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La place de l'affaire Eichmann dans le processus de construction de la mémoire de la Shoah en France au début des années 1960

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par Patrick Gillard
Université libre de Bruxelles - Licencié en histoire 2009
  

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La place de l'affaire Eichmann dans le processus de construction de la mémoire de la Shoah : survol historiographique

Notre examen historiographique a mis en évidence une ordonnance géographique que le présent exposé respecte fidèlement. D'aucuns évaluent l'importance mémorielle de cette affaire de manière globale alors que d'autres le font sous l'angle national.

Des historiens de la première catégorie estiment que cette affaire a largement contribué à la prise en compte du génocide des Juifs dans la conscience universelle. À leurs yeux, elle représente souvent aussi un tournant décisif dans le processus de construction de la mémoire de la Shoah -- en France comme dans d'autres pays 24(*).

Spécialiste reconnue de l'histoire de la mémoire de la Shoah en France, Annette Wieviorka fait figure de pionnière au sein de ce premier groupe. Dans un ouvrage de 1989 où elle étudie cette affaire, elle arrive à la conclusion que « dans la chaîne des phénomènes qui marquèrent la prise en considération du génocide des Juifs par la conscience universelle, le procès Eichmann constitua l'étape décisive » 25(*).

Dans L'ère du témoin -- l'ouvrage phare qu'elle publie une dizaine d'années plus tard --, l'historienne pousse son interprétation plus loin. Elle passe du rôle crucial que l'affaire aurait joué dans cette prise de conscience universelle à la place centrale que celle-ci occuperait, selon elle, aussi dans le processus d'élaboration de la mémoire de la Shoah de plusieurs pays. Ce faisant, ne tombe-t-elle pas dans le piège de la généralisation hâtive ?

N'y tombe-t-elle pas en particulier lorsqu'elle affirme : « Le procès Eichmann marque un véritable tournant dans l'émergence de la mémoire du génocide, en France, aux États-Unis comme en Israël » -- comme s'il avait eu une incidence comparable dans les trois pays 26(*) ? Son allégation est tellement caractéristique de la tendance historiographique à surmonter qu'elle nous servira de repoussoir tout au long de cette étude.

Cette propension ne fait cependant pas l'unanimité. Bien qu'elle soit tirée de son livre consacré à la place de la Shoah dans le discours et la politique d'Israël, une assertion de portée générale d'Idith Zertal mérite de figurer ici. Faisant preuve de la plus grande prudence, l'historienne israélienne estime que le procès de 1961 « a également contribué à la construction de la mémoire de la Shoah au sein de la culture occidentale » -- évitant ainsi deux écueils d'un coup 27(*). À ses yeux, le procès ne constitue qu'un des vecteurs mémoriels occidentaux à prendre en considération.

Auteure d'un récent ouvrage tiré de sa thèse de doctorat soutenue à l'université libre de Bruxelles en 2007 et consacré à la manière dont la France et la RFA télédiffusent la Shoah, l'historienne Julie Maeck relève aussi que « c'est d'une même voix que la communauté internationale des historiens affirme que le procès Eichmann est l'événement fondateur de l'entrée en scène de l'extermination des Juifs dans la conscience universelle 28(*). » Pourquoi reproduire ici une assertion qui recoupe parfaitement les propos susmentionnés d'une de ses consoeurs ? Parce que Julie Maeck semble consciente de la tendance historiographique à surmonter. Ainsi, ne désigne-t-elle pas implicitement le penchant de certains historiens à exagérer et à généraliser la portée du procès  lorsqu'elle explique que les « événements fondateurs » de 1961 -- le procès Eichmann en tête -- « dont on apprécie l'importance aujourd'hui, ne doivent pas masquer une réalité tout autre, celle d'un contexte peu propice à une réflexion d'ensemble sur le sujet » 29(*) ?

Les chercheurs de la seconde catégorie soulignent l'influence que cette affaire aurait immédiatement exercée sur le processus d'élaboration de la mémoire de la Shoah dans les pays qu'elle a diversement touchés -- à commencer par l'État hébreu, là où les sessions du tribunal se tiennent à partir du mois d'avril 1961.

Israël

Il y a unanimité dans la communauté historique pour dire que « le procès Eichmann constitua un tournant dans l'attitude des Israéliens à l'égard de la Shoah » -- comme vient de l'affirmer l'historienne israélienne Dalia Ofer dans sa contribution à un ouvrage collectif entièrement consacré à la mémoire du génocide dans le monde juif 30(*).

Chef de file de l'orthodoxie sioniste, l'historienne Anita Shapira renchérit quelque peu sur ce que l'immense majorité de ses collègues soutient. À ses yeux, comme elle le précise dans son histoire de l'imaginaire israélien : « certains voient dans le procès Eichmann » non seulement un tournant, mais encore « l'événement majeur qui a fait entrer la mémoire du génocide dans la conscience publique israélienne » 31(*).

Les chercheurs français Nicolas Weill et Annette Wieviorka arrivent sans surprise à la même conclusion que leurs homologues israéliens. Dans une étude où ils comparent les processus d'élaboration de la mémoire de la Shoah en France et dans l'État hébreu, ils mettent en évidence la particularité suivante : « En Israël surtout, la périodisation de l'histoire de la mémoire tourne autour d'un axe : le procès Eichmann 32(*). »

La dernière protagoniste à prendre en compte ici est à nouveau l'historienne Idith Zertal. Dans son ouvrage déjà évoqué, elle estime aussi que ce procès « constitue un tournant dans le processus de création et d'élaboration d'une mémoire et d'un discours politique spécifiquement israéliens à propos de la Shoah » 33(*). Pour quelle raison ajouter une affirmation qui ne rompt pas le consensus observé ?

Parce que l'historienne israélienne situe ce « véritable tournant dans le processus de mobilisation explicite et organisé de la Shoah au service de la politique et de la raison d'État israéliennes, en particulier dans le contexte du conflit israélo-arabe » -- ce qui singularise nettement son interprétation 34(*).

* 24 Leur analyse suscite deux remarques préliminaires. D'une part, ne faudrait-il pas plutôt parler de prise de conscience occidentale, voire à tendance universelle ? Quelle est en effet notre connaissance du processus de prise de conscience de la Shoah en Asie et en Afrique ? Hier comme aujourd'hui, le génocide des Juifs d'Europe a en outre toujours été nié par des individualités ou des groupes sociaux relativement importants. D'autre part, comme le souligne le sociologue Maurice Halbwachs dans son ouvrage de référence sur la mémoire collective : « L'histoire peut se représenter comme la mémoire universelle du genre humain. Mais il n'y a pas de mémoire universelle. Toute mémoire collective a pour support un groupe limité dans l'espace et dans le temps. » (Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997, p. 137)

* 25 Annette WIEVIORKA, Le Procès Eichmann, Éditions Complexe, Bruxelles, 1989, p. 152. Wieviorka insiste aussi sur le fait que de nombreux autres vecteurs jouent également un rôle important par la suite -- en particulier à partir de 1979. (ibid., pp. 151-152)

* 26 Annette WIEVIORKA, L'Ère du témoin, Plon, Paris, 1998, p. 81. Dans sa récente monographie sur les Juifs américains, Françoise Ouzan reprend presque mot pour mot l'affirmation de sa consoeur. (Françoise OUZAN, Histoire des Américains juifs. De la marge à l'influence, André Versaille éditeur, Bruxelles, 2008, pp. 144-145)

* 27 Idith ZERTAL, La Nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d'Israël, Éditions La Découverte, Paris, 2004, p. 12. En 2005, Zertal occupe à son corps défendant le devant de la scène en France. À cette époque, Dieudonné M'Bala M'Bala lui attribuait à tort la paternité de l'expression controversée «pornographie mémorielle» que l'humoriste avait utilisée pour qualifier la commémoration de la Shoah. (Ariane CHEMIN, « L'historienne israélienne Idith Zertal dément avoir parlé de «pornographie mémorielle» pour la Shoah », dans Le Monde, 26 février 2005)

* 28 Julie MAECK, Montrer la Shoah à la télévision de 1960 à nos jours, Nouveau Monde éditions, Paris, 2009, p. 63.

* 29 Ibid., p. 25. En tout cas, Maeck minimise l'importance du tournant mémoriel que le procès aurait provoqué. Elle évoque quatre documentaires allemands et français qui « vont participer avec le procès Eichmann à l'amorce d'un réveil, encore timide et incertain, de la mémoire du sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ». (ibid., p. 81)

* 30 Dalia OFER, « Histoire, mémoire et identité : la Shoah en Israël », dans Françoise S. OUZAN et Dan MICHMAN (dir.), De la mémoire de la Shoah dans le monde juif, CNRS éditions, Paris, 2008, p. 163. À quelques nuances près, cette formulation est partagée par plusieurs autres chercheurs. Par le journaliste Tom Segev : « Le procès Eichmann marqua un tournant dramatique dans la relation des Israéliens au Génocide. » (Tom SEGEV, Le Septième million, Liana Levi, Paris, 1993, p. 423) Par le professeur de sciences politiques Ilan Greilsammer : « Le procès Eichmann a représenté une étape fondamentale dans la prise de conscience [de la Shoah] des Israéliens. C'est un tournant. » (Ilan GREILSAMMER, La Nouvelle histoire d'Israël. Essai sur une identité nationale, Éditions Gallimard, Paris, 1998, p. 278) Et enfin, par un collectif de quatre auteurs : « Beaucoup regardaient le procès comme un tournant dans leur relation à l'Holocauste ». (Akiba A. COHEN, Tamar ZEMACH-MAROM, Jürgen WILKE et Birgit SCHENK, op. cit., p. 32) [notre traduction] Pour une vue d'ensemble sur les textes israéliens consacrés au procès Eichmann, voir Hannah YABLONKA, « L'historiographie du procès Eichmann », dans L'historiographie israélienne de la Shoah 1942-2007. Revue d'histoire de la Shoah, n° 188, janvier-juin 2008, pp. 339-362.

* 31 Anita SHAPIRA, L'Imaginaire d'Israël. Histoire d'une culture politique, Calmann-Lévy, Paris, 2005, p. 304.

* 32 Nicolas WEILL et Annette WIEVIORKA, « La Construction de la mémoire de la Shoah : les cas français et israélien », dans Les Cahiers de la Shoah. Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994, [n° 1], 1994, p. 165.

* 33 Idith ZERTAL, op. cit., p. 132.

* 34 Ibid., p. 142.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon