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La place de l'affaire Eichmann dans le processus de construction de la mémoire de la Shoah en France au début des années 1960

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par Patrick Gillard
Université libre de Bruxelles - Licencié en histoire 2009
  

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Le retentissement de l'annonce de la capture et du jugement d'Eichmann

Le 23 mai 1960, le Premier ministre israélien David Ben Gourion déclare devant les parlementaires de son pays, réunis à la Knesset, qu'Adolf Eichmann vient d'être arrêté et qu'il sera prochainement jugé en Israël 55(*). Cette annonce officielle porte aussitôt l'affaire Eichmann sur la scène internationale. Largement médiatisées, ces paroles connaissent sans tarder un énorme retentissement dont les échos se font entendre jusque dans l'Hexagone.

En France précisément, le quotidien Le Monde publie le texte de cette déclaration dans son édition du 25 mai 1960 56(*). Jusque-là, le plus grand secret avait entouré ce que le Premier ministre israélien regardait, si l'on en croit le plus autorisé de ses interprètes aux yeux d'Idith Zertal, comme son « affaire personnelle » 57(*). Un pan du mur de silence qui la protégeait encore s'écroule définitivement au début du mois de juin 1960 lorsque la revue Time révèle enfin le nom du pays -- l'Argentine -- où l'ancien colonel SS se cachait 58(*).

Les limites fixées à la présente étude nous dispensent du récit de l'interminable traque d'Eichmann et des circonstances dans lesquelles des agents israéliens l'ont finalement capturé le 11 mai 1960 à Buenos-Aires 59(*). Cette dispense ne nous soustrait à l'obligation d'insister ni sur le caractère tardif de cet enlèvement ni sur les conséquences que ce retard a eues dans l'émergence de la mémoire de la Shoah -- en particulier dans l'État hébreu.

Ainsi, comme le souligne l'historienne Idith Zertal dans son ouvrage déjà indiqué : « Israël s'était volontairement abstenu de la chasse aux nazis pendant les années 1950, et c'est seulement en 1957 que Ben Gourion avait donné le feu vert au Mossad pour se lancer aux trousses d'Eichmann » 60(*). Le Mossad et la CIA n'ont apparemment guère déployé beaucoup d'énergie pour le traquer par la suite, alors qu'en 1957, toujours selon Idith Zertal, il « était depuis un certain temps dans le collimateur des services israéliens » 61(*) et que d'autres sources indiquent qu'il avait été localisé en Argentine par l'agence américaine en 1958 62(*). Dans l'optique qui est la nôtre, la conséquence principale des reports successifs de son arrestation jusqu'au 11 mai 1960 est qu'ils diffèrent chaque fois le tournant plus précoce que l'affaire aurait pu provoquer dans le processus mémoriel de la Shoah, en particulier en Israël, si elle avait éclaté plus tôt.

L'énorme médiatisation

L'annonce par le Premier ministre israélien le 23 mai 1960 à la Knesset de l'arrestation et du jugement imminent d'Eichmann déclenche sur-le-champ « une tempête d'émotions » dans l'État hébreu 63(*) et une avalanche de réactions à travers le monde.

La médiatisation de l'affaire Eichmann atteint son apogée dès le lendemain de la déclaration de Ben Gourion. La presse écrite mondiale réagit avec une telle puissance que le ministère des Affaires étrangères israélien en profite sans attendre. Dès le mois de juillet 1960, sa division information -- entendez son service de propagande ! -- édite un petit recueil intitulé : Eichmann in the World Press 64(*). Cet opuscule reprend pour l'essentiel cent vingt-sept extraits d'articles publiés dans la presse de vingt-huit pays répartis dans le monde entier 65(*). Sans surprise, tous les journalistes et intellectuels dont les opinions y sont reproduites approuvent inconditionnellement l'initiative israélienne 66(*).

Malgré son manque criant d'impartialité, ce recueil d'articles constitue quand même un échantillon représentatif pour ses initiateurs. À leurs yeux, il représente « seulement une partie des milliers d'éditoriaux et autres commentaires de presse de la même veine parus ces dernières semaines » 67(*). [notre traduction] Une demi-douzaine de coupures de presse sur la totalité se rapporte à des articles publiés entre le 1er et le 11 juin 1960 dans des journaux français -- en l'occurrence des quotidiens parisiens 68(*). La quantité d'articles français sélectionnés ne soutient pas la comparaison avec celle des autres pays qui nous intéressent -- même si cette demi-douzaine de coupures ne représente sans doute qu'une infime partie de la couverture de presse des débuts de l'affaire en France.

La vive réaction des rédacteurs de la revue du Centre de documentation juive contemporaine, plutôt à droite sur l'échiquier politique, révèle-t-elle dans une certaine mesure la vigueur avec laquelle l'ensemble de la presse juive française de cette mouvance a réagi à la déclaration du 23 mai 1960 ? Bien que l'attitude exacte adoptée par l'immense majorité des journalistes juifs de cette obédience nous échappe, il n'est toutefois pas interdit de penser, sans faire de cette presse communautaire de droite un bloc monolithique pour autant, qu'elle était dans l'ensemble vivement favorable à l'initiative israélienne.

Quoi qu'il en soit exactement, les rédacteurs de la revue du CDJC apportent de leur propre aveu un soutien inconditionnel et multiforme aux projets israéliens qui s'inscrivent dans le cadre de cette affaire : « En même temps qu'il documentait [...] les personnes qui «font» l'opinion à travers le monde, «Le Monde Juif», revue du CDJC, consacrait un numéro spécial au dossier Eichmann » 69(*).

* 55 Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., p. 9. Pour une version légèrement différente du texte de cette déclaration, voir Tom SEGEV, op. cit., p. 386.

* 56 Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., pp. 9 et 153, n. 1.

* 57 Hugh TREVOR-ROPER, « Behind the Eichmann Trial », dans Sunday Times, Londres, 9 avril 1961 -- cité par Idith ZERTAL, op. cit., p. 150. C'est Ben Gourion « et lui seul qui a autorisé et supervisé le processus tout entier : le long, patient processus, l'audacieuse capture du criminel dans un pays lointain, son enlèvement et son transfert clandestins à travers la moitié de la planète. Cette initiative du Premier ministre était si personnelle et si privée que l'establishment israélien tout entier en fut saisi de surprise. » (ibid.)

* 58 Tom SEGEV, op. cit., p. 387.

* 59 Sur la capture d'Eichmann en Argentine, voir d'abord Isser HAREL, La Maison de la rue Garibaldi, Éditions Robert Laffont, Paris, 1976, 299 p. Voir aussi Hannah ARENDT, op. cit., pp. 380-394 ; Tom SEGEV, op. cit., pp. 383-386.

* 60 Idith ZERTAL, op. cit., p. 148. À cette époque, Ben Gourion avait d'autres chats à fouetter : « Les années 1950 étaient pour lui la décennie de l'édification et de la consolidation de l'infrastructure de l'État, en l'occurrence avec l'aide de l'argent allemand, de l'«incorporation des exilés», de la construction d'une armée et de la défense du statut d'Israël comme État légitime parmi les autres États. » (ibid.)

* 61 Ibid.

* 62 Alain SALLES, « La CIA savait dès 1958 où se cachait Eichmann mais ne l'avait pas dit aux Israéliens », dans Le Monde, 9 juin 2006. Pour plus de détails sur l'inaction des différents services de renseignement, voir Simon WIESENTHAL et Joseph WECHSBERG, Les Assassins sont parmi nous, Éditions Stock, Paris, 1967, pp. 137-139 ; Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., pp. 14-15 ; Tom SEGEV, op. cit., pp. 384-385 ; Fabrizio CALVI, Pacte avec le diable. Les États-Unis, la Shoah et les nazis, Éditions Albin Michel, Paris, 2005, pp. 206-207. En outre, les criminels nazis n'ont pas tous été arrêtés. À l'heure actuelle, « il y en aurait encore un millier en Europe ». (François CORNU, « Nazis, la dernière traque », dans Le Monde, 4 décembre 2005)

* 63 Idith ZERTAL, op. cit., p. 136. Voir aussi Tom SEGEV, op. cit., pp. 386-387. En 1961, le journaliste d'origine autrichienne Wolfgang von Weisl, cofondateur du sionisme révisionniste, exprime son opinion dans le numéro spécial que la revue du CDJC consacre au procès. Au moment de la déclaration de Ben Gourion, écrit-il, « un enthousiasme sans bornes régna en Israël. » (Le Monde Juif, vol. 16, n° 24-25, mai-juin 1961, p. 68) Membre du Comité d'action sioniste mondial et de l'Exécutif mondial du Herout en Israël, acquis par conséquent lui aussi aux idées de la mouvance dite révisionniste, I. Benari donne également son opinion dans cette revue : « À la fin de mai 1960, la nation [israélienne] (ou plutôt sa section européenne) était électrisée par l'annonce dramatique faite par Ben Gourion de la capture d'Eichmann, de la décision de le faire comparaître devant un Tribunal israélien, et de le faire juger par des juges juifs, pour ses crimes commis contre le peuple juif. » (ibid., p. 72) Ouvrons une parenthèse ! La publication dans Le Monde Juif des contributions de ces deux adeptes du sionisme révisionniste prouve que l'équipe du CDJC « était [alors] assez proche de cette sensibilité politique » plutôt à droite sur l'échiquier. (Philippe BOUKARA, « Justin Godart et le sionisme. Autour de France-Palestine », dans Annette WIEVIORKA (dir.), Justin Godart. Un homme dans son siècle (1871-1956), CNRS Éditions, Paris, 2004, p. 206) S'il fallait une preuve supplémentaire de cette étroite proximité idéologique, le lecteur pourrait la trouver dans l'éloge de Zéev Jabotinsky, le chef historique du sionisme révisionniste, que Le Monde Juif publie au milieu des années 1960. (John M. MACHOVER, « Un héros juif : Zéev Jabotinsky », dans Le Monde Juif, vol. 20, n° 3-4 (38), septembre 1964 - mai 1965, pp. 73-91)

* 64 Eichmann in the World Press, Israel Ministry for Foreign Affairs, Division Information, Jérusalem, 1960, VIII + 80 p. L'enlèvement et le procès d'Eichmann, c'était une aubaine pour l'État hébreu. Comme le confia un jour le général Marshall aux rédacteurs de la revue du CDJC : « Ce procès est un bonheur pour Israël ». L'argumentation de cet historien américain qui avait son franc-parler mérite d'être citée dans sa totalité : « Si Eichmann avait été abattu en Argentine, ç'aurait été une sensation mondiale pour 24 heures. Et ensuite, ce serait fini. Si l'Argentine n'avait pas protesté contre la capture d'Eichmann, 30 ou 40 journalistes tout au plus seraient venus à ce procès. Mais à cause du tapage qui a été soulevé autour de cette capture, la plainte de l'Argentine au Conseil de Sécurité, de la rupture des relations diplomatiques, à cause de tous ces détails secondaires, l'opinion publique a été alertée. Et c'est une chance. » (Le Monde Juif, vol. 16, n° 24-25, mai-juin 1961, p. 70) Pour des précisions sur la plainte de l'Argentine, voir Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., pp. 20-21.

* 65 Eichmann... op. cit., p. VII.

* 66 Des opinions divergentes -- voire franchement opposées -- y apparaissent incidemment lorsque certains journalistes les combattent dans leurs propres argumentations en faveur de l'initiative d'Israël.

* 67 Eichmann... op. cit., p. VII.

* 68 Ibid., pp. 11-14. Les journaux en question sont respectivement : Le Journal du Parlement, La Croix, Le Monde, Le Populaire de Paris et Libération. À titre de comparaison, 19 extraits concernent des articles parus dans la presse israélienne (ibid., pp. 22-37), 15 des articles parus dans la presse américaine (ibid., pp. 55-66) et 13 des articles parus dans la presse ouest-allemande (ibid., pp. 66-72).

* 69 Le Monde Juif, vol. 16, n° 24-25, mai-juin 1961, p. 2. Sur « Le dossier Eichmann » publié par le CDJC, voir Le Monde Juif, vol. 15, n° 21-22, juin 1960, pp. 1-67. Ce dossier spécial aborde les points suivants : « Qui est Eichmann ? Eichmann et la «solution finale». Eichmann et son activité vus par ses collaborateurs. Eichmann et son activité vus par l'un de ses interlocuteurs juifs. Pièces relatives à l'activité d'Eichmann et de son réseau dans différents pays subjugués par le IIIe Reich. Eichmann et les camps de la mort. » (ibid.) La réaction du CDJC ne s'arrête cependant pas en si bon chemin. « Peu après, le matériel de ce numéro [spécial], complété par d'autres documents, était repris dans un volume de grande diffusion publié conjointement par le CDJC et les Éditions Buchet-Chastel (Corréa). » (Le Monde Juif, vol. 16, n° 24-25, mai-juin 1961, p. 2)

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway