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Les réécritures bibliques dans l'oeuvre de Pascal Quignard

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par Daphné Pulliat
Université Paris IV- Sorbonne - Master II littératures françaises 2008
  

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c . la Spetante

La Septante est la première version de la Bible hébra
·que en grec, traduite à Alexandrie à partir du IIIème siècle avant notre ère par des Juifs qui auraient été au nombre de Ç soixante-douze È, d'où son appellation indifférenciée de Bible d'Alexandrie ou Septante. Cette traduction constitue une révolution dans l'épistémologie théologique, mais cette version de la Bible et les problématiques qu'elle soulève sont tombées dans l'oubli jusqu'au regain d'intérêt de la recherche pour les études bibliques lors de la découverte des manuscrits de Qumrân.

Nous voulons dans cette partie revenir sur les données historiques et les enjeux de cette version de la Bible. Nous nous pencherons ensuite sur un texte particulier qui fut sans doute la source de Pascal Quignard, la Lettre d'Aristée130, texte qui fait le récit de la rédaction de la Septante. Nous verrons enÞn dans quelles mesures le texte quignardien Les Septante131 constitue une réécriture de la cette Ç lettre È.

Dans toute cette partie nous entendons par Septante le sens originel de l'acception : la Septante au sens large désigne la traduction entière de la Bible en grec qui fut faite durant de longs siècles, mais initialement, au sens

130 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée à Philocrate, op.cit., Paris, Cerf, 1962

131 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994

restreint, elle ne désigne que la traduction en grec des cinq rouleaux de la Torah.

histoire

Les Juifs d'Egypte furent déportés depuis la Judée
lors de la domination de Ptolémée (entre 320 et 198
avant notre ère). Ils étaient au nombre de deux cent mille
et la moitié vivait à Alexandrie. Ils constituaient dans la
cité une ethnie reconnue, une politeuma, bénéÞciant du
droit grec. Mais l'hypothèse de l'établissement d'une loi
spéciÞque aux Juifs expliquerait la traduction de la Torah.
La lettre d'Aristée, même si elle soulève des
controverses, est la source la plus ancienne et la plus
complète sur l'origine de la Septante. Elle aurait été écrite
par un faussaire, un juif alexandrin en vérité132. La source
que constituent les écrits d'Aristobule, qui écrit dans les
années 175 à 170 avant notre ère, affirme que la
traduction a été faite sous le roi Ptolémée Philadelphe, ce
qui la place bien vers 250 avant notre ère. Une autre
source, Philon d'Alexandrie, raconte dans la Vie de Mo
·se
la rédaction de la Septante et ne parle pas de traduction

132 Marguerite Harl, Gilles Dorival, Olivier Munnich, La Bible grecque des Septante, Du Juda
·sme hellénistique au Christianisme ancien, Paris, Cerf/ CNRS, 1994, p. 41

mais de Ç prophétie133 È. La confrontation des sources conÞrme la datation, sous Ptolémée Philadelphe, Philon est le seul à situer le lieu de la traduction sur l'»le de Pharos, Aristée est le seul à faire mention du rTMle de Démétrios, commanditaire de la traduction, et à annoncer les traducteurs au nombre de soixante-douze.

La localisation égyptienne est attestée par les scientiÞques en raison d'égyptianismes dans le texte grec. Le nombre des traducteurs varie de soixante-dix à soixante-douze ; le chiffre de soixante-douze se justiÞe par le nombre de six lettrés par tribu de Judée, 6 multiplié par 12 fait 72, chiffre qui représenterait ainsi l'ensemble d'Israël. Le chiffre soixante-dix serait une abréviation. Tous sont des Juifs de Jérusalem.

Ces savants venus de Judée pour traduire la Torah en grec ont écrit dans deux alphabets, ainsi en attestent les six manuscrits de Qumrân qui portent des caractères Ç hébra
·ques È, paléohébra
·ques dit le bibliste Zeitlin, et des caractères Ç juifs È, l'écriture carrée de l'hébreu.

L'histoire de la traduction est narrée dans la lettre d'Aristée et est tenue pour partiellement vraie. Le texte de la Septante pose des questions majeures d'ordre théologiques mais aussi littéraires, en particulier sur la question de la traduction. Marguerite Harl, spécialiste

133 ibid., p. 46

française des études sur la Septante, affirme cependant que ce texte a été réellement Ç écrit134 È, au sens où il possède une réelle cohérence et ne constitue pas une simple traduction.

la lettre d'Aristée

Cette lettre est une source de la première moitié du IIème siècle avant notre ère, cependant sa datation exacte reste incertaine, les hypothèses vont de 200 à 80 avant notre ère. Cette lettre a un caractère apologétique reconnu des tous les chercheurs. Elle est une apologie de la traduction grecque de la Torah. Son objectif pourrait être politique, à savoir soit de mettre en avant la tradition juive auprès des Grecs d'Alexandrie face à l'hellénisation de la culture, soit auprès des Juifs d'Egypte contre la traduction rivale de Léontopolis135.

L'histoire de cette traduction est donc la suivante. Aristée raconte à son frère Philocrate que le roi Ptolémée, désirant faire entrer dans sa bibliothèque d'Alexandrie les livres de Juifs, les rouleaux de la Torah, consulte son bibliothécaire, Démétrios de Phalère (Aristée superpose là deux événements, Démétrios étant le bibliothécaire de

134 ibid., p. 260

135 ibid., p. 43

Ptolémée Lagos, initiateur du projet de traduction, et la traduction effective ayant été réalisée sous Ptolémée Philadelphe, son successeur) qui suggère de faire traduire ces livres en grec par des hommes savants choisis par le grand prêtre de Jérusalem. En échange des livres, les esclaves juifs du royaume sont libérés. Eléazar, le grand prêtre, accepte et envoie soixante-douze traducteurs, six par tribu, tous savants en hébreu et en grec. Les traducteurs sont accueillis et installés séparément dans l'»le de Pharos où ils n'ont pas le droit de communiquer entre eux. Après soixante-douze jours de traduction, tous ont terminé. La traduction est identique chez tous les savants car la Loi leur a été dictée par Dieu. Acquittés de leur tâche, les traducteurs, le Soixante-douze, rentrent à Jérusalem.

La traduction semble miraculeuse : soixante-douze savants, soixante-douze jours, soixante-douze textes identiques à la virgule près. L'origine de cette traduction semble mêler vérité historique et un certain degré de mysticisme. Il y a, scientiÞquement, de l'original hébreu à la traduction grecque, des inexactitudes dont il ne serait guère intéressant de dresser une liste exhaustive, mais nous voulons présenter ici certaines catégories de problèmes de traduction.

Les lettres d'origine sont en partie les lettres dites carrées de l'alphabet hébreu. Le texte original n'est pas vocalisé ni ponctué. Ainsi de nombreuses confusions ont pu être faites entre des lettres hébra
·ques qui se ressemblent, ainsi le resh et le dalèt, le khaf et le bèt, le hèt et le hé, le gimmel et le noun, le samekh et le mèm.

Une hypothèse historique vient expliquer certaines inexactitudes. Le texte hébra
·que aurait été d'abord translittéré en alphabet grec puis traduit. Une étape de traduction qui multiplie le risque d'erreurs.

Des hypothèses font aussi état d'un changement volontaire aÞn d'adapter le texte au public grec, par exemple de ne pas utiliser de pluriel pour faire parler Dieu ou encore d'éviter les anthropomorphismes136.

Littérairement, il y a des écarts stylistiques importants entre le texte original et la traduction, le texte cible connaissant des tours idiomatiques grecs. Il y a, comme dans toute traduction, un allongement par rapport au modèle, car toute traduction devient toujours un peu commentaire. Dans la traduction de textes religieux en particulier, aÞn de rendre l'esprit du texte, la traduction est toujours mêlée d'interprétation137.

Aussi, certains rabbins de Palestine, s'ils ont presque tous reconnu plus ou moins explicitement que la

136 ibid., p. 209

137 Marc de Launay, Qu'est-ce que traduire, Paris, Vrin, 2006

traduction de la Septante était une bonne traduction, si la question de son inspiration semble avoir trouvé une réponse positive, pour certains, elle demeure une belle inÞdèle.

une belle inÞdèle

Nous ne jugerons pas ici de ce qu'est la Septante par rapport à son modèle hébra
·que, mais, dans les problématiques de réécriture et de traduction, la venue du texte de Pascal Quignard en 1994, l'année même de la parution du premier manuel français sur les études septantiques, celui de Marguerite Harl, La Bible grecque des Spetante, Du Juda
·sme hellénistique au Christianisme ancien138, il est intéressant de voir dans quelles mesures Les Septante sont une belle inÞdèle de la Lettre d'Aristée.

Revenons pour commencer sur la genèse de ce livre de Pascal Quignard. Cet ouvrage est illustré par les pastels du peintre Pierre Skira. Le projet des Septante est le premier à avoir réuni les deux amis. Au cours d'une conversation, cette idée de faire revivre l'Ïuvre des soixante-douze rabbins d'Alexandrie surgit, le projet s'élabore : Pierre Skira réalise soixante-dix toiles aux

138 op. cit., Paris, Cerf/CNRS, 1994

pastels représentant des livres, toutes sont assemblées en un grand cadre de deux mètres cinquante de hauteur, et derrière chaque toile l'écrivain voulait glisser, écrit sur papier bible, un extrait autographe de son texte. Il en résulte un livre, dont l'éditeur est un galeriste, Patrice Trigano, qui présente en miroir du texte de Pascal Quignard les livres peints par Pierre Skira.

La lettre du texte respecte l'idée d'ensemble du texte d'Aristée, mais des détails viennent souligner l'écart entre la source et le texte final.

La lettre d'Aristée est à la première personne, dans une situation de correspondance entre le rédacteur et le destinataire, alors que le texte de Pascal Quignard se présente comme un récit sur le mode impersonnel, détaché même, puisque le premier chapitre, qui introduit la création de l'Ïuvre Les Septante, nomme le peintre et l'écrivain par leur état civil et leur provenance régionale : Ç Pierre Skira, Parisien, et Pascal Quignard, Normand, montrèrent les Septante le 4 octobre 1994139 (É) È. L'auteur fait cependant une référence à son texte source : Ç Le Juif Aristée écrivit au Grec Philocrate ce qui s'était passé140. È

139 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 9

140 ibid., p. 76

L'auteur introduit le contexte de création et d'enrichissement de la bibliothèque d'Alexandrie, Ç manquaient les livres des Juifs141. È Là Pascal Quignard réinvente l'histoire, puisqu'il explique la présence de Juifs à Alexandrie par leur propre volonté, ils seraient Ç accourus du monde entier È, ce qui, nous l'avons vu, est historiquement faux.

Il évalue le nombre de ces Juifs à trois cent mille, ce qui est supérieur aux hypothèses historiques. Mais il ne se trompe pas en précisant leur statut politique, une politeuma142, et la sociologie de cette communauté.

Le roi Ptolémée Philadelphe143 désire obtenir les livres de la Torah. A sa demande, l'Ethnarque d'Alexandrie, dirigeant de la communauté juive de la ville, va trouver Ç le fonctionnaire juif Aristée È et lui fait part de la requête royale. Ce dernier se charge de communiquer à André, médecin privé du roi, son désir de voir en échange des livres la libération des Juifs d'Alexandrie réduits en esclavage. Ç Je saisis le prétexte de nos livres pour délivrer ces gens de mon peuple parce que je voudrais que vous procuriez au roi le motif d'un acte généreux. Qu'il décrète la libération des soldats et le rachat des esclaves. Daigne notre Dieu, qui n'a pas de

141 ibid., p. 10

142 ibid., p. 12

143 ibid., p. 55

visage, poser son regard sur lui144 ! >> La libération des soldats est un ajout de Pascal Quignard.

Lors de la livraison des livres de la Torah - dont les lettres hébra
·ques sont d'or, comme dans la Lettre -, Pascal Quignard met en scène la déception du roi qui découvre l'alphabet hébreu. Ç Une fontaine scellée, quelle soif apaise-t-elle ? >> Démétrios d'Abdère145, chargé de la bibliothèque d'Egypte146, propose au roi d'écrire au Grand Prêtre de Jérusalem Ç aÞn d'obtenir la traduction la plus exacte mais aussi la plus sLre, pour établir un texte digne de ton empire et conforme à ton intention147. >>

Aristée est envoyé auprès du Grand Prêtre Eléazar. Ç Tu vas pourvoir les bouches des Grecs de quelque chose d'éternel148. >> Il adresse au roi la liste des savants qu'il lui envoie. Ici pascal Quignard respecte parfaitement le texte de la lettre. Les Soixante-douze sont nommés, six pour chacune des douze tribus. Ç C'étaient tous des hommes du plus grand mérite, d'excellente éducation, tous barbus, de parents déjà distingués et qui non seulement étaient passés ma»tres dans les lettres juda
·ques mais qui s'étaient tous adonnés à la culture

144 ibid., p. 14

145 ibid., p. 16

146 ibid., p. 41

147 ibid., p. 16

148 ibid., p. 23

hellénique149. È Ces hommes, ainsi présentés par Pascal Quignard, portent déjà en eux quelque chose de providentiel tant ils correspondent au type même du savant, du lettré. L'attribut physique de la barbe, si elle est une obligation chez les Juifs religieux, constitue dans l'imaginaire littéraire le signe de la sagesse et de la connaissance.

Les Soixante-douze à Alexandrie sont accueillis puis interrogés ; le roi leur pose des questions à chacun. Pascal Quignard ne transcrit que cinq de ces questions qui sont toutes l'occasion de faire voir la grande sagesse des savants de Judée. Elles portent sur des questions philosophiques majeures, le pouvoir, la guerre, la mort et la sagesse150. Ç C'est ainsi que le roi d'Egypte découvrit que les Soixante-douze étaient sages. È Petite sentence conclusive qui vient à la fin de ce chapitre comme dans un petit conte vérifier que l'information majeure est saisie par le lecteur.

L'élément perturbateur intervient alors, c'est

Ménémède, qui Ç n'aimait pas les Juifs151 È. Il se méfie de la ruse des Juifs, un poncif antisémite, et pousse le roi à les faire séparer afin d'éviter un possible complot. Lors de la visite de la ville, il tente de corrompre les sages, il les

149 ibid., p. 28

150 ibid., pp. 31-32

151 ibid., p. 41

emmène au théâtre où une femme se dénude152, mais tous sont vertueux et quittent la salle. Il en résulte la fermeture de tous les théâtres Juifs d'Alexandrie et l'exil d'Ezéchiel le dramaturge. Cette mise à l'épreuve, qui est la seconde, après les questions du roi, fait encore triompher les savants.

La construction des maisons pour les accueillir sur l'»le de Pharos prend six jours, comme la Création. Les soixante-douze intègrent les soixante-douze maisons séparées les unes des autres, menés sur l'»le par soixante-douze barques, comptés à l'embarquement et au débarquement. La traduction commence, et avec elle une série de péripéties qui ralentissent le travail des traducteurs. A trois reprises, chiffre clé dans le conte, - il y a presque toujours trois mises à l'épreuve - un des savants commet un péché et provoque l'effacement miraculeux de l'ensemble des soixante-douze traductions, Ç tout le texte grec traduisant la Torah fut effacé, soixante-douze fois effacé153 È. Les deux premières fois Aristée est l'agent du remède, il fait passer des notes de cellule en cellule pour savoir d'où vient le péché. Le premier, le 36ème jour, est un des savants, Sabbaté, détourné par une prostituée, Théodotée, envoyée par Ménémède ; Ç L'un de nous est lié È dit la

152 ibid., p. 43

153 ibid., p. 58

note. Le deuxième, le 54ème jour, est l'un d'eux, Jason, qui a mangé du cheval offert par Ménémède ; Ç Qui n'a pas rincé sa bouche ? È demande la note. Le troisième effacement a lieu le 70ème jour, jour de Sabbat, alors que l'un des traducteurs, Abram, allume une bougie pour noter une idée de traduction. Mais Aristée n'est pas là pour aider les savants à découvrir qui a péché. Ç L'un de nous a oublié que l'Eternel est dans sa nuit le samedi. È Mais la note s'envole sur la mer. Une mouette l'attrape, Abram la voit et se lave de son péché. Alors appara»t Dieu, Ç l'Innommable ßottait sur les eaux. Les eaux s'ouvrirent. L'Imprononçable pénétra leurs oreilles. (É) C'est ainsi que l'Eternel leur apparut. C'est ainsi qu'ils virent le Dieu de l'Ancien Abraham, qui fut le Dieu de l'Ancien Isaac, qui fit le Dieu de l'Ancien Jacob154. È

Le 72ème jour la traduction est achevée. Soixantedouze lecteurs Grecs, soixante-douze Juifs d'Alexandrie et les Soixante-douze - trois fois soixante-douze - rencontrent le roi et comparent les textes. Ç (É) il ne se trouva aucune différence et par un miracle admirable de Dieu on vit que c'était en vertu d'un don que ces hommes étaient tombés d'accord dans la traduction. Là où ils avaient ajouté un mot, tous l'avaient ajouté de concert, et là om ils avaient retranché, tous avaient retranché

154 ibid., p. 64

pareillement155. È Ç C'était plus qu'une concordance, c'était une voix156. È Le texte est déclaré immuable157. Quant à Ménémède, il est puni par le roi.

Pascal Quignard livre dans ce récit une véritable réécriture. La source Aristée est citée158. Il fait même état des discordances entre les différentes sources historiques, comme le font les chercheurs sur la Septante :

C'est Aristée qui précise dans sa Lettre que les traducteurs furent au nombre de soixante-douze. Philon le Juif se contente de dire qu'ils étaient très nombreux. Josèphe le Juif [Flavius Josèphe, une source du Ier siècle de notre ère dont les informations proviennent de la Lettre d'Aristée] est le premier à donner le chiffre rond de soixante-dix que la tradition grecque postérieure a maintenu en disant les Septante159.

La démarche quignardienne, si elle comporte des aspects historiques, une attitude de Þdélité aux travaux scientiÞques, reste cependant une démarche littéraire avant tout. On retrouve dans le récit des Septante tous les éléments structurels du conte. Nous utilisons ici les

155 ibid., p. 65

156 ibid., p. 74

157 idem

158 ibid., p. 76

159 idem

théories de Propp160 sur les schémas actantiel et narratif du conte. La situation initiale est celle de l'équilibre, le roi et les traducteurs ont un contrat, la traduction en échange de la libération des esclaves. Les héros sont donc les traducteurs, les Soixante-douze, ces sages dont nous avons vu les attributs typiques et les prérogatives qui en font des stéréotypes : savants et vertueux. Le déséquilibre vient de l'agent perturbateur, l'opposant qu'est Ménémède qui n'aime pas les Juifs. La complication qu'il provoque est une forme de mise à l'épreuve des héros. Il leur tend des pièges, trois fois. Le rTMle d'adjuvant est joué par Aristée qui est celui qui rend possible la réparation des péchés. Cependant ce rTMle est également endossé par la divinité, ce qui donne le caractère merveilleux de l'histoire. La résolution intervient alors, gr%oce à la divinité. Le contrat est rempli, l'opposant est puni, l'équilibre est rétabli.

Pascal Quignard ajoute une morale, élément non systématique du conte :

C'est à Alexandrie que le Pentateuque fut traduit en grec et ce jour fut déclaré par les Juifs de Jérusalem un jour de deuil national. (É) Eléazar dit qu'en quittant la langue oà il avait parlé à son peuple, qu'en quittant la seule oreille des siens, l'Eternel avait commencé à mourir parce-ce que toute leur histoire

160 Vladimir Propp, Morphologie des contes, Paris, Seuil, 1970

jusqu'à ce jour s'était déroulée dans un lieu et dans un temps oà l'Eternel vivait161.

Traduire le sacré, quitter la langue divine, l'hébreu, c'est déjà lui faire perdre de sa dimension sacrée. Traduire la langue divine, c'est atteindre au Ç nom de l'être È, c'est le mettre Ç à portée de main162 È. C'est l'enseignement que tire Pascal Quignard de cette histoire de la rédaction de la Bible d'Alexandrie. Ç Les Hébreux refusèrent aux Soixante-dix la traduction de la Torah car c'était quitter la langue dans laquelle Dieu leur avait parlé163. È

De cette histoire il fait un conte. En réécrivant la Lettre d'Aristée, Pascal Quignard nous livre une belle inÞdèle, l'esprit du texte source est conservé, mais l'écrivain l'améliore, lui donne une dimension légendaire. La structure du conte qu'il utilise donne en effet une dimension supplémentaire à cette histoire déjà chargée de merveilleux.

La symbolique des chiffres est un élément majeur de cette réécriture merveilleuse. Soixante-douze héros, soixante-douze questions, soixante-douze jours de

161 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 77

162 Petits Traités, op. cit., XXXVIIème traité, Ç La passion de Guy Le Fèvre de la Boderie È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 255

163 Sordidissimes, op. cit., chapitre XXIV, Ç Le 19 mars 2000 à Mons È, Paris, Grasset, 2005, p. 87

traduction. Six jours de préparation, comme les six jours de la création du monde. Trois mises à l'épreuve. Et enfin le chiffre un, l'unique, la résolution finale dans la voie unique, dans la voix unique, celle de Dieu.

Pascal Quignard sort le récit de la rédaction de la Septante du sacré et le tire vers le conte merveilleux. Son ton, parfois didactique et démonstratif, est à l'image de celui des contes pour enfants. L'esthétique de la répétition, de la formulette - Ç c'est ainsi que È est ici un refrain -, de la phrase concise - souvent simplement sujet/verbe/complément -, mais aussi de l'enseignement spirituel, avec les questions posées aux sages et leurs réponses dignes d'une pensée orientale :

Qu'enseigne la sagesse ?

(É) Il y a le respect de la tradition (É) à chaque fois que la cendre peut redevenir bois.

Et il se mit à sangloter164.

Pascal Quignard donne de l'histoire de la Septante une version contée, une version enrichie par rapport à son modèle initial et posent ainsi les problématiques de la réécriture. Dans toute traduction - la question est ici mise en ab»me par l'histoire d'une traduction -, dans toute réécriture, se pose les questions de l'originellité et de l'originalité. En proposant une telle morale à l'histoire de la traduction de la Torah en grec, Pascal Quignard

164 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 32

semble condamner la traduction qui perd l'esprit du texte originel. Mais en proposant lui-même une réécriture, il se met du côté de l'originalité et de la création, de la recréation.

Cette apparente contradiction se résout dans l'oeuvre de Pascal Quignard ; Ç être original, c'est être près de l'origine165. È Toucher aux textes premiers, aux textes bibliques en l'occurrence, à l'histoire des textes bibliques, c'est à la fois être originel, près de l'origine tant recherchée, et être original, être dans la création littéraire, dans l'invention et l'imagination.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984