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La place de l'affaire Eichmann dans le processus de construction de la mémoire de la Shoah en France au début des années 1960

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par Patrick Gillard
Université libre de Bruxelles - Licencié en histoire 2009
  

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Le retentissement de l'affaire pendant la préparation du procès

Une fois passé le choc émotionnel créé par l'annonce du 23 mai 1960 et l'avalanche médiatique consécutive, l'affaire Eichmann occupe encore le devant de la scène -- surtout en Israël. Comment expliquer cette occupation prolongée alors que les sessions du tribunal ne commenceront que le 11 avril 1961 ? Que se passe-t-il donc pendant cette courte année réservée à l'instruction de l'affaire 78(*) ?

D'une part, la double polémique de nature juridique déclenchée par l'annonce de Ben Gourion continue à faire régulièrement les gros titres de la presse israélienne et internationale 79(*). De l'autre, l'installation d'un débat public assez virulent au sein de la société israélienne maintient cette affaire sur le devant de la scène de ce pays jusqu'à l'ouverture du procès 80(*).

Quel est son retentissement en France pendant la préparation du procès ? Qui dans l'Hexagone hormis les partisans inconditionnels d'Israël -- le CDJC en tête -- s' y intéresse encore, alors que la procédure pénale suit son cours à Jérusalem et que cette affaire quitte sans doute assez vite le devant de la scène hexagonale, où l'avait peut-être portée l'engouement médiatique résultant de l'annonce du 23 mai 1960, chassée par des sujets d'une actualité plus brûlante comme les événements tragiques liés à la fin de la guerre d'Algérie 81(*) ?

Contrairement à ce que le lecteur pourrait imaginer, la comparution d'Eichmann devant un tribunal israélien ne constitue nullement une première judiciaire dans toute la force du terme. Au contraire, ainsi que le souligne Hannah Arendt dans son « rapport » sur la banalité du mal, elle clôt plutôt « une longue série de procès qui suivirent les procès de Nuremberg » 82(*). De même, comme le fait remarquer l'historienne israélienne Anita Shapira dans son livre déjà cité, les fondements juridiques de ce jugement ne sont pas neufs non plus : ils reposent sur « la loi «pour le châtiment des nazis et de leurs complices» » -- autrement dit, sur une loi israélienne qui remonte à 1950 83(*).

Aussi, la spécificité incontestable de la décision de déférer le criminel nazi devant la justice israélienne réside-t-elle avant tout dans les buts poursuivis par les deux principaux promoteurs du procès -- David Ben Gourion, le Premier ministre israélien, et Gidéon Hausner, le procureur général d'Israël 84(*) -- ainsi que dans les impressionnants moyens techniques et humains mis en oeuvre pour les atteindre -- en d'autres termes, dans sa spectaculaire mise en scène 85(*).

Les objectifs du procès

L'objectif principal de cette procédure pénale est-il « d'abord à visée internationale » -- comme le prétendent les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka dans le texte d'une conférence déjà évoquée 86(*) ? Rien n'est moins sûr. Si ses instigateurs s'efforcent à l'évidence de lui assurer un retentissement international, rien ne les empêche de poursuivre en parallèle d'autres desseins à visées purement israéliennes ou juives. Aussi, comme l'avait d'ailleurs très bien fait observer Annette Wieviorka elle-même dans l'ouvrage déjà indiqué qu'elle consacre aux témoins, « le procès obéit-il pour Israël à des impératifs de politique intérieure et de politique extérieure » 87(*).

Les dirigeants israéliens qui souhaitent traduire Eichmann devant le tribunal de Jérusalem poursuivent en réalité plusieurs buts politiques, sociaux et éducatifs en même temps -- tous susceptibles d'avoir des retombées tant sur le plan intérieur qu'extérieur 88(*).

Aussi paradoxal que cela puisse paraître à nos yeux, les objectifs juridiques du procès alors en préparation semblent avoir été très limités -- voire quasi inexistants 89(*). L'historienne Idith Zertal attire notre attention sur ce paradoxe lorsqu'elle note dans son ouvrage déjà mentionné : « Quelques jours avant l'ouverture solennelle du procès, Ben Gourion en personne déclara que «le sort de l'individu Eichmann ne présente absolument aucun intérêt à mes yeux. Ce qui est important, c'est le spectacle» 90(*). »

Lorsque l'affaire éclate au grand jour, Ben Gourion était-il « au faîte de son pouvoir » -- comme le prétend l'historien Tom Segev dans son ouvrage déjà signalé 91(*) ? Le Premier ministre israélien, insiste l'auteur du Septième million, « n'avait nul besoin de ce procès pour affirmer sa position politique » 92(*). Son interprétation ne fait pourtant pas l'unanimité.

L'historienne Idith Zertal, aux yeux de laquelle cette affaire a au contraire « ravivé la grandeur politique de Ben Gourion », ne partage pas l'explication de son collègue 93(*). Son argumentation semble lui donner raison. En s'appropriant personnellement l'affaire, reconnaît d'ailleurs Tom Segev, le Premier ministre espérait aussi que son parti -- le Mapai -- puisse « reprendre le contrôle sur la mémoire du Génocide, qu'il avait abandonnée au Herout » de Menachem Begin « et aux partis de gauche » 94(*).

Quel que soit l'indice de popularité de Ben Gourion dans son pays au moment où la procédure pénale va bon train, « certains fossés » que le procès entend précisément réduire seraient alors « en train de se creuser dans la société israélienne » 95(*). Les chercheurs Nicolas Weill et Annette Wieviorka fondent leur assertion sur un commentaire quelque peu anachronique d'Abba Eban 96(*).

Le ministre de l'Éducation et de la Culture israélien de l'époque signale de fait le creusement de plusieurs fossés sociaux dans son pays vers le milieu des années 1960 97(*). À l'entendre, de multiples clivages susceptibles de dégénérer à tout moment en violences, que le procès veut justement réduire, divisent alors aussi bien l'État hébreu que le monde juif 98(*).

En réalité, ces clivages avaient pris forme pendant les années 1950. Dans sa Nouvelle histoire d'Israël parue en 1998 que Nicolas Weill et Annette Wieviorka n'ont forcément pas pu consulter, Ilan Greilsammer insiste sur deux d'entre eux : « C'est le cas notamment de l'intégration de l'immigration de masse, et de la question des rapports entre la religion et l'État 99(*). »

Sur la scène internationale, la comparution de l'ancien colonel SS devant un tribunal de Jérusalem devait avant tout, prévenait alors un député communiste israélien cité par Tom Segev, « rappeler au monde ce qui s'est passé pendant la Seconde Guerre mondiale, et qu'un grand nombre de personnes voudraient vouer à l'oubli » 100(*). Mais comme le souligne Hannah Arendt dans son reportage sur la banalité du mal, Ben Gourion exigeait en plus que les pays du monde entier « aient honte » de ce qu'ils avaient laissé faire 101(*). Bref à ce niveau, la priorité des promoteurs du procès était d'en faire un « Nuremberg du peuple juif » -- pour reprendre l'expression exacte employée par le Premier ministre israélien, lui-même, dans un entretien qu'il accorde au journal Le Monde 102(*).

Les partisans du procès alors en préparation poursuivent également des objectifs éducatifs. Deux enquêtes menées durant cette période insistent sur la méconnaissance de l'holocauste par la jeunesse israélienne et les nouveaux immigrants juifs en provenance des pays musulmans. La première réalisée dans des écoles israéliennes révèle que la moitié d'entre elles environ ne commémorent pas la Shoah -- laquelle n'est d'ailleurs pas encore inscrite au programme officiel de l'enseignement national. Effectuée radiophoniquement le jour même de la déclaration de Ben Gourion, la seconde prouve que beaucoup d'Israéliens ignorent jusqu'au nom même d'Adolf Eichmann 103(*).

Comme l'ont souligné les chercheurs Nicolas Weill et Annette Wieviorka dans leur article déjà cité, le procès a donc bien « pour fonction d'éduquer la jeunesse » 104(*). Qui plus est, les premiers historiens du génocide comptent eux aussi sur ces débats pour parfaire leur connaissance du processus d'extermination des Juifs européens 105(*).

* 78 À ce stade de la procédure pénale, ne serait-il pas plus indiqué de parler de sa préparation plutôt que de son instruction ? En effet, comme le rappellent les historiennes Lindeperg et Wieviorka : « Le tout nouveau droit israélien est d'inspiration anglo-saxonne. À la différence du droit continental, le juge d'instruction n'existe pas. L'instruction se déroule très largement devant le tribunal. » (Sylvie LINDEPERG et Annette WIEVIORKA, op. cit., pp. 84-85)

* 79 Dès l'ouverture du procès en avril 1961, « la polémique déclenchée par l'annonce de l'enlèvement et de la mise en jugement s'éteint ». (Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., p. 117)

* 80 L'enthousiasme qui domine en Israël au moment de l'annonce de Ben Gourion ne fait pas long feu. « Des considérations politiques et morales » expliquent les « grands changements » que l'on constate dans « l'attitude de l'opinion publique juive, d'une part, et de la presse israélienne, de l'autre ». (Le Monde Juif, vol. 16, n° 24-25, mai-juin 1961, pp. 69 et 68) Les « incertitudes et les interrogations », qu'elles font naître, provoquent bientôt « un certain raidissement de l'opinion publique israélienne », à tel point que c'est finalement un sentiment de colère qui règne en Israël lorsque le procès s'ouvre. (ibid., pp. 69 et 73) Pour plus de détails sur ces changements d'attitude, voir les contributions de W. von Weisl et I. Benari dans le numéro spécial que la revue du CDJC consacre en 1961 au procès Eichmann. (ibid., pp. 68-78)

* 81 Sur la guerre d'Algérie, voir Benjamin STORA, Histoire de la guerre d'Algérie 1954-1962, Éditions La Découverte, Paris, 2006, 122 p. Sur « les guerres dans la guerre (1960-1961) » et « la guerre et la société française (1955-1962) » en particulier, voir ibid., pp. 55-72.

* 82 Hannah ARENDT, op. cit., p. 425. Sur les différents procès organisés en France depuis la Libération, voir Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., pp. 140-141.

* 83 Anita SHAPIRA, op. cit., p. 308. En réalité, cette loi visait plus les collaborateurs juifs que les nazis eux-mêmes. « Avant la capture d'Eichmann, des dizaines de Juifs avaient été poursuivis en Israël dans le cadre de cette loi. » (Peter NOVICK, op. cit., p. 199)

* 84 Sur Gidéon Hausner, voir Tom SEGEV, op. cit., p. 397.

* 85 Wieviorka insiste sur le côté « puissamment novateur » du procès. À ses yeux, « toutes les «premières fois» s'y rassemblent. » (Annette WIEVIORKA, L'Ère... op. cit., p. 81) Sur le procès-spectacle lui-même, voir infra.

* 86 Sylvie LINDEPERG et Annette WIEVIORKA, op. cit., p. 78.

* 87 Annette WIEVIORKA, L'Ère... op. cit., p. 84. Segev estime que « Ben Gourion avait deux objectifs : Rappeler au monde qu'en raison du Génocide, il était contraint de soutenir le seul État juif existant. Imprégner le peuple juif, les jeunes surtout, des leçons du Génocide. » (Tom SEGEV, op. cit., p. 388)

* 88 Dalia OFER, « Israel », dans David S. WYMAN et Charles H. ROSENZVEIG (dir.), The World Reacts to the Holocaust, The Johns Hopkins Univeristy Press, Baltimore, 1996, p. 873.

* 89 Au-delà du jugement de l'inculpé, le procès Eichmann était toutefois « censé corriger les effets dévastateurs du [procès] précédent » -- c'est-à-dire celui de Rudolf Israel Kastner. (Idith ZERTAL, op. cit., p. 126) Sur l'affaire Kastner qui sort des limites de la présente étude, voir ibid., pp. 112-126 ; Tom SEGEV, op. cit., pp. 307-351.

* 90 Idith ZERTAL, op. cit., p. 153. Le sort du criminel nazi semble constituer un prétexte dès le départ. La priorité, c'est de faire du procès de Jérusalem celui du génocide. Dépassant le « rôle précis d'Eichmann », l'acte d'accusation de Gidéon Hausner s'étend d'ailleurs volontairement « à l'ensemble de la campagne d'extermination ». (Tom SEGEV, op. cit., p. 403)

* 91 Tom SEGEV, op. cit., p. 388.

* 92 Ibid.

* 93 Idith ZERTAL, op. cit., p. 139. « Deux semaines seulement avant son annonce à la Knesset, [Ben Gourion] était encore un dirigeant politique contesté, critiqué et sur la défensive ». (ibid.) Maintenant que l'étape de formation de l'État d'Israël « arrivait à son terme, que la société israélienne était plus diversifiée et divisée, que Ben Gourion lui-même arrivait à la conclusion de son mandat et que son régime était de plus en plus contesté, le temps était venu de lancer un grand projet de construction de la conscience nationale. » (ibid., p. 148) Est-il superflu de rappeler que Ben Gourion, rattrapé par les rebondissements de l'affaire Lavon qui mine la vie politique israélienne depuis le milieu des années 1950, quittera définitivement le pouvoir en 1963 ? Pour un aperçu de ce scandale politique, voir Ilan GREILSAMMER, op. cit., pp. 311-317.

* 94 Tom SEGEV, op. cit., p. 389. Sur « le contrôle de la mémoire », voir aussi Idith ZERTAL, op. cit., p. 138. Ainsi, après avoir accusé Ben Gourion « de vouloir effacer la mémoire du génocide » dans les années 1940 et 1950, lui reprochait-on désormais « de transformer le procès Eichmann en procès-spectacle destiné à nourrir le mythe fondateur de la Shoah ». (Anita SHAPIRA, op. cit., p. 315)

* 95 Nicolas WEILL et Annette WIEVIORKA, loc. cit., p. 179.

* 96 « Aux alentours de 1965, la cohésion nationale n'était plus ce qu'elle avait été pendant les premières années » de l'existence de l'État hébreu. (Abba EBAN, Mon pays : l'épopée d'Israël moderne, Éditions Buchet Chastel, Paris, 1975, p. 181)

* 97 « Fossé entre la nouvelle classe moyenne des villes et la vieille élite rurale, née du mouvement kibboutz. Fossé entre ces deux catégories et le Lumpenproletariat des taudis et des faubourgs. Fossé entre la population qui avait été élevée en Europe -- et leurs enfants sabras -- et les immigrants orientaux avec leurs préceptes de piété, leurs clans, leurs traditions familiales. Fossé des générations : les jeunes nés au soleil, sous le vaste ciel, étaient attirés par une conception plus simple de l'existence, moins tourmentée, mais aussi plus superficielle intellectuellement, que celle des premiers pionniers. Et enfin, le fossé entre les sabras, très réalistes, et les Juifs de la Diaspora, plus sentimentaux, plus compliqués, plus introvertis mais aussi plus créateurs» (ibid.) Pour une version légèrement écourtée de l'énumération d'Abba Eban, voir Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., p. 16 ; Nicolas WEILL et Annette WIEVIORKA, loc. cit., p. 179.

* 98 « Au cours de l'été 1959, des émeutes éclatèrent à Wadi Salib, un quartier pauvre de Haïfa peuplé d'immigrants du Maroc ; puis elles se répandirent dans d'autres localités. Pour la première fois, depuis le début de l'immigration massive en provenance des pays arabes, la suprématie de la classe dirigeante ashkénaze, menée par le Mapai, était menacée. » (Tom SEGEV, op. cit., p. 389)

* 99 Ilan GREILSAMMER, op. cit., p. 251. Pour plus de détails sur ces clivages, voir ibid., pp. 251-276.

* 100 Tom SEGEV, op. cit., p. 393.

* 101 Hannah ARENDT, op. cit., p. 22. Voir aussi Idith ZERTAL, op. cit., p. 154.

* 102 L'expression est reprise dans le titre d'un article que Le Monde publie le 21 juin 1960. (Annette WIEVIORKA, Le Procès... op. cit., pp. 29 et 154, n. 6) Ce procès avait effectivement pour but de réparer les manquements des procès de Nuremberg à l'encontre des Juifs. (Dalia OFER, « Israel... » loc. cit., p. 873)

* 103 Dalia OFER, « Israel... » loc. cit., pp. 873-874.

* 104 Nicolas WEILL et Annette WIEVIORKA, loc. cit., p. 179.

* 105 Comme l'historien Léon Poliakov, par exemple, qui pronostique en 1961 que « le procès Eichmann permettra de combler les lacunes qui subsistent encore dans nos connaissances sur le déroulement de la «solution finale» ». (Le Monde Juif, vol. 16, n° 24-25, mai-juin 1961, p. 98)

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle