique puisé au coeur des paradis artificiels.

En effet, ce poème célébrant les vertus du vin par l'imagination sans limite qu'il procure, est aussi une invitation à s'envoler, par l'esprit, vers les rêves les plus fous. Des rêves qui permettent au poète et à sa dulcinée de partir «  à cheval sur le vin / pour un ciel féerique et

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(1) Les petites vieilles II, Les Fleurs du Mal, strophe 2, vv. 3 & 4.

(2) Les plaintes d'un Icare, Les Fleurs du Mal, strophe 3.

divin ! »(1). Ce poème se termine sur une invitation destinée à l'amante lui demandant de suivre son élu dans son monde imaginaire, un monde fait de purs rêves ascensionnels.

Cette image de désanimalisation est encore plus suggestive dans Moesta Errabunda. Ce pantoum qui dès le titre qui signifie : `Rêveuse et vagabonde'(2), poursuit cette quête de l'envol. Les images qui se lèvent dans l'âme du poète vieilli, appellent autour de lui les thèmes de la tristesse, de l'enfermement, mais aussi de la recherche d'un ailleurs autrefois connu. Encore un appel à l'évasion et à la fuite vers un monde meilleur qui émane du passé, exprimé par ce même vocabulaire désanimalisé de l'envol et de la libération :

Dis-moi, ton coeur s'envole-t-il, Agathe,

Loin de l'océan de l'immonde cité,

Vers un autre océan où la splendeur éclate,

Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?

Dis-moi ton coeur s'envole-t-il Agathe !(3)

Dans les trois premières strophes de ce poème, des couleurs et des lumières pures sortent des grisailles du spleen. Elles évoquent un monde accordé à la sensibilité, et provoquent un appel désespéré à l'éloignement.

Ces images de désincarnation de l'oiseau sont d'une telle intensité que « nous négligeons l'animalité au profit de la puissance de l'envol. »(4) car tout ce qui importe finalement, c'est d'échapper à cette « boue »(5) qui « est faite de nos pleurs »(6).

Cette invitation à l'essor vertical se fait donc à travers des images ornithologiques incontournables mais aussi complètement désanimalisés . Il faut souligner que c'est cette

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(1) Le vin des amants, Les Fleurs du Mal, strophe 1, vv. 3 & 4.

(2) R. Sctrick, in. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal : Texte intégral avec les clés de l'oeuvre, Paris, Pocket Classique, 1998.

(3) Moesta Errabunda, Les Fleurs du Mal, strophe 1.

(4) Op. cit. Durand (1969), p. 146.

(5) Moesta Errabunda, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v.2.

(6) Ibid.

« Désincarnation qui explique la facilité avec laquelle ces volatiles deviennent emblèmes et allégorie (...) »(1).

Ayant recours à un langage spirituel et aérien, Elévation, poème qui fait l'ouverture du recueil, fut laissé en dernier afin de mieux mettre en valeur cette grande aspiration à l'ascension dont le titre fait déjà preuve. Ce poème constitue également un récapitulatif de l'évolution de l'image de l'oiseau dans la poésie baudelairienne. On relève non seulement l'envol de l'alouette, oiseau qui laisse ses ailes aux « pensers »(2) humaines, mais aussi à l'élévation de l'esprit à travers un langage ascensionnel qui permet au final la transcendance de l'âme. Dans ce poème, le poète invite son lecteur loin des médiocrités terrestres et des sources du Spleen. Il fait appel à l'âme, lui ordonnant de s'élever et de s'envoler vers un monde idéal.

Pour parler de l'Elévation de l'esprit et des « pensers », il n'est pas étonnant que Baudelaire ait eu recours à l'image de l'alouette. Cet animal, écrit Durand, est considéré par Bachelard comme l'« oiseau ouranien par excellence »(3). Durand affirme quant à lui, que ces oiseaux qui « Vers les cieux le matin prennent un libre essor »(1) sont «  pure image spirituelle qui ne trouve sa vie que dans l'imagination aérienne comme centre des métaphores de l'air et de l'ascension. »(2). Dans ce poème, l'alouette est véritablement l'emblème de l'élévation, elle est aussi synonyme de bonheur et de libération de la pensée.

Par ailleurs, dans cette poésie du bonheur spirituel, l'oiseau finit par se métamorphoser en essence. L'image de ces « pensers » qui volent comme des « alouettes »(3) fait justement en sorte que ces petits passereaux perdent leur qualité d'oiseaux en devenant une âme . Dans une

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(1) Op. cit., Durand (1969), pp. 144-145.

(2) Elévation, Les Fleurs du Mal, strophe 5, v. 1.

(3) G. Bachelard, Air et songes, in. op. cit., Durand (1969), p. 145.

(4) Elévation, Les Fleurs du Mal, strophe 5, v. 2.

(5) Op. cit., Durand (1969), p. 145.

(6) Elévation, Les Fleurs du Mal, strophe 5, v. 1.

sublimation des plus poétiques, ce symbole ascensionnel fait que l'oiseau soit « désanimalisé au profit de [s]a fonction »(1). Par ailleurs, tout le poème se fait envol et essor donnant une dimension originale et ascensionnelle à la poésie baudelairienne qui, à l'aide d'un symbolisme savant et riche, a besoin d'échapper à la vie :

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse

S'élancer vers les champs lumineux et sereins !(2)

Dans Elévation, le poète recourt à une poésie qui connaît son univers et le cherche en puisant son inspiration dans « les sphères étoilées »(3), « l'air supérieur » et « les espaces limpides ». Autrement dit, dans l'espace céleste d'un monde idéal conçu par les Grecs :

Va te purifier dans l'air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides(4)

G. Durand qui parle de cet envol vers une sphère idéale, souligne que «la rêverie de l'aile, de l'envol, est expérience imaginaire de la matière aérienne, de l'air - ou de l'éther ! - substance céleste par excellence »(5).

Dans la deuxième strophe, le poète éprouve la sensation physique du bonheur. Il fera de son esprit « un bon nageur qui se pâme dans l'onde »(6) et qui «(...) sillonn(e) gaiement l'immensité profonde /Avec une indicible et mâle volupté. »(7). Ce bonheur pur et serein se fait spirituel et générateur de poésie.

Selon les termes de G. Bachelard, cité par G. Durand dans Les Structures Anthropologiques de L'Imaginaire : « en volant, la volupté est belle (...) contre toutes les leçons

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(1) Op. cit., Durand (1969), p. 145

(2) Elévation, Les Fleurs du Mal, strophe 4.

(3) Ibid., strophe 1, v. 4.

(4) Ibid., strophe 3, vv. 2-4.

(5) Op. cit., Durand (1969), p. 147.

(6) Elévation, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 2.

(7) Elévation, Les Fleurs du Mal, strophe 2, vv. 3 & 4.

de la psychanalyse classique le vol onirique est une volupté pure. »(1). Le poète invite son lecteur à s'élever, à s'échapper de la brume et du spleen de la vie terrestre, à travers une poésie de l'ascension qui reflète avant tout, une profonde aspiration à l'envol, à la libération. Une aspiration à l'idéal, à laquelle sont associées différentes images d'essor vertical. Ascension qui commence par l'image des oiseaux, créatures terrestres permettant l'élévation, et qui se termine par l'essor de l'esprit au moyen de l'imagination, des paradis artificiels ou de la mort.

b- Bestiaire de la fuite antique :

Après un bestiaire baudelairien de l'identification, de l'amour, de la fuite du temps et de la mort et après les multiples tentatives de fuite du monde terrestre par l'envol, le poète tentera de s'évader dans le temps et par l'imagination. Pour cela, il recourt à un bestiaire puisé directement dans une inspiration antique.

La poésie baudelairienne connaît, en effet, une grande présence de la culture des Anciens qui s'exprime, entre autres, à travers un bestiaire mythologique qui met en scène des animaux comme le sphinx, l'hippogriffe ou le centaure. Cette fuite du monde terrestre vers un autre, plus libre par imagination, permet au poète de se libérer.

La créature mythique à laquelle Baudelaire attribuera, par le nombre d'évocations, la plus grande place dans son bestiaire imaginaire, n'est autre que le monstre. Créature mi-humaine, mi-animale, ce dernier est comme une frontière entre deux mondes foncièrement différents. L'un privilégiant l'esprit, l'autre l'instinct. L'image du monstre entre humanité et animalité est surtout représentée à travers un bestiaire d'amour et de féminité. En effet, « A lui seul, le monstre est une figure mythologique, fréquemment associée à la figure féminine »(1).

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(1) Op. cit., Durand (1969), p. 146.

(2) Op. cit., Brunuel (1998), p. 176.

Dans Les Petites Vieilles, le poète évoque à travers les deux prénoms, Eponine et Laïs deux images féminines qui résument vraisemblablement ce qu'une femme peut représenter. Evoquant, l'une la bravoure d'une épouse suivant son mari dans la mort, l'autre une courtisane grecque, toutes les deux sont décrites comme étant des monstres. Aux yeux du poète, toutes les femmes se valent car elles sont, sans exception aucune, de nature monstrueuse.

Dans Femmes Damnées, ces parfaites représentantes féminines sont à la fois Vierges, ne se laissant approcher par aucun homme, Démons, par leur vie immorale dans le péché, et Martyres, obligées d'assumer une nature qu'elles n'ont pas choisie. Dans leur tentative de fuir la réalité, elle se font également monstres en obéissant à leur instinct.

Dans une poésie baudelairienne qui met en avant l'image mythique du monstre, il serait possible de parler d'« (...) autant d'indices d'un chiasme entre l'animal et l'humain, s'il est vrai que le monstre est précisément le représentant d'une étrangeté consubstantielle à l'humain, le signe visible d'un brouillage des identités, et cela dans une zone indécise où les plus hautes nostalgies - la recherche « d'infini » - puisent dans un fond d'animalité (...) »(1). Cette duplicité à la fois animale et humaine se fait encore plus concrète dans la pièce intitulée Le Masque(2) où la beauté se fait à la fois femme et divinité. Cependant, elle « se termine en monstre bicéphale ! »(3), mettant ainsi en évidence non seulement une double nature, mais aussi une représentation antique de la femme

Représentation qui se fait très explicite dès le poème du recueil intitulé Bénédiction, où la femme, voulant arracher le coeur du poète, se fait harpie par ses ongles lancinants. Dans ce poème la femme n'a guère besoin d'être qualifiée de monstre puisqu'elle l'est déjà.

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(1) Op. cit., P. Labarthes, p. 471.

(2) Cf. identification de la femme, in. L'homme-animal : le bestiaire de l'identification, p. 57.

(3) Le Masque, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v. 3.

Dans Le Léthé, et toujours à travers l'image du monstre, le poète décrit une fois de plus une femme en qui se mêlent, dans une nature doublement monstrueuse, la férocité du tigre et l'indolence du cheval.

La femme baudelairienne devient par la dualité de sa nature, une créature intermédiaire entre l'animal est l'humain. Femme-chat, femme-serpent, femme-tigre ou femme-oiseau, elle est une créature antique mythologique, à la fois féminine et monstrueuse qui représente, pour le poète, le parfait amour :

Puisque depuis longtemps je t'aime,

Etant très-logique ! En effet,

Voulant du Mal chercher la crème

Et n'aimer qu'un monstre parfait,

Vraiment oui ! vieux monstre, je t'aime !(1)

En plus de l'identification féminine, l'image du monstre est également employée pour identifier l'être humain ainsi que le poète. Les Sept Vieillards, doublet masculin de Les Petites Vieilles, se distinguent également par leur double nature. Ces vieux êtres décrépits sont, afin de renforcer l'idée que les valeurs antiques sont inaltérables, décrits tels des monstres éternels. Ils échappent, ainsi, à cette phobie d'Anubis que le poète craint et fuit de peur qu'elle lui rappelle sa propre nature. Après s'être fait oiseau, chat ou vipère, dans Bénédiction, il est décrit par sa propre mère comme étant un monstre :

Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes

Pour être le dégoût de mon triste mari,

Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,

Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,(2)

Le monstre, incarnation de la duplicité humaine, peut par ailleurs, être subjectif ou une incarnation du subjectif . En effet , d ès la pièce liminaire Au Lecteur, cette créature antique est

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(1) Le monstre ou le paranymphe d'une nymphe macabre, Les Fleurs du Mal, strophe 5.

(2) Bénédiction, Les Fleurs du Mal, strophe 3.

évoquée pour symboliser le plus grand ennemi du poète et de son lecteur. Le monstre, ici, incarne l'ennui.

Enfin, et pour une description terrifiante et épouvantable de l'Enfer, le poète recourt dans L'Irrémédiable à plusieurs images avec, entre autres, celle du monstre. Dans ce poème, celle-ci ne renvoit ni à l'homme ni à la femme, mais à une créature effroyable qui attise la peur et l'angoisse :

(...)

Où veilles des monstres visqueux

Dont les larges yeux de phosphore

Font une nuit plus noire encore

Et ne rendent visibles qu'eux ;(1)

La poésie baudelairienne emploie donc l'image du monstre pour parler de la créature mythique dans sa définition la plus abominable, mais aussi pour essayer d'identifier et rattacher l'humanité à un passé mythique.

L'identification aux animaux antiques ne se fait pas uniquement par l'image du monstre. D'autres images de d'autres animaux et créatures imaginaires sont également employées et renvoitnt au poète, au lecteur ou à la femme. Notons que celle-ci est associée à des animaux imaginaires (sphinx, fée ou sylphide) ainsi qu'à des déesses et des démons qui sont à moitié animale (nymphes et sirènes).

Après Le Masque, où le poète décrit la Beauté extérieure comme ayant un visage de monstre, c'est une fois de plus à travers des images de créatures imaginaires, y compris celle du monstre, qu'il s'interroge dans Hymne à la Beauté, sur les origines de celle-ci :

De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène ?

Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,

Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -

L'univers moins hideux et les instants moins lourds ?(2)

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(1) L'Irrémédiable, Les Fleurs du Mal, strophe 6.

(2) Hymne à la beauté, Les Fleurs du Mal, strophe 7.

La femme dans ce poème est transformatrice du réel. Grâce à elle, la vie du poète est moins dure et plus tendre. Par sa nature à la fois démoniaque et divine, mythique et mystique, elle ouvre au poète les portes d'un monde antique et lui fait découvrir un infini qu'il aime, un infini jusque là inconnu.(1)

Dans Orgueil, c'est une sirène, une femme-poisson, qui attire l'homme « par sa robe de saint ou sa barbe se sage »(2) vers le grand rivage. Obsédant son esprit, elle lui permet de goutter à un amour des plus effrontés. L'image de la sirène, qui dans l'Antiquité était une courtisane, a évolué pour incarner « la féminité et le vice »(3). Dans La Prière d'un Païen, la fuite mythique garde un masque fait d'amour et de féminité à travers l'image de la sirène qui par sa beauté, incarne la volupté que le poète cherche avec avidité  :

Volupté, sois toujours ma reine !

Prends le masque d'une sirène(4)

Cette image de la femme antique est également très explicite lorsqu'elle s'incarne et s'identifie à l'animal antique par excellence qui n'est autre que le sphinx. Le recours à cet animal antique, intarissable source d'inspiration depuis des siècles, se fait dans des poèmes où la part de féminité se remarque dans le titre et dans le contenu.

Que ce soit dans La Beauté ou dans Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, c'est dans l'éternité d'un amour inspirateur que la beauté de la femme se fait sphinx. Etre distant et n'éprouvant aucun sentiment de bien ou de mal, elle « trône sur l'azur comme un sphinx incompris »(5) et prenant une allure « de fiers monuments »(6). Lorsqu'il est avec elle, le poète noie ses angoisses et ses peurs dans ses yeux ensorcelant faits « De purs miroirs qui font toutes

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(1) Ibid., strophe 6, v. 4.

(2) Orgueil, Les Fleurs du Mal, strophe 3, vv. 3 & 4.

(3) « La sirène », op. cit., F.-Beyoncé et Fayol, p. 117.

(4) La prière d'in païen, Les Fleurs du Mal, strophe 3, vv. 1 & 2.

(5) La Beauté, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 1.

(6) Ibid., strophe 3, v. 2.

choses plus belles »(1). Elle le conduit vers l'équilibre d'un monde harmonieux qui pourrait rappeler les temps anciens à travers l'image de ce monstre à tête de femme. C'est ainsi par « Ses yeux (...) faits de minéraux charmants »(2) que la femme-serpent dans Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, emmène le poète vers un univers de beauté et de sensualité. Elle le transporte par ses airs de « sphinx antique »(3), vers un monde ancien, à la fois « étrange et symbolique »(4).

Dans un poème intitulé Sur les Débuts D'Amina Boschetti(5), le poète montre une fois de plus une omniprésence de la tentation de la fuite vers l'harmonie. Celle-ci prend dans ce poème des apparences féminines à travers cette ravissante jeune fille à la fois nymphe et sylphide. Amina, jeune fille « au pied fin »(6) et à « l'oeil qui rit »(7) est d'une grande féminité. Malgré sa grande résistance, le poète est sur le point de succomber à la tentation en suivant ces « délices mensongères »(8). Délices proposées par une jeune fille aspirant à l'antique en voulant enseigner « la walse à l'éléphant, / Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne, »(9). Cela dit, ces délices restent « mensongères » peut-être parce que le poète sait au fond de lui-même, que jamais il ne pourra atteindre ce monde tant convoité et espéré.

Monstre, sirène ou sphinx, nymphe ou sylphide, de Satan ou de Dieu, la femme baudelairienne transporte son poète à travers le temps et l'espace, vers une époque ancienne

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(1) Ibid., strophe 4, v. 2.

(2) Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v. 1.

(3) Ibid., v. 3.

(4) Ibid., v. 2.

(5) Le titre complet du poème est : Sur les débuts d'Amina Boschetti au Théâtre de La Monnaie à Bruxelles.

(6) Sur les débuts d'Amina Boschetti, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 1.

(7) Ibid.

(8) Ibid., v. 3.

(9) Ibid., strophe 3, vv. 2 & 3.

et idéalement antique. Une ère dont la tentation est visible à chaque vers baudelairien où elle montre l'importance qu'accorde le poète à sa quête de beauté et d'harmonie.

En plus de cette identification antique de la femme, le poète s'identifie lui-même ainsi que l'être humain à travers l'image du sphinx, du vampire, du centaure et de l'hippogriffe. En effet, après sa propre identification aux chats dans le poème éponyme, animaux que l'Erèbe « eût pris pour(...) coursiers funèbres »(1) et auxquels il attribue une connotation mythologique, le poète continue à la troisième strophe sa quête d'identité antique à travers l'image du sphinx, à laquelle il s'associe, et l'image du chat, son doublet dans le poème :

Il prennent en songeant les nobles attitudes

Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,

Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;(2)

Pour Baudelaire, ces petits carnassiers ne se contentent plus d'être des animaux de compagnie sont aussi dotés de raison. Dans le premier vers du tercet, le poète parle d'une démarche volontaire et réfléchie de ces créatures intelligentes et sages voulant vivre à l'écart, loin du monde. Pour réussir cette distanciation, ces petits animaux de compagnie se feront passer pour des sphinx, animaux mythiques qui vivent seuls dans le désert en étant « Oublié(s) sur la carte »(3) et « ignoré(s) du monde insoucieux »(4). Ils leur permettent surtout de « s'endormir dans un rêve sans fin »(5). Un rêve à la fois mythique et mystique.

Après avoir été convoqués pour identifier la nature double de l'être humain, et surtout celle du poète et de la femme, l'animal antique continue à travers d'autres images mythiques, à divulguer cette profonde aspiration à l'Antiquité à travers cette double nature humaine. Cette duplicité est très significative dans le poème au titre latin intitulé L'Héautontimorouménos

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(1) Les Chats, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 3.

(2) Ibid., strophe 3.

(3) Spleen (J'ai plus de souvenirs...), Les Fleurs du Mal, v. 23.

(4) Op. cit., v. 2..

(5) Les Chats, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v. 3.

qui signifie, le bourreau de soi-même(1). Dans cette pièce, le poète se montre sous son jour le plus féroce. Par ailleurs, dans une inspiration à la fois mystique, avec l'image de Mois, et mythique, avec celle de la mégère, le poète exprime dans cette pièce la grande souffrance qui naît de sa condamnation à être à la fois « la victime et le bourreau » :

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau !(2)

Dans cette pièce, le poète recourt à l'image du vampire, créature à la fois vivante et morte qui, comme le poète, se trouve à deux endroits à la fois. Le vampire est condamné à vivre éternellement dans la Mort. Il n'appartient ni au royaume des vivants, ni à celui des morts. Il a choisi la vie éternelle et il en paye le prix. Le poète quant à lui est condamné à vivre dans le rire en transformant cette marque de bonheur et de joie en une affreuse et douloureuse condamnation.

Portant le titre même de Le Vampire, un autre poème montre l'envie qu'éprouve le poète de se délivrer de cette vie dans la mort. Il souhaite et tente de mourir en vain. « le glaive rapide »(3) et « le poison perfide »(4) qu'il a appelé à l'aide, restent sourds à sa détresse et le laissent, condamné, à son « esclavage maudit »(5) :

« (...) Imbécile ! - de son empire

Si nos efforts te délivraient,

Tes baisers ressusciteraient

Le cadavre de ton vampire ! »(1)

L'abandonnant à son bannissement, le glaive et le poison craignent que la liberté de l'homme ne réveille son créateur, un monstre encore plus à craindre. Ils ont peur de réveiller la femme.

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(1) Op. cit. R. Sctrick, p. 102.

(2) L'Héautontimorouménos, Les Fleurs du Mal, strophe 6.

(3) Le vampire, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 1.

(4) Ibid., v. 3.

(5) Ibid., strophe 5, v. 4.

(6) Ibid., strophe 6.

Dans ce poème qui fait preuve d'une inspiration antique, il est également possible de relever quelques empreintes mystiques, à l'image de cette femme-vampire qui n'est en vérité qu'un avatar de l'Eve biblique. L'image de Eve, possédant au préalable la réputation d'être une tentatrice, connaît, dans cette pièce, une perversion de rôle car au lieu de condamner le poète, comme dans la Bible, à une vie terrestre et mortel, celle-ci le condamne au contraire à une immortalité qu'il refuse.

Dans le poème adressé à son ami Théodore de Banville, Baudelaire parle de la violence avec laquelle sont accueillis les poètes ayant des idées différentes et dont le « (...) sang fuit par chaque pore »(1). Pour riposter et surtout afin de résister, Baudelaire se réfugie dans l'image d'un animal antique réputé pour sa grande violence. Il souhaiterait avoir « la robe du centaure »(2) pour la grande force qu'elle possède. Cette référence pourrait renvoyer à La Robe du Centaure de Leconte de Lisle qui, empoisonnée, a réussi à tuer Héraklès(3) :

Est-ce que par hasard la robe du Centaure

(...)

Etait teinte trois fois dans les baves subtiles

De ces vindicatifs et monstrueux reptiles

Que le petit Hercule étranglait au berceau ?(4)

Il est important de signaler par ailleurs, que le recours à cette image du centaure, créature mythique à la fois humaine et animale, homme et cheval, montre une fois de plus un souci d'identification. En effet, c'est l'homme qui est à l'origine de cette créature et à travers elle, il « ne laisse pas libre cours à son désir et à son penchant d'animalité, mais retrouve en l'animal des qualités humaines qu'il lui sont imposées ou qu'il partage avec lui. »(5).

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(1) A Théodore de Banville, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v. 1.

(2) Ibid., v. 2.

(3) Cf. op. cit., Albouy, p. 67

(4) A Théodore de Banville, Les Fleurs du Mal, strophe 4.

(5) Op. cit., L. Desblache, p. 51.

Dans le poème intitulé L'Alchimie de la Douleur, le poète fais, une fois de plus, appel à l'antiquité pour s'identifier. Dans ce poème, et dans une atmosphère de magie et d'occulte, accentuée notamment par la présence du Dieu Hermès, le poète se reconnaît dans l'image de Midas, le célèbre roi aux oreilles d'âne ayant le pouvoir de transformer tout ce qu'il touche en or. Cela dit, dans son image de condamné par le sort de la vie, le poète ne réussit quant à lui qu'à changer l'or en fer. Comme Midas, il finit par se suicider et s'en va « sur les célestes rivages »(1), construire « de grands sarcophages »(2).

Dans Les Fleurs du mal, le recours à l'Antique ne se fait pas qu'à travers des images d'animaux. Comme il vient d'être montré avec Midas, il arrive que le poète fasse également appel à des personnages célèbres de la mythologie dont la majorité a un rapport de près ou de loin avec les animaux.

Un autre personnage à la fois mythique et féminin, a énormément inspiré le poète de Les Fleurs du Mal. Il s'agit de Circé, la magicienne qui a le pouvoir de changer les hommes en animaux, ne faisant, probablement, que réveiller cette part animale qui sommeille en eux.

Dans Le Voyage, le poète recense plusieurs raisons qui pourraient pousser l'homme à voyager. Cependant, ces voyages sont des fuites devant des réalités que l'homme n'arrive pas à assumer. Parmi ces réalités à fuir, apparaît la femme à laquelle renvoit « La Circé tyrannique »(3). Pour échapper à ce destin d'amour sans issue, les hommes, ces «Astrologues noyés dans les yeux d'une femme »(4) ;

Pour n'être pas changés en bêtes, (ils) s'enivrent

D'espace et de lumière et de cieux embrasés ;

La glace qui les mord, les soleil qui les cuivrent,

Effacent lentement la marque des baiser.(5)

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(1) L'Alchimie de la douleur, Les Fleurs du Mal, strophe 4, v. 2.

(2) Ibid., v. 3.

(3) Le Voyage I, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v. 4.

(4) Ibid., v. 3.

(5) Ibid., strophe 4.

Pour parler de la haine humaine, le poète évoque, dans Le Tonneau de la Haine, l'une des images antiques reflétant ce sentiment. C'est celle des quarante-neuf Danaïdes condamnées à verser de l'eau, jusqu'à la fin des temps, dans un tonneau percé, pour avoir tuer, dans un souci de vengeance, leurs époux la nuit de leurs noces. Pour décrire cette indestructible haine, le poète fait appel à l'image antique de l'hydre de Lerne, monstrueux serpent à plusieurs têtes toujours renaissantes :

La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne,

Qui sent toujours la soif naître de la liqueur

Et se multiplier comme l'hydre de Lerne.(1)

Le bestiaire fabuleux, moins important que la bestiaire mythique, tient également dans ce bestiaire de l'imaginaire une petite place qui reste tout de même non négligeable.

Dans La Muse Malade, le poète recourt à l'image négative du succube et du lutin pour décrire la peur de sa muse, dans Les Sept Vieillards(2), il recoure à celle du phénix, oiseau « fils et père de lui-même »(3) et dans Hymne à la Beauté, à celle de la fée.

Dans le poème intitulé Le Cygne, cet animal est présenté dans la sixième strophe comme sorti tout droit d'une fable. P. Dufour souligne que, dans ce poème, le cygne « parle de façon aussi artificiel qu'un animal de fable ou qu'une figure emblématique. »(4).Le poète lui attribue la capacité de parler et même de se plaindre à Dieu :

Baignant nerveusement ses ailes dans la poudre,

Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :

« Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu foudre ?(5)

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(1) Le tonneau de la haine, Les Fleurs du Mal, strophe 3.

(2) Cf. description des êtres séniles, in. L'homme-animal : le bestiaire de l'identification, p. 51.

(3) Les sept vieillards, Les Fleurs du Mal, strophe 11, v.3.

(4) Op. cit., Pierre Dufour, p.143.

(5) Le Cygne I, Les Fleurs du Mal, strophe 6, vv. 1-3.

La dernière référence animale pour ce thème de la fuite mythique et fabuleuse, ne peut être que l'image d'un animal mêlant à la fois envol et irréalité soit, les deux moyens qu'emprunte Baudelaire pour quitter le spleen de la vie terrestre.

Dans Les Petites Vieilles, c'est l'image de la mort, de la libération éternelle et de la parfaite ascension vers le ciel qu'espèrent ces pauvres créatures à travers l'image de l'hippogriffe, le cheval ailé. Ce denier est prié de venir mettre fin à leur souffrance :

Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel !(1)

L'une, par sa patrie au malheur exercée,

L'autre que son époux surchargea de douleurs,

L'autre, par son enfant Madone transpercée,

Toutes auraient pu faire un fleuve avec leur pleurs !(2)

Femmes désespérées de la vie, elles aimeraient en finir grâce à ce cheval symbolisant à la fois l'Enfer parce que rappelant l'infernal cheval chthonien annonceur de mort, mais aussi le Paradis étant donné que l'animal possède des ailes, l'une des caractéristiques des anges.

Ce thème de la fuite antique permet donc au poète une évasion qui, à travers le temps et l'espace, le conduit dans un endroit où se trouve une place lui étant réservée, ainsi qu'à la femme et aux humains de manière générale.

IV- Une Charogne : Analyse d'un poème synoptique :

Pour clore cette analyse thématique, un poème a été intentionnellement laissé en dernier. Il s'agit de Une Charogne. Pièce de la première partie du recueil, elle relate ce que le poète et sa maîtresse voient lors de l'une de leurs promenades : Une Charogne.

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(1) Les petites vieilles II, Les Fleurs du Mal, strophe 2, v. 4.

(2) Ibid., strophe 3.

Si ce poème a été laissé en dernier, c'est parce qu'il constitue une pièce centrale et synoptique dans l'analyse du bestiaire de Les Fleurs du Mal. A la différence de Au Lecteur qui joue le rôle de préface, Une Charogne résume l'évolution thématique que suit le bestiaire baudelairien dans le recueil.

En se basant sur un passage(1) d'un roman d'A. Maalouf, intitulé Le 1er Siècle après Béatrice, Une Charogne, poème déjà cité, sera analysé de manière récapitulative de l'évolution du bestiaire baudelairien dans Les Fleurs du Mal .

Dans ce passage, Maalouf se base sur l'étymologie grecque de deux mots. D'abord, celui de « larve », dont l'origine grecque signifie image, ensuite, celui de « imago » qui renvoit « au nom scientifique de l'insecte qui a atteint sa forme définitive »(2).

Cet extrait met en valeur la présence du futur dans le présent. Selon le narrateur, la larve n'est que le « déguisement »(3) que quitte l'insecte « pour montrer sa vraie image. »(4). Ce passage d'une image à l'autre montre en vérité, « le passage d'une réalité à l'autre »(5). En effet, le narrateur réussit à voir dans l'image de « la chenille tout ce qui fera la beauté du papillon »(6) et à « lire dans la larve l'image du papillon, ou du scarabée, ou de la mygale. »(7). Il serait ainsi possible selon lui, « de lire dans le présent l'image du futur, car le futur se trouve tout entier dans le présent , mais masqué, mais codé, mais en ordre dispersé. »(8). Ce que la narrateur du roman de Maalouf propose dans ce passage, peut être repris et réemployé pour mieux expliquer et peut-être, mieux comprendre, ce poème de Baudelaire.

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(1) Cf. Annexes, p. 176.

(2) A. Maalouf, Le 1er Siècle Après Béatrice, Paris, Poche, Grasset, 1992, p. 36.

(3) Ibid.

(3) Ibid.

(4) Ibid.

(5) Ibid.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

Une Charogne, titre qui peut dans un premier temps sembler choquant, est avant tout celui d'un poème qui chante le triomphe de l'art et de l'éternité dans une dimension impliquant à la fois le passé et le futur.

Le passé est présent dans les neuf premières strophes qui relatent et décrivent ce qu'a vu le poète et sa bien-aimée un jour de promenade. Ces strophes mettent en scène un affreux paysage, celui d'une charogne, d'un cadavre en plein décomposition. Pour rendre compte de l'atrocité de ce spectacle, le poète recourt à l'image des mouches et des larves qui habitent cette « pourriture »(1). Ces images, comme déjà vu au cour de l'analyse des autres thèmes, symbolisent par leur grouillement, l'âme qui s'échappe de son enveloppe charnelle. Elles symbolisent la Mort.

Cela dit, en prenant en considération le fait que larve signifie masque, son emploi dans ces vers pourrait n'être qu'un déguisement, qu'une réalité qui en cacherait une autre. Afin d'essayer de rendre compte de cette réalité future cachée par une autre qui est présente, un parallèle sera proposé entre les deux parties du poème opposées dans le temps. La première s'étalant de la première à la neuvième strophe, la deuxième de la dixième à la douzième, soit, la dernière strophe.

Dans la première partie, c'est la présence de la mort qui prime à travers une description des plus terrifiantes mais aussi des plus réalistes, notamment à travers l'image des mouches et des larves, qui donnent à cet horrible tableau mouvant une impression de vie dans la mort.(2). La deuxième partie quant à elle, montre dans une dimension future, l'avenir réservé à la bien-aimée qui subira le même sort que ce cadavre en décomposition, elle sera elle-même Une Charogne.

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(1) Une charogne, Les Fleurs du Mal, strophe 3, v. 1.

(2) Cf. Thème de la peur devant la mort, in. La phobie d'Anubis ou le bestiaire de la mort.

Dans cette partie, l'image de la vermine vient remplacer celle des mouches, mais surtout celle des larves. En effet, le masque tombe pour donner naissance à une nouvelle imago. Image d'une réalité future, où l'aspect de la femme dépassera cette décomposition de l'enveloppe charnelle, donnant naissance à une autre vie annoncée déjà dans la première partie du poème, une vie sous forme d'« essence divine » :

Alors, ô ma beauté dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers,

Que j'ai gardé la forme et l'essence divine

De mes amours décomposés !(1)

Les mouches et les larves symbolisant la mort dans la première partie du poème ne serait donc qu'un masque servant à cacher une transcendance future de l'âme. Il faudrait par ailleurs noter que cette transfiguration de la réalité, revient en premier lieu à une idée qui obsède le poète. En effet, ce dernier s'est lancé le défi « d'extraire la beauté du mal »(2) . Pour atteindre son but consistant en un changement des valeurs, le poète a recours dans ce poème à l'Art.

La huitième strophe marque une sorte de transition entre la première et la deuxième partie du poème. Elle montre l'effacement des formes extérieures, qui ne sont plus que des souvenirs, comme pour annoncer au lecteur la transcendance de la seconde partie :

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,

Une ébauche lente à venir,

Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

Seulement par le souvenir.(3)

Commençant par décrire le paysage horrifiant d'un cadavre en décomposition, ce poème reproduit le but premier du bestiaire baudelairien de Les Fleurs du Mal. Un bestiaire qui est avant tout une extériorisation de la peur devant la fuite du temps et devant la mort. Peur, qui dans

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(1) Une Charogne, Les Fleurs du Mal, strophe 12.

(2) Projet de Préface aux Fleurs du Mal, in. op. cit. R. Kopp, 2004, p. 65.

(3) Une Charogne, Les Fleurs du Mal, strophe 8.

ce poème, est reflétée par la présence des insectes(1) et de la chienne. Cette dernière qui, à son tour, symbolise la mort dans le folklore et la mythologie(2).

Pour vaincre ses peurs, le poète recourt à l'art qui l'aide à transfigurer une réalité d'horreurs et de peurs en une autre, plus spirituelle. Il réussit, alors, à « extraire la beauté du mal »(3), donnant ainsi naissance à une nouvelle réalité qui l'aide à transcender vers le monde meilleur dont il a toujours rêvé.

Conclusion :

Après Une charogne, poème synoptique qui retrace l'utilisation thématique du bestiaire de Les Fleurs du Mal, nous remarquons qu'une même image animale peut renvoyer à deux, voire, à trois valeurs thématiques différentes. Ainsi, le cheval, à titre d'exemple, renvoit non seulement à la chevelure de la femme à travers sa belle crinière, mais aussi à la mort, lorsqu'il foule de ses sabots un ivrogne sans défense(4). Mort encore plus funèbre à travers l'image mythique des chevaux de l'Apocalypse.

A côté de cette utilisation dynamique des différentes images animales, nous relevons également que ces mêmes images, à travers leur symbolique, sont, en grande majorité, celles d'animaux à valeurs culturelles, voire mythologiques. Ces différentes observations constitueront la base sur laquelle s'appuiera l'analyse proposée dans le second chapitre.

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(1) Cf. Image des insectes, in. La phobie d'Anubis ou le bestiaire de la mort.

(2) Cf. Analyse du trajet anthropologique, p. 127.

(3) Cf. Page précédente, référence (2).

(4) Les litanies de Satan, Les Fleurs du Mal, strophe 10, v. 2.

Chapitre II :

Bestiaire de Les Fleurs du Mal :

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe