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Roman: "Voix étranglées "

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par Jean- Baptiste NTUENDEM
Université de Dschang - Master 2 2011
  

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CHAPITRE VII

C'

était un dimanche une semaine et deux jours après que Menkaaseh' et les autres avaient été arrêtés, c'est-à-dire deux jours après l'annonce officielle de la nouvelle à travers les ondes de la radio nationale.

Quelques heures seulement avant le milieu de la nuit, un peloton d'exécution était venu chercher tous les prévenus. A l'intérieur de la cellule2, c'était l'éternelle nuit artificielle, psychologique, bien que la grosse ampoule incandescente était déjà allumée. Ici, dans cette cellule2, le sommeil était le seul remède salvateur contre tous les maux et toutes les angoisses ; c'était la seule nourriture qu'il fallait consommer à forte dose pour mériter une hypothétique quiétude dans cette mer de soucis et de douleurs. Les uns dormaient profondément ; les autres rêvaient, d'autres ronflaient ; mais quelques deux insomniaques couraient toujours après ce sommeil fugitif qu'ils avaient malheureusement perdu depuis des jours.

A la porte, tout un régiment à la tête couverte de masques à gaz, armés de redoutables mitraillettes s'activait. Le tout premier bruit qu'ils firent alerta les deux veilleurs aux paupières légères qui, pris de panique, se mirent à réveiller les dormeurs.

- Eh ! Les gars, les gars, cop's, cop's, copo... Eh ! Vous les sommeilleux, vous les autres qui roupillez comme des morts ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous vite ! Oh !les murs de cette forteresse vont s'écrouler ! Vite, levez-vous ! Attendons la fin du monde éveillés ! Leur crièrent-ils.

Sitôt avaient-ils crié que, tel des soldats dans un champ de bataille, toute la cellule se leva. Tous les yeux étaient rouges de sommeil et de fatigue ; beaucoup de bouches bavaient ; les corps baignaient dans une sueur bouillante ; certains sous-vêtements étaient inondés par un torrent séminal provoqué par quelques rêve érotique ; le rythme des battements de coeurs avait décuplé ; la peur avait assiégé les articulations et les muscles ; on tremblotait ; on grelottait ; à perdre conscience. Les bras croisés ou portés sur la tête, on se regardait, muet de stupeur et d'anxiété.

On les fit sortir les uns après les autres, « les plus redoutables » en tête. Une fois arrivés dans le corridor central, à droite, ils gravirent les marches gluantes d'un escalier étroit. A chaque dizaine de pas, ils franchissaient une grille de fer colossale. Comme on les avait avisés, ils constataient eux-mêmes qu'ils n'étaient pas dans une bonne maison. C'était une maison où on entrait vivant pour en ressortir ayant perdu tous les sens ou sans vie. Vue de surface, cette maison avait tous les aspects d'une maison d'habitation. Mais, son sol et son sous-sol étaient des quartiers où gisaient, telles des semences enfouies dans les entrailles d'une terre stérile, des êtres humains. Chez eux, le temps qui régente nos activités avait tout simplement suspendu les battements de ses ailes. Les heures s'étaient échouées dans l'étrange fixité des pans épais des murs rugueux et humides de mousses. Les lichens et de champignons vénéneux. Les secondes s'étaient évaporées dans la brume épaisse et lourde qui imposait son opacité aux yeux affaiblis. Tout se passait désormais dans la tête. Seuls l'imagination et le rêve pouvaient leur permettre de créer ou de recréer des univers animés. Tous les jours, c'étaient les mêmes parois, la même atmosphère empestée, les mêmes visages, les mêmes larmes, les mêmes gémissements et les mêmes souffrances. La mémoire était devenue lasse, à force d'enregistrer les mêmes données événementielles. A force de chauffer, les nerfs conduisaient à la rive de la démence. On goûtait l'ivresse du suicide.

Parvenus à mi-chemin du long corridor sombre et humide, ils embranchèrent à droite. C'était pour se retrouver finalement devant la porte d'une salle plutôt spacieuse, mais d'une humidité de glace ! Ils étaient sévèrement escortés par tous ces disciples de Arès. On eût cru que ces derniers redoutaient une éventuelle évasion. Mais, non ! Il ne fallait surtout pas la commettre, cette erreur fatale. Car leur évasion exposerait ces soldats à des sanctions les plus sévères, voire à la peine de mort. Ils seraient soupçonnés de complicité. Les complices des criminels ! Des criminels politiques de surcroît ! Des gens qui avaient chacun à sa manière, tenté de mettre en péril les institutions de la République ! Des jeunes gens qui avaient comploté pour faire chuter tout un régime politique qui tenait depuis plus d'une décennie les rênes du pouvoir ! Des jeunes étudiants, des sombres pendards qui avaient décidé, chacun à sa façon, d'attenter à la vie éternelle de son Excellence Monsieur le Président de la République et d'écourter son règne ! Un président de la République ? Ça n'est pas n'importe qui ; ça ne court pas les rues ! Et, vouloir voter contre lui, réclamer le changement, c'est être des assassins. Voilà toute la logique qui se brodait dans les pensées brumeuses qui vivifiaient les doctrines proches du pouvoir en place.

Dans ce parcours labyrinthique, Menkaaseh' qui trônait à la tête de cette file de pendards hostiles au régime était en proie à des pensées qui n'en finissaient pas de torturer son esprit :

- « Mon Dieu ! Quelle est cette façon si étrange dont nous sommes surveillés ? Quels crimes avons-nous alors commis pour bénéficier d'une escorte aussi étoffée ?

«J'ai souvent lu des journaux dont les pages entières sont consacrées à la peine capitale. Oui, la peine capitale. Ilse dit que dans bien des pays du monde, tous les jours, on utilise des chaises électriques sur lesquelles on attache les condamnés à mort, étroitement sanglés, et on appuie les boutons qui, d'un trait, fixent leurs destinées. Oui, des chaises. Des chaises qui tuent !

«  J'ai déjà lu des journaux de renom, dignes de crédibilité, qui nous parlent de bien de pays de ce monde, où on exécute par des marrantes injections mortelles. Oui, on allonge l'homme, l'être humain ! Une créature divine ! Sur un brancard ou sur une civière, et on l'attache, comme un chien, oui, comme un chien, on le ligote ce n'est pas pour lui introduire dans les veines chaudes et frêles, une piqûre. Pas cette piqûre qui libère le corps de l'emprise des maladies. Celle dont bénéficient les condamnés à mort ouvre les rideaux sombres qui couvrent les ravins de la mort. Son nom n'est pas vulgaire, car nos pharmacies n'en vendent presque pas. Allez dans une pharmacie, dites au premier homme en blouse blanche : « S'il vous plaît, je suis le malade X... Je voudrais acheter la piqûre léthale » Quoi ? La piqûre léthale ? Non, le pauvre pharmacien n'en saura rien. Il n'a pas l'habitude de geôles.

«Ouf ! Et les chambres à gaz ! Oui, des chambres. Pas comme la mienne que j'ai quittée brutalement. Il s'agit ici des chambrettes où la mort a élu domicile. Ce sont de véritables cockpits pris d'assaut par Thanatos. Cette mort qui passe par de gigantesques machines saturées de courants électriques qui distillent un gaz. Un gaz qui coupe le fil de la vie. Oui, le gaz, l'homme sait aussi en user à des fins insoupçonnables !

« J'ai déjà entendu révéler qu'un peu partout, dans ce monde des hommes, sous le regard sacré du Père de la Création, on installe des fils électriques dans tout le corps bandé d'une créature pour l'électrocuter !

« Je me souviens avoir déjà vu les images affreuses de ces condamnés à mort dont on bande les yeux et à qui on donne gratuitement des paquets de cigarettes à fumer en une seconde, des marmites de nourriture à avaler en quelques secondes, de casiers de bière à ingurgiter en une minute, pour ensuite passer par une fusillade, aux grands applaudissements d'une foule naïve et timorée !

« Je me rappelle bien ces larmes tranchantes, tristement célèbres, que le disciple d'esculape, Guillotin Joseph Ignace avait eu le malheur de faire adopter, pour la perte de ses semblables !

« Je revois, présent à l'esprit, le supplice du feu, ce bûcher où Jeanne d'Arc fut ligotée et braisée, comme une chèvre des grands jours de festins des tyrans.

« Nous avons passé tout notre temps à paniquer, à vomir de peur et de malaise. Dans notre réduit, nous avons entendu tout le temps, des bruits de la mort. Nous avons gémi suffoqué ; les nerfs étaient à bout ; nous avons passé tout notre temps à nous battre contre la mort. Nos voix étaient étranglées.

« Seigneur Dieu, toi qui es le Donneur de Souffle, le Père de la Création, quel chemin la mort empruntera-t-elle désormais pour venir nous envelopper de son triste voile noir et nous arracher ce souffle que tu donnes gracieusement à tes créatures pour les animer ? »

La salle où ils étaient conduits était une salle récemment affectée aux bains des prévenus qu'on sortait des cellules avant les interrogatoires. On leur demanda de se décrasser et de se décroûter. Ils n'iraient pas indisposer les enquêteurs dans la seigneuriale salle des interrogatoires, où se fixent les destins. Leurs cors méritaient d'être frottés avec des éponges métalliques.

La toilette mit peu de temps et, ils étaient encore trop sales pour prétendre avoir atteint le seuil de la propreté en si peu de temps pour y parvenir, il leur fallait au moins une année de bain sans interruption, et ce, avec les détergents les plus efficaces.

Le « bain » fini, ils retrouvèrent la chaleur humide de leurs vêtements qu'ils avaient quittés depuis plus d'une semaine. Ensuite, sous la forte escorte qui ne les quittait pas d'un pouce, ils découvrirent la vraie chaleur dans la salle des interrogatoires.

Enfin c'étaient les fameux interrogatoires. On était précisément au milieu d'une nuit sans lune et sans étoiles.

* *

*

Le lendemain était le jour de la pleine lune, au mois de Julius. Vers la neuvième heure de ce jour, l'un des enquêteurs qui avaient la lourde tâche de rechercher la vérité et rien que la vérité à travers cet interrogatoire avait tenu à aller auprès de ceux qu'ils appelaient candidement ici leurs « sources d'informations ». Il était habillé en civil : blouson cuir de couleur noire, pantalon jeans bleu. Le tout lui donnait l'allure d'un homme très ordinaire. Et, rien à son passage ne suscitait une curiosité. Dans la poche intérieure de son blouson, l'antenne noire d'un Talkie Walkie laissait chichement découvrir son bout.

Assis dans la cabine d'une petite voiture jaune de marque japonaise, il avait tout simplement l'air d'un chauffeur de taxi fier de sa recette quotidienne. Arrivé à l'Ecole Normale, il gara son véhicule légèrement au trottoir. Les étudiantes, fatiguées d'attendre les taxis, ne s'empêchèrent pas de manifester leur colère à la vue de ce véhicule jaune qu'on allait garer derrière elles. Le tout premier homme qu'il avait rencontré au portillon de l'Ecole était l'illustrissime archonte Mbe'nnem qui, tel un Cerbère noir, obstruait le passage public. L'enquêteur qui l'avait reconnu par sa barbe hirsute d'empoisonneur et ses lèvres rouges de buveur de mauvais vin de déchets de maïs, l'invita dans l'une des petites salles de classe de l'Ecole pour de « petites causeries ».

Mbe'nnem, très habitué aux félicitations et aux honneurs immérités, répondit favorablement à cette invitation. Cet étudiant spécial aux besognes indéfinissables était vêtu d'une chemise rouge aux manches courtes, sur laquelle il avait maladroitement superposé une petite veste noire qui avait toutes les dimensions d'un pourpoint. Son pantalon court laissait croire qu'il était victime d'un gigantisme hypophysaire. Dans ce bel accoutrement, Iscariote avait toutes la allures d'un Scapin.

Les deux hommes se dirigèrent vers la petite salle sans échange de paroles, comme s'ils se redoutaient.

La salle était déserte. Seuls quelques papillons et quelques araignées y représentaient les créatures vivantes. A l'estrade, c'était le bureau de professeurs. En face, deux rangées de tables-bancs couvertes de poussière. Derrière la porte, au Sud-Ouest de la salle deux tables- bancs étaient placées l'une face à l'autre. C'est là que nos deux gens avaient choisi de s'entretenir.

- Excellence, Président Mbe'nnem, nous vous sommes très reconnaissants d'être toujours soucieux du devenir de votre pays et, surtout de la précieuse aide que vous nous apportez en veillant à l'ordre, à la sécurité et à la paix dans ce pays. En effet, nous avons appris que vous êtes le Président de cette bienfaisante Association tribale dont l'une des misions cardinales est la protection des intérêts de votre tribu. Nous avons reçu tous les chefs d'accusation que vous nous avez fait parvenir au sujet de certains de vos camarades, par le biais du Ministre de l'Enseignement Supérieur. Cela montre bien que vous collaborez très étroitement avec la plus haute hiérarchie de votre ministère. Je puis vous rassurer que tous ces étudiants indésirables à votre goût ont fait l'objet d'une arrestation, d'une incarcération et... une fois de plus, nous vous en savons gré. Je tiens, par la même occasion, à vous révéler que, du côté de l'Université, les arrestations continuent au fur et à mesure que vos correspondances nous parviennent ; Nos cellules fourmillent d'étudiants et, tant que votre colère n'est pas apaisée, ne manquez pas de nous faire travailler, c'est notre devoir, lui rappela l'enquêteur d'un ton ironique.

Pendant que l'enquêteur le gavait de ces éloges fallacieux, Mbe'nnem caressait sa barbe avec délectation. Ses yeux rouges et globuleux luisaient de fierté et de liesse.

- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous féliciter pour votre fidèle et franche collaboration. Vous comprendrez que toutes les associations à caractère tribal qui fonctionnait dans cette auguste Ecole, seule la nôtre a pu survivre aux interdictions du Directeur Général qui, par solidarité tribale, a fermé l'oeil là-dessus. Tenez-vous tranquille, c'est une association aussi puissante qu'un parti politique ! Lui signifia Mbe'nnem.

- Bien, il s'agissait d'abord du Président National, ensuite de son secrétaire général, de ses conseillers et du porte-parole. Ensuite de son secrétaire général, de ses conseillers et du porte parole. Ensuite, il était question de beaucoup d'autres membres très actifs et autres sympathisants convaincus, confirmés et très dévoués. Par ailleurs, vous aviez baptisé ce troupe : « La célèbre bande des Agitateurs, des Vandales anarchistes et des Assassins subversifs», continua l'enquêteur.

- Permettez-moi d'applaudir fortement, mon cher ami. Je constate que votre mémoire est d'une fidélité qui défierait celle de l'ordinateur. C'est tout à fait exact, tout ce que vous dites-là, affirma Mbe'nnem.

- Bien, il y a aussi un certain Docta Maben que vous avez baptisé : « Le grand traître de la tribu en quête de notre pouvoir ».

- Oui, oui, ils sont tous là, ces noms de gangsters patentés. Monsieur l'enquêteur, je vous garantis mon entière disponibilité. Je peux vous apporter cent preuves de leur culpabilité ! Cent preuves, dis-je ! Je dis bien cent vraies et bonnes preuves ! Lui affirma Mbe'nnem avec fermeté, assurance et détermination.

- Très bien, voilà ce qui s'appelle être dévoué à une cause patriotique juste, apprécia l'enquêteur qui avait sorti son stylo à bille et un petit calepin blanc sur lequel c'était écrit :

« Enquêtes criminelles à haut risque »

- Maintenant, dit-il, nous commençons un travail sérieux. Alors, Président Mbe'nnem, quelles précisions ou quels autres détails importants pouvez-vous apporter au sujet de Menkaaseh' Innocent ?

- Monsieur l'enquêteur, tout ce que je sais de ces gens-là, c'est que ce sont des gens qui aiment trop se faire remarquer ; ils aiment entendre dire d'eux qu'ils s'habillent bien et cher, qu'ils sont élégants etc. et moi, je trouve tout cela très dangereux pour la stabilité politique de notre pays, dit-il en ouvrant grandement les yeux globuleux et en martelant fortement la table avec son annulaire de gorille.

- Eh bien, Excellente, je comprends qu'ils aiment faire le mariole, hein ? C'est bien cela. Mais, disons que lorsqu'ils s'affichent ainsi, posent-ils des actes répréhensibles par nos lois ? lui demanda l'enquêteur qui, à la première réponse, avait griffonné quelque chose d'indéchiffrable sur une page.

- Je vous ai bien dit que je pouvais vous apporter cent preuves ! Je dis cent bonnes et vraies preuves de leur culpabilité ! Des preuves indubitables, dis-je ! Tenez, j'ai appris des sources claires de mes renseignements que ce sont des anarchistes qui ne boivent qu'un certain type de bières ; ils ne lisent qu'un certain type de journaux et n'écoutent que les radios étrangères. Ces radios qui ne disent jamais rien de sérieux ni d'encourageant à l'endroit de notre Président et son régime. Donc, ils sont très dangereux, ajouta-t-il avec rage.

- Bien, je vous écoute parfaitement et je note minutieusement vos remarques et vos révélations. Alors, dites-nous, Excellence, ces bières dont ils raffolent, sont-elles des bières dangereuses ? Et ces journaux qu'ils lisent, ne passent-ils pas par la censure ? Lui demanda l'enquêteur qui se fait progressivement une idée nette de son illustre interlocuteur.

- Mais, Monsieur l'enquêteur, ne me demandez pas de prouver que c'est avec les recettes de ces bières que l'opposition finance ses activités pernicieuses et rétrogrades. Et ces journaux dont nous parlons, voulez-vous me demander de vous prouver qu'ils appellent les populations à la révolte et à la guerre civile et contraignent les étrangers à quitter notre pays parce que notre frère est au pouvoir ? En dehors du journal officiel, de « La Vermine » et du « Charognard » que valent les autres journaux ? Ce ne sont que les lanceurs de grenades, précisa Mbe'nnem qui avait allongé son cou de héron pour se rassurer que l'enquêteur écrivait réellement tous ses fantasmes et toutes ses hallucinations.

- Très bien, que savez-vous d'autre de Menkaazeh' ? Lui demanda l'enquêteur qui le fixait maintenant avec une attention redoublée. Et, cependant, Mbe'nnem fixait le plafond à la recherche de l'inspiration, alors que de sa main droite, il caressait sa barbe hirsute. Puis, il revint à son vis-à-vis.

- Cette fois-ci, je serai très profond. Et, vous allez comprendre que cent preuves, ce n'est rien. Je crois avoir appris de quelqu'un qui le connaît bien qu'il tenait régulièrement des meetings politiques dans sa chambre d'étudiant au campus pour faire chuter notre régime. Oui, pour faire chuter notre régime, dis-je ! Il voulait attenter à la vie de notre Président ! Notre Président, lui, attenter à la vie de notre Président ! Mon cher enquêteur, ces fils d'opposants méritent une fournaise et une fosse commune, si ce n'est une pendaison publique qui servirait d'exemple à tous les ennemis de notre pouvoir.

Après ces propos, Mbe'nnem baissa la tête et se mit à la secouer horizontalement, comme pour persuader l'enquêteur du séreux de ses déclarations. Ce misanthrope aux cheveux de brousse avait longtemps roulé la haine et la méchanceté au gouffre de son coeur.

- Oui, ac-ti-vi-tés po-li-ti-ques dan-ge-reu-ses, épela l'enquêteur à haute voix, pendant qu'il écrivait alors, y a-t-il encore quelque chose à ajouter, lui demanda-t-il.

- Je crois que vous avez trouvé la formule appropriée. C'est un activiste très actif qui menait des activités politiques très dangereuses, précisa Mbe'nnem.

- Bien, bien, bien, alors, nous allons évoluer Changeons de cible et parlons maintenant d'Eben le philosophe quels détails peut-on noter afin de compléter son portrait et enrichir des chefs d'accusation ?

- Celui-là, je le connais comme ma poche. Ce minuscule garçon à la barbe de révolutionnaire est apparemment frêle ; mais, c'est un poseur de bombes. Tenez par exemple, l'année dernière, je l'avais surpris dans un bureau de vote d'un lycée. Savez-vous contre qui ce monstre avait voté ? Seigneur ! Quelle méchanceté ! Quel esprit satanique ! Ce bout d'homme est un pendard ! Il est de ceux qu'on doit pendre ou brûler vif sur la place publique ! Ce vilain suppôt du diable avait voté contre notre Président ! Oui contre notre Président, contre notre régime, contre notre pouvoir ! Voilà la réalité. Voilà la triste vérité, mon cher. Un pauvre étudiant qui ne demande qu'à aller à l'école. Il est aidé en cela par un régime qui veille sur lui comme sur tout le monde. Et, lorsque la moindre occasion lui est offerte de voter, il étale toute sa haine contre un Président aussi magnanime ! Monsieur l'enquêteur, voter contre un Président, c'est tramer un redoutable complot contre sa personne ; c'est attenter violemment à la sûreté de l'Etat ; donc, c'est être un criminel politique. Voilà pourquoi nous à notre niveau, nous avons toujours pensé que la pluralité est source de division. Laissons ces subtilités-là à l'esprit cartésien de Blancs. Nous autres Africains convaincus, nous constatons que le parti unique est l'unique système qui convienne à tous nos pays. Dans un système à parti unique, toutes les énergies, toutes les pensées convergent vers un seul homme, un seul candidat. Ce dernier, à l'issue du vote, est sûr de ses résultats à cent pour cent. Il est élu ou réélu à l'unanimité. Et, c'est l'expression de sa puissance et de sa popularité, fruit de sa magnanimité. Dans ce système, le Président est le fils aîné de Dieu ; il est roi ; il est le plus grand, le plus intelligent, le plus beau, le plus fort... Bref, c'est un immortel. Mais, avec le multipartisme, ouf ! C'est l'homme à abattre ; il faut tout faire pour prouver qu'il doit partir etc. les choses s'étant conduites avec trop de précipitation dans notre pays, nous pensons que nos législateurs doivent rapidement réviser nos lois en matière électorale et dans bien d'autres domaines relatifs au statut de notre Président ! Cria Mbe'nnem, les yeux rouges de colère.

Son barrissement assourdissant avait apeuré l'enquêteur qui, ne pouvant s'échapper du recoin où il s'était confortablement emprisonné, avait cru devoir le calmer avec quelques paroles encomiastiques :

- Oui, Excellence, je comprends que votre noble patriotisme est sérieusement touché. Alors, que peut-on encore retenir ? Lui demanda l'enquêteur qui s'était aperçu que Mbe'nnem, du revers de sa large main noire et rugueuse, avait essayé d'essuyer les larmes de honte qui avaient forcé ses paupières.

- Monsieur l'enquêteur, je vous ai dit que ce garçon est un triste activiste remarquablement dangereux. Je veux qu'on lui ôte cette vie dont il ne sait pas jouir ! C'est tout. Conclut Mbe'nnem, dans un ton manifestement autoritaire et injonctif car il voulait que, tel Dieu, sa volonté fût faite.

- Merci pour les précisions et pour la recommandation, Excellence. Maintenant, venons au cas de ce journaliste une idée un peu plus nette de lui ?

- Oui, ce malheureux-là, c'est le pauvre qui avait lu le communiqué radio vendredi. C'est notre Ministre de L'Enseignement Supérieur, en parfaite collaboration avec notre Ministre de l'Information, qui avait fait parvenir ce communiqué à la radio pour la lecture. Et, vous savez qu'il y a communiqué et communiqué ? Lorsqu'un communiqué fait état de l'arrestation, de l'incarcération et de l'exécution sommaire des étudiants anarchistes, je crois qu'un journaliste digne de ce nom doit prendre des dispositions particulières pour lire. Par exemple, il doit faire passer l'hymne national, lire le communiqué et faire passer des chants patriotiques, des chants de victoire. Car, il s'agissait là d'une grande victoire que la vigilance, la nôtre, avait remportée sur l'anarchie. Monsieur l'enquêteur, voilà un journaliste qui ignore tout de la déontologie et de la ligne éditoriale de la radio ! Ecoutez-le quand il anime ses tranches d'antenne libres. Il passe tout son temps à faire la cour à nos soeurs et à faire éclater sa couleur politique ! Pauvre journaliste ; il mérite le même sort que tous les autres indésirables. Mon cher ami, une suggestion pour vous. C'est qu'en tant qu'agent de sécurité, sillonnez l'ensemble du territoire national et dénichez tous les journalistes mécréants et jaloux qui semblent avoir pris le maquis contre notre régime. Vous essayez de les bâtonner correctement. Ils comprendront qu'encenser un régime n'est pas plus difficile que lui jeter l'opprobre.

- Merci, Excellence. Bien, il y a un étudiant qui s'appelle Charly NOH alors, gardez-vous encore un souvenir net de ses actes ? Lui demanda l'enquêteur.

- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous dire que nous ne faisons rien au hasard. Je maîtrise tout ce beau monde. Ce pseudo-étudiant appelé Charly NOH a tout le portrait d'un méchant révolutionnaire confirmé. C'est un spécialiste des coups d'état ! J'ai appris, des sources non encore confirmées, mais crédibles, qu'il est co-propriétaire, ou actionnaire important dans la plus grande et la plus puissante imprimerie clandestine de ce pays. A ce qu'on dit, ce sont eux qui impriment toutes les étiquettes des bières que les ennemis de notre pouvoir aiment consommer. J'ai aussi appris que tous les journaux qui vont en guerre contre nos institutions et notre Président sont imprimés dans cette usine à problèmes. Par ailleurs, ils se sont récemment spécialisés dans un autre domaine plus dangereux : la confection des tracts et des cartons rouges et jaunes qu'ils vendent comme de petits pains. Cet étudiant, à ce qu'il se dit, n'a jamais cherché à écouter notre radio officielle. Il a appris à mépriser notre journal qui a fait faillite, à cause de leur déloyale concurrence. Et, ce qui ne cessera pas de me choquer, ce sont ces succès qu'ils connaissent à l'Ecole ! Nous autres nous avons tout sacrifié pour la survie de nos institutions ; heureusement que la Direction de l'Ecole se penche régulièrement sur notre cas. Mais, nous avons décidé que désormais, tous les professeurs qui refuseront de faucher tous les fils d'opposants seront systématiquement dénoncés auprès de la hiérarchie. Nous leur prouverons que quoiqu'ils s'imaginent, nous somme plus utiles à a nation qu'ils ne le sont, promit Mbe'nnem.

Après avoir noté les volontés impériales de l'Archonte au don d'ubiquité, l'enquêteur poursuivit :

- Monsieur Mbe'nnem, que reproche-t-on exactement au professeur Maben ? Je sais que nos éléments l'avaient enlevé dans les toilettes de l'amphithéâtre pour éviter un soulèvement de ses étudiants qui le défiaient, dit-on.

- Oui, Monsieur l'enquêteur, je vous assure que j'ai du pain sur la planche. N'eurent été mes multiples tentacules de pieuvre, la République serait en danger. J'avais personnellement demandé à mes agents secrets de filer ce traître Maben qui s'employait à former des régiments d'opposants à l'université. N'est-ce pas former des opposants que de leur dire qu'en Occident, presque tous les régimes sont pluralistes ? Par ailleurs Docta Maben est, il faut le souligner pour mieux le déplorer, l'un de nos frères qui ont rageusement lutté contre le parti unique dans ce pays. Ils ont réussi à tuer le parti unique ; ils ont réussi à montrer aux foetus et aux patriarches que le multipartisme était la formule qui convient le mieux à l'Afrique. Alors, voyez-vous ? Ces vendus voulaient que notre Président perde notre palais ; que notre régime vole en éclats et que s'effondre l'hégémonie de notre tribu. Voilà les intentions diaboliques qui se cachaient derrière leurs revendications intempestives. C'est donc pour ces raisons profondes que j'avais tenu à ce qu'on écourte ses jours, fût-il un brillant professeur. Les traîtres, ça se liquide ; les opposants, ça s'élimine. Monsieur l'enquêteur, je vous assure que l'être humain est très difficile à gouverner. Je n'avais pas fait une bonne classe de Terminale. Mais, j'avais très bien maîtrisé la philosophie politique de Machiavel le grand. Le machiavélisme politique est la plus pure, la plus réaliste et la plus efficace des pensées politiques sur terre. Machiavel est un immortel. Lorsque Gioberti, grand penseur, di de Machiavel qu'il est le « Galilée de la politique », c'est tout dire. Révolutionner la politique, ce n'est pas donné à n'importe quel penseur courageux. Machiavel est le seul penseur qui ait pu comprendre que l'Homme est par essence méchant. Et, que pensez-vous que le Prince puisse faire dans une République de méchants et d'éternels mécontents et jaloux ? A mon sens, il doit les forcer à devenir bons. Sachez que, même ceux qui font le bien ne le font que forcément. La fin de toute politique étant le maintien d'une cité harmonieuse où règnent l'ordre et la justice, le prince doit utiliser la ruse, la force et la cruauté pour s'imposer et imposer l'ordre. Une bonne politique ne va pas sans bonnes armes. Un bon prince doit se montrer fourbe, cruel, sanguinaire, s'il veut faire régner l'ordre public, et surtout s'il veut que son règne soit éternel. Au regard de cet exposé, nous pouvons déduire que tous ceux qui spéculent sur la cupidité, la cruauté, la fourberie, la tyrannie de notre chef d'Etat ne sont que de morveux ignorants. Je vous rappelle que Machiavel n'était pas de notre tribu ; c'était un blanc. Nos princes ont le droit d'utiliser le bâton, même le plus épineux pour nous amener à être tous bons, à regarder forcément dans leur direction. Ne comprenons-nous pas qu'ils sont magnanimes lorsqu'ils nous donnent la possibilité de les élire ? Nous pensons que le seul fait d'organiser les élections, c'est être un très grand démocrate. N'allez plus chercher comment les choses s'organisent et se déroulent. A trop vouloir scruter le lait frais de près, on finit par y dépister du poil, dit un proverbe.

Pour Revenir à Docta Maben, je dirais que les professeurs de Droit devraient faire très attention. Laissons aux blancs le soin d'écrire et d'enseigner toutes les théories sur l'art de gouverner la cité, c'est comme une femme. Et, en matière de femme, chaque mari doit adopter ses méthodes. Il y a des femmes entêtées, des femmes acariâtres, des méchantes, des sorcières, des infidèles etc. Imaginez-vous cocu un jour ! Serez-vous tranquille ? Le seul Blanc qui vaille la peine d'être lu, c'est Machiavel.

- Oui, Excellence, pour nous résumer, que peut-on concrètement reprocher à Maben, à cette heure dite d'ouverture démocratique ?

- Je vous dis qu'il mène des activités politiques criminelles contre notre Président. Et, pis encore, il ose protéger des étudiants anarchistes. Tenez, l'université est devenue une arène politique, précisa Mbe'nnem.

Heureusement que, dans notre Association, nous avions tenu à organiser l'élection présidentielle à notre manière. Il s'agissait d'africaniser la pensée de Machiavel et de l'enrichir. Vous savez, il y a ce que la bouche déclare, il y a ce que le coeur pense et il y a ce qu'on fait concrètement. Voilà des subtilités qui ont toujours échappé à nos pauvres opposants. Notre radio, notre journal officiel, « La Vermine » et « le Charognard » annoncent avec pompe les grands axes de l'avenir socio-politique, économique et culturel du pays ; ils garantissent la transparence à tous les niveaux. Ça c'est le côté médiatique. Mais, dans les sphères de notre régime, ce n'est jamais que le contraire qui est pensé. Il faut savoir distraire les opposants : ça, c'est la ruse.

Tenez, n'eût été notre vigilance accrue et notre organisation parfaite, notre frère aurait perdu l'élection présidentielle et, par conséquent nos institutions, notre pouvoir et notre beau et somptueux palais. Imaginez, Monsieur l'enquêteur, que les choses aient tourné au sens contraire ; que serait devenu ce beau pays si les opposants avaient eu le dessus ? C'est pour éviter ces sombres éventualités que nous avions tenu à intimider, à traquer, à dénicher et à dénoncer tous ceux qui seraient tentés d'opter pour le diable en votant contre notre Président. Savez-vous que dans bien de régions de ce pays, la tenue officielle dans les bureaux de vote était celle de notre parti ? Lorsque nous redoutions quelques astuces propres aux opposants entêtés, nous faisions disparaître leurs bulletins de vote. Parfois, on conduisit ces pauvres électeurs dans les isoloirs, sous prétexte qu'on les guidait ; et, c'est là dedans que nous avions la bonne occasion d'identifier et de filer les plus courageux. Certains étudiants entêtés ont récolté ce qu'ils semaient. Les fonctionnaires opposants ont subi la tourmente ; ils avaient été pourchassés, rétrogradés licenciés ou démissionnés. Voilà certainement pourquoi certaines feuilles de choux avaient parlé de la chasse aux sorcières. Ça, c'étaient nos oeuvres, Monsieur l'enquêteur ; des oeuvres salvatrices sans lesquelles vous-mêmes, agent de sécurité, vous ne seriez plus en sécurité, voire en vie. Seules la violence et la ruse nous avaient aidés ! Ah ! Machiavel, le vrai et seul philosophe politique blanc de toute l'éternité !

Monsieur l'enquêteur, que perd-on à voter pour quelqu'un à qui on doit tout ? Le Président de la République est le pourvoyeur de la vie et du bien-être. Et, à ce titre, il me semble que seul Dieu doit lui demander de déposer le timon de l'Etat. Nous le savons, Dieu ne peut le faire alors qu'il est encore en vie, non ! Un chef d'Etat digne de ce nom doit mourir au pouvoir.

Monsieur l'enquêteur, mon cher ami, je puis vous assurer que vous êtes chanceux ! Vous êtes né sous une belle étoile parce que vous venez me voir à un moment où il se prépare de notre côté un vaste programme politique ayant comme objectif principal : le maintien au pouvoir. Vous autres vous devez vous montrer entièrement acquis à notre cause. Pas question de neutralité. Votre carrière sera assurée et sous peu de temps, vous vous verrez en train de gérer d'importants bataillons dans notre armée. Notre régime sait être fidèle à sa politique de gratification pour tous ceux qui lui sont dévoués.

Rappelez-vous le Jeudi rouge. Que n'a-t-on pas accordé à l'armée restée fidèle comme récompenses légendaires ? Vous savez, comme moi, que beaucoup d'hommes en tenue ont reçu des grades qu'ils ne devraient avoir que dans quinze ou vingt ans ; vous savez que les salaires de l'armée ont décuplé. Bien, comment comptons-nous pérenniser notre règne ? Tel est le thème de travail qui nous a rassemblés autour des grands théoriciens de notre régime. Nous nous sommes séparés avec la ferme conviction que notre frère devrait mourir Président et que, son pouvoir étant devenu héréditaire, son fils ou sa fille devrait lui succéder.

Les échéances électorales, nous pouvons les renvoyer indéfiniment. Et, quand on consentira à organiser les élections, il sera d'abord et toujours prouvé qu'une commission électorale indépendante est une lourde machine inutile qui nécessite trop de graisse et ne cadre pas avec nos réalités locales. En plus, nous saurons prouver à nos frères occidentaux que leurs aides humaines en la matière ne sont d'aucune importance. Ces prétendus « observateurs neutres » ne sont que des espions.

L'absence de cette mauvaise structure importée nous permettra alors d'évoluer tel un renard libre dans un poulailler libre. Voici un exemple clair : on le sait bien, ce sont les listes, les cartes électorales, les cartes d'identité nationales qui font les électeurs. Ceci étant prouvé, nous autres, nous savons désormais que, contrairement à ce qui est démontré officiellement pour endormir les malheureux opposants, nos commissaires de police n'établissent plus de cartes d'identité à tous ceux qui sont reconnus ou soupçonnés appartenir à l'opposition. Tous ces égarés sont là qui se bousculent vainement nuit et jour devant nos commissariats, ignorant qu'une puissante machine est conçue, qui les broie et les avale politiquement. Un opposant ici chez nous sera toujours un homme politiquement mort.

- Et comment cela, Monsieur le Président ? Lui demanda l'enquêteur que toutes ces révélations étaient en train de transformer.

- Mais, mon cher ami, broyer un opposant qui convoite notre carte d'identité, c'est par exemple lui dire que la crise économique s'étant confortablement installée chez nous du fait des grèves et de l'incivisme fiscal menés par les opposants, nos commissariats n'ont plus de carton, d'encre, de toises etc. à cet effet, voilà une astuce qui nous permettra d'éliminer un bob régiment de mécontents. Et, parallèlement, tous nos militants et sympathisants auront chacun une dizaine de cartes offertes gratuitement ! Croyez-vous qu'avec tout ça, un seul opposant puisse arriver un jour ? demanda Mbe'nnem à son interlocuteur médusé.

- J'ose avouer que cela s'appelle faire preuve de beaucoup d'imagination et surtout de courage, lui affirma son vis-à-vis.

- Oui, mon cher ami, nous sommes courageux. Etre au pouvoir ici chez nous, c'et être courageux ; c'est savoir oser. Et c'est parce que nous osons que nous gagnerons toujours, lui affirma Mbe'nnem. Puis il enchaîna :

- Savez-vous que les listes électorales sont de véritables tamis à opposants ? Nous pouvons encore établir quelques cartes à nos ennemis et faire paraître leurs noms les listes spéciales. Qu'est-ce qui nous coûte d'aller sortir et afficher ces listes dans une localité inaccessible ? L'ennemi a beau être un insomniaque, il finira pas s'endormir. Et, nous allons nous assurer des majorités absolues. Avec tout cela, tel un phoenix, le parti unique renaîtra de ses cendres.

- Excellence Mbe'nnem Iscariote, nous vous remercions sincèrement pour toutes ces révélations et ces confidences édifiantes, fit l'acquéreur.

C'était sans commentaire. Ainsi allaient les choses ; ainsi était dirigé le pays ; ainsi comptait-on gérer la chose publique pour toute l'éternité !

Au moment où le Président Mbe'nnem sortait de la salle, Mlle Samsekle passe-partout, sa coreligionnaire effectuait son entrée dans l'enceinte de l'Ecole. Peut-être était-elle allée rendre hommage à Vénus dans un Hôtel de la ville. Il se disait d'elle qu'elle était d'une disponibilité sans exemple. L'enquêteur avait besoin de ses services, lui avait-il dit. Du côté du ciel, le soleil avait franchi de trois pas le zénith. Avec la sortie de Mbe'nnem l'enquêteur mit un autre appareil en marche afin d'enregistrer la seconde conversation. Il avait tenu à faire écouter tous ces détails par tous ses collaborateurs et la hiérarchie de leurs services.

- Mademoiselle Samsekle, bon après-midi et recevez tous nos encouragements pour les précieux services que vous avez rendus à ce beau pays à une période très grave de son histoire. Cette fois, nous venons vous prier de nous aider à parachever nos rapports sur toute les personnes dont votre association nous a envoyé les noms, fit l'enquêteur.

- Merci, monsieur. J'ai toujours pensé que nous autres, faisons du bon travail. Vos encouragements en sont d'ailleurs un précieux témoignage. En ce qui concerne tous ces délinquants auxquelles vous faites allusion, ce ne sont pas les preuves qui manquent. Les preuves nous en avons par centaines. Bien, ceci étant, je dirais que ce sont des gens nuisibles ; ils dérangeaient. Ce sont des salauds qu'il faut pendre, même sur la place publique. Ils avaient surtout tendance à s'afficher et à ravir la vedette. Par ailleurs, et fait plus grave, nous avons même appris qu'ils voulaient attenter à la vie de notre Président et écourter la pérennité de son règne. Vous voyez vous-même que c'est très dangereux comme activité ? Il y a parmi eux un morveux appelé Francis Menkaakong qui avait eu la maladresse de refuser mes avances. Ne pouvant pas supporter qu'un homme me fasse essuyer un tel échec, je lui avais promis mes échos. Fait encore plus grave, il était de ceux qui chantaient mon nom à qui voulait les écouter. Ils prétendaient que je souffrais du SIDA ! Le Sida ? La maladie incurable ! Je sais seulement qu'à cette époque, pour être franche, mes cheveux chutaient. C'était la syphilis, pas le Sida répondit bêtement cette mégère.

Mlle Samsekle était de ce type de filles volages qui utilisaient uniquement leur féminité démoniaque pour ouvrir toutes les portes et pour faire avancer tous les dossiers. Dans le milieu estudiantin, sa présence relevait tout simplement d'un mystère. On n'avait jamais su d'où elle venait, certaines langues indiscrètes prétendaient que cette toute puissance, elle la tenait d'un très puissant dignitaire du régime. Mlle Samsekle s'était toujours voulue belle, sinon la plus belle et la plu ravissante. Son teint couleur d'ébène avait gravement subi les effets corrosifs de la brosse de chiendent avec laquelle elle frottait régulièrement sa peau. Sur cette peau malheureuse passaient toutes les substances caustiques (potasse, soude, eau de javel), des antiseptiques (savons, diktol, shampoings) et des crèmes à la base d'hydroquinone. Son pauvre corps recevait sans cesse les dermocorticoïdes. Dans son entourage immédiat, on disait d'elle qu'elle était à la recherche d'un teint nouveau.

- Alors, Mlle Samsekle, est-ce tout pour Francis ? Lui demanda l'enquêteur qui délirait de joie, car toutes les vérités lui étaient révélées sur cette grave affaire de « criminels politiques ».

- Oui, Monsieur l'enquêteur. Je crois que c'est suffisant. Je voulais tout juste lui faire comprendre que ce pays est entre nos mains. Je voulais qu'il sache de quel bois je me chauffe, lui révéla cet ange de la mort qui, après avoir sorti un crayon et un miroir de sa sacoche noire, réajustait les cils de sphinx.

- Très bien mademoiselle, la précision est importante Maintenant, que savez-vous de la dame Segnõra No ?

- Oui, oui, les voilà. J'allais oublier cette morveuse de Segnõra. Cette femme est l'une des femmes qui se vantent d'avoir séjourné en Europe. Et, comme cela ne suffisait pas, elle se vante d'avoir réussi à se faire un époux. A plusieurs reprises, elle a décliné nos offres : tricots, effigies, casquettes, pagnes publicitaires de notre président et notre parti. Vous voyez, c'est très grave ! Ce sont des crimes politiques et, elle mérite la mort. Il en est de même pour toutes les autres du groupe, décida-t-elle souverainement.

Après avoir recueilli tous ces témoignages, ces révélations et ces secrets, le bon enquêteur se leva, le corps alourdi de déception et de honte. Il avait honte à la place de tous ceux-là qui venaient de lui prouver que le pays était le leur. Il cracha un ultime merci sec à cette gorgone qui ajustait ses parures lugubres. Il sortit de l'Ecole et une fois dans son véhicule, il n'avait pas eu le courage de démarrer. Quelques pensées lui torturaient les méninges. Couché sur le siège, les bras croisés, les pieds abandonnés sur les pédales, la tête levée, les yeux fermés derrière ses lunettes sombres , il mit à méditer :

- « Voilà alors l'un des problèmes épineux auxquelles nous faisons face. Ces fameuses « sources d'informations ». A écouter les Chefs d'accusation, on dirait qu'ils viennent de très grands patriotes. La réalité, c'est qu'il se lit de la haine, de la rancune, de la délation, de la méchanceté, et surtout un type particulier de tribalisme criard de leurs propos. Et ce zèle qu'ils manifestent ! Et cette toute puissance ! Voilà ce qui s'appelle être inféodé au régime. Je comprends maintenant que l'ouverture démocratique n'est qu'un jeu de mots. Pourquoi veulent-ils que nous éliminions des citoyens qui n'ont fait qu'exprimer leur citoyenneté, leur liberté, leur choix ? C'est contraire au bon sens et au droit.

Mes collègues, mes chefs, comprendront tous que ceux qui nous ont promis cent preuves de la culpabilité de ces étudiants ne sont que des tribalistes dangereux qui peuvent facilement mettre ce pays à feu et à sang.

Ceci m'amène à faire des réflexions sur la profession même des officiers de police judiciaire que nous sommes. Nous avons la lourde et délicate tâche de veiller à la sécurité publique et au maintien de la paix. Nous sommes appelés à faire face, jour et nuit, aux multiples cas de crimes, de délits et de contraventions. Mais, lorsqu'on est exposé aux obstacles comme ces tribalistes cruels, comment s'y prendre ? Peut-être une garde à vue est elle nécessaire ? La garde à vue étant tout simplement une mesure par laquelle un OPJ retient dans les locaux de la police pendant une durée légalement déterminée, toute personne qui, pour les nécessités de l'enquête, doit rester à la disposition des services de police. Mais à vivre certaines expériences dont celle-ci, je suis déjà en train de me demander avec inquiétude si pour une éventuelle garde à vue, un commencement de preuves de la culpabilité des suspects n'est pas nécessaire. Ensuite, il ne faudrait peut-être pas occulter la présomption qui n'est que supposition que l'on, tient pour vraie jusqu'à preuve du contraire. Mais, l'officier est un homme doué de raison ; il peut juger à priori. Et, s'il est dans le doute, la présomption doit être en faveur de l'accusé. Mais, si dès le départ, il tient pour vraies toutes les hallucinations et toutes les élucubrations des mécréants aux illusions tribalistes, alors les jeux sont entièrement faussés. Donc, le principe fondamental des droits de l'homme suivant lequel toute personne accusée d'un acte délictueux est présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie dans le respect des garanties nécessaires à sa défense doit garder toute sa sacralité. Mon père m'avait toujours dit : « Mon fils, ce métier que tu choisis est très délicat et, pour cela, tu dois faire très attention. La société entière, ou certains esprits aux mauvaises intentions t'emmèneront à commettre des fautes irréparables. Peut-on réparer la mort ? Peut-on fabriquer du sang ? Non ! Mon fils, l'histoire et la Bible fourmillent d'exemples ; lorsque nous les parcourons, c'est pour mieux contourner les obstacles présents ou futurs. Dans la Bible, on nous parle des saints Innocents, oui, des Saints Innocents ! Il s'agit des enfants qui furent massacrés en Judée sur l'ordre d'Hérode qui espérait faire périr Jésus parmi eux ! Mon fils, le vingt-huit Décembre de chaque année, il faut prier en leur mémoire. »

Maintenant que ces étudiants ont déjà passé plus de deux semaines presque gratuites dans nos sous-sols, à qui doit-on attribuer la faute ? Aux textes ? A nous ? Au Procureur de la République ? Ou alors aux fils de judas qui nous les ont livrés ? Il est certain qu'on les aurait déjà pleurés, compte tenu des mystères qui ont entouré leurs arrestations et surtout compte tenu du contenu du communiqué radio du 29, qui faisait état de leur arrestation, de leur incarcération et de leur exécution pour « faute politico-criminelle ». Voilà que maintenant, les données du problème sont claires, alors quel verdict prononcer ? Ça aussi, c'est une équation difficile à résoudre. Si les chefs d'accusation étaient rationnels, les choses seraient faciles à trancher. Mais, au vue de la légalité, aucun chef d'accusation ne peut être retenu ! Mais, comme tout est passé par le Ministre de l'Enseignement Supérieur, l'affaire a pris une couleur politique et tribale très vive. Pour nous, il faut tout simplement faire un travail de bourreaux. C'est ce que nous recommande l'objet de cette correspondance ministérielle :

Objet : Arrestation, Incarcération

et exécution d'assassins

anarchiste, ennemis du Régime.

A mon sens, si nous étions libres, nous n'aurions en aucun cas besoin de tergiverser. Le verdict serait simple ; on réunirait tous ces martyrs des mutations politiques et on leur dirait solennellement : « Citoyens, aucun chef d'accusation n'est retenu contre vous ; vous êtes désormais libres ; allez respirer l'air pur que la nature offre gratuitement. Faites-vous bercer par le vent de la Démocratie ! »

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon